1Le concept de qualité est aussi séduisant qu’ambigu, il est conformé par les intérêts des parties prenantes (Harvey & Green 1993, Vidovich 2001). Il prend tout son sens quand des politiques d’enseignement supérieur sont évaluées en son nom (Vidovich & Porter 1999, Saarinen 2005a) ou quand il est lourdement chargé de valeurs. Dans la communauté universitaire, le discours sur la qualité suscite la méfiance et il n’est guère associé au renforcement de la compétitivité sur le marché du travail. L’écart entre le noble discours sur l’excellence et la régulation de l’enseignement supérieur sur le terrain fait l’objet d’âpres débats.
2La qualité s’impose comme une évidence : nous préférons tous une qualité élevée à une qualité médiocre. Dès lors, un enseignement de qualité apparaît comme un objectif consensuel. Pourtant, cet objectif est hautement politisé (Harvey 2004) puisque sa réalisation implique des mesures politiques qui sont loin d’aller de soi.
3Diverses raisons politiques et démographiques expliquent l’intérêt récent pour la qualité dans l’enseignement supérieur (Segerholm 2003, Morley 2003), notamment sa massification (Scott 1995, Morley 2003). L’augmentation du nombre d’universités, des membres de leur personnel et de leurs étudiants a obligé les responsables de l’enseignement supérieur du monde occidental à mettre en place des méthodes de contrôle et d’assurance qualité, dans une conjoncture où les coupes budgétaires dans le financement public ont suscité des craintes quant à sa qualité. Morley (2003, 1) montre que le besoin d’assurance qualité s’est exprimé en réaction à ce qu’elle appelle le “chaos de l’expansion mondiale de l’enseignement supérieur”. Parmi les arguments en faveur d’une politique de qualité dans le supérieur, l’augmentation des échanges internationaux figure en bonne place (Van Vught & Westerheijden 1993). Les mobilités d’étudiants exigeaient que la qualité des divers systèmes éducatifs soit garantie par des dispositifs fiables. La mobilité internationale et le besoin de faciliter la comparaison des diplômes, en raison notamment des tensions sur le marché du travail, sont en partie à l’origine du processus de Bologne.
Cet article dresse un panorama des différents sens donnés à la qualité par les acteurs du champ de l’enseignement supérieur. Le caractère polysémique de la qualité dans les documents sur le processus de Bologne depuis la fin des années 1990 est examiné d’abord : quels sens, quelles représentations, quelles valeurs ? L’article analyse ensuite les acteurs de la qualité : qui est mis en avant, qui est laissé de côté ? Enfin l’approche discursive de la politique de la qualité est critiquée dans une conjoncture de changements politiques.
Motivation théorique et méthodologique
Perspective discursive sur la politique de l’enseignement supérieur
4Longtemps, la théorie foucaldienne du discours (Powers 2007) a dominé le champ des sciences sociales à un point tel que la simple mention du mot discours impliquait de s’y référer. Récemment, d’autres approches discursives –linguistiques et textuelles– ont acquis leur reconnaissance. Pour Fairclough (1992), ce fut le “virage linguistique” des sciences sociales.
5Ce virage n’est pas manifeste dans les études sur les politiques d’enseignement supérieur. Elles se fondent souvent sur l’analyse de documents de politique générale sans recourir à une méthode textuelle ou discursive. Tight (2003, 188) émet l’hypothèse selon laquelle l’appui sur ces documents est tellement répandu dans la recherche qu’il semble qu’aucun accompagnement méthodologique ne soit nécessaire.
6Pourquoi les textes, extérieurs au monde réel, méritent-ils d’être étudiés ? Parce qu’ils soutiennent et produisent également ce monde. En ce sens, ils sont discursifs et permettent de comprendre comment est le monde et comment il devrait être (Bacchi 2000). Le discours, défini comme “comportement symbolique significatif” (Blommaert 2005) construit notre vision du monde et par là même contraint ce monde.
7L’examen des articles publiés dans Higher Education, Studies in Higher Education et le Journal of Higher Education Policy and Management confirme le manque d’approches discursives dans les recherches sur les politiques d’enseignement supérieur. La situation est similaire pour les études sur le discours. Alors que des politiques publiques y ont souvent été analysées, Discourse & Society n’a publié aucun article sur la politique éducative en 2006-2007. Il en est de même pour le Journal of Language and Politics de 2000 à 2007. Dans Discourse: studies in the cultural politics of education, les articles sur la politique éducative sont plus fréquents (Saarinen 2007).
