1Ce texte présente les résultats d’une recherche (Delforge 2007), menée de 2005 à 2007, en Communauté française de Belgique à Bruxelles, sur les conditions et les choix d’existence d’adolescents en âge de scolarité obligatoire. La consultation des enseignants du secondaire en Belgique (Van Campenhoudt 2004), en exposant les principaux problèmes rencontrés –démotivation des élèves, peine à obtenir un travail scolaire de qualité– invitait à questionner les pratiques et les représentations des élèves. Le regard porte ici sur la crise de l’institution scolaire, en partant de la parole des élèves et de leurs expériences de l’école. L’approche compréhensive adoptée amène à étudier, à travers la parole des adolescents, les rapports de force entre les sphères de socialisation à l’œuvre pour cette tranche d’âge.
2Doit-on considérer le public scolarisé comme présentant une certaine unité à travers la sphère culturelle ? Si oui, affecte-t-elle tous les jeunes de la même façon, quel que soit leur milieu social, et un conflit de génération les oppose-t-il aux enseignants sur les significations de l’expérience scolaire ? Doit-on envisager qu’une majorité des élèves vit sur d’autres planètes (Duvignaud 1975) que leurs professeurs et qu’en outre leurs entourages sociaux et culturels quotidiens présentent des différences certaines qui marqueraient une segmentation de la jeunesse ?
3Les horizons culturels des adolescents dans divers environnements quotidiens constituent l’objet de la recherche. Dans la littérature classique, deux axes de socialisation encadrent la vie des adolescents : l’école et la famille. Cette dernière, institution de socialisation primaire, creuset des significations principielles de l’existence (religion, maîtrise des temporalités, normes morales, rapport à la culture légitime, références communautaires, etc.) est aidée par deux outils puissants : le lien parental et le langage (verbal et corporel). L’école, institution de socialisation secondaire représentant la collectivité, demeure la source des contraintes auxquelles les adolescents sont soumis, en même temps que le principal dispensateur de savoirs et de compétences en rapport avec l’acquisition d’un statut et d’un rôle social.
4Avec l’allongement de la période de jeunesse, un troisième axe, la socialisation par les pairs et les pratiques culturelles et de loisirs, a pris une importance considérable dans le processus d’accession à l’autonomie et au statut d’adulte. Dans la société contemporaine, l’accès à la maturité sociale est soumis au franchissement de seuils (Galland 2002) marqués par la dilution temporelle. Ces étapes de la vie d’un individu ont des composantes institutionnelle et biographique liées à l’autonomisation, la réalisation de soi et la responsabilisation des individus dans les sphères scolaire, professionnelle et familiale, celle des loisirs (dont la consommation) et de la sociabilité. L’allongement de la jeunesse (Cavalli & Galland 1993), fait social contemporain, puise une partie de son sens dans l’augmentation de l’espérance de vie et le vieillissement de la population, dans le report aussi de l’accès à l’autonomie financière et les difficultés d’insertion professionnelle des nouvelles générations (Chauvel 2002). En termes de représentations, pour les adolescents, les groupes de pairs jouent un rôle prédominant dans la construction de leur identité.
Les adolescents ont été enquêtés par entretiens individuels et collectifs dans trois établissements bruxellois. La population du premier –Ef– dit favorisé se situe en haut de la stratification sociale ; son projet et son histoire le plaçant aussi au faîte de la hiérarchie des établissements bruxellois. Le second –Ed– est dans un quartier à forte densité de familles d’immigration extra-européenne, appartenant aux milieux populaires et défavorisés. Les filières proposées et sa réputation en font une école de relégation malgré un projet pédagogique porteur. Le troisième –Em– regroupe des élèves d’origines sociales et de niveaux plus hétérogènes. Ces caractéristiques, conjuguées à un projet visant à maintenir des élèves au parcours scolaire parfois chaotique dans le général, le situent au centre de l’offre scolaire bruxelloise.
Ségrégations scolaires et effets d’établissement
5La recherche confirme l’existence d’un cloisonnement social entre jeunes selon leurs origines socio-économiques. L’école participe à ce phénomène, adossée aux stratégies scolaires des familles ou à leur absence de stratégie (Dechaux 2007), à la géographie urbaine –les quartiers de relégation du croissant pauvre au cœur de Bruxelles (IGEAT 2006)– et aux réseaux sociaux développés par les jeunes dans leurs activités de loisirs et leurs amitiés. L’examen des profils sociographiques des interrogés confirme la distribution stéréotypée des élèves au sein des établissements. En Belgique francophone, la situation de quasi-marché scolaire (Van Haecht 2001) semble le moteur de regroupement des élèves en fonction de leurs origines socio-économiques, ce qui se retrouve dans la littérature et les enquêtes quantitatives (ETNIC 2006). Cette segmentation sociale précoce, opérée et légitimée par l’institution scolaire (même si elle n’en est pas le seul acteur), participe à la reproduction des logiques de stratification sociale, voire à l’instauration d’une forme de ségrégation.
6Les résultats vont dans le sens de Bourdieu dénonçant dans La jeunesse n’est qu’un mot (1980, 143-154) le raccourci abusif de ramener sous ce vocable des réalités quotidiennes divergentes. Il faut au moins distinguer entre jeunes d’origine populaire et de classes supérieures pour comprendre les significations de l’allongement de la jeunesse et des expériences scolaires.
