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Article de revue

Les fonctions latentes du redoublement

Enseignements d'une politique de lutte contre le redoublement en Belgique francophone

Pages 163 à 180

Notes

  • [1]
    L’auteur remercie vivement Marcel Crahay, Vincent Dupriez, Yves Dutercq, Christian Maroy et Agnès van Zanten pour leurs commentaires sur des versions antérieures de ce texte, dont il assume seul la responsabilité.

1De nombreuses études démontrent l’inefficacité pédagogique relative du redoublement pour remédier aux difficultés scolaires durant la scolarité obligatoire. Elles en concluent généralement que cette pratique est à bannir. Fortes notamment de ces constats scientifiques, des politiques de lutte contre le redoublement ont été entreprises, depuis une quinzaine d’années, dans plusieurs pays : France, Canada (Province du Québec), Suisse (Canton de Genève) ou encore Belgique (Communauté française). Notre thèse de doctorat a été consacrée à l’analyse de la réception et de la mise en œuvre d’une de ces politiques : la réforme dite du “premier cycle de l’enseignement secondaire” belge francophone. Les fortes oppositions rencontrées sur le terrain par cette réforme illustrent l’attachement des enseignants au redoublement auquel se heurtent typiquement ces politiques. L’objet est ici d’interroger cet attachement afin de comprendre les difficultés de leur mise en œuvre. Ce faisant, quatre fonctions latentes essentielles remplies par le redoublement sont mises en évidence –gestion de l’hétérogénéité et tri des élèves au sein des établissements ; position stratégique et symbolique par rapport à des établissements environnants ; régulation de l’ordre scolaire au sein de la classe ; maintien de l’autonomie professionnelle des enseignants– et nous en tirons quelques éléments de réflexion sur le décalage fréquemment constaté entre intentions et réalisations en matière de lutte contre le redoublement.

La lutte contre le redoublement en Belgique francophone : le cas du premier cycle

2En Communauté française de Belgique, une série de politiques a été menée au cours de la décennie 1990 afin d’organiser l’école en cycles et de lutter contre le redoublement, l’orientation précoce des élèves et la pédagogie transmissive. À l’époque, dans une situation de crise économique et budgétaire, des rapports nationaux et internationaux mettent en évidence l’usage massif du redoublement dans le système et son surcoût important (le gonflement de la population scolaire imputable au redoublement équivaut à une classe d’âge complète ajoutée à l’effectif scolaire, Vandenberghe 1993). La dénonciation économique se double d’une dénonciation pédagogique stigmatisant l’inefficacité du redoublement. Condensant les critiques, celui-ci fut interdit par la réforme du premier cycle (ou degré) de l’enseignement secondaire (Arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 19 juillet 1993 modifiant l’arrêté royal du 29 juin 1984 relatif à l’organisation de l’enseignement secondaire). La suppression du redoublement entraîne de facto le passage ou la promotion automatique de classe pour tous les élèves en fin de première année secondaire. Exceptionnellement, la réforme prévoit en fin de seconde année la possibilité d’une année complémentaire pour les élèves qui n’auraient pas satisfait aux compétences requises pour intégrer la troisième année et le second cycle de l’enseignement secondaire.

3La réforme fut dès son annonce très mal accueillie par le monde enseignant. Compte tenu de la crise budgétaire, son aspect pédagogique a parfois été perçu comme un vernis masquant la motivation économique. Plus fondamentalement, le redoublement reste vu positivement ou au moins comme un mal nécessaire par 78% des enseignants du secondaire (Stegen 1994 cité par Crahay 2003). Lors de sa mise en œuvre, les critiques se focalisent sur la promotion automatique. Sur le terrain, de multiples échappatoires et façons de contourner l’interdiction de redoublement sont observées. Divers effets pervers sont constatés (Delvaux 1998, Beckers 1998) : hausse des redoublements en fin de deuxième année ; substitution de pratiques de réorientation à celles de redoublement ; constitution de classes de niveau sous couvert de différenciation ; refus d’inscrire des élèves faibles et renvoi de ceux-ci vers d’autres écoles moins exigeantes.

4En 2001, à la suite de débats et controverses, de critiques des enseignants sur les difficultés d’application sur le terrain et à l’occasion d’un changement de majorité politique, le principe de passage automatique est supprimé par le ministre libéral Pierre Hazette (décret du 19 juillet 2001 “relatif à l’organisation du premier degré de l’enseignement secondaire”). Pour autant, le redoublement n’est pas réintroduit stricto sensu. L’élaboration institutionnelle consiste en un hybride entre le mécanisme du redoublement et celui de la promotion automatique : la mise en place d’une année complémentaire à l’issue de la première année pour les élèves en échec ou en difficultés scolaires, année de remédiation qui ne peut s’apparenter à une répétition à l’identique de l’année précédente (figure 1).

Figure 1

Évolution du redoublement et du passage automatique au premier degré

Figure 1
Évolution du redoublement et du passage automatique au premier degré Redoublement : autorisé Redoublement : interdit Passage automatique Ø Situation 2 (1994-2001) (“réforme du premier degré”) Passage non automatique Situation 1 (avant 1994) Situation 3 (2001-…) (“réforme de la réforme”)

Évolution du redoublement et du passage automatique au premier degré

5Certains ont dénoncé un retour en arrière vers une forme déguisée de redoublement. D’autres ont regretté l’effet symbolique de la mesure proposée, susceptible d’apparaître comme le signal d’un relâchement de la volonté politique de lutter contre le redoublement.

