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Article de revue

Les dispositifs d'expertise dans la construction européenne des politiques publiques : quels enseignements ?

Pages 57 à 70

1Dans la construction de l’action publique européenne, l’expertise est à la fois omniprésente et polymorphe. Si on s’en tient à la seule Commission européenne, elle prend d’abord la forme d’une expertise interne : incarnée historiquement par la figure du fonctionnaire européen, technocrate missionnaire au service du projet communautaire, elle se traduit aussi aujourd’hui par l’existence d’instances spécifiques –l’actuel BEPA (Board of European policy advisers), ancêtre de la cellule de prospective créée dans les années 1980 et ses équivalents fonctionnels dans les directions générales– dans lesquelles on retrouve de nombreux spécialistes issus du monde académique en position de détachement.

2Toutefois, les services recourent de plus en plus à l’expertise externe qui consiste d’abord en la commande –grâce notamment aux financements des Programmes-cadres de recherche et de développement (PCRD)– d’études directement liées à leurs domaines d’intervention et à finalités pratiques (état des lieux et comparaisons de politiques nationales, évaluation de dispositifs européens, production de statistiques, etc.). Le recours à l’expertise est aussi alimenté par les procédures d’études d’impact auxquelles sont désormais tenus les agents avant d’envisager de nouvelles législations. Il faut enfin évoquer les groupes d’experts. Au nombre de 1000 environ (Commission européenne 2011), ces instances au rôle strictement consultatif sont composées d’acteurs issus de trois grandes catégories : représentants de groupes d’intérêt actifs auprès des institutions européennes, fonctionnaires des administrations nationales, universitaires. Principal accès à des positions d’experts pour la Commission, ces groupes suscitent le plus de débats, parmi les groupes issus de la société civile organisée ou au sein du Parlement européen (Robert 2010a).

3La visibilité croissante des groupes d’experts a conduit des spécialistes de l’Union européenne à s’interroger sur le poids de l’expertise dans ce système politique et ses processus décisionnels. Si les tenants du courant intergouvernementaliste y ont prêté peu d’attention en raison du rôle prépondérant qu’ils postulent pour les États dans le jeu communautaire, plusieurs travaux s’accordent pour en faire une des caractéristiques de l’élaboration des politiques (policy making) européennes. Une première lecture, d’inspiration fonctionnaliste, consiste à faire du recours à l’expertise une solution rationnelle choisie par des institutions soucieuses d’efficacité (Christiansen & Larsson 2007, Scharpf 1999) : celle-ci répondrait ainsi aux exigences, supposées spécifiques, d’une activité tournée à l’échelon européen principalement vers l’élaboration de réglementations techniques ; elle permettrait de palier le déficit de personnel et de compenser, provisoirement ou plus durablement, l’absence de savoirs spécialisés sur de nouveaux objets et territoires d’intervention publique. Dans une perspective proche, la création des groupes d’experts a été appréhendée comme une manière d’associer les publics destinataires des politiques à leur préfiguration et, notamment, les représentants des administrations nationales et des groupes d’intérêts (Larsson 2003, Larsson & Murk 2007). Enfin dans le cadre d’une réflexion sur le rôle des idées dans la construction européenne, des travaux d’inspiration constructiviste (Diez 1999, Fligstein 2001, Haas 1992) ont abordé la question de l’expertise à partir de concepts comme les cadres culturels ou les communautés épistémiques.