Les institutions de socialisation scolaire se répartissent sans difficulté entre les catégories de l’analyse : écoles présentant un public favorisé, défavorisé et moyen, les mêmes classifications existant dans les représentations des adolescents. Les “écoles ghettos de riches” (expression d’élèves de terminale d’un établissement favorisé) s’opposent aux écoles ghettos de pauvres, tout en cohabitant dans l’espace urbain avec des institutions moyennes où règne une mixité relative (sociale et scolaire) des élèves. Ce constat est connu (Lafontaine et al. 2004), la ségrégation des publics scolaires est l’explication principale des mauvais résultats de la Belgique dans les enquêtes PISA et la justification des politiques publiques actuelles visant plus de mixité. Il est aussi intéressant d’observer le fonctionnement, dans le quotidien des élèves, de cette forme de ségrégation sociale et de ses conséquences sur leurs représentations de l’expérience scolaire et de la société.
Établissement présentant une population favorisée (Ef)
7À Ef (établissement favorisé), les trois axes de socialisation convergent pour assurer aux élèves l’accession à l’université dans les filières les plus valorisées par le marché du travail. Les élèves identifient bien cette logique, en la nommant “l’autoroute de l’université”.
8“Vous avez des projets dans la vie, au niveau des études, ou un projet professionnel ?
9– Je vais à l’étranger un an l’année prochaine.
10– Je vais à l’unif.
11– Moi, je crois que la question ne se pose presque pas. Tout le monde va quasiment à l’université.
12– On est formatés à ça. Mais j’ai été au centre PMS et ils m’ont demandé ce que je voulais faire. J’ai répondu que je voulais aller au conservatoire. Et ils m’ont demandé : mais qu’est-ce que tu fais à Ef ? Si tu es à Ef, tu vas à l’université, tu ne vas pas faire des études artistiques après.
13– On m’a dit la même chose, quand j’ai dit que je voulais faire des études dans la restauration. […] J’ai mis longtemps à me décider, parce que… D’abord, je me suis laissé un minimum formater. Je me suis senti presque coupable de ne pas aller à l’université. Il y a un moment où je me suis senti mal, si je ne fais pas ça, je vais me sentir con.
14– C’est le code social d’Ef. La question ne se pose pas tellement de savoir si on va faire des études après” (Focus group Ef 1, élèves de 5e et 6e toutes sections).
15Le projet d’établissement œuvre à les emmener à bon port. La qualité objective de l’enseignement, la confiance dans la certification, le soutien de l’équipe pédagogique qui valorise les projets ambitieux des élèves produisent un effet d’établissement qui participe à la reproduction des élites.
16La solidité des réseaux de sociabilité noués à l’école vient alors appuyer l’ambition des élèves et, au-delà, constituer des relations qui perdurent après la fin de la scolarité pour mener les groupes d’amis à l’université. Les élèves n’ont pas la même vision de la fréquentation de leur établissement que les adultes. Ils la fondent sur leur métier d’élève au quotidien. Cette divergence n’est pas contre-productive car leurs réseaux de sociabilité les amènent de fait à choisir des projets conformes, ceux des élites.
Les familles, enfin, sont, par le choix de l’établissement dans la logique de quasi-marché scolaire en Belgique, le principal agent de définition de la scolarité comme un produit d’établissement. En effet, les parents œuvrent à offrir à leurs enfants une école qui réponde à leur espérance de les voir reproduire leur trajectoire universitaire et professionnelle. Ceci implique une connaissance fine du marché scolaire et des différences entre les socialisations liées aux écoles.
Établissement présentant une population défavorisée (Ed)
17À Ed (établissement défavorisé), la situation est un quasi-négatif d’Ef. Les problèmes rencontrés par les acteurs impliqués dans le quotidien de l’établissement se résument à une lutte constante contre l’affirmation des identités dépréciées (de Villers 2005) : celles de l’école, du quartier et des élèves. Ce travail à contre-courant de la stigmatisation interne et externe à l’école est au cœur d’une politique quotidienne qui s’apparente à de la survie.
18“Chez ces jeunes qui fument ou qui ont leur business, le problème c’est qu’au fond ils ont un bon fond. Ils font une connerie en 1re ou en 2e [première et seconde années du cursus secondaire en Belgique] et ils ont un ‘bulletin rouge’. S’ils veulent s’inscrire dans une école on leur ferme les portes. C’est là qu’ils vont se dire : je ne vais jamais travailler !? Si au niveau de l’école on dit ‘sors, on te rejette’, il va faire son business ailleurs. C’est normal, ils sont jeunes, ils ne sont même pas majeurs. C’est des gamins, si on leur ferme les portes de l’école, ils se disent : je vais jamais travailler, on ne m’accepte pas !
19– Quand j’étais en 2e année générale, j’avais quelques échecs mais je pouvais m’en sortir avec des examens de passage. Pendant toute l’année ils m’ont parlé de passer en 3e professionnelle. Moi, j’ai réussi et je suis resté, mais les parents d’immigrés, quand le professeur vient leur dire votre fils sera bien en professionnel… Cette année-là, il y a eu 70 élèves vers le professionnel, il n’y avait que des Arabes et des Noirs !