Discours critique : vers une analyse sociale
8Dans notre perspective théorique, les textes sont partie prenante de l’action sociale aux échelles micro- et macro-structurelles. Ils indiquent avec précision la diversité des processus historiques et des changements sociaux. Au plan politique, le contrôle social et la domination s’exercent et se négocient par les textes (Fairclough 1992).
9L’analyse critique du discours trouve ses racines dans la linguistique critique. Dans les années 1980, des chercheurs comme van Dijk et Fairclough ont reproché aux analystes de textes de négliger les aspects sociaux de leur objet (van Dijk 1985a, 1-2 ; Fairclough 1992, 208-213). Van Dijk surtout soulignait leur ignorance de l’environnement social et leur focalisation sur une approche descriptive et technique (van Dijk 1985b, 4-5). Les analystes se sont alors donné pour mission de jeter des ponts entre l’analyse linguistique et l’analyse sociale du discours, en partant du principe selon lequel le langage est une pratique sociale. Il ne s’agissait pas pour autant d’une méthode linguistique ou sociale homogène ; elle se caractérisait essentiellement par l’hétérogénéité de ses approches théoriques et méthodologiques (van Dijk 1993). L’intérêt de ce type d’analyse réside ici dans son approche transversale : description textuelle, interprétation discursive et explication sociale (Fairclough 1992).
10L’acception du terme discours varie considérablement selon les auteurs. Les chercheurs en sciences sociales sont familiers des définitions foucaldiennes du discours comme forme de savoir ou pratique qui forme constamment les objets dont il parle. Dans cette perspective, le discours ne fait pas référence à des expressions individuelles mais à des systèmes de sens qui ont des conséquences historiques, sociales et institutionnelles (Foucault 2002, 131). En ce sens, les discours constituent autant d’archives des pratiques institutionnelles. Les linguistes y voient autant d’occasions situées de recours au langage écrit ou parlé (Brown & Yule 1983) ou du “texte en contexte” (Tischer & al. 2000).
Changement politique, politique discursive
11Le changement est à l’origine de l’action politique ou en est la conséquence : les choses changent parce que des décisions politiques sont prises ou parce que des changements endémiques dans la société engendrent des décisions politiques. Le changement dans l’enseignement supérieur est tellement fréquent qu’il a de longue date fait l’objet de recherches (Cerych & Sabatier 1986, Välimaa 1994, Kogan & al. 2000). Les partisans du changement (souvent les responsables politiques) se sont intéressés au suivi des politiques et les réformes dans l’enseignement supérieur ont souvent été étudiées sous l’angle de leur mise en œuvre concrète sur le terrain (Cerych & Sabatier 1986, Kyvik 2005).
Les changements ont été analysés de plusieurs manières par les sciences sociales. Le changement peut être exodéterminé ou endodéterminé, continu ou discontinu (Burke 1992, Saarinen & Välimaa 2006). La figure 1 croise ces deux axes. Le changement exodéterminé se caractérise par l’emprunt, l’imitation ou la diffusion de l’innovation. Le changement endodéterminé est guidé par le slogan “croître ou dépérir”. Le changement équilibré renvoie à un développement progressif alors que le changement soudain ne peut naître que du conflit (Burke 1992).
Types de changement dans les politiques d’enseignement supérieur (Saarinen & Välimaa 2006, 104)
Types de changement dans les politiques d’enseignement supérieur (Saarinen & Välimaa 2006, 104)
12Ces points de vue sur le changement se retrouvent dans les recherches les plus récentes sur les politiques d’enseignement supérieur. Amaral & Magalhães (2004) qualifient métaphoriquement le processus de Bologne d’“épidémie” : les mots clés et les grandes idées se répandent dans tous les pays mais les informations sur les effets de leurs applications concrètes se transmettent moins aisément. Dans le même esprit, Teichler (2004) qualifie les organisations supranationales telles que l’OCDE de disséminateurs de virus (Halpin & Troyna 1995, Ball 1998).