6L’examen des statistiques disponibles montre que les enseignants semblent avoir interprété le message du ministre comme un retour en arrière. Dès 2002, le taux de redoublements redevient équivalent à celui de la période antérieure à la réforme du premier cycle (figure 2). Le taux de redoublement en fin de deuxième, qui avait fortement progressé suite à l’interdiction du redoublement au sein du cycle, retrouve un niveau proche de celui de 1995, ce qui semble indiquer que la “première année complémentaire” ne remplit pas ou très imparfaitement son rôle de remédiation.

Figure 2

Évolution des taux de redoublement (%) en première et deuxième années de l’enseignement secondaire, entre 1992-1993 et 2006-2007

Figure 2

Évolution des taux de redoublement (%) en première et deuxième années de l’enseignement secondaire, entre 1992-1993 et 2006-2007

Source : Ministère de la Communauté française de Belgique/Etnic 2007

7Un autre indicateur est disponible pour tenter d’appréhender statistiquement l’effet des politiques de lutte contre le redoublement au début de l’enseignement secondaire : le pourcentage d’élèves en retard (figure 3).

Figure 3

Évolution des pourcentages d’élèves en retard (un an, deux ans, trois ans ou plus et pourcentages cumulés) en première et en deuxième années communes de l’enseignement secondaire entre 1992-1993 et 2006-2007

Figure 3
1992-1993 1993-1994 1994-1995 1995-1996 1996-1997 1997-1998 1998-1999 1999-2000 2000-2001 2001-2002 2002-2003 2003-2004 2004-2005 2005-2006 2006-2007 1A + compl. 1 an 23,4 23,4 21,9 18,1 16,8 17,0 16,3 16,6 16,1 16,6 20,0 20,5 21,5 22,0 22,1 2 ans 8,0 7,8 7,3 4,9 4,5 3,7 3,8 3,5 3,3 3,8 5,3 5,7 5,8 6,1 6,7 3 ans &+ 1,3 1,1 0,9 0,6 0,6 0,5 0,5 0,4 0,5 1,0 0,8 0,8 0,8 0,8 0,8 2C + compl. 1 an 24,9 24,6 24,7 24,6 20,6 20,5 20,4 20,3 21,5 21,1 20,3 21,0 21,7 22,8 23,4 2 ans 9,9 9,1 8,4 8,1 5,5 5,0 4,7 4,8 4,6 4,8 4,4 5,0 4,9 5,3 5,8 3 ans &+ 2,4 1,9 1,7 1,2 0,9 0,7 0,6 0,6 0,6 1,0 0,6 0,7 0,6 0,7 0,6 Total retards 1 an ou + 1A + compl. 32,7 32,2 30,1 23,5 21,9 21,2 20,6 20,5 19,9 21,4 26,0 27,0 28,1 29,0 29,6 2C + compl. 37,2 35,7 34,7 33,8 26,9 26,2 25,8 25,7 26,7 27,0 25,3 26,6 27,2 28,8 29,8 Retard ajouté 1A à 2C + 3,6 + 3 + 2,5 + 3,7 + 3,4 + 4,3 + 4,5 + 5,1 + 6,2 + 7,1 + 3,9 + 0,6 + 0,2 + 0,7 +0,8 Source : Ministère de la Communauté française de Belgique/Etnic, 2007, calculs HD

Évolution des pourcentages d’élèves en retard (un an, deux ans, trois ans ou plus et pourcentages cumulés) en première et en deuxième années communes de l’enseignement secondaire entre 1992-1993 et 2006-2007

8Il ressort que l’évolution entre 1992-1993 et 2006-2007 n’a pas été linéaire, mais qu’elle a été affectée par les politiques de lutte contre le redoublement puisque les années où des accélérations ou des retournements significatifs apparaissent correspondent aux années d’introduction des réformes. Ainsi, en 1995-1996, le pourcentage d’élèves en retard d’au moins un an, déjà en légère baisse depuis le début de la fin de la décennie 1980 (notamment sous l’effet de la limitation légale de la durée maximale des études primaires à sept années, cf. loi du 29 juin 1983), chute de manière brutale (-6,6%). La baisse du taux de retard est continue jusqu’en 2000-2001 avant de repartir à la hausse en 2001-2002, année d’introduction de la réforme Hazette. Le calcul des taux de retard ajouté lors du passage de la première à la deuxième année du secondaire précise ce constat. Parallèlement à la diminution du pourcentage de retards en première année entre 1995-1996 et 2001-2002, on note une hausse des taux de retard ajouté qui traduit le report du nombre de redoublements en fin de deuxième. Ensuite, à partir de 2002-2003, suite à la possibilité introduite par la réforme de 2001 d’une première année complémentaire, le taux de retard ajouté diminue, pour tendre vers zéro. Ce fait témoigne que le passage des élèves en retard ne s’organise plus vers la deuxième année commune mais bien vers la première année complémentaire.