20– Il y a des Marocains qui ont des meilleurs diplômes que nous. Pourquoi ? Parce que ceuxlà, ils se battent. Quand on te ferme les portes, pourquoi tu vas arrêter de te battre ?
21– Il y a des Marocains qui sont avocats, mais c’est une minorité !
22– Ce n’est pas qu’une porte qu’on te ferme, c’est chaque fois que tu te représentes. T’es pas assez qualifié, t’es pas ci, t’es pas ça… Tu n’es pas conforme ! C’est normal qu’on se décourage !” (Focus group Ed 2, 5e technique de qualification automobile et technique de qualification en automation et électricité).
23Ainsi, l’effet d’établissement renvoie les élèves vers la relégation. Ce vécu d’une exclusion par l’école est complexe. Les élèves y font référence par leur sentiment d’enfermement dans un quartier lui-même relégué ; par la perte de confiance envers une institution scolaire “entachée” parce qu’elle participe aux processus de discrimination en n’accueillant que des enfants d’immigrés ; enfin par leur mépris des “diplômes en papier” délivrés et sans valeur sur le marché de l’emploi.
24L’esprit d’établissement ou la réappropriation au quotidien de l’institution par les élèves, leur façon de lui donner sens, sont marqués par la méfiance. Méfiance et jalousie dans la sociabilité aux pairs de l’école qui, par effet de miroir, “tirent vers le bas”. Méfiance à l’égard de l’école et de sa certification en balance avec la nécessité de subvenir tout de suite, par la “débrouille” (Jamoulle 2002), au besoin d’argent pour consommer (dans la sphère des loisirs). Méfiance du monde ouvrier, héritage paternel désavoué, en faveur des “self-made-men”, petits indépendants et commerçants qui ne se sont pas appuyés sur des certifications scolaires pour développer leur “business”.
Quant aux attentes parentales à l’égard de l’école ou du produit d’établissement, elles se limitent à une certification qui n’est souvent ni maîtrisée ni comprise. Les parents s’avèrent parfois peu compétents en matière scolaire. Si les mères insistent sur la scolarité dans les projets de mobilité sociale qu’elles transmettent à leur enfant, elles ne saisissent pas toutes les subtilités du marché de l’éducation en Belgique. Les membres aînés des fratries jouent un rôle capital mais ambigu. Les réussites scolaires d’une partie des grands frères sont autant d’exemples d’utilité de la scolarité, que de discrimination sur le marché de l’emploi.
Établissement présentant une population moyenne (Em)
25Em représente, au regard des deux établissements extrêmes, l’exception parlante d’une position d’entre-deux où la mixité sociale est valorisée tant du point de vue des représentants de l’institution que des élèves. “Quelle est ton expérience de l’école ?
26– L’école, je crois que c’est une obligation de vivre en communauté. Une petite communauté… Je crois que c’est par l’école qu’on finit par accepter certaines choses et certaines personnes. C’est par l’expérience de l’école qu’on sait qu’il y a autant de “cas”, autant de différences qu’on est forcé d’accepter. On fait parfois une année complète avec des personnes auxquelles on n’aurait probablement jamais cherché à s’adresser. Des gens qu’on aurait jamais abordés à l’extérieur, et on se rend compte : l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes ce n’est pas ce qu’ils sont. L’apparence n’a rien à voir avec ce que sont les personnes. Ça nous incite à l’extérieur à ne pas juger les personnes” (Loubna, 19 ans, 6e science math).
27Par l’effet d’établissement, le projet d’école vise à maintenir les élèves dans les filières de l’enseignement général. Ils ont des parcours et des niveaux scolaires variés : issus des classes moyennes et supérieures fréquentant l’établissement après un incident de parcours dans une école plus élitiste ou venant des classes moyennes et inférieures et s’inscrivant dans un projet d’études longues. L’identité de l’école est positive. Y sont valorisés l’ambiance familiale et l’accompagnement individuel des élèves.
28Le produit d’établissement ou les attentes des parents à l’égard de l’école sont complexes à saisir. À l’image des parcours scolaires variés des élèves, ils sont parfois issus des classes supérieures et à la recherche d’un établissement adapté à la scolarisation d’un adolescent peu conforme aux attentes des établissements de prestige. D’autres y ont regroupé leurs enfants sur le critère de la proximité géographique. Enfin, les élèves se sont souvent impliqués dans le choix de cet établissement. Pourtant, cette appropriation de leur scolarité demeure ambivalente car ce n’est pas parce que les élèves d’Em ont eu une démarche personnelle et active qu’ils s’engagent davantage dans le travail scolaire : ils se sentent plutôt investis dans la vie de leur institution.
29L’esprit d’établissement ou le point de vue des élèves sur leur expérience scolaire est centré sur la jouissance au présent. La vraie vie est ailleurs qu’à l’école, dans les activités de loisirs et particulièrement celles de sociabilité. Les adolescents d’Em valorisent la période de scolarité obligatoire comme une phase d’attente avant le choix personnel des études supérieures. Ce qui témoigne, toutes origines sociales confondues, derrière l’absence de motivation pour l’apprentissage des matières, d’un intérêt pour les longues études, dont les significations sont réappropriées dans la conjoncture d’allongement des jeunesses. L’ouverture des aspirations des élèves, en matière de consommation culturelle, en projets d’avenir est un des aspects les plus intéressants de la mixité sociale à Em et peut servir d’argument à la réflexion sur sa plus grande valorisation à l’école.
