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Article de revue

Les politiques éducatives au Brésil et leurs effets sur le travail enseignant

Pages 143 à 155

1Aujourd’hui, on discute beaucoup des défis lancés au travail enseignant par la nouvelle régulation des forces au sein de l’école. Les politiques d’éducation mettent en relief l’importance de considérer les écoles comme des espaces d’action jouant un rôle dans la définition des carrières, de la formation et de l’évaluation. Cela suppose que les établissements scolaires aient assez d’autonomie pour offrir une marge de décision dans ces domaines.

2Au Brésil, la situation est complexe car, malgré le processus de décentralisation des deux dernières décennies, qui a conféré une plus grande autonomie aux écoles, la carrière, la formation et l’évaluation restent aux mains des instances supérieures du système éducatif.

3L’école est l’espace par excellence où ces éléments s’entrecroisent dans la vie quotidienne des enseignants et définissent les formes d’insertion, de stabilisation et de progression dans la vie professionnelle. C’est en conjuguant carrière, formation et évaluation que se développent des formes concrètes de régulation du travail enseignant. L’attractivité de la profession enseignante a baissé au Brésil, comme dans la plupart des pays latino-américains, en raison des niveaux de rémunération, des conditions de travail et des perspectives de carrière. Les dernières décennies ont transformé la réalité du travail enseignant en Amérique latine, après vingt ans de constantes réformes (Tenti-Fanfani 2005) : accroissement en nombre des enseignants mais aussi des inégalités entre eux, hétérogénéité croissante de leur travail, détérioration des compensations matérielles et symboliques avec leurs diverses conséquences subjectives.

4Selon le recensement de 2010 (Censo Escolar 2010), le Brésil compte 51,5 millions d’élèves inscrits dans l’éducation de base publique et privée : les crèches, l’enseignement préscolaire, l’enseignement fondamental (école et collège), l’enseignement moyen (lycée), l’éducation spécialisée et celle des jeunes et des adultes. Parmi ces 51,5 millions, 43,9 étudient dans des établissements publics (85,4%) et 7,5 millions dans des établissements privés (14,6%). Le pays compte 194.939 établissements d’éducation de base qui comprend trois étapes : l’éducation enfantine, l’enseignement fondamental et l’enseignement moyen. Ce sont les communes qui ont la responsabilité de l’enseignement fondamental et de l’éducation enfantine et les États celle de l’enseignement moyen. Si on considère que le pays compte 5.564 communes et 27 États, il doit exister presque 5.600 types de carrières possibles dans l’enseignement public au Brésil, puisque chaque commune et chaque État créent leur propre progression.

5Cette multiplicité ne serait pas un grand problème si le pays présentait un plus grand équilibre entre ses communes et ses États. 71% des communes brésiliennes comptent jusqu’à 20.000 habitants et rassemblent 17,6% de la population du pays (soit 32,5 millions de personnes) et seulement 36 communes (0,6%) ont plus de 500.000 habitants et réunissent 28,0% (soit 51,6 millions de personnes) (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística 2010). Combinée à l’inégale distribution de la population et aux écarts d’assiette des prélèvements selon les communes et les États, le pays apparaît encore extrêmement disparate, avec une grande fragmentation sociale et éducative. Les effets des mesures de réduction des inégalités prises par le gouvernement du président Luiz Inácio Lula da Silva ont cependant permis au Brésil de diminuer de manière significative le nombre de familles qui vivent dans des conditions de pauvreté extrême. Selon les données de l’IPEA (Instituto de Pesquisas Econômicas Avançadas), la proportion de la population brésilienne qui vit en dessous du seuil de pauvreté régresse fortement depuis 2003. Le Brésil continue, pourtant, à être un des pays les plus inégalitaires au monde. Selon le rapport du PNUD (2010), le Brésil apparaît comme ayant le troisième indice du plus fort taux d’inégalité au monde. L’écart entre les pauvres et les riches continue à être abyssal.

