Notes
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Déjà publiées : La cité des lycéens 1998, “Enseignants et étudiants. Représentations, pratiques et adaptation des métiers” (avec Altet M. & Fabre M.), Rapport Hétérogénéité et réussite dans le premier cycle universitaire CNCRE 1999, La “dissert de philo”, sociologie d’une épreuve scolaire 2002 ; ou en cours : “Les lycéens et la justice. Des concepts et des pratiques entre plusieurs mondes”, volet d’une recherche internationale conduite à l’UMR Éducation & Politiques (Lyon 2-INRP) “La socialisation politique des jeunes dans les lycées” avec D. Butzbach, M.-S. Claude et J.-M. Mallard. Les entretiens cités datent de 2005 et 2006.
1La prise de distance manifeste des jeunes par rapport aux attentes institutionnelles relatives à leur socialisation politique ne signifie pas, loin de là, qu’ils seraient fermés aux principes qui les sous-tendent. Elle témoigne plutôt de leur tentative de se réapproprier une expérience sociale qu’ils estiment assez généralement mise à mal par les conditions de scolarisation dans le système scolaire massifié. Cet article étudie quelques caractéristiques d’une expérience juvénile qui n’inscrit pas nécessairement la question du bien commun dans le cadre universel auquel nous a habitués la “païdéia républicaine” (Dubet & Martucelli 1996). Il s’appuie sur plusieurs recherches [1] sur les compétences politiques des lycéens et des étudiants. Il brosse le cadre des épreuves auxquelles sont soumis aujourd’hui les grands adolescents à l’école, s’intéresse à la manière dont les perspectives qu’ils élaborent modèlent les espaces proches et lointains de leur expérience, puis à la façon dont leurs propres catégories interfèrent avec les principes de justice de l’école républicaine.
Une mise à l’épreuve
2On ne peut comprendre les attitudes et comportements des adolescents scolarisés sans les référer aux évolutions contemporaines d’une école qui a pris, dans la société et dans leur vie, une place croissante depuis les années 1990. Ce changement est quantitatif puisque la très grande majorité d’une classe d’âge accède désormais au niveau du baccalauréat, il est aussi qualitatif puisque le renversement copernicien intervenu alors a changé le statut de l’élève qu’il a voulu au centre du système éducatif. Cela le rend stratège dans la définition de son projet scolaire et professionnel, partenaire d’une équipe éducative qui l’aide à le mener à bien, citoyen dans un établissement où il apprend à connaître et à exercer ses droits. Les raisons d’un tel bouleversement sont complexes car, si elles s’alimentent à plusieurs courants philosophiques et pédagogiques, elles procèdent aussi de difficultés politiques à s’entendre aujourd’hui sur la définition d’un bien commun éducatif (Derouet 1992, Rayou 2000a).
3Les attentes placées dans un dispositif légal qui accompagnait et accélérait un mouvement de massification sans précédent du second degré et d’une partie de l’enseignement supérieur ont été déçues. L’objectif ambitieux de porter 80% d’une génération au niveau du baccalauréat marque le pas depuis le milieu des années 1990 où se constate une stagnation, voire une régression du mouvement de démocratisation. L’engagement des élèves dans les processus d’apprentissage demeure tiède : la question de leur ennui, de leur motivation a largement occupé le Débat sur l’avenir de l’école qui devait servir d’appui à la loi d’orientation débattue au parlement en 2005. Leur participation à la vie de leur établissement s’est quant à elle montrée “anémique” selon l’Inspection générale chargée de son évaluation. Les différents dispositifs destinés à les mettre au centre du système éducatif sont assez peu mobilisés par les élèves. La raison fondamentale en est sans doute que lorsque les adultes peinent à s’accorder sur les missions mêmes de l’enseignement, il peut paraître très difficile aux jeunes qui y sont scolarisés de porter sur leurs épaules le poids de sa redéfinition.
4La dévolution aux jeunes de leur propre avenir à travers les choix scolaires participe d’un mouvement général de responsabilisation des individus qui tend à oublier que ceux-ci ne sont pas les éléments constitutifs du social, mais, bien au contraire, l’aboutissement d’un long processus de socialisation. Toutes proportions gardées, les élèves dotés de peu d’appuis familiaux pour réussir à l’école se trouvent dans une situation analogue à celle des laissés pour compte des sociétés modernes (Castel & Haroche 2001). Ils deviennent comme eux des “individus par défaut” qui, victimes des inégalités, endossent la responsabilité de leur échec et sont culpabilisés de n’avoir pas su saisir leur chance. Beaucoup d’élèves, issus des couches populaires et/ou de l’immigration, ont fait la curieuse expérience d’être célébrés dans leur milieu d’origine pour leur accès inespéré à des niveaux élevés du système scolaire et d’être humiliés par les jugements du lycée, puis, de l’université dont ils ne parviennent pas à remplir les attentes (Beaud 2002). Ils s’inscrivent dans ce que certains sociologues décrivent comme un déclassement par rapport aux générations précédentes, qui s’exprime par une faible participation à la redistribution des richesses économiques, un moindre espoir d’ascension sociale, un accès plus faible aux responsabilités institutionnelles que la génération de leurs parents (Chauvel 2004, CEREQ 2004).
5Les élèves les plus fragiles et peut-être, au-delà, la grande masse de ceux qui sont appelés à assumer des choix dans un univers incertain, voient s’ouvrir l’espace d’une expérience dans lequel se développe et se met à l’épreuve leur subjectivité (Dubet 1991). Si les épreuves scolaires sont une manière de construire et vérifier des aptitudes, elles sont aussi des confrontations à soi et aux autres, le risque de faire face comportant celui de perdre la face (Woods 1990). Passée la période d’euphorie accompagnant la transition du collège au lycée, les lycéens se rendent vite compte que la mise à l’épreuve à laquelle ils sont invités comporte bien des zones d’ombre (Rayou 1998). Ils entrent assez vite dans une posture critique qui détermine leur manière d’être aux études et de faire société dans l’établissement.
