Couverture de ES_022

Article de revue

Comptes rendus

Pages 179 à 197

English version

Stephen J. Ball, 2008, The Education Debate, Bristol, The Policy Press, 244 pages

1Stephen Ball est un des éminents représentants de la sociologie de l’éducation britannique. Depuis longtemps, il s’intéresse aux politiques d’éducation menées par les gouvernements conservateurs et travaillistes en Angleterre. Il a notamment étudié les effets du développement du marché scolaire sur les stratégies des familles appartenant aux classes moyennes. Son dernier livre est un ouvrage de sociologie politique qui passe en revue les idées, les discours et les réformes ayant contribué à la transformation du système éducatif anglais depuis une trentaine d’années. L’analyse vise à décrire les continuités et les ruptures dans une succession des politiques gouvernementales menées depuis Margaret Thatcher, en les situant dans une histoire du système éducatif anglais et dans les changements intervenus à l’échelle mondiale dans le domaine de l’éducation.

2L’ouvrage commence par l’introduction à des concepts clés que l’auteur juge essentiels à la compréhension des réformes. Celles-ci, et leurs rhétoriques sous-jacentes, doivent être situées dans une globalisation des systèmes éducatifs, où les processus de transfert et d’emprunt de certains modèles contribuent à édifier des politiques “génériques” détachées des conjonctures locales et nationales. Il en va ainsi du concept d’“économie de la connaissance” qui, au-delà de son caractère parfois élusif, consacre une nouvelle étape du capitalisme en associant des technologies et des innovations dans un processus de production de connaissances ayant des implications fortes sur les compétences, les apprentissages et les organisations.

3Bon nombre d’idées transportées à l’échelle internationale sont aussi le produit d’institutions multilatérales ou d’agences supranationales (Banque mondiale, Organisation de coopération et de développement économique, Organisation mondiale du commerce, Commission européenne). Ces organisations internationales, en valorisant la théorie du capital humain, défendent une approche étroite et instrumentale de l’éducation en la soumettant à des impératifs économiques d’inspiration néolibérale. Elles influencent aussi les processus de décision politique au sein de différents pays en construisant des instruments et des informations dont s’emparent les responsables nationaux. Ces évolutions sont caractéristiques d’un processus de glocalisation (globalisation du local vs localisation du global) qui comporte des dimensions sociales et culturelles spécifiques. En modifiant en profondeur les rapports qu’entretiennent les individus au temps et à l’espace, il met à l’épreuve non seulement les traditions et les identités nationales mais aussi le rôle et l’intervention de l’État.

4Dans cette conjoncture, marché, management et performativité deviennent les référents incontournables des technologies politiques qui participent de la nouvelle gouvernance des systèmes éducatifs. Avant d’y consacrer le centre de son livre, Stephen Ball nous invite à situer ce modèle politique dans les évolutions à long terme des politiques d’éducation anglaises conduites depuis l’époque victorienne. Quatre périodes sont mises en évidence par l’auteur.

5La première (1870-1944) caractérise un État interventionniste qui vise à développer la protection sociale des travailleurs mais aussi à prévenir le crime et la délinquance juvénile. Les institutions éducatives, créées sous l’impulsion des institutions religieuses et des associations de charité, sont progressivement sécularisées par l’État au sein d’un système demeurant profondément séparatiste et inégalitaire. Après la Seconde Guerre mondiale (deuxième période), les développements de l’État-providence accompagnent l’émergence d’un modèle compréhensif et une relative démocratisation scolaire, cette reconfiguration étant conçue comme la réponse adaptée à la création d’une main-d’œuvre qualifiée et à l’aspiration des classes moyennes. Les années 1976 à 1997 (troisième période) voient naître un État néolibéral qui, face à la dégradation de la situation économique et sociale, mais aussi influencé par les critiques virulentes de la Nouvelle Droite, entreprend une réforme en profondeur du système éducatif en renforçant le contrôle de l’État sur les collectivités locales, tout en privilégiant la logique du marché et le choix de l’école. Depuis 1997, la politique conduite par Tony Blair et son gouvernement consacre un État managérial selon un agenda politique présenté comme modernisateur, en continuité pourtant avec les réformes éducatives conduites par les conservateurs, mais davantage soucieux de lutter contre l’exclusion sociale et de promouvoir une démocratie participative.

6C’est à cette politique de la Troisième Voie qu’est dévolu le troisième chapitre, qui constitue la partie la plus novatrice de l’ouvrage. Stephen Ball entreprend de décrire avec précision les aspects génériques des réformes, en ayant soin d’en illustrer les déplacements successifs et leurs effets sur les mutations du service public d’éducation. Il montre que le passage à un État managérial induit la convergence d’un certain nombre de technologies politiques qui visent à augmenter l’efficience, l’efficacité et la qualité d’un système éducatif en quête d’amélioration permanente. Le premier levier de la réforme est constitué par les mécanismes de marché. Celui-ci a pour fonction d’entretenir les incitations envers les producteurs et les consommateurs de services éducatifs en les plaçant dans une situation de concurrence et de compétition. Cette régulation marchande n’est toutefois garantie que si les usagers sont à même d’exprimer leurs choix et de participer à la définition des services afin qu’ils soient adaptés aux préférences individuelles (deuxième levier). Cette pression de la demande agit en retour sur les conditions de l’offre et sur l’organisation scolaire elle-même. Le troisième levier est donc constitué par le management de la performance qui, en fixant des standards et des objectifs au système éducatif et en soumettant les établissements scolaires à un régime d’évaluation et d’inspection, permet de maintenir voire d’augmenter la qualité de l’ensemble. Ceci oblige les personnels éducatifs à développer des capacités propres pour améliorer l’efficacité. Le quatrième levier consiste en un renforcement des modes de coopération et un partage des responsabilités sous l’autorité des managers. Il est aussi caractérisé par un développement approfondi des compétences des enseignants et leur sensibilisation à la culture de la performance.

7Stephen Ball montre que ces quatre leviers (concurrence et compétition, choix et participation, management de la performance, modernisation de la profession enseignante) ont connu des inflexions sensibles au cours du temps. En effet, si la concurrence s’organisait au départ d’après les palmarès des résultats des établissements et l’expression du libre choix des familles, ce mode de régulation marchande s’est progressivement étendu à des formes contractuelles sur fond de privatisation. De même, après l’échec de la politique des chèques éducatifs et fort de la redistribution du pouvoir des collectivités locales en faveur des parents, le système éducatif a évolué vers une personnalisation du service et des tentatives de mobilisation plus active des familles populaires. Enfin, alors que la diversification de l’offre éducative et du statut des établissements scolaires s’accentuait, la politique de démantèlement des conditions d’exercice de la profession enseignante a été suivie par des réformes de structure : formation à des standards professionnels, évolution de la carrière et des conditions de travail en faveur d’une plus grande flexibilité, changement des critères de rémunération désormais liés à la performance.

8Dans le dernier chapitre, l’ouvrage aborde la question de l’équité, qui a constitué un axe majeur de l’agenda politique du New Labour au cours de ces dernières années. L’objectif était de concilier une approche par l’égalité de résultats, fondée sur l’augmentation des compétences de base des élèves et la lutte contre l’exclusion sociale, afin de ramener progressivement les élèves exclus vers le marché du travail et l’emploi. Force est de constater, comme le montre Stephen Ball, que le pari n’a pas été vraiment tenu. En termes de participation, le gouvernement travailliste n’a pas réussi à diminuer les phénomènes d’abandon de scolarité qui affectaient les élèves issus des milieux populaires et des minorités ethniques, pas plus qu’il n’a réduit les écarts de réussite de ces groupes sociaux avec les autres élèves. Sur ce point, malgré des initiatives généreuses, les politiques mises en œuvre auraient plutôt renforcé les pratiques discriminatoires et les phénomènes de racisme et de ghettoïsation dans les établissements scolaires. Elles ont aussi transféré la responsabilité de l’exclusion, de l’obésité, de la déviance et de la délinquance vers les familles en les soumettant à des régimes de contractualisation et de pénalisation extrêmement disciplinaires et moralisateurs. Le groupement des élèves selon leurs compétences ou leur différenciation par filières ont réinstauré des pratiques sélectives et une forme de « Qisme » qui avaient disparu du système éducatif anglais dans les années 1960-1970. Enfin, le fait de déléguer la prise en charge de l’exclusion à des mécènes privés et à des entrepreneurs locaux n’a fait qu’accentuer la fragmentation du système d’éducation publique sans réellement parvenir à réduire les inégalités entre les élèves et les phénomènes de pauvreté.