6Au Brésil, la demande d’éducation est très élevée, car la capacité de l’éducation de base, pour ses trois étapes, est encore déficitaire. Le pays a réussi à universaliser l’accès à l’enseignement fondamental mais il reste encore beaucoup à faire pour l’éducation enfantine et l’enseignement moyen.

7La situation brésilienne est difficile car l’État fédéral réduit son financement alors que les besoins explosent. Ainsi, l’Amendement Constitutionnel numéro 59, du 11 novembre 2009, a modifié les alinéas I et VII de l’article 208 et ajouté un troisième paragraphe à l’art. 76 de l’Acte des Dispositions Constitutionnelles Transitoires (Ato das Disposições Constitucionais Transitórias) pour réduire, annuellement, à partir de l’exercice 2009, le pourcentage des Recettes de l’Union destinées à l’entretien et au développement de l’enseignement obligatoire de quatre à dix-sept ans (article 212 de la Constitution Fédérale). Or déjà pour parvenir à assurer ces enseignements, il faudrait créer des programmes supplémentaires pour chacune des étapes de l’éducation de base, ce qui représente l’embauche de plus de 200.000 enseignants pour l’enseignement obligatoire, de plus de 210.000 pour faire passer le taux d’accueil dans les crèches, des 16% actuels à 50%, ou plus de 500.000 pour atteindre les 100% pour cette première étape de l’éducation de base (UFMG 2010). Le défi est colossal au Brésil et concerne tous les acteurs fédérés, puisque l’Union a une fonction complémentaire dans le financement de l’éducation de base. Quels enseignants pourraient répondre d’ailleurs à cette demande et dans quelles conditions le feraient-ils ? Telles sont les questions prioritaires dans le débat brésilien sur l’éducation.

L’école en tant qu’espace public : un champ de tensions

8L’école en tant qu’espace public et lieu de mise en œuvre de la tâche éducative évoquée ci-dessus est plongée dans des crises et agitée par des questionnements qui mettent en débat son rôle et sa fonction dans le monde contemporain. La crise de l’école est liée, dans une grande mesure, au rôle de l’éducation dans la société contemporaine. L’école publique, telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’est développée sous le paradigme de l’idéal de l’égalité des chances. Au cours des deux derniers siècles, les systèmes scolaires se sont élargis et fortifiés en répondant à un impératif de mobilité sociale, à la fois comme moyen d’insertion dans le marché du travail formel et réglementé et comme institution promotrice de justice sociale. Dans ce modèle, le critère de justice a été centré sur l’accès, c’est-à-dire que l’école s’organise selon un principe républicain qui l’oblige à assurer à tous les citoyens, à des conditions égales, le droit à l’éducation publique, laïque et gratuite. Les politiques qui orientent l’école se fondent sur le critère universel de l’égalité des droits, même si celle-ci reste formelle.

9Selon Puiggrós (2010), l’histoire des systèmes scolaires et en Amérique latine montre qu’à l’origine, l’accès à l’éducation était réservé aux enfants des élites blanches, laissant de côté les Natifs, les Noirs, tous ceux qui étaient considérés comme des sauvages. Ainsi, nos Républiques ont engendré des systèmes injustes de distribution des biens et d’accès aux droits proclamés par les révolutions libérales. En outre, comme nos systèmes éducatifs se sont développés en adoptant le modèle des systèmes européens et celui des États-Unis, le droit à l’éducation des peuples se réduisit, souvent, à un remplacement de leurs propres cultures par la culture dominante.

10Les systèmes éducatifs des pays latino-américains ont connu des processus de constitution assez inégaux. Il peut être considéré comme tardif au Brésil comparé à la plupart de ses voisins. Selon Cury (2000), la législation sur l’éducation au Brésil, en tant que nation indépendante, commence avec la Constitution Impériale de 1824, qui comporte un article créant l’éducation scolaire gratuite mais la réservant exclusivement à ceux qui étaient considérés comme des citoyens à part entière. Les Indiens, les Noirs et les pauvres en étaient exclus, soit à cause de difficultés géographiques liées à l’étendue d’un pays faiblement peuplé, soit en fonction des caractéristiques de la société coloniale brésilienne. Cela correspond aux observations de Puiggrós (2010), qui affirme que l’éducation dans les pays latino-américains est complice de l’esclavage, de la persistance des inégalités de droits et d’innombrables discriminations.