6Leur première série de critiques porte sur le sens des épreuves scolaires : l’accord social sur le “passe ton bac d’abord” est tel qu’il est devenu à peu près impossible de faire à l’extérieur de l’école la preuve de ce qu’on vaut. Le sentiment très partagé par les jeunes est alors celui d’une école qui “gave”, de professeurs qui “saoulent” en accaparant une partie trop importante de leur vie d’autant que rien ne leur garantit que les efforts consentis aujourd’hui seront payés demain dans une conjoncture mouvante des qualifications et de l’emploi. Leur deuxième catégorie de critiques porte sur la nature des épreuves scolaires. Elles privilégient trop selon eux certains types d’activité cognitive, comme les mathématiques, au détriment de pratiques plus expressives (arts visuels, éducation musicale, éducation physique et sportive) dont ils voient qu’elles occupent une place sans cesse minorée dans le curriculum. Elles sont difficilement rejouables lorsqu’on y a échoué, le retard sur le rythme normal devenant vite stigmatisant. Passées par un nombre croissant d’élèves, elles délivrent des certifications qui perdent progressivement leur valeur sur le marché de l’insertion sociale et professionnelle. Leurs critiques les plus dures portent sur des aspects qui les affectent au quotidien et mettent en cause ceux qui les encadrent. Enseignants, administratifs, personnels de la vie scolaire, sont souvent suspectés d’abuser de leur supériorité statutaire pour ne pas entrer avec eux dans les rapports de réciprocité qu’ils prônent par ailleurs. Ils peuvent de surcroît être responsables, par leurs évaluations, de fractures dans un groupe de pairs dont les différences individuelles sont transformées en inégalités par la compétition scolaire.
Le proche comme perspective
7Les adolescents scolarisés tendent à se vivre comme des “malgré nous” de l’école, contraints de construire des projets alors que ni l’amont ni l’aval de leur expérience ne leur appartiennent. Ils ne peuvent pas choisir de ne pas faire d’études dans une société qui, pour des raisons de démocratisation et d’élévation des qualifications, n’a cessé de prolonger l’obligation scolaire. Ils ne peuvent non plus agir sur les critères de sortie du système, à la fois prescriptifs lorsqu’ils définissent des matières et des filières, plus ou moins nobles et flous lorsqu’ils régissent l’accès à l’emploi. Une telle tension habite leur quotidien et, comme tout groupe d’acteurs face à des incertitudes, ils adoptent des “perspectives” (Becker, Geer & Hughes 1995) destinées à réduire les troubles individuels et collectifs qu’elles suscitent.
Êtres futurs, êtres actuels
8Un des aménagements qu’opèrent les collégiens, lycéens et étudiants au sein du système scolaire est d’y développer un axe de socialisation horizontale qui, sans se substituer à celui, vertical, de l’institution, interfère avec lui et contraint les adultes qui le portent à de multiples transactions. Dans la version fonctionnaliste classique inspirant l’école de la République, l’éducation est décrite comme la “socialisation méthodique de la jeune génération” (Durkheim 1966/1922) réputée socialement immature. Il s’agit bien de faire descendre, du haut de la société des adultes vers le bas du monde enfantin, des normes et valeurs sans lesquelles la reproduction du social serait menacée. La version de l’élève au centre prend a priori le contre-pied total d’un système dans lequel l’enfant et sa famille ne pourraient que s’inscrire dans l’offre de l’État, mais elle participe toujours de la croyance en un unique canal de socialisation. Dans le premier cas, il s’agit d’arracher l’enfant aux proximités qui peuvent empêcher son accès aux universels de la raison et de la citoyenneté. Dans le second, on vise à rapprocher son futur des virtualités dont il serait lui-même porteur. Ces deux versions apparaissent aujourd’hui également illusoires. La première minore les capacités instituantes des enfants, notamment à travers les brouillages du système qu’autorise le métier d’élève (Sirota 1993). La seconde majore leurs capacités individuelles à construire leur avenir. L’une et l’autre sous-estiment le fait que, si les enfants peuvent être considérés comme des “êtres futurs”, ils n’en sont pas moins des “êtres actuels” (Montandon 1998) développant ici et maintenant des modes de socialisation qui se soustraient en partie à l’attraction du monde social des adultes. La réhabilitation contemporaine du concept de génération (Mannheim 1990/1028, Galland 2004) aide à penser ces processus qui, sans annihiler les déterminants sociaux classiques, créent de l’expérience partagée entre des classes d’âge connaissant des situations relativement proches. Un intragénérationnel compose donc avec de l’intergénérationnel et, dans cette dialectique, il n’est pas surprenant que les questions du proche tiennent une place centrale. Le caractère de plus en plus lointain du passage à la vie adulte, l’effacement et le brouillage des marqueurs traditionnels de sortie de l’enfance dissuadent de se projeter trop loin dans le temps au risque de se perdre. La proximité de jeunes qui, comme soi, traversent ces incertitudes constitue au contraire un appui dans la tentative commune de retarder le moment des choix irréversibles.