4Ces travaux offrent toutefois une lecture de l’expertise qui demeure relativement désincarnée : on sait encore peu de chose sur les identités des experts et les modalités selon lesquelles ils sont parvenus à occuper cette position. La nature des savoirs produits, les logiques à l’œuvre dans la fabrication des expertises collectives demeurent assez méconnues. L’approche de l’expertise adoptée ici conduit à décaler le regard pour explorer ces angles morts. Dans la continuité des travaux de sociologie de l’expertise (CRESAL 1993, Trépos 1996), celle-ci est appréhendée comme une propriété situationnelle (Dumoulin et al. 2005), produit de logiques propres aux experts comme à leurs commanditaires. Elle est aussi envisagée comme une pratique hybride, à la frontière entre science et politique (Bérard & Crespin 2009), un mode d’action publique spécifique reposant sur des modes de légitimation singuliers (Robert 2003). Une telle perspective permet d’autres éclairages sur les pratiques de recours à l’expertise de la Commission européenne. Elle vise d’abord à en éclairer les enjeux en termes de légitimation : 1) À quelles stratégies de légitimation sont adossés les dispositifs d’expertise ? Dans quelle mesure sont-elles liées à la position de la Commission et à la culture de ses agents ? Comment contribuent-elles à des formes de “dépolitisation” et/ou d’évitement du débat public au sein du système politique européen ? En raison de son caractère massif, l’expertise s’impose également comme un des principaux modes d’accès aux processus décisionnels européens. 2) À quels types d’acteurs ces dispositifs facilitent-ils cet accès ? Comment en encadrent-ils l’expression ? Dans quelle mesure participent-ils à la structuration de la “société civile organisée” autour des institutions communautaires ?

L’expertise comme registre privilégié d’énonciation du politique dans l’espace communautaire

5Aussi polymorphes soient-elles, tant du point de vue des acteurs sollicités que de la nature des savoirs mobilisés, les pratiques de recours à l’expertise mettent en jeu un mode de légitimation spécifique (Robert 2008) qui consiste à faire reposer la légitimité de la décision sur l’autorité de l’expert, laquelle provient du savoir qui lui est reconnu. Autrement dit, l’expertise naturalise la décision en la présentant non plus/non pas comme un choix, mais comme l’application de principes reconnus comme neutres et universels, qu’il s’agisse d’une raison scientifique, technique ou juridique.

6Sous cet aspect, l’expertise comme registre de légitimation apparaît comme un mode d’action publique ajusté aux contraintes de la Commission dans le système politique européen. Dépositaire du (quasi-)monopole de l’initiative, en tant que moteur de la construction communautaire, elle demeure une administration privée de légitimité politique en propre. Elle est donc structurellement conduite à recourir à des présentations de son activité qui en minorent la dimension politique, au sens de créatrice et engageant des choix en valeurs. Elle tend à privilégier des modes de justification qui font reposer la légitimité de ses propositions sur d’autres sources d’autorité, dont elle ne serait que l’exécutante ou la porte-parole, qu’il s’agisse de l’autorité politique détenue par le Conseil ou le Parlement ou, ici, de l’expertise.

7La politique communautaire à destination des pays d’Europe centrale et orientale lors de leur entrée dans l’Union illustre ces enjeux de légitimation liés au recours à l’expertise. Comme observé dans des travaux précédents (Robert 2005), les services de la Commission ont présenté cette politique comme l’application de savoirs notamment économiques sur la Transition à l’Est : les choix des secteurs destinataires et du contenu de l’assistance financée par l’aide communautaire ont été justifiés par le fait que “la Transition” “impliquait”, “exigeait” telle ou telle réforme, de l’agriculture, de l’éducation ou du système de financement de la protection sociale. Alors qu’il était difficile d’obtenir des instances politiques, notamment du Conseil, qu’elles déterminent des orientations claires dans ce domaine, la construction de l’aide à l’Est comme une question technique a permis à la Commission de s’en saisir. En naturalisant les solutions institutionnelles exportées via le programme d’assistance Phare qu’elle mettait en œuvre, elle occultait la dimension politique de la mission assumée par ses services, dans l’espace institutionnel communautaire et à l’endroit des pays destinataires de l’aide.