11À la fin du XXe siècle, avec le processus de restructuration économique, la crise et l’éclatement de l’Union Soviétique, les luttes nationalistes et l’émergence (ou la réémergence) des luttes démocratiques ont repris. Elles revendiquaient une politique culturelle de la différence. Ce mouvement, associé à d’autres facteurs participant à la crise d’un certain modèle d’organisation de l’État et de gestion des politiques publiques et sociales, a fini par contribuer à l’affaiblissement du critère de justice fondé sur l’universalisme.

12Selon Fraser (2001), la justice sociale demande à la fois la reconnaissance et la redistribution, car la misère et le manque de respect culturel sont souvent imbriqués. La lutte pour la reconnaissance est devenue rapidement une forme emblématique du conflit politique à la fin du siècle dernier. Dans les conflits postsocialistes, les identités de groupe se substituent aux intérêts de classe comme principale motivation de la mobilisation politique. Pour cet auteur, la domination culturelle l’emporte sur l’exploitation en tant qu’injustice fondamentale tandis que la reconnaissance culturelle remplace la redistribution socio-économique comme remède contre les injustices et devient objectif de la lutte politique. Fraser considère que la grande question, aujourd’hui, est que la justice demande autant de reconnaissance que de redistribution et qu’il en résulte un dilemme redistribution-reconnaissance. Pour elle, avec la perte de centralité du concept de classe, les mouvements sociaux s’organisent autour d’axes construits sur diverses différences qui s’interconnectent. En contestant une série d’injustices, leurs revendications se superposent et finissent même par entrer en conflit. Pour mieux éclaircir ce dilemme, Fraser (2001) distingue deux compréhensions de la justice, l’une socio-économique, l’autre culturelle ou symbolique, liée à la domination culturelle et au manque de respect ou à la non-reconnaissance.

13Dans le mode d’organisation des systèmes scolaires visant la justice distributive, les classes sociales sont la référence et on observe alors une tension entre les objectifs de l’éducation formelle et les demandes de ceux qui entrent désormais dans l’école. Les critères de justice sociale fondés sur l’égalité des chances, sur l’accès universel aux biens matériels et culturels offerts par les systèmes publics et les formes standardisées d’organisation et de gestion, tout comme les hiérarchies professionnelles sont fortement remis en question. La perte de la centralité des classes sociales en tant que concept clé dans ces politiques est évidente. Les systèmes scolaires se fondaient sur l’idée d’un savoir universel qui devait être acquis par tous. Ce modèle a été durement critiqué par différentes matrices théoriques qui considéraient ce savoir comme la connaissance idéologique d’une classe sociale qui s’impose aux autres. Ces critiques ont contribué à la crise de légitimité des systèmes scolaires, de la fonction sociale de l’École et de l’identité professionnelle des enseignants. Dans des réalités nationales comme celle du Brésil, qui n’a même pas connu l’expérience de l’école républicaine, cette crise s’avère encore plus aiguë.

14Selon Lahire (2008), l’école a perdu le monopole de l’inculcation de la culture légitime. Aujourd’hui, elle est traversée par une pluralité de valeurs, de langues, de cultures qui se voient de plus en plus autorisées à parler, à se montrer même si elles sont minoritaires. Avec l’essor de l’éducation formelle, de nouveaux segments sociaux ont commencé à avoir accès à l’école et à y participer. Ils représentent, dans la plupart des cas, un contingent jusqu’alors exclu du système scolaire par sa condition économique, ethnique ou culturelle. De cette façon, la diversité envahit l’école, en défiant ses professionnels confinés dans leurs savoirs et leurs pratiques traditionnelles. Elle s’accompagne, dans la majorité des cas, d’inégalités, c’est-à-dire d’une condition économique défavorable, voire dénuée des moyens nécessaires à une vie digne.