Du prochain au proche
9Le proche, pour les lycéens en particulier, c’est, indissolublement, une zone de l’expérience qui apparaît légitime (l’espace de l’établissement et des réseaux de sociabilité, le temps des études partagées avec d’autres) et des partenaires en qui on peut avoir confiance. Les relations d’amitié qui en tissent les contours visent à préserver le plus longtemps possible une communauté d’égaux par l’âge de différenciations issues d’épreuves qui paraissent injustes. Certes ces réseaux amicaux, si prégnants dans l’expérience adolescente, ne visent pas à se substituer à l’organisation sociale, ils coexistent avec elle pour retarder et adoucir le passage à l’état adulte. Ils retrouvent une tendance de la philosophie politique à vouloir tempérer le caractère impositif de l’institution par une éthique qui constitue l’esprit véritable de la sociabilité. À l’instar de celle d’Aristote qui a proposé, à travers une version de l’amitié (1965), une manière de fonder le politique participant d’une possibilité permanente de mesurer son adhésion à la cité. Parce que l’ami est un autre soi-même, dont la concordance ou la discordance entre les actes et les paroles se vérifie au quotidien, on peut se donner à lui. Une telle attitude, généralisée, permet de proche en proche d’organiser l’institution dont la finalité reste d’assurer une vie bonne pour tous. De ce point de vue les lycéens, se retrouvent plus dans une telle immanence construite sur l’estime réciproque que dans des attentes institutionnelles qui, tout de suite ou plus tard, exigent un engagement total de chaque personne. À la manière dont Freud (1971/1929) préconisait de donner une tournure plus réaliste au commandement chrétien d’aimer son prochain comme soi-même en appelant à aimer son prochain “comme il t’aime lui-même”, ils préfèrent s’adresser au proche qu’au prochain en ne donnant ni refusant a priori leur amitié. Car celle-ci est à la fois une mise à l’épreuve, légitime car maîtrisable par chacun, et un mode social d’existence appelé par le partage des estimes de soi. La recherche de la “mêmeté” dans l’autre se porte alors sur ce qui, de manière évidente, fait semblable à eux : l’âge et la traversée d’épreuves similaires. Portés à fermer les yeux sur des différences trop visibles, les jeunes développent à l’école des comportements qui visent à ne pas faire payer, par des attitudes arrogantes, le prix des insuccès scolaires à ceux qui sont mal placés dans la compétition. Ce bien commun, qui implique de rester “cool” pour résister au stress induit par la sélection scolaire, fait un large consensus dans la plupart des établissements, sauf ceux qui, trop touchés par les environnements de misère et de précarité sociale importés en leur sein, peuvent voir apparaître des phénomènes de violence moins maîtrisés.
Calendriers et territoires
10Cet ancrage dans un proche constitué par la situation matérielle et humaine ne se limite pas à fournir des représentations de ce que peut être la vie bonne. Il suscite des pratiques qui s’inscrivent dans des lieux et des moments et peuvent faire l’objet d’étude des sciences sociales qui s’intéressent à “l’ensemble des pratiques sociales accomplies et ordonnées dans l’espace et dans le temps” (Giddens 1987, 50).
11Le proche dans le temps, c’est, pour les grands adolescents scolarisés, un calendrier spécifique qui ne s’emboîte pas dans celui que les adultes ont prévu pour eux. Une façon, pour les lycéens, de se réapproprier leur expérience est de définir des projets qui correspondent peu aux demandes des adultes. L’appel de ces derniers à construire un projet suppose que les jeunes, notamment à partir de la classe de première, se projettent suffisamment dans l’avenir pour organiser leur quotidien à partir des objectifs visés. Or on connaît l’inversion temporelle à laquelle se livrent les jeunes qui, comme en témoignent les réorientations massives dans les premières années d’université, définissent plutôt l’avenir à partir de ce qu’ils sont en capacité de faire aujourd’hui. Obligés à des choix, ils sacrifient à cette figure imposée mais fournissent souvent des réponses dilatoires ménageant l’avenir sans hypothéquer la vie ici et maintenant. Les projets deviennent des plans, la construction du cursus s’opère par le franchissement espéré de seuils à partir desquels on tente d’aller plus loin plus que par l’attraction irrésistible d’objectifs adoptés dès le passage au lycée. Il est possible que les “décrocheurs” avérés finissant par quitter le système éducatif soient ceux qui, ne pouvant assumer leur passé scolaire, n’ayant que peu de perspectives d’avenir et ne trouvant, au surplus, que peu de réconfort dans les moments partagés avec les pairs, ne parviennent plus à mettre quelque sens que ce soit dans une temporalité aussi démembrée.
12Les années lycée sont considérées par ceux qui les traversent comme une latence dont il n’est pas urgent de sortir. Le proche n’y est pas tant l’étape suivante vers la fin des études que cette succession de moments où l’important pour chacun est d’être reconnu comme un jeune au milieu d’autres jeunes qui, à défaut de partager le même passé et le même avenir, vivent au même âge, une expérience qui paraît très semblable à la sienne. La référence fréquente des lycéens à la maturité qui caractérise leur état actuel de développement indique bien leur souci de ne pas imputer ce dernier à des rythmes sociaux. Le temps le plus habitable est un temps retenu, dilaté, plus en phase avec la durée bergsonienne qu’avec celui des horloges et agendas. Un tel cadre de l’expérience est évidemment porteur de conflits potentiels entre les exigences d’un effort intellectuel de longue durée que véhiculent la forme scolaire et les manières dont les lycéens les tempèrent en imposant des façons d’être au travail qui participent d’une tout autre temporalité. De la même manière, on pourrait analyser les difficultés des responsables politiques à appréhender les mouvements de lycéens qui scandent cette période et qui, s’ils ont tous les aspects extérieurs de la contestation politique, prennent davantage place dans la temporalité cyclique du rite de passage que dans celle, cumulative et ouverte sur l’avenir, de la revendication construite (Rayou 2000b).