9Au total, cependant, entre 1992-1993 et aujourd’hui, le pourcentage d’élèves en retard d’au moins un an n’a pas retrouvé son niveau antérieur à la réforme de 1994. En première année de l’enseignement secondaire, la différence, pour la période considérée, vaut -3,1%. Cette tendance s’accentue en deuxième année où la diminution des pourcentages d’élèves en retard d’au moins un an atteint -7,4%. Pour nuancer ce résultat, il est intéressant d’analyser plus en détail les taux de retard.

10Par définition l’indicateur “pourcentages d’élèves en retard d’au moins un an” agrège les élèves qui sont en retard d’exactement un an, ceux en retard d’exactement deux ans et ceux en retard de trois ans ou plus. Or, si globalement, le pourcentage d’élèves en retard d’un an ou plus a effectivement diminué de façon nette sur la période allant de 1992-1993 à 2006-2007, l’évolution du taux d’élèves en retard d’un an (exactement) est surtout due à la diminution des retards longs. La diminution des pourcentages d’élèves en retard en première et deuxième années communes du secondaire a surtout profité aux élèves cumulant plusieurs années de retard (la baisse de 3,1% en première se répartit comme suit : -1,3% d’élèves en retard d’un an ; -1,8% d’élèves en retard de deux ans ou plus ; en seconde, la baisse est de 7,4% : -1,5% pour les retards d’un an ; -5,9% pour les retards de deux ans ou plus). Ainsi ce qui a diminué, c’est la proportion d’élèves cumulant plusieurs années de retards. Il est logique de constater qu’un même élève ne cumule plus autant de retard qu’il y a quelques années dans la mesure où nous avons vu que le redoublement est toujours utilisé mais que son usage est limité. Le redoublement contraint par la loi, l’école est obligée de laisser avancer les élèves.

11L’évolution contrastée des indicateurs taux de redoublement et taux de retard s’explique par le fait que le politique s’est contenté de rendre illégal le recours au redoublement au sein du premier cycle de l’enseignement secondaire sans se soucier d’établir son illégitimité. À l’occasion de la réforme du premier degré, le pouvoir politique en Communauté française a implicitement parié que démontrer scientifiquement l’inefficacité pédagogique du redoublement suffirait à convaincre les enseignants d’adhérer à la réforme. Toute politique publique est en effet sous-tendue par une théorie du changement : “Le décideur gouvernemental se comporte comme un opérateur qui parie qu’une conséquence se produira lorsqu’il sera intervenu” (Mény & Thoenig 1989, 140). Le bégaiement politique que constitue la remise en cause du principe de la promotion automatique et la remontée actuelle des taux de redoublement attestent a posteriori de l’insuffisance de ce pari : les enseignants restent attachés au redoublement.

Une résistance à prendre au sérieux

12Si on peut aisément comprendre que les enseignants non informés des résultats de recherches puissent croire aux vertus du redoublement, comment interpréter qu’une large partie d’entre eux continue à y croire, une fois les conclusions des rapports pédagogiques disséminées et médiatisées ? D’autant que le message véhiculé par la recherche en éducation est sans ambiguïté : “Toutes les hypothèses qu’il est possible de formuler quant à d’éventuels effets positifs sont réfutées. Ainsi, il est clair que le redoublement n’aide pas les élèves à repartir d’un bon pied. Au contraire, ceux qui redoublent se caractérisent par des compétences moins élevées que leurs condisciples du même âge qui, tout en éprouvant des difficultés scolaires, ont été promus. Lorsqu’on compare les performances des uns et des autres au terme d’un même degré scolaire, on n’observe pas de différence ; ce qui signifie que les redoublants ont mis une année de plus pour atteindre un niveau de compétences qu’ils auraient probablement atteint sans répéter un degré” (Crahay 2003, 209). En conséquence, note Crahay, “ceux qui continuent à faire redoubler les élèves le font en dépit de l’accumulation de preuves issues de recherches montrant que la probabilité d’effets négatifs l’emporte nettement sur les résultats positifs” (Crahay 2003, 209).

13L’attachement des enseignants au redoublement est perçu soit comme la marque d’un comportement irrationnel, soit comme le signe d’un conservatisme politique. Si des formes de résistance au changement sont avérées, il s’agit de s’interroger : est-il inconcevable que si les enseignants résistent c’est parce que les réformes mettent en place des choses difficilement praticables ? Les critiques émises par les acteurs de terrain sont trop souvent réduites à du conservatisme (Gitlin & Margonis 1995). Ce stéréotype, outre qu’il ne rend pas justice aux enseignants, tend à occulter le fait que les politiques publiques font aussi partie du problème (Ball 1997). L’attachement manifesté par les enseignants à la pratique du redoublement gagne à être compris comme un acte collectif qui a quelque chose à nous apprendre plutôt que d’être réduit à un rejet de connaissance scientifique ou à une défense corporatiste.

14En prenant au sérieux les résistances exprimées par les enseignants à l’encontre du redoublement, l’objectif n’est pas d’opposer savoirs experts et savoirs de terrain pour prendre la défense des seconds mais plutôt d’indiquer combien les acteurs scolaires locaux ne peuvent être réduits à des destinataires de la politique d’éducation.