15La tension entre différentes orientations des politiques publiques d’éducation se vérifie dans le processus des réformes des dernières décennies en Amérique latine.

16La première visée de ces réformes a été la gestion et l’organisation de l’éducation : une plus grande flexibilité –y compris pédagogique, ce qui se répercute directement sur les conditions professionnelles des enseignants–, une décentralisation, une autonomie et une valorisation de la participation à l’échelon local désormais orientées vers l’efficacité et la quête de meilleurs résultats. Un deuxième objectif est l’accueil de la diversité par l’école. Elle s’observe à travers les politiques compensatoires de discrimination positive. Le débat devient encore plus complexe à partir du moment où opposer le particulier à l’universel implique aussi d’opposer l’universel à des parties, c’est-à-dire l’universalisme aux particularismes. Cette tension se manifeste entre des groupes constitués dans la défense des programmes sociaux et éducatifs lors d’actions particulières. Des contradictions apparaissent alors entre des politiques publiques d’État, orientées vers l’universel, fondées sur le principe de justice distributive et des politiques dédiées, qui s’adressent à des groupes spécifiques qui visent la diversité et cherchent la reconnaissance de la différence.

17La politique de redistribution tend à l’homogénéisation dans une perspective sociale, la politique de reconnaissance tend à promouvoir la différenciation soit de groupes, soit d’individus. Une telle tension se répercute sur les programmes scolaires, sur la flexibilité et l’autonomie dans les réformes curriculaires des dernières décennies : qu’enseigner ? Quelles valeurs cultiver ? Quels contenus privilégier ? Autant de questions qui se posent parmi tant d’autres. Cette tension reflète aussi la difficulté de définir ce qu’est la qualité en matière d’éducation. En s’opposant à ces changements qui tendent à la flexibilité, l’évaluation devient centrale, les contrôles externes sont de plus en plus répandus et chaque fois plus valorisés. Or, dans la plupart des cas, ils réduisent la qualité et la mesure de la performance à un champ d’indéfinition de ce qui mérite ou pas d’être enseigné et appris.

18Ces évaluations, quoiqu’elles manquent de clarté, sont prises comme référence principale, pas seulement pour la détermination du futur des élèves mais surtout pour la définition des politiques concernant l’école et les enseignants. Certains réseaux publics d’enseignement adoptent des politiques de rémunération des enseignants qui rétribuent la performance des élèves par une prime aux professeurs. De telles politiques régulent directement le travail enseignant, en faisant dépendre leur rémunération du résultat de leur évaluation et, indirectement, en les rendant responsables des performances de leurs élèves.

19Malgré la crise de légitimité qui remet l’école en question, à la fois dans sa fonction sociale et son caractère public –par la défense des particularismes, entendus comme la défense de l’intérêt des parties, de groupes spécifiques, ce qui s’oppose à l’universalisme– on continue à attendre d’elle la distribution de positions sociales qui permettra la mobilité sociale.

20Comme Dubet (2004) le souligne, si l’égalité des chances méritocratique suppose l’égalité d’accès et conduit à l’allongement de la scolarité obligatoire commune, l’organisation et la gestion des systèmes éducatifs qui ciblent l’efficacité, comme depuis la fin du XXe siècle, sont centrées sur les résultats.

L’école en tant qu’espace d’entrecroisement des politiques sur les carrières, la formation et l’évaluation

21Si l’école est prise dans une crise de légitimité, elle subit aussi le poids d’attentes très importantes : instrument de promotion de la justice sociale ou “brève illusion d’unité dans un monde inexorablement fragmenté” (Innerarity 2010). En tant qu’institution publique, ouverte à tous, l’école devrait (ou pourrait) assurer l’unité dans la diversité et résoudre l’équation entre reconnaissance et distribution, comme si une telle tâche était possible. Pour quelques-uns, savoir maîtriser cette tension et répondre aux différents ordres d’exigence, en réussissant à tenir compte des attentes du particulier sans rompre la cohésion, seraient la tâche première de l’école en tant qu’espace public. Pour Innerarity (2010), s’interroger sur le concept de public équivaut à envisager les possibilités réelles de la politique à aborder ce qui est commun et intégrateur et à lui donner une forme institutionnelle.