13Si la nécessité de mettre fin à la dépendance économique par rapport à leur famille se fait plus vive, si la sortie du système scolaire se fait plus proche pour eux, les étudiants des premiers cycles universitaires (Altet, Fabre & Rayou 2001) reconduisent dans une large mesure à l’université leur expérience des années lycée. Dans les filières de masse, ils échafaudent rarement des projets à long terme. Beaucoup se définissent comme en attente, ni passionnés, ni décrocheurs, ils sont souvent là pour un temps indéterminé mais qu’ils pressentent bref, au gré de projets élaborés par défaut et redéfinis au coup par coup. Le temps proche de soi est souvent celui de l’étude de disciplines prisées malgré leur faible rentabilité sociale (psychologie, philosophie…) car elles peuvent faire apprendre des choses sur soi-même et sur les autres. Peut-être, en ajoutant une année à l’autre aura-t-on un jour acquis un niveau socialement reconnu tout en ayant bénéficié des connaissances pour mieux se connaître. Les tensions entre ces perspectives et les attentes des enseignants-chercheurs sont encore plus vives que celles qui, au lycée, alimentent les malentendus sur les apprentissages. Aux dires des universitaires, les manières d’être au travail des étudiants relèvent d’une passivité dommageable : les yeux rivés sur des examens qui permettront peut-être de passer au degré supérieur, ils attendent que les cours leur délivrent des vérités définitives, en contradiction flagrante avec l’éthique de la recherche et les motivations qui les ont eux-mêmes conduits à exercer ce métier.
14De la même manière que l’institution ménage pour ses élèves des calendriers, elle leur propose des espaces dont elle estime qu’ils sont adaptés aux différentes modalités de la vie à l’école : des endroits pour étudier, avec ou sans les professeurs, d’autres pour se détendre ou s’initier à la vie associative. Les lycéens dessinent, de fait, un “autre lycée”, semblable, dans sa fonction à l’“autre cité” dans laquelle Athènes et Rome, dans les périodes de crise, transportaient le cœur de leur système politique (Del Pup 2003). Là encore, les malentendus issus de ces différentes manières de définir le proche sont très nombreux. C’est ainsi que la volonté des équipes éducatives, malgré les déplacements que cela exige des enseignants, d’affecter aux lycéens une salle unique qui leur évite des allées et venues fatigantes, peut rencontrer l’incompréhension des élèves qui s’estiment assignés à résidence. La proximité est ainsi relative car l’important pour eux est de profiter des déplacements pour explorer le groupe des pairs, pour construire leur point de vue sur les enseignants et l’administration, prendre place dans des réseaux où s’élaborent les contrepoids à la vie scolaire. Après avoir été sédentaires à l’école primaire, les lycéens sont devenus nomades car il leur faut chercher dans quels lieux installer leur vie privée dans l’espace public. C’est pourquoi le “foyer” ou la “maison des lycéens” sont si mal nommés. Les lycéens préfèrent développer à l’extérieur, souvent à proximité immédiate, les activités conviviales qu’ils pourraient mener dans l’enceinte d’établissements dont les équipements sont au moins aussi attractifs que ceux des milk-bars voisins. Car le proche est le proche exploré et on ne peut décider à votre place si vous êtes au lycée comme à la maison.
15Si le proche peut être plus lointain qu’il n’y paraît, le lointain peut à son tour être proche : c’est le cas lorsque, pour desserrer l’emprise du cours, les élèves importent en contrebande des éléments de leur vie juvénile dans des conversations parasites avec leurs voisins. Le souk, qui en est l’effet agrégé, est la confluence dans le même lieu des légitimités scolaire et juvénile. Il s’inscrit dans les pratiques de squat qu’ils affectionnent et qui, à l’instar du graffiti sur les tables, permettent au groupe juvénile de se recomposer au sein même d’un dispositif administratif qui prétend le fragmenter dans l’espace de l’étude. La volonté de maîtriser l’espace qui leur paraît proche suscite de réelles compétences d’acteurs sociaux. Certaines visent à contrôler dans des cercles concentriques les niveaux de distinction autorisés entre pairs : les zones les plus fréquentées par la communauté lycéenne et leurs alentours sont ainsi neutralisés ; tout ce qui pourrait y connoter des inégalités sociales (les vêtements de “bourges”, les pratiques culturelles distinctives…) est prohibé. En revanche, dans une périphérie de plus en plus étendue, il est possible de cultiver des amitiés plus électives et de mener des activités qui, plus près du lycée, pourraient être vécues comme écrasantes pour certains. D’autres prennent soin de ne pas investir les espaces publics de débat, réels ou symboliques (Rayou 2002, 2003), offerts par l’institution et préfèrent à l’agora du lycée des niches de convivialité où les mises à l’épreuve du groupe de pairs sont moins probables.
16En passant à l’université, les lycéens amènent leurs compétences à déterminer les espaces proches ou lointains et à les faire coexister. Mais la donne change et suscite des adaptations. Les pratiques de squat déclinent : l’obligation de présence est moindre et les pairs sont sollicités par des tâches extrascolaires qui réduisent leur présence à l’université (Boyer, Coridian & Ehrlich 2001). Présents par défaut, parce qu’ils n’ont pas pu avoir la classe préparatoire aux grandes écoles, le BTS ou l’IUT qu’ils souhaitaient, les étudiants de l’université de masse ne s’estiment pas à leur vraie place. Y rester plus longtemps serait assumer l’orientation subie. Les raisons de s’attarder déclinent vite et la fac est plus décrite comme un lieu de passage que comme un territoire réapproprié. Le contraste est saisissant avec leurs homologues en école supérieure de commerce ou en formation d’ingénieurs. Ceux-ci n’hésitent pas à mêler dans les mêmes locaux leur vie d’étude, leurs activités amicales et associatives que traverse la logique dominante de la réussite (Le Bart & Merle 1997). Pour les étudiants de DEUG, il n’y a rien, ou peu, entre les lieux de cours et ceux de la vie extrascolaire. Ils ne s’attardent pas et investissent les chambres de leurs copains ou les cafés pour “faire la fête”, perpétuant ainsi le caractère “étudiant” de certains lieux des centres-villes que les campus n’ont pas réussi à concurrencer.