Les planètes des jeunes
30Les pratiques culturelles sont au centre des questionnements sur le caractère homogène de la jeunesse contemporaine. Les jeunes vivraient sur une “planète” (Duvignaud 1975) différente de celle des adultes et leur monde commun serait celui de pratiques et de loisirs spécifiques de leur âge et leur génération. S’il est vrai que des invariants existent autour de pratiques partagées, le terme “les jeunes” cache une diversité d’expériences quotidiennes, dont la scolarité. Deux jeunesses au moins sont à distinguer, celle de la longue entrée dans la vie d’étudiant et celle du rapide accès des jeunes issus des classes ouvrières au marché du travail, sans qu’ils y trouvent leur place.
Les pratiques de classe : cultures légitime, moyenne et populaire
31Les pratiques des jeunes des trois établissements se différencient selon des logiques de classe, même si des logiques individuelles sont également présentes. On retrouve, pour l’ensemble des élèves, la tension entre des pratiques culturelles individualisées décrites par Lahire (2004) et des pratiques liées à une appartenance de classe et à un système de domination culturelle (Bourdieu 1979). Ce phénomène correspond à la multiplication des trajectoires sociales et à la diversification des parcours de vie de l’ensemble des classes sociales, mais demeure paradoxal dans une société où joue le poids de l’appartenance de classe dans la définition des pratiques culturelles. L’examen de cette tension incite, à l’image de Coulangeon ou de Lahire, à proposer d’actualiser les analyses de La distinction (Bourdieu 1979).
32Ainsi les jeunes d’Ef, conformément aux théories de la distinction, sont plus enclins à l’exercice de pratiques légitimées que ceux des autres établissements : les arts, la lecture, le théâtre sont au cœur de leur emploi du temps et de leurs préoccupations. Mais ils sont aussi amateurs de pratiques réputées plus populaires, qu’ils partagent avec l’ensemble des jeunes de leur génération : l’usage intensif des nouvelles technologies, l’écoute de certaines musiques, le sport. Cette combinaison de pratiques fait d’eux des omnivores culturels (Coulangeon 2005), leurs goûts sont définis par leur éclectisme et leur intensité (les jeunes d’Ef ayant un rapport performatif à leurs activités de loisirs). Par ailleurs, les entretiens traduisent clairement leur réflexivité de classe, ils ont parfaitement connaissance du fait que leurs pratiques culturelles les différencient des jeunes d’origine moins favorisée.
33“Tu penses qu’il y a des activités que tous les jeunes partagent ?
34– Non.
35Et l’écoute musicale ?
36– Non, on écoute tous des musiques différentes. […] Je crois que tout le monde a des goûts différents. Et comme j’ai déjà dit, des goûts partagés par les jeunes d’Ef, oui ; mais avec tous les jeunes non. Le problème de beaucoup de gens à Ef, c’est qu’ils confondent le monde et Ef. On peut se rendre compte que c’est une petite partie du monde qui est assez privilégiée, surtout du point de vue financier” (Antoine, 16 ans, 5e latin-grec).
37Les élèves d’Em ont un rapport moyen aux pratiques. Ils se répartissent entre deux pôles. Les jeunes d’origine modeste ont un rapport univore aux pratiques. Celles-ci sont moins diversifiées et centrées sur des activités peu légitimées (usage intensif de la télévision, jeux vidéo). Tandis que les jeunes des milieux plus favorisés de la même école sont culturellement plus omnivores. La mixité sociale de cette école génère de nombreuses exceptions à ces observations, ainsi des jeunes de milieux populaires ont tendance à ouvrir leur champ de pratique au contact des pairs et de la scolarisation.
38À Ed, les rapports des élèves aux pratiques culturelles sont complexes. Leurs activités de loisirs sont absorbées par la nécessité de se débrouiller pour amasser l’argent indispensable pour y accéder. L’essentiel, c’est l’argent et le travail en dehors des heures d’école, avec les alternatives des business et des trafics omniprésents dans le quartier. Leurs pratiques quotidiennes sont malgré tout largement univores (une pratique domine leur temps libre). Le sport, notamment, revient de façon récurrente dans les activités quotidiennes, avec l’usage de la télévision, des consoles de jeux et d’Internet. Certains élèves d’Ed, les rares filles qui fréquentent l’école en particulier, ont manifesté de l’intérêt pour des pratiques légitimées telles que la lecture.
39“Tu peux raconter l’évolution de tes loisirs depuis ton enfance jusqu’à aujourd’hui ?
40– Ça a beaucoup changé. Quand j’étais petit, je passais du temps à jouer au foot avec mon petit frère. Aujourd’hui, il y a plus d’espace entre nous. J’ai grandi, j’ai changé, je cherche des jobs, alors que mon frère veut toujours jouer. Je sens que je suis obligé de trouver des jobs. Je ne peux pas attendre que ça tombe du ciel. Je travaille en noir. Je n’ai jamais travaillé sur contrat. Jamais personne ne te donne un contrat” (Younes, 17 ans, 5e professionnelle en équipement du bâtiment).