22À la forme institutionnelle de l’école moderne correspond une attente : elle doit être un espace public où s’articule le collectif et où sont traitées les différences. Ainsi, l’école moderne occupe, selon Resende (2010, 47), “une place centrale comme ‘territoire’ de socialisation à partir de deux mouvements contradictoires : d’un côté, on fait appel au travail de la critique comme référence d’une certaine distance nécessaire à la mise en œuvre de cette réflexion et des conditions de formation d’individus autonomes et épanouis ; de l’autre, la socialisation vise l’unité et la consolidation de l’État-nation mais aussi la construction d’une éthique républicaine et de l’identité nationale”.

23Dans un environnement où l’universalisme s’affaiblit en tant que critère de justice sociale, la diversité et l’égalité tendent à se confondre. La notion de droit social est compromise et avec elle, les fondements de la citoyenneté, parce qu’on considère les politiques sociales comme un de ses facteurs constitutifs. Ce sont elles qui rendent possible la dynamique sociétale propre au capitalisme, soit en transformant la prolétarisation passive en active (Lenhardt & Offe 1984), soit en rendant possible l’intégration sociale de la population à partir d’un minimum nécessaire à la vie en société (Castel 1998). Cependant, les politiques sociales reflètent les choix des gouvernements, parfois tragiques, entre l’accueil des uns et la condamnation à la carence pour les autres. De telles décisions sont toujours justifiées par des critères techniques, comme s’ils étaient neutres et sans conséquences.

24Un tel débat entre l’universalisme et les particularismes dans l’éducation encore très inégalitaire en Amérique latine et, surtout, au Brésil, peut réduire l’interprétation des politiques de reconnaissance à la naturalisation des inégalités, à la dissimulation des contradictions d’ordre économique et structurel ou contribuer à l’appauvrissement de l’offre éducative aux défavorisés (Oliveira 2010). Dans le cas brésilien, la reproduction structurelle de la fragilité sociale et des iniquités est évidente si on observe la moyenne d’années d’études, l’accès à l’éducation enfantine et la situation à la fin de l’enseignement fondamental et moyen. Les manifestations des inégalités sont en corrélation avec la localité et la région, le revenu et la couleur de la peau ou la race des catégories de la population les plus défavorisées. Dans les environnements de plus grande pauvreté se trouvent les groupes les plus défavorisés, qui cherchent (ou qui devraient chercher), outre l’accès aux biens matériels, la reconnaissance de leur condition. Ces espaces où les politiques universelles sont les moins avérées sont ceux où le particulier clame le plus son besoin de reconnaissance.

25L’État moderne, universaliste et fondé sur des règles valables pour tous, a étendu la notion de citoyenneté à tous les membres de la société, ce qui a fait d’eux des êtres abstraits, mais libres. Comme le démontre O’Donnel (2002), cet État est caractérisé par une relation sociale de domination. Le mode de rapports entre sujets sociaux y est défini par une relation d’inégalité, asymétrique, qui découle du contrôle différencié de certaines ressources : le contrôle des moyens de coercition physique, des ressources économiques, de l’accès à l’information (des connaissances scientifiques et technologiques) et contrôle idéologique. Toutes ces ressources sont contrôlées selon des facteurs variés qui déterminent des accès et une articulation inégaux entre les catégories sociales dans la société qui déterminent leur distribution.

26De cette façon, toujours selon O’Donnel (2002), l’État se présente comme l’expression d’un intérêt plus général que celui des sujets sociaux dont il émane. Cet intérêt n’est ni neutre ni égalitaire, c’est celui d’une relation sociale qui articule la société de manière inégale et contradictoire. Son objectivation est le Droit moderne, rationnel et formel au sens wébérien du terme, qui consacre le sujet social comme sujet juridique dans la perspective d’une égalité qui correspond à la perspective de la circulation du capital.