17Toutes ces manières de créer du lien à partir de ce qui est ressenti comme proche car permettant de risquer sans crainte son identité personnelle et son identité de pair dépassent en ampleur les façons antérieures de nouer des amitiés dans le cadre scolaire. Elles définissent des calendriers et des territoires largement partagés par la communauté juvénile dont les réseaux survivent souvent à l’entrée dans un métier ou à l’installation en couple. Elles sont à l’origine du succès planétaire d’échanges sur la Toile où, protégés par un “pseudo”, les jeunes, notamment les garçons, peuvent s’exposer sans crainte (Pasquier 2005). Mieux que les interstices du lycée, les salons de chat ni proches ni lointains, mais virtuels, permettent d’explorer et de s’explorer sans risquer la capture scolaire ni l’affront fait au pair. Cependant, la création de lieux et de temps qui leur appartiennent en propre ne les dispense pas de prendre position par rapport aux principes de l’école républicaine.
Une vie en principes
Être égaux pour être soi
18La République a voulu régler par la standardisation, la question de la justice (Derouet 1992) en offrant à ses enfants un accès au système scolaire qui ne soit pas biaisé par des positions liées à la naissance ou à la fortune. La massification contemporaine est l’aboutissement d’un processus de longue durée qui a progressivement substitué à une stratification du système scolaire en ordres une organisation par degrés (Lelièvre 1990). Dans cette logique, l’élève est traité selon une règle commune censée garantir l’homogénéité des conditions de l’étude et de la réussite. Mais puisqu’il faut tenir compte des disparités de résultats (Dubet 2004), le critère du mérite justifie des inégalités liées à la personne des élèves. L’extra-territorialité affirmée de l’école garantit que l’élève n’est apprécié qu’eu égard à son engagement dans les valeurs scolaires. La rétribution supposée de chacun en fonction de sa propre contribution fonde la croyance en un “équivalent-travail” (Barrère 1997). Le respect, enfin, est une manière de considérer et de traiter de la même manière tout élève en réussite ou en échec sans référence externe puisqu’il correspond à un universel internalisé, la personne que chacun porte en soi. La recherche d’une réciprocité des êtres par-delà les différents statuts, caractérise l’action qui se réclame de ce troisième universel. Les lycéens se retrouvent généralement dans ce triptyque, à partir d’une démarche qui privilégie des critères de proximité liés à leur expérience scolaire des entorses subies par ces principes.
19Ainsi, les questions relatives à l’égalité ne sont que rarement abordées à partir d’une vision politique globale qui ferait de l’école un rouage de la construction et de la reproduction des inégalités sociales. En revanche, la crainte partagée de voir son développement entravé par des dispositifs qui promeuvent les uns et défavorisent les autres suscite des analyses mettant en cause le fond et la forme de certaines décisions politiques. Justine (BEP secrétariat) redoute qu’elle-même et les élèves de sa classe se trouvent “diminués par rapport aux autres”. Elle découvre qu’avec la suppression des premières d’adaptation, la possibilité de suivre une filière STG est largement compromise : “Même si on se débrouille bien, on va quand même être d’un niveau inférieur par rapport aux premières normales… ils ont déjà des notions d’espagnol, alors que nous, ça fait deux ans qu’on n’en a pas fait, en math ils ont un niveau plus élevé, c’est normal, puisqu’ils viennent de seconde générale, alors que nous, on vient de BEP, donc…”
20Interrogée au moment des mobilisations lycéennes contre la réforme Fillon qui envisageait d’introduire des procédures de contrôle continu dans le baccalauréat, Justine s’indigne de ce que “les bacs ne vont pas être pareils partout (…). Quand on sera dans Paris 75, à Louis XVI [qu’elle confond manifestement avec Henri IV], on aura un bac plus coté que quand on sera en Seine-Saint-Denis, là, dans le 93, qui ont des lycées un peu difficiles ; ça je ne trouve pas ça juste”. Suivent des considérations sur les familles du 93, qui ne peuvent, comme les autres, soutenir l’effort scolaire de leurs enfants et sur les enseignants de cette même académie qui, devant le niveau, “font des contrôles plus faciles” faussant la compétition. Comme beaucoup de ses pairs, Justine ne met pas en cause les stratégies individuelles des élèves. À l’époque d’ailleurs, peu d’entre eux faisaient remarquer que l’entrée dans les classes préparatoires se décide bien avant les épreuves du baccalauréat, dès les résultats du contrôle continu des années précédentes et des deux premiers trimestres de la terminale. Le sentiment de solidarité de destin des jeunes est trop fort pour cela et il paraît plus admissible de rejeter sur les seuls adultes la responsabilité des fractures engendrées au sein du groupe juvénile : “Nous, ce qu’on trouve injuste au niveau de l’éducation, pas forcément dans notre lycée, c’est qu’il y a des réformes qui soient passées et que nous, en tant que lycéens, on ne soit pas vraiment ni avertis ni interrogés sur ça, sur les réformes qui passent, comme par exemple la loi Fillon qui est passée, et on a été mis au courant après que la loi soit passée, donc on n’a pas pu réagir par rapport à ça” (Justine, BEP secrétariat).