15Bref, le constat d’une mise en œuvre difficile conduit à formuler une critique des recherches classiques sur le redoublement d’une part et une critique de la conduite de l’action publique en matière d’éducation d’autre part. Les premières focalisées sur l’étude de la fonction manifeste du redoublement délaissent l’analyse essentielle de ses fonctions latentes. La seconde ne s’est pas assez préoccupée de la question clé, d’un point de vue sociologique, la réception et la légitimité de l’action publique. En conséquence, nos résultats mettent en évidence l’insuffisance du programme institutionnel de changement : les conditions de plausibilité ont manqué à la réforme du premier degré pour pouvoir être reçue positivement par les enseignants et les établissements.

Les recherches “classiques” sur le redoublement

16Au-delà des raffinements méthodologiques et statistiques afin d’identifier et de contrôler les biais potentiels des mesures et ainsi capturer l’“effet vrai” du redoublement (Crahay 2004), les recherches prenant le redoublement pour objet sont généralement semblables en termes de problématisation : elles posent la question de son efficacité.

Des croyances aux connaissances

17Question quasi systématiquement sous-tendue par une seconde interrogation à visée pratique et politique : “Faut-il faire redoubler ?”. La logique de l’argumentation suit le schéma suivant : les gens de terrain croient que le redoublement est une pratique utile la recherche montre que le redoublement est une pratique inefficace, inéquitable et donc à bannir. D’une part, les chercheurs rappellent les croyances profanes : “si le redoublement est encore pratiqué, c’est qu’il existe un accord social quant à son utilité, voire sa nécessité” (Paul & Troncin 2004, 29). D’autre part, les chercheurs mettent ces croyances en balance avec la somme des connaissances scientifiques rassemblées. Le jugement est sans appel. Les recherches sur la question du redoublement et de ses effets parviennent en effet toujours à la même conclusion (Cosnefroy & Rocher 2004) à savoir –au minimum– la “condamnation pédagogique” (Meuret 2002) du redoublement. Dès lors, les recherches classiques se présentent comme des “tribunaux de la raison” (Latour 2005) opérant simultanément le procès en règle de la pratique du redoublement et le démontage méthodique des représentations profanes à son égard.

Une théorie du changement simpliste

18À chaque nouvelle étude, lorsque se renouvelle le constat d’un attachement au redoublement, la surprise, voire l’exaspération, des chercheurs s’en trouve renforcée. De fait, face aux difficultés éprouvées pour convaincre les gens de terrain, la réaction du monde scientifique consiste à approfondir la démonstration. Crahay l’illustre parfaitement : “les résultats engrangés au fil de ces multiples efforts de recherche sont substantiellement cohérents. Rien n’y fait : l’incrédulité du monde de la pratique, mais aussi celle de certains décideurs politiques, semble bien irréductible. Pourtant, afin de répondre aux objections qui leur ont été et leur restent posées, les chercheurs se sont efforcés d’affiner leur méthodologie de recherche” (2004, 13). Les pédagogues s’attachent à montrer en quoi les enseignants ont tort au lieu d’essayer de comprendre en quoi, d’un certain point de vue et dans les conditions actuelles de fonctionnement du système éducatif, ils ont raison de rester attachés au redoublement. Cette opiniâtreté tient sans doute à une illusion commune des chercheurs qui, comme l’indique Dubet (2002), consiste à croire que l’action est le produit d’un projet. Ainsi, des idées fausses s’accompagneraient nécessairement de pratiques perverses, tandis que des idées justes garantiraient des bonnes pratiques. Ce qui porte à croire que les changements des représentations engendrent des changements dans les pratiques. Or la plupart des études de psychologie sociale relativisent cette hypothèse : certes les représentations alimentent les pratiques, pour autant la réciproque est vraie (Abric 1994).

La question de l’efficacité pédagogique du redoublement

19Les recherches classiques sont couramment des recherches normatives qui interrogent l’efficacité du redoublement. Mais de quelle efficacité s’agit-il ? Par rapport à quoi et pour qui considère-t-on la pratique du redoublement comme efficace ou non ? Un type d’efficacité est traditionnellement investigué : l’efficacité pédagogique ou “comme moyen de traiter les difficultés scolaires au cours de la scolarité obligatoire” (Paul & Troncin 2004). Par ailleurs, elle est le plus souvent envisagée du point de vue des progrès des élèves. Ces deux aspects paraissent tellement évidents et légitimes aux yeux des pédagogues qu’ils oublient parfois de les mentionner. Or d’autres types d’efficacité sont concevables, liés à d’autres enjeux que pédagogiques. En outre, tous les acteurs au sein d’un système ne partagent pas les mêmes intérêts. Ce qui est efficace du point de vue des uns ne l’est pas forcément du point de vue des autres.

20Au fond, les analyses classiques du redoublement se penchent exclusivement sur la fonction manifeste et officielle du redoublement. Ce faisant, elles laissent dans l’ombre l’étude des fonctions “latentes” et informelles du redoublement (Merton 1997), essentielles à la compréhension des raisons de l’attachement social au redoublement.