8Dans cette politique, un second usage rhétorique de la référence aux savoirs experts mérite d’être souligné. Les instances politiques de l’Union n’ayant pu s’entendre ni même échanger sur les objectifs de Phare et les réformes à soutenir en Europe de l’Est en matière sociale (Robert 2007), les agents de la Commission ont adopté une démarche d’élaboration des programmes prétendant se dispenser d’orientations générales et de perspectives à long terme. Dans la mesure où aucun document de stratégie identifiant les orientations de Phare ne pouvait être produit, son contenu a été élaboré par négociations successives avec les pays bénéficiaires et remis en jeu, chaque année, pour chaque pays, secteur et projet concernés. À chaque étape, des experts extérieurs ont été chargés d’établir la liste des secteurs et des projets puis d’en définir le contenu et de les mettre en œuvre. Dans un tel mode de construction des politiques, le recours à l’expertise acquiert une fonction légitimatrice essentielle. L’expertise vient attester de la cohérence et de la rationalité d’une démarche qui prétend pouvoir fonctionner au cas par cas et au jour le jour et faire l’économie d’une réflexion en amont sur la forme et le contenu de l’assistance à délivrer aux pays bénéficiaires. Autrement dit, en postulant l’existence de savoirs permettant d’identifier de manière objective les besoins de chaque situation et de les associer à des réponses appropriées, le service a pu solidifier une politique qu’il ne pouvait construire qu’au fil de l’action.

9Cet exemple montre comment la position institutionnelle de la Commission et ses contraintes peuvent alimenter des stratégies de légitimation qui mobilisent l’expertise et plus spécifiquement la mise en forme technique des enjeux qu’elle permet. Si elle constitue une explication du recours massif à l’expertise externe, la position de la Commission a conduit historiquement à la définition d’une figure professionnelle du fonctionnaire européen comme un expert (Georgakakis 1999, Radaelli 1999) –conception à laquelle l’importante proportion de diplômés du supérieur et de docteurs chez les agents de la Commission n’est pas étrangère. C’est au nom de leurs compétences que les agents de l’administration communautaire ont revendiqué leur légitimité à définir l’intérêt général européen et à le défendre envers et contre les volontés fluctuantes des élites politiques nationales. L’hypothèse peut être faite que cette lecture technocratique du rôle de la Commission –fondée sur la conviction que l’action publique nécessite aux côtés des élus l’intervention de spécialistes armés de connaissances– a été à son tour un des moteurs du recours à l’expertise comme mode sinon naturel [pas de guillemets] du moins privilégié de construction des politiques. La conception que les eurofonctionnaires ont construite de leur rôle dans l’avènement de l’Europe comme les liens étroits qu’ils ont très tôt tissés avec certains milieux académiques (Vauchez & Robert 2010) éclairent la place singulière qu’ils font à la science comme instrument de gouvernement et de transformation sociale (Jourdain 1996, Le Naëlou 1995).

10S’il est historiquement, pour toutes ces raisons, un mode de légitimation privilégié par les services de la Commission, l’usage de l’expertise s’est toutefois progressivement répandu et généralisé à l’ensemble des acteurs de l’espace institutionnel communautaire. De nombreuses enquêtes sur le Parlement européen (Beauvallet & Michon 2010) et le Conseil (Fouilleux et al. 2004) attestent de sa mobilisation, dans les commissions parlementaires et les groupes de travail, tandis que les travaux sur les agences européennes –qui se sont multipliées ces quinze dernières années– soulignent le poids des logiques de l’expertise dans la genèse et le fonctionnement de ces instances (Hauray 2006, Bergeron 2010). Empruntant des formes variées selon les environnements institutionnels et politiques, l’omniprésence de l’expertise se donne à voir dans les parcours et profils des agents qui peuplent ces lieux de négociation et plus spécifiquement dans la manière dont ils valorisent certaines de leurs propriétés sociales : capitaux académiques, spécialisation sectorielle et par dossiers, connaissance approfondie sur des sujets d’intervention publique particuliers. Elle s’observe plus encore dans les logiques d’argumentation privilégiées dans ces instances : sans évacuer la dimension politique des enjeux, la mobilisation de données techniques, de raisonnements scientifiques y est très courante et les participants semblent s’accorder pour leur reconnaître une légitimité particulière. Par exemple, l’initiative Finance Watch, lancée par le député français –Europe Écologie– Pascal Canfin et soutenue aujourd’hui par des députés issus des principaux groupes politiques ainsi que par la Commission, peut être lue comme une illustration de ce phénomène. Elle avance qu’un des enjeux majeurs, suite à la crise financière et dans la négociation de nouvelles règles applicables au secteur bancaire, réside dans le développement d’une expertise indépendante : supposée renforcer les capacités de la société civile et des parlementaires à prendre part au débat européen sur la finance, elle est présentée comme une garantie de la qualité des négociations puis des projets législatifs.