Faire reconnaître son mérite
21Les dénonciations de non-reconnaissance de leur mérite sont encore plus nombreuses chez les lycéens. Plus que les inégalités structurelles traitées ci-dessus, les manquements aux principes de rétribution des personnes relativement à leurs efforts sont perceptibles au quotidien et alimentent les conflits avec les enseignants. Si chaque élève peut avoir un intérêt personnel à trouver qu’il est mal rétribué par les notes qu’il reçoit, le débat de justice permanent au sein des groupes de lycéens désingularise souvent les cas sur lesquels il porte (Boltanski 1990) en montrant l’incapacité ou la mauvaise foi évidentes des adultes dans leur évaluation des attitudes et des travaux. Delya, Farida, Isabelle et Virginie (Terminale ES) ont ainsi longuement analysé dans un entretien un cas de déni de mérite qui a, selon elles, concerné leur camarade, Meital, partie de France au sortir du collège et revenue au lycée après plusieurs années en Israël. Elles estiment que, affectée en cours d’année en Terminale ES alors qu’elle n’avait jamais fait d’économie, elle s’est attiré les foudres de la professeure qui “s’est très vite acharnée sur elle”. Vivant dans une famille d’accueil, travaillant dans une pizzeria, Meital avait du mal à suivre. Aux dires des quatre amies, les enseignants, rivés à leurs critères d’appréciation, ont ignoré ses difficultés et pris ses demandes d’aide en classe pour des bavardages perturbateurs. Ils l’ont systématiquement rabaissée, lui suggérant perfidement de retourner au collège, voire en primaire. Insistant sur ses faiblesses, ils ont méconnu ses points forts, comme des connaissances acquises en Israël à l’occasion d’événements très durs qu’elle y avait vécus. Meital est partie avant la fin de l’année scolaire, brisée, selon ces quatre lycéennes, par des jugements dans lesquels elle ne pouvait se reconnaître : “Ça fait qu’après elle faisait n’importe quoi”, assure Virginie, “elle s’est mise à traîner, elle s’est mise à sortir toutes les nuits en boîte de nuit (…). Les profs, ils se sont pas rendus compte qu’elle pouvait réussir malgré son attitude, malgré tout ça… Il fallait juste qu’ils lui parlent, je sais pas, qu’ils aillent vers elle et peut-être qu’elle serait encore là, et peut-être qu’elle aurait eu des bonnes notes et tout…” (Delya, Farida, Isabelle et Virginie, Terminale ES).
Forcer le respect
22Lorsque les élèves estiment que les jugements portés sur eux méconnaissent trop leur mérite, ils revendiquent le respect comme principe de justice garant, quelles que soient par ailleurs leurs performances scolaires, de leur dignité de personnes (Caillet 2006). Là encore, c’est par l’ancrage de leur réflexion dans leur expérience et celle de leurs pairs qu’une montée en généralité est possible. Celle-ci voit dans l’irrespect une cause majeure des troubles du social, depuis les marques de mépris dont les jeunes seraient victimes de la part des adultes dans l’école, jusqu’aux désordres planétaires liés à l’humiliation des plus faibles par les plus puissants. Leur engagement pour des causes humanitaires, au détriment d’adhésions plus partisanes (Roudet & Tchernia 2001) se situe dans le droit fil de ces approches qui tendent à réhabiliter des singularités méconnues ou écrasées par des mises en équivalences surplombantes. Car si l’exploration du mérite suppose encore une référence au critère relativement objectivable de la performance scolaire, le respect ne peut être évalué qu’à l’aune de valeurs scolairement neutralisées et rapportées au caractère insubstituable de chaque personne. Pierre de touche incontestable, pour les jeunes, de la nature des rapports de justice qui prévalent à l’école, le respect est cependant bien plus difficile à faire reconnaître que l’égalité et le mérite. Ces deux derniers principes animent des pratiques relativement évaluables par des règles et communes à l’ensemble des acteurs du système éducatif tandis que le respect relève, dans sa qualification et sa mise en œuvre, d’appréciations de situations toujours uniques et relevant presque de l’intime conviction.
23D’où les innombrables études de cas auxquelles se livrent les jeunes à propos d’événements survenus à l’école. Les entretiens suscités par cette enquête ont, de fait, constitué un lieu d’échanges pour les petits groupes de jeunes lycéens qui y pratiquaient un genre coutumier et demandaient généralement à l’enquêteur de prolonger la séance pour aller plus loin dans la recherche de la preuve. Jason, Nathan et Abdoulaye, élèves en Terminale de BEP secrétariat, évoquent ainsi, à partir du prisme de l’inégale dignité avec laquelle ils se sentent traités, “plein de choses qui sont pas justes”, comme l’inégalité entre les filières. Mais leur dénonciation passe toujours par une déception de ce qui leur apparaît comme un mépris des adultes. Ne pouvant obtenir d’eux des demandes compatibles avec l’offre scolaire à l’entrée en BEP, la principale aurait réécrit elle-même le premier vœu d’Abdoulaye et de Nathan. Une réforme intervenue en cours de scolarité a contrarié leurs plans et leur récrimination porte moins sur le changement des règles du jeu que sur le fait que personne ne les aurait prévenus : “Tous les jours y avait des grèves, on parlait même pas de ça, on savait même pas c’était quoi toutes les réformes (…) Pourquoi ils nous ont pas ramené les réformes pour qu’on puisse les lire ? Pourquoi on n’a pas été informés plus tôt ?”. Ils vivent leur infériorité de statut dans un lycée polyvalent à travers des manières d’être traités au quotidien : les élèves de BEP seraient cantonnés à un endroit de l’établissement et ne pourraient fréquenter que leurs homologues : “en sport, on n’est pas mélangés avec les généraux, on se demande pourquoi”. Ils attribuent la privation de manuels scolaires en début d’année à une sorte de vengeance de l’administration qui voulait leur faire payer la paresse et la négligence des élèves de l’année précédente. Ils multiplient les exemples d’humiliation dont ils seraient victimes, comme être traité de “fou” par le professeur à l’occasion d’un passage au tableau. Ils déplorent que les enseignants mettent des obstacles à un dialogue authentique en ne s’excusant jamais de leurs retards, en leur parlant depuis la salle des professeurs en leur interdisant d’y entrer. Ils se retrouvent dans la conclusion tirée par Brandon : “les profs, ils veulent du respect, mais ils en ont pas pour nous, donc…”.