13Mon intention initiale était d’analyser les changements politiques dans l’enseignement supérieur comme un processus vertical impulsé par des organisations internationales. Au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que le changement politique n’est pas un concept simple. Même si les politiques ont un impact sur les gens, envisager le changement comme un processus rationnel n’était pas fécond. Les discours ont une double fonction : ils expliquent l’action sociale et sont travaillés par cette même action sociale.
14Dès lors, le changement politique devrait être perçu comme un processus discursif ou comme une lutte de sens (Vidovich & Porter 1999, Henry & al. 2001, 128). Comme processus discursif, il implique des tensions entre des conceptions et des interprétations concurrentes sur la politique à mener (Ball 1994). Par conséquent, l’analyse du changement politique ne requiert pas seulement le repérage de ses causes et de ses conséquences directes, elle implique aussi l’analyse des processus discursifs qui justifient ces politiques. Ce constat ne remet pas en cause que le besoin de provoquer le changement plutôt que celui de maintenir le statu quo est inhérent à la prise de décision politique et que la capacité de persuader par le discours en est une condition essentielle (Muntigl 2002, Becher & Kogan 1992).
Le processus de Bologne
15Les politiques éducatives nationales ont été soumises à une forte pression internationale au cours de la dernière décennie. Toutes les tentatives précédentes d’harmonisation des systèmes européens d’enseignement supérieur avaient été fortement combattues par les États-nations (Ollikainen 1999, Corbett 2005). Le débat autour du mémorandum de 1991 sur l’enseignement supérieur dans la Communauté européenne a suscité la controverse (COM(91), O’Callaghan 1993). Alors que les efforts de l’Union européenne ont été vus comme une ingérence inacceptable dans les politiques nationales, les initiatives prises par les États et les ministres de l’Éducation ont été mieux perçues.
16Le processus de Bologne a changé la donne et a permis de réguler les pressions pour une plus grande convergence des systèmes européens d’enseignement supérieur. La Commission européenne a joué un rôle déterminant non seulement dans la politique d’enseignement supérieur (Keeling 2006), mais aussi dans le processus de Bologne.
17Dans ce processus, aucun acteur institutionnel n’a d’autorité sur les États membres qui sont à la fois les acteurs pilotes et les cibles de cette politique. Ceci signifie que le processus de Bologne ne résulte pas des efforts d’une organisation internationale, mais qu’il indique une volonté d’harmoniser ou de faire converger les politiques d’enseignement supérieur qui était impensable dix ou quinze ans plus tôt. Huisman & van der Wende (2004) montrent que certaines craintes liées à la convergence ont été dissipées par les expérimentations positives menées par des gouvernements nationaux, mais comme l’indique Saarinen (2005a, 2008b), il se peut aussi que ceux-ci aient proposé une version acceptable de cette convergence.
18Le processus de Bologne articule la dimension européenne de la politique de qualité d’une part et les réponses nationales à cette politique d’autre part. Ce travail de définition de la qualité est motivé par la volonté de faciliter la reconnaissance et la comparaison des systèmes et diplômes d’enseignement supérieur. Ainsi, le processus de Bologne reflète-t-il un tournant majeur dans l’internationalisation de l’enseignement supérieur européen en général et de la politique de qualité en particulier. Les objectifs de ce processus sont fixés à une échelle transnationale à l’issue de processus politiques, de débats, de l’examen de rapports. Les débats actuels sur la qualité illustrent la façon dont l’harmonisation européenne prend forme.
Le processus de Bologne d’un point de vue discursif : deux cas
19L’objectif de la recherche (Saarinen 2007) dont cet article rend compte était de combler le vide méthodologique des études sur l’enseignement supérieur européen et d’y introduire l’analyse linguistique et textuelle des discours. Plus précisément, cette étude portait sur l’usage des métaphores, les présuppositions rhétoriques et la représentation des acteurs sociaux dans les documents à caractère politique.