11L’expertise comme registre rhétorique, caractérisé par une mise en forme savante, mobilisant données et concepts techniques, par le recours à une légitimation scientifique revendiquant pour le discours objectivité et autorité s’impose comme mode privilégié d’énonciation du politique des arènes centrales du gouvernement de l’Europe. Elle est aussi une procédure par laquelle des acteurs auxquels l’institution reconnaît le statut d’expert sont sollicités pour participer à l’élaboration de l’action publique communautaire. Sous cet aspect, la multiplication des procédures de recours à l’expertise soulève la question du cadre d’expression qu’elles créent et celle des types d’acteurs et de positions dont elles favorisent l’accès au processus décisionnel.

Faire participer par l’expertise : sélection des interlocuteurs et encadrement du travail de représentation

12Parmi les formes courantes de recours à l’expertise figure le millier de groupes d’experts, déjà évoqué, créés et encadrés par les services de la Commission, qui rassemblent les principaux interlocuteurs de l’administration européenne dans la phase d’élaboration de ses initiatives –groupes d’intérêt, représentants des administrations nationales, académiques– et constituent un de ses modes de consultation les plus fréquents. S’y ajoutent des dispositifs indirects : appels à contribution par Internet, comités consultatifs permanents (destinés aux partenaires sociaux) et des sollicitations ad hoc plus informelles d’experts invités par les services (Site du secrétariat général de la Commission, Commission européenne 2002b). Ce mouvement d’absorption de la consultation par l’expertise a fait l’objet, depuis 2000, d’une rationalisation par les services de la Commission et en particulier sa Direction générale de la recherche et son Secrétariat général.

13Plusieurs documents de travail (Commission européenne 2001, 2002a), liés aux réflexions internes sur la gouvernance, ont contribué à la formalisation d’une conception de l’expertise présentée explicitement comme représentative. Est mise en avant la nécessité de ne pas réduire l’expertise aux connaissances élaborées en laboratoires pour lui permettre d’intégrer d’autres formes de savoir –l’expérience et la “connaissance pratique” (Commission européenne 2002a, 9) des cibles et opérateurs de l’action publique communautaire : entreprises ou administrations nationales– et plus généralement d’autres “points de vue” (9), pour être “socialement robuste” (Commission européenne 2001, 40). Ces mêmes documents suggèrent aussi de faire du processus d’élaboration de l’expertise un moment privilégié de rétablissement de la confiance avec la société civile, en l’associant à sa production. Il s’agit de revendiquer, pour cette expertise “pluraliste” (Commission européenne 2002a, 8), une double légitimité : celle d’un savoir d’appui à la décision et celle d’un point de vue censé être représentatif des publics auxquels la décision s’adresse (Robert 2009).

14Les pratiques de recours à l’expertise conduites par les agents de l’administration communautaire reflètent la dimension consultative des groupes d’experts. La dernière définition de ces instances adoptée en 2010 par la Commission l’illustre : c’est à la fois en tant que détenteurs de savoirs sur leurs secteurs d’activité –et quasi-représentants de ces derniers– que les experts sont appelés à occuper ces fonctions. Précisément, les groupes rassemblent des individus institués en tant qu’experts à des titres divers –autorité scientifique présumée indépendante, représentant désigné par ses autorités de tutelle (administration nationale, groupe d’intérêt). “Les groupes d’experts peuvent se composer des catégories de membres suivantes : 1) des membres nommés à titre personnel ; 2) des membres nommés pour représenter un intérêt commun à des parties intéressées dans un domaine particulier ; ils ne représentent pas une partie intéressée en particulier ; 3) des organisations au sens large du terme, notamment des entreprises, des associations, des organisations non gouvernementales, des syndicats, des universités, des instituts de recherche, des agences de l’Union, des organes de l’Union et des organisations internationales ; 4) des autorités des États membres, au niveau national, régional ou local.” (Commission européenne 2010, 10).