9C’est donc un bilan assez mitigé de la Troisième Voie que dresse Stephen Ball à l’encontre des discours mystificateurs qu’ont pu tenir Tony Blair et les membres de son équipe gouvernementale. Ce constat s’appuie aussi sur une revue importante de la littérature sociologique anglaise en éducation et il rejoint des critiques déjà présentes dans les travaux de Geoff Whitty, de Sally Tomlinson ou de Sharon Gewirtz. Évitant délibérément le jargon sociologique, l’ouvrage veut être accessible à un large public, tout en contribuant à alimenter le débat sur l’héritage blairiste. Il constitue une synthèse de référence pour comprendre les transformations de l’État dans l’éducation et sa conversion progressive aux principes du Nouveau management public. Il permet aussi de comprendre l’importance des discours idéologiques dans les transformations de l’école mais aussi les processus variés de traduction des rhétoriques politiques dans les pratiques institutionnelles.

10Romuald Normand

11UMR Éducation et politiques (INRP-Lyon 2)

Annette Gonin-Bolo, 2007, Parcours professionnels. Des métiers pour autrui entre contraintes et plaisirs, Belin (Perspectives sociologiques), 218 pages

12“Parcours professionnels”, “métiers pour autrui”, “contraintes et plaisirs”, la terminologie utilisée dans le titre de cet ouvrage collectif dirigé par Annette Gonin-Bolo place d’emblée le lecteur au cœur des problématiques des recherches présentées.

13La notion de parcours annonce que les identités professionnelles analysées ne sont pas figées dans un système statutaire ou très strictement normé, mais sont au contraire le produit d’une construction dans la durée et sont susceptibles d’évoluer. “Pour autrui” indique qu’il s’agit d’activités supposant une relation aux publics qui n’est pas seulement fondée sur un service rendu, marchand ou non, mais qui implique le professionnel dans un échange à dimensions éthiques et psychologiques. Il s’agit en l’occurrence de l’enseignement, de la formation d’adultes, de l’encadrement sportif, du travail social et des métiers artistiques. Enfin, l’emploi du mot “plaisirs” souligne combien ce mode d’implication dans une activité professionnelle met en jeu l’affect des acteurs et leur rend difficiles les formes de distanciation protectrice qu’autorisent d’autres modes d’exercice d’un métier.

14Ces caractéristiques des métiers étudiés, telles qu’elles viennent d’être très schématiquement présentées, sont représentatives de l’évolution de l’ensemble des emplois qu’observe depuis une trentaine d’années la sociologie du travail. Individualisation des tâches, auto-évaluation, importance des normes implicites, écart entre travail prescrit et travail réel, fluctuation des situations de travail, sont des réalités depuis longtemps à l’œuvre dans les métiers de l’enseignement, de la formation, du travail social ou de l’art, mais elles touchent aujourd’hui un large spectre d’emplois. Dans une société désormais profondément marquée par le paradoxe de l’idéal individualiste d’“être soi-même” face aux exigences de productivité très contraignantes d’un marché du travail instable, des métiers qui ont toujours demandé une forte implication individuelle dans des conditions d’exercice partiellement imprévisibles deviennent particulièrement représentatifs du monde du travail contemporain. Comme le dit la très pédagogique introduction d’Annette Gonnin-Bolo, “les individus pris en compte dans ce livre sont tous, diversement, en quête d’une identité satisfaisante, porteuse de plaisir au travail et ceci malgré des situations difficiles, voire éprouvantes”.

15On n’est donc pas surpris qu’au-delà de la perspective interactionniste globalement revendiquée, Gonin-Bolo fasse particulièrement référence à Dubar, par ailleurs auteur de la postface de l’ouvrage, pour le cadre théorique de cet ensemble de recherches. Son concept de “double transaction”, biographique et relationnelle, a précisément été forgé pour rendre compte de la construction des identités professionnelles et des différentes formes qu’elles recouvrent dans la durée. Entre l’identité héritée et l’identité visée, entre l’identité revendiquée pour soi et celle attribuée par la situation professionnelle, les individus mènent une quête qui détermine leur choix, leurs réactions aux contraintes, les bifurcations de leurs itinéraires et, au final, leurs souffrances ou leurs plaisirs.

16Ce cadre théorique impose la biographie individuelle comme base de travail pour le sociologue. Un total de vingt-cinq biographies, construites à partir d’entretiens semi-directifs, a donc été retenu par les dix auteurs de ce livre. Ces biographies ont été constituées à des moments différents des trajectoires des acteurs, depuis le tout début de la carrière de certains jusqu’aux dernières années d’activités professionnelles pour d’autres. Elles ont été analysées selon les principes d’une démarche compréhensive, c’est-à-dire en évitant d’enfermer la subjectivité des discours dans une interprétation exclusivement référée aux cadres théoriques des chercheurs. Comme l’écrit Gonin-Bolo, “chaque chercheur est toujours en tension entre la fidélité à la parole du sujet et l’organisation nécessaire des données de façon à leur donner une portée plus générale”.

17Il peut dès lors paraître difficile de tenter de dégager de ces huit études des résultats d’ensemble. La diversité des champs professionnels concernés, la démarche compréhensive des auteurs et leur prudence dans l’interprétation ne facilite pas l’élaboration d’une synthèse, d’autant que la dernière étude, consacrée à deux jeunes filles qui choisissent une profession du bâtiment et sont confrontées à un univers presque exclusivement masculin, tend à élargir un peu plus l’éventail des problématiques abordées. Le lecteur est donc d’abord tenté de se plonger dans les récits biographiques ou autobiographiques dans le cas des extraits d’entretiens. Comme pour un roman, il tend à s’identifier plus ou moins à tel ou tel personnage. Identification d’autant plus facile que les récits sont bien écrits et que, parmi les trajectoires décrites, il y a de fortes chances que l’une ou l’autre renvoie à des fragments du propre parcours du lecteur.

18Il serait néanmoins réducteur de ne retenir de ce livre qu’une suite de récits biographiques exemplaires d’une multitude de réalités sociales trop disparates pour relever d’essais d’interprétations plus globales.

19De fait, une première ligne directrice apparaît assez clairement à la lecture de ces biographies : c’est le poids des familles dans la détermination des parcours professionnels. Agnès, la jeune professeure de lettres dont les parents sont enseignants, affirme n’avoir “jamais voulu faire ça”, mais ne cesse de faire référence à sa famille au cours de l’entretien (Guibert, Lazuech & Rimbert). Les très catholiques parents de Benoît l’ont orienté vers l’animation sociale et culturelle (Pottier). Bénédicte, la monitrice de voile, appartient à une famille de marins et se dit “née dans un bateau” (Duceux). Claudine, la musicienne, dit avoir toujours été “passionnée” et avoir “d’énormes prédispositions”, mais aussi avoir été poussée par son père (Burban). Cette forte influence familiale sur les choix professionnels n’a en soi rien de vraiment étonnant, même si on peut être un peu surpris de son importance compte tenu de ce qu’on sait par ailleurs de l’autonomie des sociabilités adolescentes, qui devrait a priori réduire l’influence des parents à l’âge où les premiers choix d’orientation professionnelle s’opèrent.