Finalement, s’il est vrai que les classes supérieures continuent à se distinguer par un usage plus fréquent des pratiques légitimes, en conformité aux attentes scolaires et parentales, la différenciation sociale s’opère autrement. Dans l’intensité des pratiques, les élèves des milieux favorisés étant plus poussés à une occupation intensive des temps non contraints, ce qui constitue en soi une expérience de socialisation. Mais c’est l’opposition entre univores et omnivores qui trace la frontière entre le haut et le bas de la stratification sociale des pratiques culturelles, les élèves des milieux favorisés en ayant une expérience éclectique. Les jeunes de classes favorisées rencontrent plus aisément les exigences contemporaines des normes de performance et de réalisation de soi (Ehrenberg 1991) par l’intermédiaire de la diversité des expériences vécues. Par ailleurs, cette expérimentation omnivore est, au final, un outil de légitimation de la domination, une nouvelle façon de se distinguer, dans un brouillage ambiant des repères culturels.
Expérimentations et socialisation par les loisirs
41Les pratiques culturelles pour les élèves d’Ef sont une dimension importante de leur socialisation par la diversité des activités qu’ils expérimentent. Ainsi véhiculent-ils, par l’intermédiaire de pratiques, un système de stratification complexe qui reste assez opaque à l’observateur. À travers leurs loisirs, ils font l’essai d’un classement des individus en fonction de leurs capacités à identifier et à s’approprier des codes de conduites et des pratiques de consommation. Celles-ci concernent surtout la musique et les vêtements, qui renvoient à l’adhésion à des groupes qu’ils identifient par leurs pratiques, leurs attitudes et leurs représentations (les amateurs de skate-board, de nouveau rock, de jeux vidéo). Ce sont autant des façons de s’identifier et de se différencier que des manières de faire l’apprentissage d’une classification selon la popularité et l’origine sociale, dont le pouvoir d’achat est la plus simple expression. Les jeunes d’Ef sont également capables de distance vis-à-vis des exigences parentales. Ils apprennent ainsi à concilier exigences scolaires et pratiques culturelles et de sociabilité valorisées par leur génération, qu’elles soient légitimes ou non, le tout dans un emploi du temps apparemment très chargé.
42“Qu’est-ce qui est important quand on a 17 ans ?
43– Ici, à Ef, c’est penser à ce qu’on va faire après, à l’université. Essayer de réussir pour la plupart. En tout cas, la majorité de mes amis, c’est comme ça. Moi, je trouve que l’école c’est important, mais je ne veux pas que ça s’arrête là. Je ne veux pas que tout tourne autour de ça. Je trouve que le scoutisme, le théâtre, le comité des élèves et tout ça, c’est important aussi pour le CV. Les gens qui ne font qu’étudier n’auront pas l’esprit sociable pour travailler dans une entreprise. Mais c’est aussi important de faire des trucs qui ne servent pas spécialement à quelque chose.
44Quelles sont selon toi les choses importantes à savoir ?
45– ll y a pas mal de choses à savoir, mais ici les gens qui étudient tout le temps risquent de ne pas connaître le monde réel” (Sidney, 17 ans, 5e latin-math).
46Les élèves d’Em mettent plus franchement l’école et leurs loisirs en balance. De nombreux élèves défendent une jouissance au présent sans pour autant remettre en question leur scolarité. Ils gèrent plutôt une stratégie du moindre effort qui vise à libérer du temps, à l’image des élèves d’Ef. Ils définissent aussi volontiers des zones vitales de leur construction identitaire en dehors de l’école, valorisant par exemple un projet sportif ou musical. Dans l’ensemble, leur rapport à l’expérimentation culturelle s’apparente à une ouverture de leur goût personnel sur le mode des essais et erreurs.
47“Qu’est-ce qui vous intéresse dans la vie ?
48– Pas grand-chose. Non, vraiment !
49– L’avenir. Réussir son avenir, c’est le plus important.
50– Moi, c’est vivre au jour le jour.
51– L’école, c’est une des parties les plus importantes, mais il y a plein de parties. Il y a d’autres choses plus importantes encore” (Focus Em 1, groupe mixte 5e et 6e).
52Pour les élèves d’Ed, la sphère des loisirs est une façon d’expérimenter leur intégration dans la société de consommation, qu’ils vivent à la marge, réduisant paradoxalement leurs loisirs pour accéder à la consommation matérielle. Par ailleurs, leur représentation des jeunes du quartier est bipolaire. D’un côté, la racaille, les irresponsables, à l’origine des “conneries”, de l’autre, les jeunes de la débrouille qui vivent une entrée précoce et précaire dans le monde du travail au noir et des business.
53“Qu’est ce que vous trouvez d’intéressant dans la vie à votre âge ?
54– Ce que je trouve intéressant dans la vie, (…) c’est l’argent ! Parce que sans l’argent y’a rien et sans argent on est considéré comme rien. Et voilà ! Y’a que l’appât du gain qui m’intéresse.
55Ça veut dire passer par le travail ?
56– Par le travail ou par d’autres moyens ! Comment je dirais ? Pour moi des moyens licites, pas illicites !