20Les données traitées dans cette recherche et dans des publications qui l’ont suivie (Saarinen 2005a, 2005b, 2008a, 2008b, Saarinen 2007) sont extraites de documents politiques de Finlande, de l’Union européenne et de l’OCDE concernant l’enseignement supérieur et du processus de Bologne. Le travail a été centré sur les occurrences du mot “qualité”, en partant de différentes approches textuelles parmi lesquelles le repérage des métaphores (Saarinen 2005a, 2005b). Dans les textes politiques, les métaphores “contraignent nos vies” selon la formule de Lakoff & Johnson (1980). Par exemple, les métaphores de la coopération ou de la lutte utilisées pour évoquer les concertations internationales sont automatiquement associées à des conceptualisations chargées d’une idéologie à laquelle il est bien difficile de résister. Fairclough (1989) affirme que “les métaphores impliquent différentes façons d’aborder les choses”, laissant entendre que le langage est davantage lié à l’action qu’à la description. L’analyse de Saarinen (2005) a intégré cette propriété conceptuelle des métaphores.
21La recherche (Saarinen 2008a) s’est particulièrement intéressée aux représentations discursives des acteurs sociaux. L’approche de van Leeuwen (1995, 1996) permet l’analyse des catégories sociales de l’action. La représentation des rôles et des activités des acteurs sociaux permet d’envisager différentes sphères d’action politique dans ces documents. Même si les processus politiques ne peuvent être réduits aux “intentions et ambitions de quelques acteurs majeurs” (Ball 1990, 155 ; Bacchi 2000, 51), certains ont plus de pouvoir que d’autres dans le processus de (re)construction des discours ; leurs représentations donnent une consistance à certaines réalités politiques et peuvent en invalider d’autres.
Cas 1 : le développement de la qualité du sommet de la Sorbonne (1998) à celui de Berlin (2003)
22Saarinen (2005a) a effectué une analyse linguistique pour mettre au jour les différentes significations du mot qualité, les métaphores et les valeurs qui sont attachées à chacune d’elles. L’analyse du discours s’est focalisée sur les caractéristiques interdiscursives (Fairclough 1992) des communiqués, des rapports de référence et des synthèses nationales. Par interdiscursivité, Fairclough (1992) entend les connexions entre les discours ; l’interdiscursivité et l’intertextualité sont inextricablement liées au rôle du discours dans et comme changement social. Fairclough cite l’observation de Kristeva (1969, 88) selon laquelle l’intertextualité implique “l’insertion de l’histoire (la société) dans le texte et du texte dans l’histoire”.
23Le calcul des occurrences du mot qualité a été effectué sur des données recueillies pendant cinq ans et qui totalisent près de 220 000 mots. L’analyse a été ciblée sur les introductions des documents ou sur les parties concernant l’assurance qualité. Ce choix est justifié car les introductions donnent le ton des documents sans entrer dans les détails techniques ou de mise en œuvre.
24Les premières métaphores du rapport Trends I (1999) comparent l’enseignement supérieur à un marché sauvage (à la fois au plan national et au plan international) dans lequel la coordination et la régulation européennes sont nécessaires. La métaphore des “usines à diplômes” est utilisée pour appuyer le développement d’un système d’assurance qualité coordonné dont l’objectif serait de contribuer à empêcher les systèmes nationaux d’enseignement supérieur de sombrer dans la médiocrité. Les acteurs les plus vulnérables face à l’absence d’une assurance qualité sont les États nations et non les universités ou les étudiants : “il devient urgent que les pays européens définissent des critères pour la reconnaissance des prestataires étrangers publics et privés de services éducatifs transnationaux afin d’être en mesure de contrôler la qualité et de différencier l’enseignement légitime des usines à diplômes. Dans ce domaine, les initiatives ont peu de chances d’aboutir sans une coordination entre États membres” (Trends I, 1999, 21, traduction de la rédaction).
25L’idée d’un système européen d’assurance qualité est défendue en laissant entendre que les systèmes nationaux d’assurance qualité sont par nature biaisés. Un système fondé sur des standards européens est en revanche présenté comme impartial puisqu’il ne serait pas déformé par des intrigues et valeurs nationales : “Il est nécessaire de développer aussi rapidement que possible un autre type d’évaluation qui ne soit pas fondé sur les institutions ou systèmes nationaux mais sur les champs disciplinaires ou les professions. Les institutions n’ont pas de corps indépendants vers lesquels elles pourraient se tourner pour évaluer leurs curricula sans que cette évaluation ne soit biaisée par des enjeux nationaux. L’Europe a besoin de combler ce vide et de créer un certain nombre d’agences […]” (Trends I, 1999, 20, traduction de la rédaction).