20Mais ce qui est le plus significatif dans cette permanence des déterminismes familiaux, c’est la manière dont ils agissent. Il ne s’agit en effet pas de reproduction mécanique des statuts sociaux, mais plutôt d’un jeu complexe d’interactions entre les représentations d’eux-mêmes que se sont construites les acteurs et les différentes formes d’injonctions émises par la famille. Autrement dit, on est bien dans le modèle de la transaction entre identité héritée et identité visée dont parle Dubar. Transaction qui peut jouer dans un sens inattendu, comme en témoigne la biographie de François, le professeur d’éducation physique de 51 ans, pour qui les rôles s’inversent : ce n’est pas son père mais son fils, lui-même enseignant d’EPS, qui, en l’accusant d’immobilisme, l’oblige à questionner son positionnement professionnel (Perez-Roux). Plus classiquement, Arthur, informaticien reconverti dans la danse, exprime sa dette aux parents dans un registre psychologique : “j’ai cette sensation d’avancer beaucoup plus vite quand y a un truc que t’as à prouver à tes parents” (Delalande). L’accomplissement de la transaction peut aussi bien passer par la conformité avec la demande parentale que par le choix de se démarquer d’une des composantes de l’identité familiale, comme le montre la relative fierté de Jean-Michel, instituteur devenu directeur d’une base de loisirs nautiques, qui insiste sur l’originalité de son choix de la voile comme activité sportive dans une famille totalement étrangère aux sports nautiques (Duceux). La transaction peut aussi être l’occasion du renforcement d’un lien affectif, comme dans le cas de Betty, qui affirme reconnaître dans son choix professionnel de la peinture en bâtiment l’influence d’une grand-mère qui lui a transmis “l’amour des couleurs” (Ortega). Mais ce qui compte ici, c’est bien qu’avant l’inévitable confrontation entre l’identité pour soi et celle imposée par le contexte professionnel, l’étape de la transaction entre l’identité héritée et l’identité visée semble incontournable.

21Or la permanence de ce jeu autour de la continuité ou de la rupture avec l’identité familiale est un des indicateurs de ce qui constitue la seconde ligne directrice de ce livre.

22On voit bien en effet que si la transaction entre identité héritée et identité visée est à la fois aussi complexe et aussi importante, c’est que les acteurs interrogés refusent de subir les choix d’orientation professionnelle et cherchent à en maîtriser les processus de décision. Ils n’acceptent ni la logique de reproduction mécanique du statut familial ni celle d’une soumission aux contraintes d’un marché de travail pourtant très peu ouvert. Au contraire, les parcours professionnels présentés ici montrent à quel point les acteurs sont très personnellement investis dans la construction de leur identité professionnelle et cherchent sans cesse, à “donner un nouveau sens à leurs pratiques et à réorienter leurs finalités professionnelles pour maintenir, sans qu’il y ait pour autant une reconnaissance effective des institutions, une conception personnelle et pourtant partagée de leur activité” (Duceux). Ainsi, pour ceux qui reprennent une formation en cours de carrière, il ne s’agit pas seulement de satisfaire une ambition de promotion ou de sortir d’une impasse professionnelle, mais aussi d’améliorer ses compétences individuelles, de mieux se connaître, de modifier l’image de soi, comme l’exprime très explicitement Claire, éducatrice spécialisée : “la formation c’est quelque chose de particulier où tu dois te sentir en sécurité, où tu dois pouvoir détricoter des choses de ta personne, car c’est très lié le personnel et le professionnel” (Bourbon-Roger). Cette recherche d’un sens identitaire personnel dans l’activité professionnelle se lit également à travers le désir souvent visible dans les biographies de trouver de nouvelles sources de motivation, comme en témoigne Sylvie, conseillère en économie familiale et sociale : “on commence à tourner en rond au niveau de l’équipe, il n’y a plus de rebondissements, plus de nourriture, une équipe qui commence à souffler” (Bourbon-Roger).

23Dans une telle logique d’investissement identitaire, on s’attend évidemment à ce que la revendication de reconnaissance soit fortement exprimée, comme l’ont montré de nombreux travaux sociologiques de ces dernières années. Or si la revendication est bien au rendez-vous, plusieurs des recherches présentées ici montrent que la reconnaissance des pairs ou du public semble aussi importante que celle des institutions. Certes, il y a bien le cas d’André, professeur d’EPS qu’une remise en cause par les autorités institutionnelles a conduit à quitter l’enseignement (Perez-Roux). Mais la majorité des acteurs interrogés ressemble plutôt à Philippe, ce jeune professeur arrivé en Picardie : “On a pu créer des liens forts quand même avec les collègues. (…) Donc on se crée des liens comme ça professionnels, affectifs, à la fois professionnels et amicaux” (Guibert, Lazuech & Rimbert). Ce qui conduit d’ailleurs Guibert, Lazuech & Rimbert à nuancer la notion de rupture générationnelle évoquée, en ce qui concerne les enseignants, par d’autres recherches, le maintien d’une transmission locale des valeurs et des pratiques leur semblant encore déterminant.

24En définitive, on a l’impression à la lecture de ces textes que de la transaction avec leurs identités héritées à la transaction avec les identités imposées par leurs milieux professionnels, les acteurs interrogés semblent ne pas quitter le registre de l’intimité. Le travail prescrit et les injonctions institutionnelles, souvent instables et parfois paradoxales, sont reconnus comme sources de souffrances collectives possibles. Mais c’est dans des démarches de réorganisations identitaires locales, dans des “interactions de proximité” pour reprendre l’expression de Gonin-Bolo, que les acteurs cherchent prioritairement à résoudre ces tensions. Elle y voit une tendance “épicurienne” à rechercher avec sagesse une cohérence identitaire ici et maintenant. Mais comme elle le souligne elle-même, Épicure a produit sa philosophie au moment du déclin de l’idéal politique de la cité grecque. Pour citer un philosophe plus contemporain, on pourrait donc se demander si devant “le désenchantement du monde”, les acteurs interrogés ici ne recherchent pas une forme de réenchantement individualiste.

25Vincent Troger

26IUFM des Pays-de-la-Loire

Régis Malet, 2008, La formation des enseignants comparée, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, Frankfurt am Main, Peter Lang (Komparatische Bibliothek), 258 pages

27Ce livre propose une approche de la formation des enseignants du second degré, en Angleterre et en France mais également en Écosse, ce dernier pays servant d’utile point de comparaison pour percevoir les spécificités et les dynamiques des deux premiers cas, beaucoup plus largement traités. Après une introduction qui brosse un tableau des transformations endogènes et exogènes des deux systèmes éducatifs et de la mise sous tension des identités d’enseignants qu’elles suscitent, l’auteur propose une comparaison des systèmes formatifs des deux pays. Il s’intéresse tout d’abord au devenir professionnel de leurs enseignants, puis à l’apprentissage professionnel et aux collectifs professionnels. Dans un post-scriptum (“Pourquoi comparer ?”), il se livre à une réflexion de caractère épistémologique sur les finalités mêmes du comparatisme. La conclusion revient sur des opérateurs centraux de l’ouvrage (le point de vue, la relation, le territoire) et inscrit la tâche de médiation scientifique au cœur des préoccupations du comparatiste en éducation.

28L’ouvrage de Régis Malet paraît dans la Bibliothèque d’études comparatives que dirige Jürgen Schriewer chez Peter Lang et dont la quasi-totalité des titres sont en anglais ou en allemand. C’est dire l’originalité d’une telle publication au sein d’une recherche française très peu ouverte à la comparaison internationale. Cette carence est d’autant plus surprenante que, comme le montre l’auteur de façon convaincante, le comparatisme n’est pas un supplément de recherche auquel on se livrerait une fois achevées les recherches “ordinaires”, mais une manière de pousser plus loin l’activité de comparaison inhérente à la démarche de recherche, par nature attentive à se dégager de la contingence de l’empirie et de l’aveuglement qu’elle peut engendrer. Elle peut cependant assez largement s’expliquer par les difficultés à trouver des modalités de comparaison renouvelées en phase avec les évolutions sociétales contemporaines. Vouloir comparer aujourd’hui les institutions de différents pays implique en effet qu’on sorte du modèle “natiocentriste” pour qui le comparatisme sert surtout à savoir qui nous sommes et du relativisme postmoderne pour qui, tout étant désormais singulier, rien n’est plus comparable. Régis Malet s’inscrit ici dans la voie étroite mais prometteuse qui, entre un fonctionnalisme qui suppose abusivement l’identité des phénomènes comparés d’un pays à l’autre et un culturalisme qui postule, sous les différences nationales, une continuité culturelle, propose une approche “sociétale”, selon la typologie proposée par Maurice (1989), qui ne souhaite donner la prééminence ni au système ni aux acteurs et s’intéresse en priorité à la construction du social avec ce qu’elle implique de même et d’autre.