15Tels qu’ils ont pu être observés empiriquement, les usages de ces groupes par les services témoignent aussi de la double légitimité attendue de leur création et de leurs productions : à la fois recueillir un ensemble d’informations pour alimenter le travail de formulation des propositions de la Commission, anticiper les soutiens et résistances susceptibles d’être rencontrés par les initiatives communautaires et rechercher des alliés en mesure d’apporter une caution politique et/ou scientifique aux services et à leurs initiatives (Robert 2010a).

Un cadre d’expression singulier

16Cette conception de l’expertise, au nom de son nécessaire pluralisme, rend possible l’institution en tant qu’expert de tout interlocuteur dont il paraît désirable aux services de l’associer à l’élaboration de l’action publique. Si la sélection des experts demeure, en fonction des secteurs et des conjonctures, tributaire des logiques propres aux espaces –académiques, bureaucratiques, militants, etc.– au sein desquels ils sont recrutés, les groupes formés peuvent être envisagés comme un univers largement structuré par les visées propres de chaque direction générale de l’administration européenne (Gornitzka & Sverdrup 2008, Politique européenne 2010). Cette conception de l’expertise a un corollaire : aux acteurs sollicités en tant qu’experts, elle propose un cadre singulier d’expression.

17Une enquête conduite lors d’une Action Concertée Incitative entre 2004 et 2007 apporte des éléments nouveaux. Menée auprès d’une trentaine de groupes, inscrits dans différentes directions générales et services (Secrétariat Général, Directions Générales Emploi, affaires sociales et égalité des chances, Transports et énergie, Éducation et culture, Recherche, Justice, liberté et sécurité, Agriculture et développement rural ; Groupe des conseillers politiques et Bureau des conseillers de politique européenne), elle a constitué des données à partir d’une consultation des sources administratives, d’observations et d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs avec les fonctionnaires en charge de la composition et du suivi des groupes et avec des experts membres de ces groupes. Elle montre l’existence d’attentes singulières vis-à-vis des experts de la part des eurofonctionnaires et entre homologues. La participation au jeu politique que constitue l’expertise présente, dans les groupes d’experts de la Commission, deux caractéristiques (développées dans Robert 2010b).