24C’est, de fait, un continuum qui mène des analyses de ces situations minuscules à celles qui mettent en jeu beaucoup plus d’acteurs et peuvent accéder au statut d’objet politique au sens classique du terme. L’entretien avec Ziyad et Alison, élèves de seconde, est assez significatif de la manière dont un mouvement, ici “Ni putes, ni soumises”, procède, autour d’un événement particulièrement tragique –le martyre de la jeune Sohanne, brûlée vive en 2003 dans un local à poubelles de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine– de l’accumulation des rancœurs de jeunes filles quotidiennement agressées dans leur dignité. Alors qu’elles se plaignent des cours des professeurs, même lorsqu’ils portent sur des thématiques qui les intéressent, elles apprécient les discussions passionnées qu’a suscitées l’introduction, par la sœur d’une élève, du Guide du respect, brochure de “Ni putes, ni soumises”. Elles ont le sentiment de s’y retrouver à chaque page à travers les divers témoignages :
25– Ziyad : “Ben justement, il y a quelque chose qui m’a fait rire, c’est que je m’appelle Ziyad et j’ai quinze ans et il y a justement le témoignage d’une fille qui s’appelle Ziyad et qui a quinze ans.”
26– Alison : “Y a le témoignage d’un homosexuel dedans, qui s’appelle Djamel et y a un garçon dans ma classe qui s’appelle Djamel.”
27Ces témoignages “de deux, trois lignes”, qui “expliquent en gros” ont “l’air vraiment vrais, quoi”. Ils évoquent des mariages forcés de jeunes filles, des histoires de pratiques sexuelles imposées par leurs compagnons et qui les font “passer pour des moins que rien”, des grossesses ou des maladies sexuellement transmissibles qui éloignent certaines de l’école. Selon elles, “franchement, la moitié de la classe, on lisait ça en français !”.
28Le respect est de loin le principe le plus invoqué par les lycéens lorsqu’ils ont à s’exprimer sur la justice du système éducatif. Il leur permet certes d’aborder des interactions très circonstanciées entre les personnes, mais, bien plus, de parcourir tout le spectre des situations de leur vie, scolaire et non scolaire, dans lesquelles sont impliquées les valeurs de justice. On peut trouver évidente cette manière de monter en généralité à partir de cas singuliers, elle ne l’a pourtant pas toujours été et on a pu au contraire voir, à certaines époques, des adolescents meilleurs connaisseurs d’événements très lointains dans l’espace et dans le temps que du monde qui les environnait et qui, pourtant, leur servaient à appréhender ce dernier. Car le proche n’est pas d’abord ce qui est à côté de soi, mais plutôt la conjoncture dans laquelle prennent sens les événements qui mettent à l’épreuve et façonnent nos catégories d’appréhension du monde social. Au reste, les enseignants, ceux de collège en particulier (Dubet & Duru 2000), estiment de leur côté que les élèves ne les respectent pas, comme si la perte de crédibilité des grands modèles interprétatifs et la nécessité croissante de faire exister le social au plus près de soi ne rendaient perceptibles les incohérences des logiques sociétales qu’à travers les désajustements locaux. L’hypertrophie de l’approche en termes de respect de la part des élèves correspond à un régime d’engagement (Thévenot 2006) particulier de leur part dans des épreuves dont la tension entre égalité et mérite est devenue intenable pour beaucoup. Ne pouvant plus garantir la justice par la simple accessibilité de ses degrés, ni rémunérer le mérite en faisant abstraction des dynamiques extrascolaires qui le traversent, le système éducatif investit en effet les rapports interpersonnels de la lourde responsabilité de faire tenir ensemble des logiques devenues antagoniques. La démarche éthique, plus que politique, dont procède le respect, est donc particulièrement sollicitée, tant dans la lecture critique des contradictions du système que dans la perspective de nouveaux accords sur le bien commun éducatif.
29La logique de respect se voit en quelque sorte forcée jusqu’à, dans certains cas, passer outre la justice. Une première manière de le faire consiste à affirmer tellement la commune humanité (Boltanski & Thévenot 1991) des jeunes qu’elle exclut tout principe de distinction entre eux et façonne une utopie dans laquelle la parité d’âge vaut égalité. Cette dernière prend alors surtout le visage d’une équité respectueuse des différences individuelles : l’école devrait laisser chaque personne se développer à son rythme, accéder à sa propre maturité conçue comme une différenciation des talents qui ne procéderait que de causes endogènes (Rayou 1998). Au cours de leurs manifestations répétées, les lycéens proclament ainsi souvent sur leurs banderoles qu’ils sont “tous dans le même panier”, récusant frontalement nombre d’évidences sociologiques. Zayia vit cette contradiction depuis sa fonction de déléguée : comment éclairer le conseil de classe sur le mérite d’un élève quand on est tendue entre le constat que certains ne travaillent jamais et l’expérience partagée avec les pairs qui fait dissocier l’absence de travail scolaire et la volonté de travailler (“Moi, quand je les vois en dehors et tout, ben, ils ont de la volonté, on a tous de la volonté”) ? Mais Zayia perçoit aussi une autre manière, pour le respect, de s’éloigner de la justice en attachant à certaines personnes des caractéristiques qui, à l’inverse, les privent de tout recours. C’est le cas de ceux qui “n’ont pas la bonne notion du respect”. Il s’agit d’élèves surtout attachés à se faire respecter des autres et qui ne respectent eux-mêmes que “les deux, trois personnes qui traînent avec eux”. Ils procèdent par intimidation et mises au défi. Récemment, l’une de ces élèves a gagné en “respectabilité” en osant déclarer publiquement à une autre élève : “t’es moche”. Ce jeu de “cap, pas cap” paraît largement le fruit de comportements qui, en l’absence de gratifications dans le système d’évaluation scolaire, imposent d’autres épreuves aux pairs. Celles-ci mettent d’autant plus en jeu les personnes qu’elles sont le fait de “clans” qui échappent à la vigilance de l’ensemble du groupe des pairs. Les violences physiques inédites exercées par des lycéens sur d’autres lycéens à l’occasion des manifestations contre le projet Fillon traduisent l’exacerbation de la tension entre les différents principes de justice et les limites de la construction juvénile pour la maîtriser.