29La posture ethnographique et constructiviste revendiquée paraît tout à fait adéquate au projet de sortir d’une vision de l’autre historiquement instituée par la modernité et le sentiment d’appartenance nationale. Il devient ainsi très réducteur de procéder à des cumuls de données statistiques hermétiques à l’ancrage historique et culturel des faits comparés qui supposent abusivement l’identité de signification entre les objets pris en compte. Il faut donc, selon l’auteur, renoncer à “la” méthode et clarifier en permanence la nature des outils mis en œuvre par les chercheurs ou les communautés de chercheurs pour prétendre à une cumulativité des recherches. Cette stratégie comparative centrée sur les cas procède à un investissement approfondi des unités de comparaison, qui peuvent être des organisations, un ensemble de sujets engagés dans une activité sociale ou professionnelle dans des contextes éducatifs ou de formation spécifiques, un corpus documentaire, un dispositif ou un curriculum de formation. Il s’agit d’opérer des rapprochements entre des discours, des phénomènes, des dynamiques professionnelles ou organisationnelles, en étant attentif aux arrière-plans culturels, politiques et historiques qui peuvent éclairer, si ce n’est expliquer, les variations entre les cas observés. Ces variations constituent dès lors les sources de la connaissance comparative. Appliquée aux questions de la formation, cette méthode, qui veut s’inscrire dans la lignée des Novoa, Schriewer ou Watson, vise moins à caractériser qu’à mettre en relation, entre les pays et à l’intérieur de chacun d’entre eux, les mondes scolaires et enseignants saisis à différentes échelles.

30Un tel travail passe obligatoirement par la construction du cadre macrosocial et historique dans lequel s’inscrivent nécessairement les phénomènes étudiés. Si la formation des enseignants est devenue un objet qui intéresse autant la recherche en éducation, c’est qu’elle met en jeu des tensions identitaires fortes chez les enseignants des pays étudiés. L’intégration des systèmes éducatifs dans des ensembles politiques supranationaux, la diffusion de principes organisationnels et de référentiels communs en matière scolaire, les modifications profondes des formes contemporaines de construction des identités et d’organisation de l’activité éducative n’y sont pas étrangers. Dans les deux contextes nationaux on assiste ainsi à une érosion de la fonction de donation de sens des institutions, qui met à l’épreuve les identités enseignantes. En formation, un même processus international promeut l’alternance, l’accompagnement, le conseil, le tutorat, l’analyse de pratique. Dans la plupart des contextes nationaux sont apparues des formes de régulation de l’action éducative convergentes : une valorisation de l’établissement scolaire, cadre de référence organisationnel pertinent de l’action éducative ; une conception plus ample d’un travail éducatif assumé par une communauté éducative élargie ; une approche plus concertée et participative des formes de travail ; une conception moins linéaire de la carrière des professionnels de l’éducation. Régis Malet s’attache à montrer, dans des analyses d’une grande subtilité qu’il n’est pas possible de reproduire fidèlement dans le cadre d’une note de lecture, la dialectique qui s’instaure entre les différentes circonstances de manifestation de ces phénomènes.

31Car si les pressions évoquées convergent, elles ne suscitent pas une homogénéisation des solutions mises en œuvre. C’est par exemple le cas de l’entrée dans le métier. Le modèle “épistémocratique” de la formation suscite ainsi plus de crispation chez les jeunes Français qui vivent une discontinuité entre une préconception mythifiée de l’enseignement et la découverte d’un métier qui conduit à une décentration que le pragmatisme anglais qui valorise traditionnellement la dimension socio-éducative, les activités péri-éducatives et facilite le rôle dans et hors la classe appelé aujourd’hui par la massification des systèmes éducatifs. De la même manière, les pratiques usuelles de formation par mentorat et tutorat en Grande-Bretagne prédisposent aux formations par alternance alors que les IUFM peinent à articuler les apports disciplinaires et la culture professionnelle des conseillers pédagogiques. La gouvernance par le collectif trouve aussi en Angleterre des appuis historiques plus solides qu’en France où s’exprime très fortement un attachement à l’indépendance du praticien dans sa classe. Pour autant, les évolutions en cours confrontent les jeunes enseignants des deux pays à des conflits de rôle du même ordre, l’année de stage leur présentant un condensé des épreuves professionnelles auxquelles est confrontée l’activité enseignante au-delà de la période de formation initiale. Pour s’en tenir au seul cas de l’apprentissage professionnel, les jeunes Anglais, pris dans des impératifs croissants d’évaluation et d’accountability, font l’épreuve d’une désuniversitarisation croissante de la formation et d’une procéduralisation des dispositifs de formation qui met à l’épreuve les partenariats construits de longue date entre les universités et les écoles. Dans les deux pays se manifestent des résistances locales qui, par leur demande contradictoire de davantage d’apport du terrain pour l’un ou de formation universitaire pour l’autre, expriment les mêmes turbulences identitaires.

32Comme tous les (rares) travaux comparatistes, celui-ci demande au lecteur une grande mobilisation intellectuelle pour intégrer les données relatives aux différents contextes pris en compte, que Régis Malet fournit avec le souci de s’en tenir à l’essentiel. Mais la plus grande difficulté, elle aussi inhérente au genre, est sans doute celle qui renvoie à la vertigineuse question du même et de l’autre, posée au moins depuis le Parménide de Platon… L’opposition entre centralisation et décentralisation n’a ainsi pas le même sens en France et en Angleterre. Alors que les enseignants anglais manifestent souvent leur crainte d’un mouvement de recentralisation qui vise à reprendre le contrôle de l’école en affaiblissant les prérogatives du niveau politique intermédiaire, les enseignants français peuvent voir dans le mouvement inverse de décentralisation et déconcentration un désengagement de l’État qui livre l’école aux lois du marché. Héritière d’une culture préservée de l’univers marchand, la France résisterait mieux aux tendances observées dans d’autres contextes nationaux, même si cette différence persistante n’est pas exclusive d’un phénomène d’hybridation par des principes d’inspiration managériale, trace d’un processus à l’œuvre que la recherche tente de saisir. Celle-ci le fait d’autant plus, et de façon paradoxale, qu’en compliquant la comparaison avec l’évocation du cas écossais, où la responsabilisation du groupe professionnel ne se paie pas d’une coupure avec son enracinement universitaire, on accède à une compréhension plus essentielle des dynamiques en cours qui permet d’en mieux saisir les singularités nationales et intranationales. Au fond, la devise adoptée par l’auteur lorsqu’il affirme, reprenant les propos sceptiques d’un auditeur d’une de ses conférences que : “ça n’a rien à voir”, est emblématique d’une démarche qui montre que, si c’est le cas, c’est précisément parce qu’on est en train de comparer les réalités auxquelles on dénie paradoxalement toute ressemblance.

33Ce livre dense donne beaucoup à penser. Il est une tentative courageuse de frayer la voie à des recherches comparatives fréquemment appelées par la communauté des chercheurs en éducation et rarement conduites. Il prend le risque de donner des éléments d’information sur des systèmes éducatifs pas toujours bien connus des lecteurs français, de les soumettre à des analyses qui tentent d’en dégager l’essentiel de l’accessoire. Il propose aussi une épistémologie du comparatisme et se place ainsi sous l’œil critique de ses lecteurs qui peuvent juger sur pièces. Les perspectives ouvertes appellent bien évidemment des questions. On aimerait par exemple avoir davantage de précisions sur la manière dont tel ou tel contexte est mobilisé pour expliquer un phénomène. Les “imaginaires sociaux” ou “mythes” professionnels auxquels il est fait souvent allusion n’ont-ils pas eux-mêmes des racines qu’il faudrait tenter de montrer ? Ne pourrait-on faire un pas vers les explications spatio-temporelles d’un Giddens, auquel se rattache l’auteur ? En envisageant par exemple que la vision de l’école des enseignants français s’alimente largement à la mission de justice qui lui a été historiquement assignée ou que la mobilité spatiale des professeurs du secondaire serait à prendre en compte pour expliquer leur rapport particulier au territoire. On pourrait aussi souhaiter que, dans des publications ultérieures, Régis Malet, par-delà le déclaratif qu’il recueille à travers entretiens et récits de vie, regarde aussi les pratiques d’enseignement et de formation. Car –et c’est encore un des aspects dérangeants, donc vital pour la recherche, de son travail– il nous dit lui-même que les jeunes enseignants anglais interviewés manifestent moins d’acrimonie que leurs homologues français vis-à-vis de la formation… mais dans une tradition où le principe de retenue semble plus établi que de ce côté-ci de la Manche.