21Les recherches classiques établissent un constat nécessaire mais non suffisant. Comprendre les raisons de l’attachement au redoublement requiert la prise en compte du sens que prennent les divers usages du redoublement en situation. Avant d’aborder l’analyse des fonctions du redoublement, il reste à comprendre le désaccord persistant entre chercheurs et gens de terrain à propos de la fonction manifeste du redoublement.

Pourquoi les enseignants croient à l’efficacité pédagogique du redoublement ?

22L’incompréhension mutuelle entre chercheurs et enseignants tient à leurs places différentes dans le système, lesquelles sous-tendent des prises de position, des expériences et un rapport au savoir différents. Les professeurs ont de bonnes raisons de croire dans les vertus du redoublement même quand les études sur ce problème démontrent le contraire, car “dans la plupart des cas, l’élève redoublant sera un peu meilleur durant son année de redoublement. La vertu du redoublement paraît donc s’imposer comme un mélange d’observation et de bon sens puisqu’on compare le même élève dans la même classe. Le chercheur procède tout autrement en comparant deux élèves “théoriques” identiques dont l’un a redoublé, l’autre pas, il montre que le second s’en tire mieux que le premier sans compter l’effet de stigmatisation du redoublement. Le chercheur a incontestablement raison, mais l’acteur lui, n’a pas tort de ne pas en démordre puisqu’il voit bien “son” redoublant progresser alors qu’il ne peut le comparer à rien et notamment aux progrès réalisés s’il n’avait pas redoublé” (Dubet 2002, 15). Cette explication est fréquemment soulignée dans les études consacrées au redoublement (Meuret 2002, Crahay 2003, Paul & Troncin 2004).

23S’il y a des raisons raisonnables de ne pas croire les chercheurs, il y a une deuxième famille de raisons de ne pas croire aux théories scientifiques liées à la nécessité pour les acteurs de préserver le sens de leur action et les motifs de leur travail. L’enseignement constitue un travail sur autrui, il s’agit de transformer des individus, leurs représentations, leurs sentiments. Or cette activité éthique ou morale n’est possible que si les acteurs qui l’accomplissent croient à des valeurs ou des fictions qui rendent leur travail possible. La connaissance ne peut franchir facilement la barrière de ces “fictions nécessaires” (Dubet 2002). “Le système de fictions nécessaires de l’école démocratique repose sur deux piliers, sur deux principes considérés comme indiscutables et non démontrables : un principe d’égalité, tous les élèves sont fondamentalement égaux et peuvent prétendre aux mêmes choses ; un principe de mérite, fondant des inégalités justes. Le problème tient évidemment au caractère contradictoire de ces deux principes car, pratiquement, il convient de classer les élèves et d’affirmer leur égalité, ce qui oblige à expliquer leurs inégalités de performances comme les conséquences de leur liberté. Professeurs et élèves s’accordent sur cette fiction grâce aux vertus du travail, considérant que les différences scolaires tiennent à la quantité de travail que les élèves engagent librement dans les exercices scolaires : tous les élèves sont égaux et les meilleurs sont ceux qui travaillent le plus” (Dubet 2002, 18).

24En d’autres termes, il est possible de mettre en évidence un attachement cognitif et moral au redoublement de la part des enseignants. De leur point de vue et compte tenu de leurs connaissances il apparaît en effet cognitivement et moralement légitime de recourir au redoublement.

Les fonctions latentes du redoublement

25Le redoublement fait l’objet d’un attachement social important et est une pratique difficile à abolir car d’une part, nombre d’acteurs scolaires continuent à croire dans l’efficacité de la fonction manifeste ; d’autre part, plus fondamentalement, le redoublement servait et sert toujours en Communauté française (là où il n’est pas interdit) à assumer une série de fonctions latentes qui lui confèrent une légitimité fonctionnelle ou pragmatique auprès des enseignants. Ces fonctions latentes sont liées à des règles de fonctionnement institutionnalisées des classes, des établissements, des espaces scolaires locaux et du système scolaire en Communauté française. Règles de fonctionnement et modes de régulation institutionnalisés dont les acteurs du système se font les vecteurs. Le sens du redoublement n’est donc pas indépendant des institutions du système scolaire belge francophone.

26À partir des recherches existantes et de ce que nos recherches qualitatives constatent sur la mise en œuvre de la réforme du premier cycle, nous distinguons quatre principales fonctions latentes du redoublement :

  • une fonction de gestion de l’hétérogénéité et de tri des élèves au sein des établissements ;
  • une fonction de positionnement stratégique et symbolique par rapport à des établissements environnants ;
  • une fonction de régulation de l’ordre scolaire au sein de la classe ;
  • une fonction de maintien de l’autonomie professionnelle des enseignants.
Les deux premières fonctions renvoient à deux types d’usages sociaux du redoublement susceptibles d’apparaître à l’échelon des établissements scolaires, la première au plan de la gestion intra-organisationnelle et la seconde au plan des relations inter-organisationnelles au sein d’un espace local. Les fonctions trois et quatre renvoient à deux autres types d’usages sociaux conférés au redoublement par les enseignants, considérés à la fois individuellement dans leur gestion de la classe et collectivement, en tant que groupe professionnel.