26Dans le document Trends II (2001), les métaphores de compétitivité et d’attractivité sont prépondérantes. Les développements vers l’assurance qualité sont décrits comme “un mouvement puissant” (Trends II, 2001, 4). Les mots sont chargés d’émotion : on pense en général à des actions de masse (comme le mouvement pour les droits civiques) lorsque le terme mouvement est employé.
27Le document Trends III publié en juillet 2003 a servi de rapport de référence à la réunion de Berlin. Il ne remet pas en cause le besoin d’un système d’assurance qualité. Les références à la qualité prennent désormais un caractère plus technique : comment fonctionnent les systèmes nationaux et quels types de systèmes semblent offrir les meilleurs résultats ? La qualité fait l’objet de 292 références dont la plupart porte sur des aspects mécaniques ou techniques des systèmes d’assurance qualité, des procédures ou des agences. Ce rapport a ouvert la voie au Communiqué de Berlin (2003) dans lequel l’assurance qualité est présentée comme un objectif unanimement accepté. La nécessité de trouver des critères communs n’y est à aucun moment mise en question.
28Ces premiers textes brossent un tableau dans lequel la qualité doit être surveillée et contrôlée, ce qui est cohérent avec les orientations politiques du temps. L’économie, la concurrence et la régulation sont les valeurs dominantes (Saarinen 2005a, Saarinen 2008b), l’enseignement supérieur est de plus en plus engagé dans une approche marchande parfois décrite comme un “capitalisme universitaire” (Rhoades & Slaughter 2005).
En conclusion, l’analyse des documents officiels concernant le processus de Bologne de 1999 à 2004 aboutit aux observations suivantes :
- les occurrences du mot qualité augmentent au fil des ans de manière significative, en valeur relative et absolue ;
- les sens du mot qualité convergent de plus en plus, tant d’un point de vue idéologique –l’usager est considéré comme un consommateur– que dans les détails techniques de la mise en œuvre des systèmes d’assurance qualité dans les pays signataires ;
- l’usage des métaphores décroît à mesure que grandit le consensus politique sur les actions qu’implique la réussite du processus.
Cas 2 : les acteurs sociaux et les interfaces nationales du processus de Bologne
29Dans Saarinen 2008a, les acteurs sociaux ont été analysés dans le cadre des politiques européennes de la qualité associées au processus de Bologne (van Leeuwen 1996, 1995). Une des questions posées est celle de l’inclusion-exclusion : qui est actif et qui est passif, voire exclu, les acteurs sont-ils personnalisés ou non, désignés nommément ou inclus dans une catégorie plus large ? Dans les déclarations et les communiqués, “nous” ou “les ministres” désignent des acteurs actifs. “Nous” revêt un caractère à la fois exclusif (par opposition à vous) et inclusif (nous tous). Le nous du processus de Bologne renvoie au premier des deux usages.
30Les institutions d’enseignement supérieur, le personnel universitaire et les étudiants n’apparaissent que progressivement comme des acteurs actifs. Lorsque la “coopération” et la “confiance mutuelle” sont mises en avant, certains acteurs ne sont présents qu’implicitement. Par contre, les mécanismes ou réseaux d’assurance qualité émergent comme des acteurs dotés d’une volonté propre. Cette situation contribue à décrire les acteurs politiques comme passifs, ce qui rend inévitables l’introduction puis la mise en œuvre de systèmes d’assurance qualité.
31Les rapports finlandais sur le processus de Bologne soulignent le rôle actif du ministère de l’Éducation et du Comité d’évaluation de l’enseignement supérieur (FINHEEC) alors que celui des institutions d’enseignement supérieur finlandaises est minimisé. Ces dernières sont présentées comme des cibles passives de la politique du processus de Bologne. La documentation finlandaise destinée à un public national minimise, voire élude, le rôle du ministère et du FINHEEC. En revanche, elle présente les institutions d’enseignement supérieur responsables de leurs actions, ce qui correspond davantage à la tradition du pays (Saarinen 2005b).