34Patrick Rayou

35Essi-Escol, Université Paris 8

36Références bibliographiques

37MAURICE M. 1989 “Méthode comparative et analyse sociétale. Les implications théoriques des comparaisons internationales”, Sociologie du travail-XXI-2, 175-191

Pierre Merle, 2007, Les notes. Secrets de fabrication, Paris, PUF (coll. Éducation & société), 182 p.

38À une professeure de philosophie invitée au journal télévisé de 13 h pour commenter les dernières épreuves du baccalauréat, la présentatrice posa la question de la fiabilité des notes de philosophie dont il était dit qu’elle faisait l’objet de quelques doutes. La présentatrice se vit alors rétorquer illico : « C’est une légende ! ». Volonté de couverture d’un système qui repose sur le mérite, donc sur la validité des notes ? Réaction cherchant à ne pas laisser pointer ses doutes face à une audience aussi large ? Ou tout simplement non-connaissance des travaux traitant de cette question ?

39Pourtant, les professeurs interrogés par Pierre Merle laissent poindre bien des doutes sur la qualité de leurs notations. Certes pas tous. Et certains, choqués, ont écourté l’enquête. Mais nombreux sont ceux pour qui on pourrait se demander s’ils ne sont pas pris dans un travail, difficile, de réconciliation permanente entre une mission méritocratique et une sorte d’impossibilité à la réaliser dans les faits. Ce n’est sans doute pas la moindre des qualités de cet ouvrage que d’avoir su « faire parler » les enseignants à propos de la fabrication de la note, ce moment si important et en même temps si secret. Sans doute la proximité de l’auteur avec les personnes interrogées (il était lui-même enseignant du secondaire au moment de l’enquête) n’est-elle pas étrangère à cette qualité de parole finalement obtenue, témoins les « tu » qui émaillent les discours. De pair à pair, des choses peuvent se dire comme entre personnes qui partagent les mêmes secrets, mais surtout les mêmes doutes, les mêmes contraintes.

40L’ouvrage de Pierre Merle n’est pas à proprement parler un nouvel ouvrage. Il s’agit d’une version révisée, actualisée et augmentée d’un ouvrage précédent de l’auteur, paru en 1996, aux Presses Universitaires de France mais dans une autre collection, sous le titre L’évaluation des élèves. Il aurait été possible de faire la note critique de cet ouvrage en commençant par détailler par le menu ce que cet ouvrage ajoutait par rapport au précédent. Ce n’est pas la solution que j’ai retenue, qui m’a semblé fastidieuse et vaine. Puisque l’ouvrage se présente sous un nouveau titre, prenons-le comme un nouvel ouvrage, d’autant qu’il est pourvu d’une belle unité.

41Le but de l’auteur est de nous emmener dans les arcanes de la fabrication des notes, là où se fait, parfois se défait, et souvent ne se fait jamais l’excellence scolaire. Pour cela, il ne nous emmène pas seulement dans le quotidien professoral de la correction et du rendu des devoirs sur table, mais aussi dans les coulisses du baccalauréat, là où se décident les sujets d’examen, dans l’intimité de la correction des copies, et derrière le rideau des oraux de cet examen.

42L’étude de la notation, depuis les travaux pionniers de docimologie, ne laisse pas de poser de sérieuses questions. Tous ceux qui connaissent ces travaux ne peuvent être que frappés (atterrés ou rassérénés) par le flou qui accompagne la note, qui faisait dire à Piéron que « pour prédire la note d’un candidat, il vaut mieux connaître son examinateur que lui-même ! » (1969, 24). L’enquête de Pierre Merle, bien que beaucoup plus récente, nous plonge pourtant dans le même type de constat, mais va plus loin car il ne s’agit pas seulement d’étudier la note dans ses qualités métrologiques, mais d’en saisir la logique de fabrication.

43L’ouvrage se compose de trois parties. La première, sous le titre « La fiche de renseignements sur l’élève », a en fait pour fonction de nous amener, à travers l’utilisation du livret scolaire, du dossier scolaire, ou de leur non-utilisation, à étudier les processus par lesquels s’élabore une sorte de préjugement des enseignants sur les élèves. Cela permet à Pierre Merle de nous livrer les comportements de trois catégories d’enseignants et de nous faire une petite histoire, intéressante, du livret et du dossier scolaires. Le premier contient uniquement des renseignements sur le passé scolaire des élèves tandis que le second contient aussi des renseignements sur la famille. Au travers des pratiques de la petite fiche à remplir que, d’après l’auteur, la grande majorité des enseignants donnent en début d’année, on repère globalement que certains ne demandent que des renseignements scolaires (modèle du livret), d’autres des renseignements scolaires et familiaux (modèle du dossier), d’autres enfin, beaucoup plus rares, ne demandent rien (modèle de l’élève sans histoire). Ces petites fiches individuelles véhiculent des informations qui ont toute chance d’influencer le jugement des enseignants, former des attentes qui risquent de se transformer en prophéties autoréalisatrices. Les enseignants ne sont pas nécessairement dupes de ce fait et ceux qui ne demandent rien le font justement dans le but d’éviter d’être influencés par des informations qui n’ont rien à voir avec les performances réelles des élèves.

44La deuxième partie, intitulée « La note dans le quotidien de la classe », nous fait pénétrer dans le fonctionnement quotidien de la classe, dans cette « relation obligée » entre un enseignant et des élèves qui ne se sont pas choisis mais vont devoir travailler ensemble pendant une année. Pierre Merle montre combien la note, loin d’être un seul instrument de mesure, est aussi un élément fondamental de la relation pédagogique. Il montre combien les enseignants doivent en permanence ajuster leur notation pour qu’elle ne soit ni trop élevée, ni trop basse. Satisfaire à l’équité, récompenser les efforts, punir le relâchement, être dans la norme de l’établissement, contenter élèves et parents. Cette partie donne surtout à voir les arrangements au quotidien, qu’ils soient implicites ou explicites, donnant parfois lieu à de véritables négociations et arrangements autour de la note. Il s’agit ici du cœur de l’activité enseignante, tout comme il s’agit du cœur du présent ouvrage (ce qui était déjà le cas dans l’ouvrage précédent). Cette partie est très instructive. On regrettera toutefois l’absence de quelques références, tels que les travaux de Chevallard (1986), qui avaient déjà montré la fonction didactique de transaction de la note et dont l’auteur aurait pu tirer profit.

45La troisième partie, intitulée « Le baccalauréat : la fabrication des résultats », vise à montrer que les résultats de cette vénérable institution qu’est le baccalauréat sont aussi le produit d’une fabrication. Celle-ci commence avec la fabrication des sujets d’examens, de leur choix, de la constitution du barème de correction, puis du mode de notation, en particulier avec le malaise laissé par la notation des épreuves orales, dont les enseignants perçoivent le caractère approximatif, voire douteux. L’auteur s’attarde aussi sur les différences de sévérité entre les académies, mais sur ce point les analyses sont moins convaincantes. Le nombre de correcteurs choisis par académie est tellement faible (parfois seulement deux correcteurs d’une académie et deux dans une autre) qu’on se demande comment l’auteur peut inférer des conclusions aussi générales, à savoir que telle académie serait plus sévère que telle autre. L’argumentaire se termine avec les délibérations des jurys qui rattrapent ou ne rattrapent pas les candidats en fonction notamment du livret scolaire, qui lui-même est soumis à des interprétations (l’élève vient-il d’un lycée sévère ou non ?…). Pourtant, le baccalauréat n’est pas fondamentalement remis en cause. Il est même jugé valide dans l’opinion commune. Parce qu’il est méritocratique ? Parce qu’il est une mesure juste de la valeur scolaire des candidats ? L’auteur avance une autre interprétation : le baccalauréat n’est pas remis en cause dans la stricte mesure où il ne produit pas de surprises. Et pour cause : l’examen du livret scolaire dans les phases de délibérations veille à cela ! Au-delà de son aspect démonstratif de fabrication des résultats, qui est la thèse de l’ouvrage, cette partie présente aussi un intérêt descriptif pour tous ceux qui veulent savoir comment sont organisées les épreuves du baccalauréat.