18La première renvoie à la manière dont est pensé et encadré le travail de représentation politique. S’ils ne doivent pas exclusivement leur présence à leur représentativité, les experts y sont par contre presque toujours assignés : ainsi même lorsque le recrutement est réputé s’opérer sur des critères d’excellence et de reconnaissance académique, l’appartenance à tel ou tel État membre est un élément de la sélection et rappelée pour “situer” l’avis de l’expert et le cas échéant le ramener à un “point de vue national” (Entretien juillet 2005, membre de la DG Recherche ayant participé aux rapports sur l’expertise de 2001 et 2002). Si la position de l’expert est de ce fait fragilisée, sa représentativité et les liens qu’il peut faire valoir avec un groupe ou une institution de provenance sont fortement contraints dans le cadre des groupes. Ainsi, les experts ne doivent pas se contenter d’agir en “représentants” : ils ne peuvent faire état d’un mandat ni se retrancher derrière celui-ci. Choisis pour leur capacité à anticiper et/ou rendre compte des positions (nationales, sectorielles, professionnelles) qu’ils incarnent, les experts sont appelés à ne pas s’y cantonner, mais à prendre de la distance à leur endroit et à les dépasser si nécessaire, par exemple lors des synthèses à l’issue des réunions de groupe. Le Secrétariat Général de la Commission rappelle sur son site Internet, que même les fonctionnaires des administrations nationales “ne doivent toutefois pas recevoir d’instructions de leur gouvernement respectif. Ils apportent au groupe d’experts leur expertise nationale dans un domaine particulier” (http://ec.europa.eu/transparency/regexpert/index.cfm). Plusieurs dispositifs concourent à cette prise de distance : les règles dites de Chatham House imposent l’anonymat des contributions, libèrent la parole de l’expert et le font renoncer à un rôle d’avocat à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe. Détaché de ses liens d’appartenance, l’expert ne peut plus s’en prévaloir ni mobiliser explicitement ce registre de légitimation dans le dialogue avec ses homologues. Outre la disqualification des attitudes militantes des experts lorsqu’elles surviennent –cf. Hrabanski 2010 sur la stigmatisation des positions adoptées dans les groupes d’experts “tabac”– c’est, plus généralement, la mise en équivalence de conceptions différentes de la représentativité qui limite la possibilité pour les experts d’en faire une ressource. Les règles qui encadrent la composition des groupes permettent à la Commission de désigner expert “à titre personnel” des lobbyistes professionnels envoyés par leurs groupes d’intérêts, des fonctionnaires des administrations nationales, des représentants d’associations et d’ONG et des partenaires sociaux. Déjà contestée par les syndicats et certaines ONG à propos des travaux conduits par la Commission et le comité économique et social européen au sujet de la société civile organisée européenne au début des années 2000 (Michel 2009), cette assimilation qui ne reconnaît de légitimité spécifique ni aux représentants syndicaux ni aux associations revendiquant un nombre d’adhérents important dans plusieurs pays de l’UE fait l’objet de critiques récurrentes de leur part.

19Un second ensemble d’attentes à l’endroit des experts renvoie à leur capacité et leur volonté d’être les artisans du compromis. Des observations et entretiens il ressort que, pour les eurofonctionnaires qui composent les groupes, la qualité d’un expert est, au-delà de ses connaissances, une question de savoir-faire et de savoir-être. Sa capacité à prendre en considération les contraintes de l’administration communautaire est valorisée. Elle passe par une bonne connaissance des politiques européennes visées par l’expertise mais aussi de leurs acteurs et de leurs rapports de force, en somme une familiarité avec les processus de décision communautaires, au moins dans les secteurs concernés. L’aptitude au compromis implique conjointement le renoncement à défendre des convictions –personnelles ou liées à une forme de mandat– quand elles sont antinomiques avec le point de vue majoritaire pour privilégier la définition d’un accord impliquant le plus grand nombre d’experts possible (Eymeri-Douzans 2010 sur les experts évaluateurs de la DG Recherche).

20Le cadre de l’expertise et la rhétorique à laquelle il s’adosse offrent une justification à ces règles informelles : telle que conçue par les services, l’expertise pluraliste postule l’existence de savoirs utiles partout et considère qu’ils sont tous potentiellement situés. Autrement dit, l’objectivité ainsi produite n’est plus une propriété intrinsèque des savoirs experts mais plutôt le fruit d’un dispositif collectif, à condition que chacun des participants en respecte les règles (Robert 2009). Celui-ci contribue à définir et à borner le champ du dicible pour les experts des groupes : redéfinissant la valeur des ressources (celles de la légitimité représentative), les arguments utilisables et in fine les positions susceptibles d’être endossées. Devenant une question de savoir-faire et de savoir-être, l’expertise dans ces groupes est construite comme une forme particulière de représentation. Tendant à faire des experts des artisans et facilitateurs de compromis, elle participe conjointement à valoriser, dans leur recrutement, certaines pratiques et propriétés sociales.