Conclusion
30Les jeunes scolarisés paraissent bien inscrire leur action dans ces politiques du proche évoquées dans ce même numéro par M.-C. Derouet-Besson. Il faut toutefois prévenir une interprétation abusive que cette affirmation peut susciter. Celle selon laquelle ils seraient porteurs de nouveaux modèles du lien politique destinés à remplacer ceux, obsolètes, de leurs parents et grands-parents. Une telle interprétation ne ferait que participer du classique mouvement de balancier qui, tantôt fait des enfants et des jeunes des incapables politiques, tantôt voit en eux les rédempteurs d’une humanité que les adultes ne savent plus préserver d’elle-même. C’est à une vision plus dialectique que paraissent appeler les travaux de recherche mobilisés ici.
31La manière dont les lycéens et étudiants abordent le débat de justice montre bien que, même lorsqu’ils le font par le biais de la notion de respect, ils sont capables de pratiquer une désingularisation des cas sur lesquels ils étayent leurs analyses. Ils montent ainsi en généralité et mettent en évidence des ruptures d’équivalence dont la logique se manifeste dans des situations diverses. Les perspectives qu’ils construisent ce faisant sont assez consistantes pour interférer avec les dispositifs mis en œuvre par les adultes et contraindre ceux-ci à des transactions en matière de calendriers et de territoires. La philia sur laquelle ils s’appuient n’est pas une simple modalité d’arrangement, mais prétend à un rôle de régulation politique à la manière dont l’éthique visite et régénère les logiques assoupies dans les institutions. Pour autant, ces compétences politiques ne peuvent à elles seules engendrer des mondes politiques nouveaux. Leur polarisation sur la question du respect, déplacement des insatisfactions liées à la structure de l’inégalité dans l’école et, à travers elle, dans la société, peut en particulier les conduire à clôturer la démarche réflexive et organisatrice. C’est le cas lorsque les jeunes vivent dans un “proche” –le quartier, la cité– (Zaffran 2000, Rubi 2005) dont les critères ne sont vérifiables que par ceux qui les énoncent. D’une manière plus massive et paradoxale, les cultures lycéennes enferment elles aussi dans une “tyrannie de la majorité” (Pasquier 2005) des jeunes si jaloux de leur indépendance qu’ils finissent par s’interdire toute possibilité de distinction entre pairs au motif qu’elle renverrait à des distinctions scolaires et sociales.
32Il peut paraître trivial de dire qu’il n’y a pas de proche sans lointain. Il est toutefois nécessaire de le rappeler si on veut comprendre pourquoi le proche qui libère de l’emprise des incertitudes peut aussi conduire à l’enfermement. Le fait de proposer aux jeunes scolarisés des épreuves peu significatives, au point que le lien entre niveau de scolarisation, voire de certification, et acquisitions scolaires et intellectuelles est devenu incertain (Bautier & Rochex 1997), ne leur permet pas toujours de se situer dans une zone qu’on pourrait, à la suite de Vygotski, appeler “proximale”, sa caractéristique étant que le travail théorique des générations précédentes y est mis en jeu dans les situations d’enseignement-apprentissage et aide au décentrement de l’élève du spécifique vers le générique (Brossard 2004). Il est d’ailleurs vraisemblable que le même mouvement d’effacement des règles institutionnelles affecte simultanément le curriculum et la socialisation politique. Dans le premier cas, en masquant les processus de secondarisation des objets du monde constitutifs de la forme scolaire (Bautier 2005). Dans le second, en ouvrant des espaces de citoyenneté hors de toute prise réelle sur la structuration de l’école par les logiques sociales. Pour conserver à ce moment du proche l’extrême fécondité analytique et organisationnelle dont il est porteur chez les jeunes, il importe que les adultes clarifient leurs propres attentes. En distinguant plus nettement les droits politiques qu’ils reconnaissent, à l’école, à la jeune génération de la sollicitude qu’ils lui doivent et par laquelle ils assument leurs responsabilités d’éducateurs (Renaut 2004).
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Notes
-
[1]
Déjà publiées : La cité des lycéens 1998, “Enseignants et étudiants. Représentations, pratiques et adaptation des métiers” (avec Altet M. & Fabre M.), Rapport Hétérogénéité et réussite dans le premier cycle universitaire CNCRE 1999, La “dissert de philo”, sociologie d’une épreuve scolaire 2002 ; ou en cours : “Les lycéens et la justice. Des concepts et des pratiques entre plusieurs mondes”, volet d’une recherche internationale conduite à l’UMR Éducation & Politiques (Lyon 2-INRP) “La socialisation politique des jeunes dans les lycées” avec D. Butzbach, M.-S. Claude et J.-M. Mallard. Les entretiens cités datent de 2005 et 2006.