46Au total, ce livre représente un ensemble homogène d’analyses et de réflexions sur la notation et offre l’intérêt d’ouvrir sa problématique à d’autres espaces que le strict quotidien de la classe. Peut-être pourrait-on trouver un peu trop d’insistance sur le côté « fabrication » de la note, qui donne parfois un aspect quelque peu « dénonciateur » à l’ouvrage. Comment, en effet, pourraient-elles ne pas être fabriquées ? La lampe est davantage braquée sur les divergences que sur les convergences de notation. Ainsi, dans la présentation des notes, il est généralement fait état des différences entre les notes (entre plusieurs correcteurs d’une même copie, par exemple). Mais des études corrélatives seraient aussi instructives et montreraient sans doute qu’au-delà des différences (qu’il est certes fondamental de pointer !), des corrélations positives existent. On pourrait aussi se demander si l’enquête, c’est-à-dire le recours aux discours des enseignants, est la seule voie d’accès aux biais et fluctuations de la notation. À cet égard, l’auteur étaye fort justement certaines de ses argumentations sur des travaux statistiques. Reste tout le non-dit, c’est-à-dire ce qui n’est pas dit par les enseignants, qui surdétermine en quelque sorte leur pratique, et que d’autres méthodes pourraient révéler.

47Une manchette journalistique pourrait tout à fait titrer : « Un ouvrage à déconseiller à tous ceux qui veulent garder la foi en la valeur inébranlable de la note comme mesure et de l’École comme méritocratie ». Les autres y trouveront une analyse pertinente d’un des rouages fondamentaux sur lesquels s’appuie l’École, qui fait son quotidien et qui légitime son action. En espérant que cela contribue à une plus grande clairvoyance vis-à-vis du système scolaire, voire à son amélioration.

48Pascal Bressoux

49LSE, Université de Grenoble

Phyllis Dalley & Sylvie Roy, 2008, Francophonie, minorités et pédagogie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 331 pages

50L’ouvrage coordonné est autre chose qu’une collection d’articles sur le thème des langues minoritaires dans la variété planétaire de la francophonie. Fruit du séminaire de l’été 2004 du Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne, ce recueil propose ce que Phyllis Dalley appelle une “sociolinguistique du changement” (8). Étayée par les résultats de la sociolinguistique socialement située, la démarche se fonde sur un effort de théorisation des pratiques langagières en milieu scolaire pour promouvoir de nouvelles pratiques.

51L’organisation interne de ce volume de 331 pages épouse la démarche de la sociolinguistique du changement.

52La première partie, intitulée “Production du savoir”, vise à mieux comprendre les rapports éducatifs et pédagogiques au sein des groupes minoritaires. L’enseignement de la langue minoritaire apparaît comme un outil identitaire, dans la mesure où l’apprenant doit obtenir du groupe majoritaire la reconnaissance de son identité. Quatre situations sont tour à tour présentées : la formation des professeurs de langue et culture corses (Dominique Foata), la scolarisation des enfants nouvellement arrivés en France (Nathalie Auger), le rôle des enseignants franco-ontariens face à une grande diversité linguistique (Diane Gérin-Lajoie), la scolarisation des Inuits du Grand Nord canadien (Michelle Daveluy), et les enjeux du choix que font les couples de parents linguistiquement mixtes de faire ou non poursuivre l’étude de la langue minoritaire par leurs enfants au Yukon (Phyllis Dalley & Hélène Saint-Onge).

53La deuxième partie de l’ouvrage, sous le titre “Conséquences pour la salle de classe”, étudie les applications de la recherche sociolinguistique. Tournant le dos aux préconisations d’une pédagogie ignorante des relations de domination linguistique, les trois études illustrent autant de tentatives de mise en valeur des diversités par l’inclusion des savoirs linguistiques et sociaux, autour des questions suivantes : Comment réduire en classe l’insécurité linguistique des élèves en milieu minoritaire au Nouveau-Brunswick (Annette Boudreau, Lise Dubois & Véronica d’Entremont) ? Comment équilibrer les objectifs de l’enseignement d’une langue régionale en tenant compte de la conscience précoce du contexte sociolinguistique chez les jeunes enfants d’une école bilingue (Alexandra Jaffe) ? Quelle est la place de la variable sociolinguistique dans l’enseignement du français, langue-culture des élites urbaines au Maroc (Rachid Arraichi) ?

54Mêlant praticiens et chercheurs, la troisième partie, intitulée “Propositions et appropriation : de la théorie à la pratique”, passe à l’action, en informant directement les enseignants des acquis de la sociolinguistique et de l’ethnographie. La première contribution étudie les étapes de l’intégration de l’ethnographie critique en classe par une étudiante ayant participé au séminaire d’été du Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne (Sylvie Roy) ; la deuxième illustre l’emploi pratique de l’ethnographie par un couple linguistiquement mixte (Linda Arsenault) ; la troisième recense les conditions pédagogiques favorables à la sécurisation des élèves en milieu minoritaire francophone (Phyllis Dalley) ; la quatrième applique ces principes en proposant une unité pédagogique au primaire et au secondaire (Sonia Houle & Annie Dansereault). Une brève conclusion synthétise les idées qu’on peut tirer de toutes ces études en faveur d’une sociolinguistique du changement (Sylvie Roy & Phyllis Dalley).

Reconnaître les rapports de pouvoir entre communautés linguistiques à l’école

55L’un des fils conducteurs de toutes les contributions est la reconnaissance des rapports de domination linguistique, qui s’invitent en classe et influencent les apprentissages.

56Diane Gérin-Lajoie montre qu’au Canada, à l’extérieur du Québec, les francophones ont revendiqué leurs droits par le biais de l’école, qui joue le rôle de reproduction linguistique et culturelle pour un nombre grandissant d’élèves. Il en découle un sentiment de “mission linguistique ou de quasi-vocation” (69) de la part des acteurs de l’enseignement, qui fait converger sur l’école minoritaire de langue française les attentes des divers milieux d’intervention. Or les enseignants travaillent dans des structures inappropriées, qui ont été calquées sur le modèle des écoles françaises en milieu francophone majoritaire, comme si l’anglais n’exerçait aucune influence et comme si le public scolarisé ne présentait pas d’hétérogénéité de performance linguistique.

57En Corse, la situation paraît meilleure pour la langue régionale : les structures particulières ont été instituées. Mais Dominique Foata montre que l’enseignement de la langue corse en formation des maîtres est pénalisé par une série de microdécisions dont le cumul aboutit à minorer sa place alors que les enseignants se perçoivent comme les acteurs d’une invisible politique linguistique qui devrait mener “à l’élévation du statut de la langue corse” (41).

58D’autres embûches viennent contrarier la scolarisation des enfants nouvellement arrivés en France, “minorité francophone en devenir” (45) dans une conjoncture francophone pourtant majoritaire. Victimes d’une politique d’intégration à marche forcée mais peu soucieuse de valoriser les cultures d’origine et encore moins de les inclure dans l’éducation de tous les élèves, ces enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes ou orientés vers des classes pour enfants déficients.

59Au Maroc, la situation de l’enseignement du français minoritaire paraît totalement inversée, puisque que “ce sont paradoxalement les détenteurs de cette culture qui bénéficient grandement du système éducatif”. Langue-culture de l’élite urbaine, le français donne accès à “un réseau de communication large” (218) qui fait de lui, secondairement, le vecteur privilégié de la modernité. Au contraire, la majorité de la population scolaire, issue des milieux sociaux moyen et populaire, est scolairement handicapée, non par la seule non-maîtrise du français, mais parce que cette langue ouvre vers “un modèle de culture axée sur la communication” (218). La réponse pédagogique doit donc être cherchée à partir d’une reconnaissance de cette situation de domination sociale et culturelle.

60La reconnaissance des rapports de domination linguistique à l’école n’est pas nouvelle mais elle a le mérite d’être ici abondamment illustrée et sa répétition sous des latitudes et des climats fort variés, du Grand Nord canadien au soleil marocain en passant par les rivages de la Méditerranée, lui donne une force indéniable. La nécessité de tenir compte de ces inégalités, au lieu de prétendre les exclure de l’espace scolaire, est parfaitement démontrée.

De la recherche sociolinguistique à l’action éducative et pédagogique

61L’autre originalité de cet ouvrage est de faire descendre le chercheur de sa tour d’ivoire en lui demandant de préconiser des moyens d’agir.