57– Il faut déjà commencer à se préparer un avenir. Si je sors de sixième secondaire, je sais que dans la société où on est maintenant, c’est très dur de trouver un travail, surtout quand on est d’une autre origine. Pour se préparer à cela, il faut mettre du gain de côté pour se forger un avenir. Faire un commerce, une petite société ou quelque chose. Pour ne pas rester ses mains dans les poches quand on sort de l’école” (Focus group Ed 2, 5e technique de qualification automobile et technique de qualification en automation et électricité).
Cette entrée précoce et largement informelle sur le marché du travail des élèves d’Ed, accompagnée d’une forte projection dans un emploi (envisagé comme lucratif), s’oppose à la quasi-absence de projection dans l’univers du travail chez les élèves d’Ef, mais aussi d’Em (si ce n’est dans un futur lointain). Cette dichotomie des pratiques et des projets témoigne de l’actualité de l’analyse de Bourdieu (1980, 143-154) : les classes moyennes et supérieures sont les seules à profiter de l’allongement de la jeunesse. La forte différenciation entre établissements dans les pratiques de loisir (hors l’écoute musicale et l’utilisation des nouvelles technologies de communication) met à mal l’image d’une Planète des jeunes homogène.
La place capitale des amis
58Les pratiques de sociabilité sont au cœur de l’univers quotidien des adolescents, par l’intermédiaire des sorties qui sont le support des réseaux de sociabilité. Celle-ci, en tant que principe d’autonomisation et d’expérimentation concrète (et ludique), a une importance croissante en période d’allongement de la jeunesse parmi d’autres instances de socialisation comme la famille et l’école. S’il est aisé de suivre Simmel dans sa définition de la sociabilité comme “forme ludique de la socialisation” (1981, 124), cette dimension ne doit pas inciter à considérer cette sphère comme secondaire dans la construction des identités pour soi et pour autrui (Dubar 1996). Il faut préciser que les univers de sociabilité des élèves issus d’horizons culturels contrastés restent séparés selon les origines socio-économiques et ethniques.
59Pour les élèves d’Ef et d’Em, les amis occupent une place capitale, qui concurrence l’école et la famille dans leurs représentations. Les amis et la sociabilité structurent leur quotidien et endossent un rôle de soutien moral, jusqu’à prendre la forme d’un facteur de stabilité dans la vie des individus. Ainsi, pour ces élèves, les attentes à l’égard des amis sont élevées comme en témoignent la nécessité du contact permanent grâce aux nouvelles technologies de communication comme le tchat (MSN) ou l’usage intensif des téléphones portables à travers les “SMS” (textos). Les sorties entre amis demeurent le principal moyen de maintenir les réseaux et d’expérimenter les états d’ivresse par l’usage des drogues et de l’alcool. “Qu’est-ce qui est important à ton âge ?
60– Le fait de se sentir inséré et utile je pense. Par rapport à la société mais aussi par rapport aux amis qu’on a. Sentir qu’on est un soutien pour eux et qu’ils sont un soutien pour nous” (Mathéo, 17 ans, Ef, 6e latin-math).
61Pour les élèves d’Em, les groupes de pairs à l’école sont empreints de mixité sociale, même si leur examen attentif révèle des logiques de segmentation et de regroupement par critères socio-économiques, de genre et ethniques.
62“On est nombreux en classe. Il y a des groupes de styles vraiment différents qui ne se mélangent pas spécialement. Il y a certaines personnes qui sont ouvertes et qui vont vers tous les groupes (…). Mais sinon, ça ne se mélange pas spécialement.
63Les groupes se font autour de quoi ?
64– Les activités et puis l’environnement, je crois.
65– C’est des groupes de garçons et de filles en général.
66– La maturité aussi.
67– Et puis des centres d’intérêts différents.
68– C’est vraiment des gens qui ont une vision différente.
69– Le milieu.
70– Ce n’est même pas le milieu. Dans un groupe de personnes qui traînent ensemble, tu peux avoir une personne super-riche et une autre plus pauvre.
71– Ce n’est pas de ce milieu-là que je parle. Ils ont une vision de la vie et de l’avenir vraiment trop différente de nous. On a l’impression que ce n’est pas lucide, on a l’impression qu’ils sont à côté de la plaque. Je ne sais pas le dire autrement” (Focus Em 2, groupe de filles de 6e).
72La place des amis pour les élèves d’Ed est plus ambiguë. Les groupes de discussion révèlent parfois une grande complicité entre les élèves. Par contre, les réseaux de sociabilité à l’école sont désavoués dans les entretiens individuels. “L’enfer, c’est les autres” (Sartre 1945), semblent affirmer les élèves d’Ed quand ils décrivent l’ambiance de l’école. Probablement parce que les autres les renvoient en miroir à leur identité sociale négative, celle de l’école, du “quartier”. Ainsi, la méfiance à l’égard des pairs caractérise les rapports à la sociabilité, empreinte de jalousie, et exerce une pesanteur. Les modes de distanciation à cette identité souillée des individus, de l’école et du quartier s’expriment notamment par les acquisitions ostentatoires, dans une surenchère et une compétition matérielle autour des biens de consommation ou, comme alternative, par la constitution d’un pécule, gage de la volonté de s’en sortir.