Un dispositif de sélection sociale et politique des interlocuteurs

21Si ces dernières ne constituent pas toutes et toujours un prérequis à l’institution d’un acteur en position d’expert, elles paraissent conditionner sa réussite dans ce rôle et sa légitimité dans le groupe. Observables à travers les pratiques de recrutement, ces logiques de sélection sociale et politique constituent un des enseignements généraux d’une sociographie des experts conduite sur plusieurs groupes appartenant à différentes directions générales (Robert 2010c). La population des experts semble à première vue particulièrement hétérogène en raison de la labilité de la définition de l’expertise déjà évoquée : conservant une grande liberté aux services dans la création et la composition de leurs groupes, elle explique la diversité des propriétés les plus apparentes de leurs membres (fonctionnaires des administrations nationales, lobbyistes, représentants d’ONG et académiques). Une observation attentive des profils et trajectoires des experts recrutés et singulièrement de ceux qui cumulent dans le temps ces fonctions met toutefois en évidence le partage par ces derniers de certaines propriétés sociales.

22À l’image d’autres sous-segments des élites communautaires –parlementaires européens (Beauvallet & Michon 2010), eurofonctionnaires (Georgakakis & de Lassalle 2007), syndicalistes de la Confédération Européenne des Syndicats (Wagner 2004)–, les experts les plus demandés peuvent revendiquer des dispositions à l’international. Celles-ci renvoient d’abord à la maîtrise de plusieurs langues et singulièrement de l’anglais désormais quasi incontournable (depuis les grands élargissements vers l’Est) dans la mesure où les réunions se déroulent le plus souvent dans cette langue. Cette compétence demeure néanmoins nationalement et socialement située et les attentes dans ce domaine vont au-delà de l’aptitude linguistique. Il s’agit plutôt de privilégier des profils d’experts disposant d’une expérience internationale. Sanctionnant un parcours de formation dans plusieurs pays ou des expériences professionnelles dans différents pays ou auprès d’institutions internationales, cette dernière confère, dans l’espace de l’expertise, un crédit symbolique à ses détenteurs, décrit comme une hauteur de vue, une aptitude plus grande à l’objectivité, qui garantirait une capacité à “dénationaliser” les manières de voir et d’agir (Robert 2010b).

23Dans une perspective complémentaire, les stratégies de composition des groupes privilégient le recrutement d’experts considérés comme plus capables que d’autres, du fait de leur situation professionnelle, d’incarner la neutralité. Certaines trajectoires et positions professionnelles semblent considérées comme prédisposant à l’indépendance : si les experts issus du monde académique bénéficient d’une telle présomption, les retraités font aussi figure pour certains services d’interlocuteurs privilégiés, en tant que détenteurs de savoirs liés à un secteur d’activité mais libérés par leur statut de l’obligation d’en défendre les intérêts. Cette conception de la neutralité comme dérivant d’un statut professionnel fait directement écho à la manière dont se trouve envisagé le travail de représentation dans les groupes d’experts : l’invitation de ces derniers permet d’associer les espaces sociaux dont ils proviennent sans qu’ils soient pour autant porteurs d’un mandat. Les logiques de recrutement qui s’en inspirent valorisent ainsi des acteurs multipositionnés, occupant conjointement ou ayant occupé plusieurs positions dans des espaces sociaux contrastés (secteurs publics et privés, expériences académiques et activités de conseil, administration nationale et organisation internationale, etc.). Si les profils varient, leur sont communément associées une capacité à adopter des positions démarquées et, partant, une présomption d’autonomie, bénéfique à la position d’expertise.