62L’article de Boudreau, Dubois & d’Entremont rappelle le fondement théorique de l’insécurité linguistique, terme qui désigne, chez Labov notamment, la traduction linguistique des rapports de domination entre classes sociales. Pour réduire l’inhibition aux apprentissages, conséquence de l’insécurité linguistique chez certains élèves de l’Acadie étudiant le français, les auteurs proposent de faire évoluer les représentations de la langue enseignée en valorisant les variétés linguistiques, source de relativisation des différences. On retrouve chez Alexandra Jaffe la même idée de travailler à partir des variétés linguistiques, mais en insistant sur les fonctions attribuées aux langues dans la vie de classe. L’auteur montre que les enfants corsophones de naissance traînent avec eux l’idée qu’ils sont moins bons en français que les francophones de naissance, Or il s’agit d’une représentation erronée : dans une société où le français domine, les corsophones apprennent le français et le parlent rapidement aussi bien que les enfants francophones. Ce sont les fonctions attribuées à parité aux deux langues par l’école qui favorisent le dépassement de ces représentations.

63Les articles de la dernière partie tendent à bâtir un plan d’action. “Le personnel enseignant, écrit Sylvie Roy, doit travailler avec les élèves de façon critique, c’est-à-dire qu’il doit prendre conscience des enjeux sociaux reliés aux différences sociales […] et passer à l’action” (249). L’analyse des motivations et des doutes d’un couple de parents ayant choisi d’inscrire leurs enfants dans une école francophone en Alberta débouche sur la préconisation d’un accompagnement des parents par des activités péri-éducatives organisées par la communauté scolaire. Phyllis Dalley tente une synthèse des principes qui peuvent impulser la sociolinguistique du changement. Elle postule notamment que la langue est à la fois “symbole et outil de construction de la culture et de l’identité” (285). L’enseignant doit, selon elle, connaître la façon de se comporter, le code vestimentaire et la variété linguistique propre à chaque groupe qui compose sa classe, afin d’aider les élèves à s’identifier à leur communauté. Ce faisant, l’auteur assigne à l’École la mission de faire acquérir par les élèves la conscience de leur identité culturelle.

L’école et les identités

64Si, dans l’ensemble de l’ouvrage, le projet d’investir la recherche sociolinguistique d’une mission active au plan pédagogique est bien tenu, si, d’autre part, l’analyse préalable des rapports de domination entre groupes linguistiques et leurs effets sur la classe est convergente et pertinente en dépit des variables des situations décrites, un certain nombre de questions restent posées.

65Tout d’abord, l’omniprésence des situations de domination et leur dénonciation a tendance à aplatir certaines différences à propos du rôle attribué par l’État à l’école dans les pays concernés. Or, en France, l’impossible réconciliation entre l’unité nationale et la pluralité des cultures régionales, marquée par le refus de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires en 2000, tient à une conception de la nation qui empêche de reconnaître un sujet collectif autre que le peuple français. Toute appartenance à un groupe ou à une communauté, pour des raisons culturelles, linguistiques ou ethniques, est conçue sur le même mode que la nation, chaque groupe étant exclusif de tout autre. C’est pourquoi (ainsi que Nathalie Auger y fait référence page 46), la nation est sacralisée dans un indissoluble lien entre monoculturalisme d’État et citoyenneté. Dès lors, comment espérer que les responsables académiques de l’enseignement d’une langue régionale puissent confier à l’École républicaine française la mise en œuvre d’une “politique linguistique qui vise l’augmentation de l’usage d’une langue [minoritaire]” (161), présentée par Annette Boudreau & Lise Dubois comme allant de soi ? Le statut des cultures minoritaires dans le monde anglo-saxon est le fruit d’une tout autre histoire. Il n’est pas certain que les mêmes méthodes puissent connaître partout le même succès.

66Mais au-delà de la question de la francophonie, à quelles conditions et dans quel but l’École doit-elle conforter partout dans le monde la conscience des identités ? Nous savons que l’enseignement obligatoire s’est constitué dans de nombreux pays comme un instrument d’unification linguistique des peuples, pour engager un processus d’extraction des particularismes locaux ou religieux. S’il est juste de dénoncer les usages abusifs qui ont été faits du concept d’universalité au profit exclusif des identités nationales et de leurs visées impérialistes, il serait tout aussi abusif de nier que les identités peuvent devenir un piège lorsqu’elles incarnent le repli et le rejet de l’autre. N’oublions donc pas de dire que la reconnaissance des identités, qui sont le sel de l’humanité, source de ses plus belles richesses lorsqu’elles ne portent pas le refus de l’autre, s’inscrit dans la formation des citoyens du monde capables de saisir l’universalité de la condition humaine.

67Bruno Garnier

68UMR Éducation & Politiques (INRP-Université Lumière Lyon)

Stéphane Bonnéry, 2007, Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La Dispute, 214 pages

69Cet ouvrage s’intéresse à la façon dont se construisent les inégalités scolaires au quotidien. Il s’évertue pour cela à ouvrir la boîte noire en prenant pour objet les pratiques de classes et les différentes formes du travail scolaire. L’ouvrage se fonde sur une hypothèse centrale selon laquelle les inégalités scolaires ne préexistent pas à la scolarité, elles adviennent dans l’école. Pour argumenter cette démonstration, l’auteur développe une analyse en termes de confrontation des élèves à l’école qui articule une sociologie des activités de l’élève et une sociologie des dispositifs pédagogiques s’inspirant des apports de la didactique. L’ouvrage tire son originalité du dispositif méthodologique mis en œuvre. Le corpus est constitué d’un suivi d’élèves du dernier semestre de la classe de CM2 au second semestre de la classe de cinquième et d’observations des situations pédagogiques.

70Le premier chapitre intitulé “La difficulté intellectuelle dans le processus d’apprentissage”, s’appuie sur des études de cas d’élèves confrontés à la grande difficulté scolaire pour étayer la notion de malentendus sociocognitifs. Cette notion vise à éclairer la tension entre la propension des élèves à se conformer à des consignes scolaires et les attitudes cognitives permettant réellement de s’approprier les savoirs scolaires qui impliquent des dispositions plus réflexives. Bonnéry reprend à son compte ce champ conceptuel tout en l’enrichissant. Il s’intéresse notamment à un angle mort, jusque-là peu étudié, celui de la mise au travail des élèves. Selon lui, ces postures cognitives sont considérées par l’institution scolaire comme des prérequis et sont exigées implicitement des élèves sans être enseignées. Autrement dit, le travail scolaire réel commence là où finit la consigne édictée par l’enseignant, il ne peut en être la simple application.

71Les études de cas proposées démontrent de façon convaincante cette hypothèse. Les dispositifs pédagogiques sont minutieusement décortiqués et restitués avec finesse. Si l’auteur ménage la responsabilité des enseignants dans la production de ces malentendus, le corpus recueilli interpelle néanmoins le fondement de leurs pratiques. Celui-ci fait en effet apparaître que les enseignants engagent le travail des élèves dans une succession d’exercices et de tâches trop peu reliées entre elles, lorsqu’elles ne sont pas fortement morcelées. Le cheminement intellectuel attendu des élèves, en vue de l’acquisition des savoirs et des notions enseignées, n’est pas suffisamment explicité et formalisé. Les élèves sont mis en présence du savoir sans être suffisamment accompagnés dans une réelle démarche d’appropriation.

72Le second chapitre intitulé “Dispositifs pédagogiques et inégalités scolaires” s’intéresse aux situations politiques et institutionnelles dans lesquelles les dispositifs pédagogiques producteurs d’inégalités se sont développés. Bonnéry impute l’émergence et le développement de cette pédagogie implicite à l’allongement de la scolarité, qui s’est traduit par une élévation du niveau culturel et par la banalisation d’un ensemble de savoirs. Les références pédagogiques actuelles reposent essentiellement sur des démarches de découverte et d’expérimentation, sur des idéologies individualistes et anti-institutionnelles qui ont favorisé le développement de pratiques moins formelles en matière d’apprentissages. Pour l’auteur, les dispositifs d’enseignement à l’œuvre aujourd’hui sont, de surcroît, moins le produit de choix raisonnés que d’un empilement de modèles pédagogiques qui se sont succédé au cours de l’histoire du système éducatif. Cette “stratification pédagogique” complexe, parfois contradictoire, contribue à opacifier les savoirs, notamment pour les élèves des milieux populaires. Bonnéry renvoie ainsi dos à dos les pédagogies dites modernes, qui génèrent trop d’implicites, et les pédagogies traditionnelles, qui encouragent des attitudes de conformité.