73“Avec tes potes tu te dis toujours “on ne sait jamais, il est peut-être pas fiable ?”. Tu doutes parce que même si tu le connais bien tu ne sais pas ce qu’il va devenir. À l’adolescence on est tous potes mais après ça change” (Mike, 20 ans, 5e professionnelle en électricité).
74Comment sont les rapports entre les gens au quotidien ?
– Comment expliquer ça ? Comment je dois dire ça ? Il y a des jours, c’est très difficile. Cette école n’est pas comme les autres. Pour moi, c’est dur, c’est pas les études, ça, je réussis même si c’est difficile. C’est les élèves qui sont durs” (Amir, 18 ans, 5e professionnelle chauffage).
Ce qui réunit les élèves des trois établissements est une valorisation affirmée des rencontres de jeunes d’autres horizons. Il faut la comprendre dans la situation de recherche d’expérimentation de relations amicales sur le mode de la tolérance et de la diversité. Au quotidien, ces rencontres entre jeunes d’horizons contrastés sont mises à mal par la réalité du cloisonnement social, notamment à l’école qui demeure le lieu principal où se tissent les amitiés pour les élèves des classes moyennes et supérieures, alors que le quartier joue ce rôle pour les élèves d’Ed.
Resituer l’expérience scolaire dans une transformation des institutions de socialisation
75L‘examen des expériences scolaires (Dubet 1991), dont la réappropriation de l’obligation scolaire dans un projet personnel de professionnalisation, révèle un hiatus entre les élèves des différents établissements. L’analyse du rapport à l’école, des projets des élèves et des anticipations de l’entrée dans la vie montre une ségrégation entre les élèves issus d’horizons différenciés par des critères socioéconomiques recoupant des critères ethniques. Deux mondes scolaires (Derouet 2000) s’opposent sans se rencontrer, les écoles d’élites et les écoles de relégation, qui accueillent chacune un public stéréotypé : garçons des classes populaires issues de l’immigration dans des filières professionnelles et techniques ; enfants, plus scolaires, des classes moyennes et supérieures dans les filières générales.
76Le troisième établissement est en comparaison un modèle de mixités, sociale et scolaire. Il accueille des élèves aussi bien de familles modestes, dont les aspirations peuvent être encouragées par la diversité, que de milieux plus favorisés qui y cherchent une seconde chance et un confort quotidien, quand ils n’ont pas satisfait aux exigences d’un établissement élitiste.
77Si le contraste entre les établissements étudiés étonne, la conscience aiguë des adolescents quant à leur situation devrait autant interpeller : les jeunes décrivent clairement la réalité de leur inscription au présent dans la stratification sociale contemporaine, qui fonde la ségrégation sur l’origine socio-économique subtilement critériée par le genre et l’origine nationale. Ces constatations assez banales incitent à examiner davantage la capacité de l’école en tant qu’institution à demeurer un acteur efficient de la promotion de la mixité et de la mobilité sociale.
78Les élèves questionnent plus largement encore la valeur de l’institution scolaire, mais de façon divergente selon les établissements. Pour une proportion significative des jeunes des établissements moyen et favorisé, l’école n’est qu’une étape obligée (et nécessaire) d’un long parcours dans une situation d’allongement des jeunesses et de concurrence entre expériences vécues dans différentes sphères de socialisation. Dans ce cadre, l’école, lieu de vie et de sociabilité, est souvent (ré)instrumentalisée par les adolescents.
Pour les jeunes de l’établissement défavorisé, l’école est discréditée. Elle délivre une certification en papier, pour envoyer vite ses élèves grossir la masse des demandeurs d’emplois peu qualifiés. Elle participe activement d’un processus de discrimination omniprésent dans leurs représentations. Elle se réduit à un lieu de déconstruction ou de reconstruction des identités négatives liées aux quartiers et à la stigmatisation des jeunes d’autres origines.
L’importance de la sociabilité aux pairs dans la socialisation
79Cette question taraude la sociologie de la jeunesse : les jeunes par leurs pratiques culturelles et leur sociabilité se différencient-ils entre eux et vis-à-vis des aînés ? Leurs représentations et pratiques individuelles ont pour enjeu leur construction identitaire mais cherchent-elles également à les distinguer des autres ? Les pratiques culturelles des jeunes reflètent alors des luttes de classement proches de celles qui opèrent parmi les adultes (sans pour autant qu’il ne s’agisse que d’une homologie).
80La réponse sage serait que les deux aspects œuvrent conjointement, ce qui n’élude pas d’autres réflexions. La complexe construction identitaire des jeunes d’aujourd’hui passe de façon vitale par le réseau de pairs qu’ils rencontrent d’abord à l’école, du moins dans le cas des établissements d’élite (pour les établissements de relégation, le quartier est l’espace primordial). Pour les parents, le choix de l’établissement renvoie à une optimisation des chances de voir leur descendance acquérir le capital scolaire nécessaire au maintien de la position sociale sur une génération, mais pourrait être aujourd’hui une stratégie de classe assurant la reproduction d’un réseau de sociabilité homogène et conforme au leur.