32L’examen des représentations des acteurs sociaux montre que les politiques internationales d’assurance qualité font l’objet d’appropriations nationales. À l’échelle transnationale, les ministères sont mis en avant quand d’autres acteurs potentiels (en particulier les étudiants et le personnel universitaire) sont relégués au second plan ou exclus. En Finlande, le ministère de l’Éducation est apparemment en mesure de se présenter différemment selon les situations : son rôle est limité sur la scène nationale et considérable sur la scène transnationale. D’autres acteurs (les institutions d’enseignement supérieur, les étudiants) sont inexistants dans les documents nationaux produits à destination des partenaires du processus de Bologne mais présents et actifs dans les écrits nationaux destinés à un public national.
33Il est assez naturel que les différents acteurs soient représentés de façon asymétrique selon le destinataire du document et que les représentations reflètent les intérêts divers des groupes d’acteurs en présence et les intérêts supposés des lecteurs. Toutefois, ceci signifie aussi que la qualité est chargée de définitions différentes, dont certaines sont peut-être non compatibles. La définition donnée à la qualité dans un espace donné est attachée aux évolutions historiques et politiques qu’il a connues. Le processus de Bologne fait donc figure de dénominateur commun à plusieurs processus sociaux et discursifs (Saarinen & Välimaa 2006).
Cependant, les réalités nationales peuvent engendrer des frictions entre les politiques publiques et donc des problèmes lors de la mise en œuvre nationale des objectifs de la politique de qualité liés au processus de Bologne. Autrement dit, les besoins de l’État-nation se traduisent différemment selon la scène politique et la situation nationale. En définitive, les acteurs défendent leur propre vision de la politique à mener.
Discussion
34Le besoin de changement est intrinsèque au processus national et international de décision, quelle que soit la façon dont le changement est perçu (figure 1). En outre, les politiques d’enseignement supérieur sont légitimées par le besoin continu de changement ; la question est de savoir quelle vision du changement est en mesure de s’imposer. La perspective discursive que nous avons adoptée implique d’accepter des points de vue différents et concurrents du changement politique (Ball 1994). En d’autres termes, le changement n’est jamais une entité homogène, perçue de façon identique par tous.
35La figure 2 s’appuie sur les lectures traditionnelles du changement, décrites dans la figure 1, pour dépeindre différentes constructions discursives de la politique, en utilisant le processus de Bologne comme un exemple. Il s’agit de montrer comment “un” processus en intègre plusieurs dans les faits. Ce sont autant de construits différents d’une politique publique qui, à leur tour, impriment leur propre marque sur les initiatives politiques : un type de construit engendre un type spécifique de politique (Saarinen 2007).
36Le processus de Bologne peut être interprété comme une intervention transnationale dans les prérogatives historiques des pays membres de définir et de guider leur système éducatif (A). Dans cette perspective, il convient de souligner le rôle de l’Union européenne comme initiateur de ce processus et la création d’un espace européen de l’enseignement supérieur pour contrer les systèmes d’enseignement supérieur américains et asiatiques et mieux rivaliser sur un marché mondial très concurrentiel (Saarinen & Välimaa 2006).
37Le processus de Bologne peut aussi être interprété comme une situation où une initiative transnationale exige des changements nationaux et impose de ce fait le lancement de réformes (B).
38À l’inverse, le processus peut s’inscrire dans une continuité (C). Il prolonge alors les politiques de mobilité des étudiants et du personnel et de coopération universitaire. Il peut aussi s’agir d’une politique pilotée à l’échelon national qui préexiste au processus européen (Välimaa, Hoffman & Huusko 2006, Ahola & Mesikämmen 2003).
Le processus de Bologne dans les discussions sur la politique finlandaise d’enseignement supérieur (Saarinen & Välimaa 2006, 107 ; Saarinen 2007, 67)
Le processus de Bologne dans les discussions sur la politique finlandaise d’enseignement supérieur (Saarinen & Välimaa 2006, 107 ; Saarinen 2007, 67)
39Envisagée d’un point de vue discursif, la politique inclut des conceptions variées et concurrentes du changement politique (Ball 1994). Puisque les réformes diffèrent selon les situations, il n’est pas pertinent de se focaliser sur la mise en œuvre des réformes en tant que telles. La politique d’enseignement supérieur est légitimée par le besoin continu de changement. La question essentielle est dès lors de savoir quelle vision du changement réussit à s’imposer. De la même manière que les politiques changent les possibilités qui s’offrent à nous de penser “autrement” (Ball 1993) les discours sur la qualité limitent nos possibilités de penser autrement les politiques d’enseignement supérieur.
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