73Le troisième chapitre intitulé “Les élèves entre l’école, la famille et les pairs” met en correspondance les normes éducatives développées au sein de ces différentes instances de socialisation, ainsi que leurs contradictions potentielles. Les élèves de milieux populaires intériorisent et valorisent la valeur travail influencés par le discours des parents. Paradoxalement, l’école ne relaie que faiblement cette disposition qu’elle considère comme un prérequis nécessaire, donc comme un allant-de-soi. Elle ne lui accorde pas la valeur vertueuse que les élèves en attendent. Certaines pratiques scolaires semblent même entrer en contradiction avec la valeur travail comme “appendre en jouant” ou “jouer pour apprendre”. Ce chapitre montre également les malentendus auxquels donnent lieu les différentes initiatives qui cherchent à rapprocher l’école de l’univers familier des élèves, de leur bain culturel, telles que l’utilisation de la vidéo ou le cours dialogué. Ces dispositifs pédagogiques entretiennent une vision dépréciative des élèves et encouragent une révision à la baisse des exigences scolaires. Ils contribuent ainsi à différer la mise en conflit des élèves avec le savoir.

74Ce chapitre met aussi en exergue les différentes modalités d’inscription des élèves dans la scolarité. L’attitude d’appropriation, désigne un “nous apprenant” lorsque les élèves travaillent à l’acquisition collective des savoirs. L’attitude de résistance désigne l’inscription dans un “nous enfants” ou un “nous adolescents”. Elle correspond à la survalorisation de l’appartenance au groupe de pairs et à une posture de rejet de l’école. L’attitude de conformité se réfère à un “nous élèves” et à une inscription dans le collectif qui n’est pas normée par la nécessité des apprentissages scolaires mais davantage par celle du “vivre ensemble”. Selon la nature des dispositifs pédagogiques auxquels ils sont confrontés, les élèves alternent entre ces différentes attitudes. Les dispositifs pédagogiques, en tant qu’ils sont le produit d’une stratification pédagogique, combinent différentes conceptions du travail scolaire et de l’apprenant (pédagogie pour tous, pédagogie adaptée, traitement différencié et individualisé des élèves, ouverture de l’école sur le quartier, élève au centre du système éducatif). La cohabitation de ces différentes strates pédagogiques rend peu lisible le message scolaire. En s’adressant tantôt à l’enfant, à l’élève ou à l’apprenant, les enseignants confrontent fréquemment les élèves à des injonctions paradoxales.

75Le chapitre suivant intitulé “Spirales de l’échec” s’appuie sur une typologie qui aide à comprendre la complexité des mécanismes de production de la grande difficulté scolaire. Le premier type correspond aux élèves confrontés à cette situation, en dépit d’une forte motivation. Celle-ci a contribué à mettre en retrait les difficultés réelles auxquelles ces élèves étaient confrontés pendant l’école élémentaire. La révélation progressive de ces difficultés, pendant les premières années de collège, fait rapidement place à une forte désillusion. Le second type fait référence à la construction précoce de la grande difficulté scolaire. Ces élèves présentent la caractéristique d’être peu impliqués dans le travail scolaire et rompus à des attitudes très conformistes. En s’efforçant néanmoins de “donner le change” aux enseignants et de produire un travail minimal, ils n’ont que faiblement conscience de leurs difficultés au cours de l’école élémentaire. À l’entrée au collège, ils adoptent en revanche rapidement une attitude de résistance passive ou active, lorsqu’ils ne parviennent plus à faire face à leurs difficultés et se retrouvent décrochés. Le dernier type fait référence à des élèves dont le décrochage ne s’est opéré qu’à la fin du collège. Malgré des difficultés, ils n’ont pas perdu pied lors de l’entrée en classe de sixième. Ces élèves mobilisent tout à tour les différents registres cognitifs évoqués plus haut. Ils donnent aux enseignants une image de sérieux et sollicitent fréquemment leur aide, prolongeant ainsi le rapport pédagogique de l’école élémentaire. Cette aide ne contribue néanmoins qu’à différer la réelle confrontation avec les difficultés scolaires jusqu’à la fin du collège. En conclusion, Bonnéry invite à déconstruire la catégorie “élèves en difficulté” qui entretient la méconnaissance des mécanismes pédagogiques producteurs d’inégalités scolaires. L’ouvrage se conclut également sur une mise en perspective du rôle des patriciens. L’auteur souhaite dépasser l’alternative entre une vision des enseignants “coupables” ou “impuissants”, pour s’intéresser davantage à leurs réelles marges de manœuvre qui peuvent résulter du dévoilement des évidences et des injonctions qui pèsent sur leurs façons d’enseigner.

76L’ouvrage de Bonnéry constitue sans nul doute une importante contribution à la compréhension de la persistance des inégalités scolaires. Le point de vue résolument pluridisciplinaire adopté montre que ces inégalités résultent de mécanismes très complexes qui combinent facteurs sociaux, culturels, cognitifs et pédagogiques. Au terme de cette lecture émerge un ensemble d’interrogations. La première concerne l’appareillage conceptuel sur lequel s’appuie l’ouvrage concernant notamment la diversité des registres cognitifs : appropriation, résistance et conformisme. L’adoption d’un mode de présentation des résultats de la recherche fondé essentiellement sur des études de cas fait regretter que ces différents registres n’aient pu faire l’objet d’un étayage théorique plus approfondi. La notion d’appropriation notamment est complexe à saisir dans la mesure où elle véhicule potentiellement une forte charge normative. Dans l’ouvrage, cette notion paraît davantage évoquée sur le mode de l’idéal que réellement argumentée et outillée. Demeurent ainsi en suspens de nombreuses questions. Dans quelle mesure y a-t-il réellement lieu de polariser attitude conformiste et d’appropriation ? Le conformisme ne peut-il constituer un mode d’accès, même partiel et provisoire, au savoir ? Quelles sont les échelles de temporalité permettant d’attester la manifestation d’une appropriation ? Qu’est-ce qui est réellement approprié ?

77Une seconde réserve concerne le statut du travail des enseignants dans la constitution du corpus. À plusieurs reprises, les comptes rendus d’observations indiquent que, pour les enseignants, l’attitude d’appropriation des élèves est envisagée sur le mode de l’évidence : “Les dispositifs pédagogiques ont tendance à traiter comme une formalité ce qui relève de la formalisation des savoirs et de la formation intellectuelle” (45). On est fondé à s’interroger sur les éléments permettant d’étayer empiriquement cette affirmation puisque les enseignants ne sont pas directement interrogés. On peut craindre également que cette lecture du travail des enseignants sous-estime leurs propres capacités réflexives et d’autocritique.

78Tout au long de l’ouvrage, l’auteur s’efforce également ne pas imposer un point de vue concernant les bonnes pratiques en matière de pédagogie, en mettant dos à dos les pédagogies modernes et traditionnelles. Cette posture est tout à fait prudente car elle contribue à démystifier la croyance en les vertus des méthodes pédagogiques considérées indépendamment de leurs contextes. L’ouvrage est néanmoins publié dans une période d’intenses débats et de polémiques concernant la légitimité de certaines pratiques pédagogiques. Ce débat véhicule des visions nostalgiques ou passéistes des pratiques pédagogiques en fustigeant les méthodes dites modernes. À défaut de prendre parti dans ce type de débat, on aurait pu attendre de l’ouvrage qu’il en clarifie les enjeux sous-jacents et qu’il contribue à dégager quelques perspectives. Le ton très critique de l’ouvrage concernant les pédagogies modernes peut être de nature à troubler le lecteur ainsi que les enseignants, particulièrement ceux qui sont mobilisés pour faire évoluer leurs pratiques. Cette dimension critique néglige probablement le coût engendré par ces transformations, même si les résultats sont bien en deçà des attentes.

79In fine, ce sont bien les conditions de mise en œuvre de pratiques pédagogiques démocratisantes qui constituent ici le cœur de ce débat et de l’ouvrage.

80Choukri Ben Ayed

81UMR Modys/CNRS

82Université Jean-Monnet, Saint-Étienne


Mise en ligne 26/01/2009

https://doi.org/10.3917/es.022.0179

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