27Précisons que ces fonctions latentes permettent d’élucider les processus institutionnels et sociaux qui participent à maintenir l’attachement au redoublement mais elles ne sont pas invoquées pour expliquer l’attachement social de l’ensemble des enseignants et des établissements au redoublement. Certains, par exemple les enseignants qui enseignent dans les conditions les plus difficiles, peuvent avoir des raisons de se réjouir que la pression de l’hétérogénéité soit désormais mieux partagée. Les diverses fonctions mentionnées ont donc des effets différenciés selon les catégories d’enseignants et le type d’établissement où ils enseignent. L’objectif est de lister la variété des raisons et des processus susceptibles de contribuer de façon complémentaire à expliquer l’attachement social au redoublement.

La gestion de l’hétérogénéité au sein des classes et des établissements

28En Belgique, le redoublement a participé et participe toujours, en partie, dans les niveaux où il est maintenu, à trier les élèves selon leur niveau et à gérer l’hétérogénéité scolaire (et sociale) au sein des établissements. Il a été montré que dans le système éducatif belge francophone, le redoublement et l’orientation forment deux outils de gestion de la grande hétérogénéité des publics scolaires (Delvaux 2000). Le redoublement, en augmentant le différentiel de résultats entre les élèves forts et faibles contribue à la formation de classes plus homogènes. Avant la réforme, le redoublement servait fréquemment à gérer l’hétérogénéité au début de l’enseignement secondaire. La réforme prônant la réussite pour tous, cette logique de sélection a été mise entre parenthèses au premier cycle, avec la conséquence que les enseignants sont désormais contraints d’assumer davantage d’hétérogénéité. La suppression du redoublement exerce ainsi une pression sur les enseignants pour les amener à travailler avec des groupes plus hétérogènes. Ce faisant, la réforme entraîne des répercussions sur la vie interne de l’établissement. La coordination collective qui prévalait est remise en question et cela rejaillit sur les relations et rapports de travail au sein des établissements, car les nouveaux modes de coordination qu’on cherche à mettre à place reposent davantage sur les personnes plutôt que sur l’extériorité des dispositifs (Mangez 2002).

29Ce changement, au lieu d’alléger les contraintes et les difficultés du métier, complique le travail des enseignants. L’hétérogénéité des élèves fait partie des principales difficultés du métier qu’ils ressentent. Être confronté à un public de plus en plus hétérogène constitue une importante source de difficultés pour deux tiers (66,5%) d’entre eux (Maroy 2002). L’attachement au redoublement peut ainsi traduire dans certains cas un attachement aux conditions de travail perçues comme se dégradant et qu’il s’agit de défendre et ce de façon d’autant plus sensible qu’un sentiment de dévalorisation du métier se trouve largement diffusé au sein du corps enseignant (Maroy 2006).

30La fonction de gestion de l’hétérogénéité dévolue au redoublement est liée à l’organisation du système scolaire belge. Celle-ci, proche d’une logique d’enseignement différencié suppose d’orienter et de sélectionner assez tôt les élèves pour les répartir entre les différentes filières (général, technique, professionnel) du secondaire. À cet égard, il faut prendre en compte les liens que l’école ou le cycle entretiennent avec les niveaux d’études supérieurs. Ces liens expliquent que pèse sur les évaluateurs la pression des parents qui nourrissent des projets précis pour leurs enfants, et la pression des collègues des niveaux supérieurs, soucieux de recevoir un public pas trop hétérogène d’élèves disposant pour l’essentiel de ce qu’ils estiment être les prérequis (Delvaux 1998).

Le positionnement hiérarchique et symbolique

31Le redoublement prend tout son sens lorsqu’on l’envisage comme une ressource stratégique mobilisée par les établissements dans un environnement institutionnel de quasi-marché (Vandenberghe 1998). Le redoublement peut servir de ressource stratégique à un établissement pour se construire une place et une réputation dans le champ des organisations scolaires locales. En Communauté française, le phénomène est connu. La production de hiérarchies d’excellence est recherchée par certains établissements afin d’asseoir leur position et leur image au sein de l’espace d’interdépendance qui les relie aux établissements environnants (Zachary & Vandenberghe 2002). Cette stratégie est privilégiée par ceux qui nourrissent un projet élitiste et visent une position dominante. Elle se perpétue dans la mesure où persiste chez les parents les plus exigeants la croyance en cette idéologie de l’excellence qui fait de la réussite et de l’échec la sanction légitime du mérite de l’élève et qui juge un établissement non sur sa capacité à faire réussir un plus grand nombre mais sur sa sélectivité. Dans cette perspective, une bonne école s’entend comme une école élitiste (Crahay 1997).

32Il existe une représentation tenace dans le sens commun selon laquelle limiter le taux d’échec revient à nuire à la qualité de l’enseignement. Cette représentation se retrouve chez les enseignants. Statistiquement, on observe une association significative entre la perception par les enseignants de la réputation de leur établissement et son degré de sélectivité par rapport à la réussite des élèves. Moins l’établissement est perçu comme transigeant sur le niveau à atteindre pour réussir, plus les enseignants ont tendance à percevoir sa réputation comme bonne. Inversement, les établissements perçus comme privilégiant la réussite du plus grand nombre sont plutôt affublés d’une réputation médiocre (Maroy 2002). Cela aboutit à perpétuer une situation paradoxale : pour prouver leur qualité et se placer avantageusement sur le marché éducatif, enseignants et écoles sont encouragés à produire des échecs scolaires.