27Dans l’optique de cette égalité juridique, se sont développés les systèmes scolaires et, surtout, l’école républicaine. Selon Dubet (2004), les écoles républicaines, laïques et nationales, nées entre le XIXe et le XXe siècle, ont, en général, cherché à combattre les écoles religieuses mais, elles se sont, à leur tour, instituées en royaume de principes sacrés, même si ce ne sont pas les mêmes que ceux de la religion. Le sacré, dans ce cas, c’est la nation, qui construit la science et la raison. Les écoles républicaines voulaient donc former des citoyens tout comme les écoles religieuses voulaient former des chrétiens.

28Ce modèle d’école fait face aujourd’hui à une crise de grande ampleur qui remet en discussion à la fois sa fonction intégratrice/socialisatrice et sa capacité de se constituer en espace d’émancipation critique. La foi dans l’école comme institution promotrice de justice sociale est fortement ébranlée. Sa matrice de justice sociale étant fondée sur la redistribution économique, elle est contrainte de se plier aux demandes d’une justice fondée sur la reconnaissance sociale pour laquelle elle n’est pas organisée et dont elle ne connaît pas les codes. Les mouvements féministes, ethniques et raciaux, ceux des porteurs de handicap, entre autres, ont commencé à exiger une nouvelle direction des politiques éducatives, dont le symbole est l’éducation dans l’équité sociale.

29De telles politiques sont arrivées dans les écoles (dans quelques pays avec plus de poids que dans d’autres), comme c’est le cas au Brésil depuis une vingtaine d’années en configurant une nouvelle régulation, qui articule la gestion locale, le financement per capita et les évaluations systémiques dans une logique fondée sur une éthique de la responsabilité pour les enseignants.

30Orientées vers l’équité, ces réformes ont cherché à allonger la scolarité et à élargir la population touchée. Elles sont ondées sur ce qui apparaît aux gouvernements comme un appel à la légitimité : droit des individus sur le plan légal, réduction de la citoyenneté politique à une question juridique et maximalisation de la notion d’utilité collective étendue au sens de l’efficacité économique (Innerarity 2010).

31La décentralisation administrative (chaque école est une unité de gestion), financière (la définition du coût par élève sert de base budgétaire) et pédagogique (projets pédagogiques locaux) a élargi l’autonomie de l’école qui s’est cependant accompagnée d’un changement dans la composition sociale des élèves. Celle-ci a entraîné des adaptations de l’école, en tant qu’espace public et lieu politique. Elle a alors pour tâche d’“encadrer” les sociabilités multiples que s’y construisent, entre les enseignants, les élèves et le personnel. Le grand défi est désormais : comment bâtir un plan d’action où ces différents acteurs puissent se reconnaître, c’est-à-dire qui comporte, vraiment, une valeur commune ?

32Ce défi, même s’il est posé à tous, pèse lourdement sur les enseignants. La loi déjà citée se fonde d’abord sur l’élargissement de l’autonomie de l’école et des enseignants, elle les met au centre de l’action. L’élargissement de l’autonomie se traduit par leur auto-responsabilisation, ils répondent désormais directement de la gestion (qui implique de manière permanente la communauté éducative) et, indirectement, du financement, puisque l’évaluation et le financement sont devenus interdépendants de la performance et de l’efficacité des systèmes. En résultent autant une augmentation croissante des activités et des responsabilités des enseignants et une relative corrosion de leur statut professionnel que l’émergence d’une nouvelle division technique du travail à l’école pour répondre aux nouvelles exigences.

33Selon la législation de l’éducation au Brésil, les enseignants sont les principaux responsables de l’articulation du projet de l’école, qui devrait avoir une signification commune pour les différents agents. Il est cependant fréquent que les conditions objectives nécessaires au bon accomplissement de l’action ne soient pas assurées à cause de manques divers : manque de temps rémunéré pour développer les tâches indispensables, insuffisance des espaces de travail et de détente (salles des professeurs, etc.), déficit de connaissances et de références sur l’univers sociohistorique des élèves.