81Ceci souligne l’efficacité d’un cursus secondaire complet au sein des écoles de l’élite. C’est dans le cadre d’une inscription stable de l’individu, sur le long terme, dans un réseau de pairs, que s’opère dans les meilleures conditions, une construction identitaire toujours longue et complexe. C’est par cette spécificité, présentant une stabilité au sein d’un réseau de sociabilité identifiable et en partie choisi par l’individu, que les élèves d’un établissement comme Ef s’assurent une identité sociale qui perdure au-delà de la scolarité obligatoire sous forme d’amitiés qui se prolongent à l’université, puis dans les réseaux professionnels.
82Les adultes, parent, enseignant, chercheur ne mesurent pas assez l’impact des réseaux de pairs constitués à l’adolescence sur la vie des individus, au-delà de la définition d’une partie des amitiés et des alliances matrimoniales. Ils possèdent une force normative exemplaire, dont celle d’entretenir le projet d’études supérieures, condition nécessaire mais insuffisante à la réussite sociale. Dans le cas des établissements favorisés, le groupe de pairs est susceptible de prendre le relais des valeurs parentales et scolaires pour soutenir les ambitions individuelles.
Perceptions négatives, réappropriations et instrumentalisations de l’expérience scolaire : témoins d’un déclin de l’institution ?
83Passer sa scolarité dans un établissement comme Ef, conjuguant des qualités objectives (bonne réputation, enseignement de qualité, ambiance scolaire et de détente favorable, cadre agréable, réseau de sociabilité distingué, etc.) n’empêche pas une perception négative de l’école et de ses contraintes. Ce rapport à l’expérience scolaire rapproche une partie des élèves des adolescents des autres établissements.
84L’institution scolaire n’est pas intégralement perçue de façon négative, même quand elle est le théâtre d’échecs scolaires répétés. Les élèves qui se réapproprient l’expérience scolaire au grand dam des enseignants et des parents viennent chercher à l’école des réseaux de sociabilité et leur pérennité. En ce sens l’institution est instrumentalisée. Pourtant, la logique est pragmatique, pour les jeunes l’école n’est plus le plus prégnant des agents de socialisation. Elle a perdu une partie de sa primauté, elle est désacralisée ou du moins décentrée. Ce qui est porteur de conflits entre les représentants de l’institution, les élèves et les parents.
85Cela ne signifie pas que les adolescents ne soient pas conscients que l’école reste un passage obligé. Mais pour certains, elle n’est plus que cela. Un passage contraint qu’ils subordonnent à d’autres expérimentations tout en veillant pour les plus sages à éviter de “chuter sous la barre des 50%”, multiplier les échecs, voire de se faire exclure. L’école, même d’élite, a perdu une partie de sa cohérence interne à cause de l’inflation des diplômes. L’acquisition d’une certification du secondaire général a perdu de sa signification face à une entrée dans la vie retardée, où le parcours des individus en âge de scolarité obligatoire jusqu’à l’emploi et jusqu’à l’autonomie par rapport à la famille est encore très long. L’entrée dans la vie aujourd’hui n’est-elle pas un âge à part entière, par sa longueur mais également par l’intensité des expériences à vivre ? L’expérience de l’école secondaire en est relativisée et devient un passage contraint de la longue marche.
86Doit-on pour autant considérer que l’école est une institution en déclin ? La décentration de l’école dans le processus de socialisation est l’indice d’une double transformation : celle de la socialisation juvénile et celle de la socialisation scolaire. Encore récente et délicate à diagnostiquer, elle s’inscrit dans l’évolution séculaire de l’individualisation et les contradictions d’une modernité complexe, dont la longue socialisation juvénile. Néanmoins, pointer le profond hiatus entre les situations de socialisation scolaire, des plus nanties aux plus défavorisées est possible. Cet article insiste sur le processus de ségrégation sociale des jeunesses (au cours de la socialisation) dans lequel l’école est un acteur primordial. Comment ne pas penser à un profond défaut de l’institution scolaire devant son incapacité à faire preuve d’égalité dans la formation des futures générations ? Les écoles n’offrent ni les mêmes conditions de socialisation scolaire –différence liée aux origines sociales des élèves– ni d’équité (la mixité sociale à l’école peine à se construire).
87Sans doute l’institution scolaire est-elle moins en déclin qu’en difficulté face à l’adaptation nécessaire aux transformations profondes et pour certaines récentes. L’ambiguïté dont les élèves font preuve dans les entretiens en témoigne. Ils redéfinissent l’expérience scolaire comme un passage contraint allant de soi : l’institution école est à la fois incontournable dans la trajectoire de vie de la majorité des individus et contournée, tordue, réappropriée, malmenée, parce qu’au quotidien elle fonctionne à contre-courant des attentes individuelles des élèves, des parents et des enseignants. Dans le cas des élèves des écoles de relégation, le déclin de l’institution n’est-il pas consommé ? Ne sont-ils pas directement victimes d’une démission de l’institution et d’une éclipse du programme institutionnel (Dubet 2002) ? Ou, pour le dire autrement, ces jeunes ne sont-ils pas aliénés des significations de l’expérience scolaire ?
Mots clés : sociologie de l’éducation, socialisation, adolescent, établissement scolaire, Belgique
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Mots-clés éditeurs : sociologie de l'éducation, établissement scolaire, socialisation, Belgique, adolescent
Date de mise en ligne : 23/07/2010.
https://doi.org/10.3917/es.025.0035