33Les établissements en position plus modeste ou dominée peuvent éventuellement manipuler la même ressource pour tenter d’améliorer leur position et leur réputation. Ils peuvent aussi opter pour une stratégie inverse en axant leur politique sur l’ouverture et la non-sélectivité afin d’attirer un autre public scolaire et d’assurer leur recrutement, misant ainsi non sur la concurrence mais sur une stratégie de spécialisation et d’occupation d’une niche de marché (Dupriez & Cornet 2005). Il existe donc au moins deux usages du redoublement à des fins de positionnement : soit l’établissement recourt de manière intensive à l’échec scolaire, ce qui se traduit par un taux élevé de redoublements, soit il vise la réussite du plus grand nombre et un faible taux de redoublements.

34Soulignons que le recours (ou non) au redoublement s’inscrit là dans une double logique : instrumentale lorsque l’établissement vise simplement à occuper une place déterminée dans une hiérarchie instituée ; mais aussi symbolique, dans la mesure où se construire une place passe par le fait de se définir une image, une réputation, dans un processus de construction d’une identité d’établissement. À cet égard, on peut dire que le redoublement fonctionne comme un marqueur, un signal au sens des économistes, qui en l’occurrence renvoie à l’idée de qualité.

35Une large fraction des usagers –en particulier ceux qui tirent parti de la sélectivité scolaire– manifeste également de l’attachement à l’égard du redoublement. Il renforce celui des enseignants et des établissements : la demande parentale de sélectivité, comme toute demande, stimule l’offre et participe au maintien de pratiques élitistes dans certaines classes et établissements préoccupés d’attirer le public le plus ajusté aux attentes de l’école.

La motivation des élèves et la régulation de l’ordre scolaire

36Une autre fonction latente jouée par le redoublement et plus largement par les pratiques d’évaluation normative consiste à motiver les élèves au travail scolaire. En ce sens, le redoublement remplit bien un rôle dans la relation pédagogique mais pour l’enseignant. En l’absence du redoublement, les enseignants se plaignent en effet du défaut de motivation induit auprès des élèves, il devient (plus) difficile de les faire travailler (Crahay & Donnay 2001). Les enseignants accusent la réforme d’engendrer un manque de sérieux de la part des élèves, la suppression du redoublement décourage l’effort.

37La mise en cause du redoublement, bouleverse les rôles jusque-là établis et redistribue les cartes du pouvoir. Les enseignants ressentent des problèmes d’autorité, il leur incombe d’assumer celle-ci sans le support traditionnellement mobilisé que constituait la “menace” du redoublement (Mangez 2002), ce qui apparaît fortement déstabilisant et nécessite un temps d’adaptation afin de reconstruire un ordre nouveau. D’autant que les élèves sont partie prenante de ce système et contribuent à le maintenir. Les élèves ont développé, compte tenu des pratiques traditionnelles d’évaluation auxquelles ils ont été habitués, un rapport essentiellement instrumental aux savoirs et à la scolarité (Charlot 2002). Les élèves fonctionnent à la note : “les notes sont, pour le professeur, un moyen de contrôler le travail et le comportement de ses élèves. L’évaluation renvoyée à l’élève ou au groupe n’a jamais pour seule fin de situer chacun à son juste niveau d’excellence. C’est un message, dont les fins sont pragmatiques” (Perrenoud 1998, 32). Ajoutons que l’évaluation est en mesure de jouer ce rôle de “moteur essentiel du travail scolaire” à condition qu’il y ait une conséquence, c’est-à-dire à condition qu’elle sanctionne en fin d’année une réussite ou un échec, ce qui n’est plus le cas avec la promotion automatique. La réforme nous a permis d’observer que sans redoublement les notes perdent beaucoup de leur pouvoir régulateur. Dans ce cas-ci, l’attachement au redoublement est d’ordre pragmatique : dans les conditions actuelles des rapports entre enseignants et élèves et dans un système qui valorise la note, il est difficile de s’en passer.

L’autonomie professionnelle des enseignants

38Si, individuellement, l’enseignant ressent une perte de pouvoir en classe dans sa relation aux élèves, collectivement les enseignants se sentent également progressivement dépossédés de leur métier compte tenu d’une pression plus forte que par le passé émanant d’une part des autorités politiques et d’autre part des parents, des élèves et de la société en général. L’interdiction du redoublement au sein du premier cycle participe avec d’autres mesures –instauration d’un droit de recours face aux décisions du conseil de classe ; complication de la procédure d’exclusion ; règles très précises aux refus d’inscription– à priver les établissements et les enseignants de leurs instruments de régulation ordinaire (Van Campenhoudt & Franssen 2004). Face à cette abolition des anciens repères, certains enseignants résistent afin de conserver la maîtrise de leur profession. Ainsi, l’attachement de certains au redoublement peut se comprendre comme l’expression d’un groupe professionnel qui revendique le maintien de son autonomie et une certaine vision de ce que l’École doit être. Le redoublement est un des instruments de la sélection méritocratique qui, elle-même, symbolise un certain pouvoir enseignant et un modèle de fonctionnement du système scolaire aujourd’hui en crise. La défense du redoublement par les enseignants est donc liée à la défense de l’“autonomie relative” de l’École (Bourdieu & Passeron 1970) par rapport au politique et aux chercheurs et experts qui inspirent les réformes.