34Ces facteurs ont contribué à une crise de dignité de la profession enseignante, qui est vue, surtout par les mouvements d’enseignants, comme une menace pour la professionnalisation. On observe chez les enseignants un sentiment de dévalorisation, de perte de statut et d’autorité professionnelle (Oliveira & Martinez 2010). Dans beaucoup de cas, ce sentiment influe directement sur les processus d’évaluation externe qui finissent par enlever à ces professionnels toute autorité pour répondre personnellement des résultats de leur travail et obtenir le respect et la reconnaissance publique de leur expertise, ce qui est encore renforcé par les médias qui, en divulguant ces résultats comme s’il s’agissait de vérités évidentes et incontestables, dénoncent l’incompétence des enseignants.

Les défis des politiques publiques d’éducation : formation, évaluation et carrière enseignante au Brésil

35Les questions débattues ici sont présentes dans les politiques éducatives au Brésil et dans d’autres réalités nationales latino-américaines. C’est l’école en tant qu’espace public, sujet aux crises et aux remises en question d’aujourd’hui qui est concernée. L’orientation des politiques éducatives entre l’universel –principe isonomique qui vise une redistribution fondée sur l’égalité entre les citoyens– et le particulier –vu comme la lutte des mouvements sociaux pour la reconnaissance de la différence et l’entrée de nouveaux sujets dans la vie sociale– peut aussi être interprétée comme une tension entre l’universel, conçu comme un modèle homogène, standardisé et insensible aux différences, et le particularisme de ceux qui cherchent à satisfaire leurs intérêts individuels ou de groupes.

36Ce thème est présent dans l’agenda international de l’éducation, même si, selon les expériences nationales, chaque pays articule de manière différente ces demandes. Au Brésil coexistent aujourd’hui diverses politiques qui cherchent à répondre, dans chaque État de manière distincte, à ces demandes, en gardant, pourtant, l’État fédéral comme le principal agent organisateur et financier de l’éducation.

37Les politiques récentes au Brésil accordent plus d’attention à la carrière d’enseignant public pour mieux répondre aux nouvelles demandes adressées aux écoles, même si cette préoccupation découle de la constatation que l’amélioration de l’éducation de base dépend des enseignants. Plusieurs mesures politiques ont été adoptées dans ce sens ces dernières années, telles la loi-11.738, instituant le salaire professionnel minimum pour les enseignants de l’éducation de base du réseau public et réglementant la disposition constitutionnelle (alinéa ‘e’ de l’incise III de l’article 60 de l’Acte des Dispositions Constitutionnelles Transitoires du 16 juillet 2008 ; la résolution 2, du 28 mai 2009, établissant les lignes directrices nationales pour les plans de carrière et la rémunération des enseignants de l’éducation de base du réseau public ; le Plan National de Formation des enseignants de l’éducation de base (PARFOR) –présenté comme le “résultat d’un ensemble d’actions du ministère de l’Éducation (MEC) en collaboration avec les secrétariats à l’Éducation des États et des communes et leurs institutions publiques d’éducation supérieure. Il s’agit de dispenser des cours supérieurs gratuits de qualité à des enseignants en exercice sans la formation exigée par la loi sur les directives fondamentales de l’Éducation nationale (LDB) de décembre 1996” (BRASIL 2009b).

38Le PARFOR apparaît comme une conséquence du PDE (Plan de développement de l’éducation), qui a établi avec les États les PAR (Plans d’Action Articulées) qui comprennent des diagnostics des systèmes locaux et les demandes de formation d’enseignants. Le décret-6755 de janvier 2009 du ministère de l’Éducation a institué la politique nationale de formation des professionnels de l’éducation de base, dans le but d’organiser des plans stratégiques de formation initiale et continue, fondés sur des accords institutionnels négociés dans les forums permanents d’appui dans les États. La Coordination du Perfectionnement du Personnel de Niveau Supérieur (CAPES) est responsable de l’encouragement et de l’évaluation des cours dans le cadre du PARFOR. Plus récemment, le président Lula a adressé au Congrès un projet de nouveau Plan National d’Éducation (2010-2011) dont une des lignes directrices est la valorisation des professionnels de l’éducation.