24Si ces deux premières propriétés sociales distinguent les experts dans leurs univers professionnels et sociaux d’origine, elles convergent dans leur relation commune à l’espace communautaire. Les dispositions internationales et le multipositionnement vont de pair avec une troisième caractéristique des experts le plus souvent sollicités : la proximité avec l’espace institutionnel européen. Celle-ci prend, en fonction des groupes et des profils des formes variées : elle recouvre un ensemble de situations de collaborations antérieures avec la Commission qu’il s’agisse de la gestion de programmes communautaires (PCRD, Fonds structurels), de l’appartenance à d’autres structures de consultation ou encore de la fréquentation d’administrateurs européens dans des instances d’expertise internationale telles que les comités de l’OCDE. Tant les compétences recherchées par les administrateurs en charge de la composition des groupes, que leurs pratiques concrètes de recrutement concourent à valoriser ce capital individuel ou collectif (dans le cas où ce sont les associations qui sont sollicitées pour faire partie du groupe et y envoyer les experts qu’elles désignent). Prioritairement recrutés dans les réseaux de travail des fonctionnaires européens, ces acteurs ont eu, à travers ces collaborations, l’occasion d’acquérir et/ou de démontrer les dispositions à l’international et la familiarité avec les politiques et institutions européennes qu’on attend d’eux en tant qu’experts.

25Pour toutes ces raisons, l’expert européen est, bien souvent, un cumulard. Si les données disponibles ne permettent pas de démontrer cette pratique, les enquêtes conduites sur différents groupes soulignent la prégnance de stratégies de sélection consistant à recruter des experts qui ont déjà donné satisfaction dans ces mêmes fonctions. Les experts adoptent eux-mêmes des stratégies convergentes en recrutant, lorsqu’ils participent à la sélection de leurs homologues, des collègues rencontrés dans des groupes précédents. Normand (2010) a analysé la proximité des experts européens dans le domaine de l’éducation.

26Plus de la moitié de notre échantillon avait été ainsi sollicitée au moins deux fois dans des groupes différents. Le caractère très codifié des pratiques d’expertise contribue à faire de cette position un capital qui se reproduit –est récompensé celui qui respecte les règles–, en même temps que le poids de ces normes se renforce par les pratiques de cumul. Participant à clore l’espace de l’expertise sur lui-même, ces logiques de rétribution en accentuent la dépendance à l’espace institutionnel européen. Outre l’attribution de positions d’experts dans des groupes plus visibles ou dans des positions plus importantes (présidence de groupe), les experts les plus méritants peuvent prolonger ces expériences par des collaborations avec les institutions (contrats de prestataires, détachement dans les institutions, etc.).

Conclusion

27En interrogeant la place de l’expertise dans la construction des politiques communautaires, la perspective adoptée ici consiste à l’appréhender comme un mode d’action publique privilégié dont il s’agit d’éclairer les enjeux et les usages. Loin d’épuiser la richesse des situations locales dans lesquelles elle se trouve mobilisée, un tel regard visait à mettre en lumière les effets du recours à l’expertise sur les formes d’énonciation du politique et les modes de représentation qui se trouvent privilégiés dans le fonctionnement quotidien du système politique européen. Produit des contraintes de légitimation avec lesquelles les institutions européennes et la Commission doivent composer, le recours à l’expertise exerce également des effets structurants sur les pratiques et identités des acteurs avec lesquels ces institutions coproduisent l’action publique communautaire. Les débats qui mobilisent ces dernières années les parlementaires et certains représentants de la “société civile organisée européenne” sur les modalités de sélection des experts désignés par la Commission offrent de nouveaux terrains d’investigation particulièrement intéressants. Ils montrent que, malgré les critiques formulées par certains collectifs (Alter UE, Corporate Europe Observatory, Bureau Européen des Unions de Consommateurs) et relayées par les députés européens à gauche de l’échiquier politique, qui dénoncent une surreprésentation des lobbys industriels et commerciaux dans les groupes et des situations de conflits d’intérêts pour ces experts, la légitimité de l’expertise comme mode de représentation d’intérêt n’y est nullement remise en cause. Loin de renoncer à l’expertise, les groupes les plus contestataires s’organisent pour construire et revendiquer une expertise propre qu’ils entendent à leur tour faire valoir dans les groupes d’experts de l’administration communautaire. S’ils témoignent ainsi d’une contestation du monopole de la Commission à définir l’expertise légitime, ils soulignent également l’institutionnalisation de l’expertise comme mode de représentation des intérêts à l’échelon européen.

Bibliographie

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