39Au total, l’analyse des fonctions latentes du redoublement indique que l’attachement au redoublement traduit en fait moins un attachement cognitif et moral au redoublement, comme dans le cas de la fonction manifeste, qu’un attachement indirect et pragmatique. Ainsi, révèle-t-il de la part des enseignants et des établissements un attachement à leur autonomie déclinée sous diverses formes. Si on considère l’autonomie des établissements, le redoublement peut être utilisé par certains afin de sélectionner le public, d’opérer un tri entre les élèves, à la fois pour gérer l’hétérogénéité à l’intérieur de l’établissement et entre les classes et pour se placer, dans une situation de concurrence des offres scolaires, vis-à-vis des établissements environnants. Considérons à présent l’autonomie des enseignants : le redoublement permettait d’une part de réguler l’ordre scolaire dans la classe, il permet aussi d’autre part de garder une influence sur la trajectoire scolaire des élèves à travers le poids de l’évaluation et du verdict scolaire. En manifestant de l’attachement au redoublement, les enseignants revendiquent non seulement leur autonomie individuelle, dans leur classe, mais également leur autonomie collective et professionnelle –laquelle, outre la reconnaissance de leur professionnalité, semble passer par la défense des conditions de travail.

Construire les conditions de plausibilité au changement

40Notre analyse nous a conduits à interroger les modes classiques d’appréhension du redoublement. Elle invite également à questionner la manière dont la réforme a été pensée et mise en œuvre. Selon nous, le programme de changement institutionnel inscrit dans la réforme du premier degré est insuffisant pour créer les conditions de sa plausibilité et de son efficacité.

41La traduction politique d’une approche classique du redoublement consiste à penser que le problème de l’attachement social au redoublement appelle uniquement une action de transformation des représentations sociales, en particulier auprès des enseignants. Or pour obtenir l’adhésion des enseignants à une politique de lutte contre le redoublement, il ne suffit pas de changer leurs représentations sociales. La réforme doit certes apparaître comme légitime de leur point de vue, cependant, le travail pédagogique n’est pas un ensemble de méthodes et de techniques que les acteurs peuvent changer, du jour au lendemain, si on le leur imposait ou si on leur en démontrait le bien-fondé (Dubet 2000). Pour obtenir le consentement des enseignants, la légitimité cognitive et morale est importante, nécessaire mais nullement suffisante. Encore faut-il construire la légitimité fonctionnelle ou pragmatique, c’est-à-dire mettre en place les conditions qui rendent possibles et plausibles le changement et les nouvelles idées qui l’accompagnent. Les idées abstraites et généreuses doivent trouver un écho dans l’expérience concrète et quotidienne des acteurs. Ceci requiert non seulement un travail sur les représentations mais également, voire d’abord et surtout, une transformation des règles institutionnelles qui organisent le fonctionnement du système scolaire.

42Il faut tenir compte d’un principe de réalité : dans le système éducatif “tout se tient” (Hutmacher 1993) et le redoublement est encastré dans un réseau de règles institutionnelles. Il structure les choix de telle manière que certains apparaissent plus évidents que d’autres. De la sorte, un acteur convaincu du bien fondé de la réforme peut ne pas être en mesure de l’appliquer comme il le souhaite. Ainsi, un chef d’établissement informé des résultats de recherche qui envisage de composer des classes plus hétérogènes dans son établissement hésitera-t-il sans doute, s’il risque de s’aliéner une partie des enseignants et de perdre des élèves dont les parents n’apprécieraient pas la nouvelle politique de constitution des classes, se mettant in fine professionnellement en péril. Ainsi, le fait que le pouvoir politique s’attaque au redoublement, mais pas au système du quasi-marché est de nature à miner la plausibilité et l’efficacité de la réforme. Pareillement, le rapport instrumental des élèves face à la scolarité lié à l’institutionnalisation de la notation et de l’évaluation certificative constitue un obstacle institutionnel à la construction de la légitimité pragmatique de la réforme dans les classes, auprès des enseignants.

43Au final, cette analyse tend à indiquer que la formulation des choix politiques et leur mise en œuvre apparaissent comme interdépendantes ; il est malaisé et contestable de les dissocier. Comme le dit justement Duran : “Il faut se garder des fausses vertus de la raison pratique, qui poussent à chercher dans les processus de la mise en œuvre les conditions de réussite de l’action publique, indépendamment des projets eux-mêmes” (1990, 252). Ainsi, on ne doit pas confondre l’ambition des projets et les solutions qui peuvent éventuellement présider à leur traitement. Il semble à cet égard que les réformes guidées par la seule référence aux principes qu’elles sont supposées mettre en œuvre, en dehors de tout effort sérieux pour évaluer la conjoncture sociale préexistante, soient très critiquables (Duran 1990).

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    L’auteur remercie vivement Marcel Crahay, Vincent Dupriez, Yves Dutercq, Christian Maroy et Agnès van Zanten pour leurs commentaires sur des versions antérieures de ce texte, dont il assume seul la responsabilité.
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