39Le gouvernement fédéral cherche à assurer, par la loi, des droits élargis et des garanties aux enseignants de l’éducation de base, qui se répercutent directement sur l’attractivité de la carrière enseignante. Cependant, la carrière continue d’être la responsabilité des États et des communes, qui l’organisent selon leurs capacités et les forces politiques locales. Sans une carrière stable qui garantisse des conditions de travail et des relations professionnelles dignes à tous les enseignants, les processus d’évaluation et de formation seront peu efficaces pour l’amélioration voulue par ces gouvernements pour les systèmes publics d’éducation.

Commentaires conclusifs

40Le caractère fédéral du système éducatif brésilien, par la variété des situations locales qu’il crée, empêche de garantir à tous les enseignants les mêmes conditions de travail et de rémunération et à tous les élèves le même accès à l’éducation publique. Cet éclatement finit par apparaître naturel et trouve une justification dans la diversité des écoles au-delà des dimensions culturelles et sociales. Les défis posés à l’école en tant qu’institution publique exigent en effet de répondre sur le terrain à des demandes de justice distributive et de reconnaissance.

41Un autre élément à souligner de ces politiques, c’est que les enseignants sont considérés comme responsables de leurs conditions de travail, de leurs carrières et de leurs destinées. Sans les assimiler d’emblée à des victimes, il faut s’interroger sur les effets des politiques qui les concernent. Jusqu’à quel point des décisions, prises isolément et sans lien entre elles par les communes et les États, ne font-elles pas la promotion de l’individualisme, de la compétition, de la carrière “solo”, renforcées qu’elles sont par les mécanismes d’évaluation des performances individuelles ?

42Enfin, le poids accordé aux évaluations, en cohérence avec la tendance internationale à renforcer les politiques fondées sur la connaissance –comprise comme preuve ou évidence– valorise la réussite à tout prix souvent au détriment de la connaissance scientifique qui se développe sur d’autres bases, d’autres temps et d’autres intentions. Il faut opérer une distinction entre les résultats d’une évaluation et les résultats de la recherche (van Zanten 2008).

43L’importance de l’espace public dépend de sa capacité à organiser socialement une sphère de médiation entre les intérêts particuliers et les intérêts communs. Cela ne se fait pas sans de grands efforts, sans un travail continu de représentation et d’argumentation, de construction d’une pratique démocratique capable de construire le collectif –qui donne du sens au public– à partir des différences. Sans espace public, le pouvoir est domination, l’État devient instance de régulation sociale et l’opinion publique est manipulée. Le concept d’espace public, alors fortement identifié à l’État, se trouve discrédité, ce qui affaiblit l’idée même d’une possibilité de construire de nouveaux sens et de nouvelles actions par la participation. L’espace public ne peut pas se réduire à l’État, même si, au Brésil, nous avons très peu vécu hors de cette sphère. Avec la croissante désinstitutionalisation du lien social, avec le développement de la modernité, le sens de l’intérêt public se délite, la notion de monde commun se perd, l’espace public se limite à un lieu d’expression de revendications particulières (Innerarity 2010).

44L’action politique est indissociable de la formation d’une communauté. L’école n’existe pas sans l’action politique que lui donne vie et sens. Toute action publique a une dimension instituante et l’espace public sert autant à la formulation d’identités collectives qu’à des identifications politiques qui intègrent les citoyens. Pour comprendre ces processus, il faut connaître les vecteurs de ces identifications dans l’espace social, qui, de manière paradoxale (dans la plupart des cas), construisent les identités.

45Penser l’école en tant qu’espace public, promoteur de justice sociale et pouvant “aller au-delà du débat entre l’appel rituel à l’universel et à la pure et simple célébration de la différence” (Innerarity 2010) passe, dans le cas brésilien, par un espace de travail plus juste et des conditions de vie plus dignes pour tous les enseignants.

Bibliographie

Références bibliographiques

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