Couverture de ES_018

Article de revue

Comptes rendus

Pages 237 à 254

English version

Mathias Millet, Daniel Thin, 2005 Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale Paris, Presses universitaires de France, 318 pages

1Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale : par le choix du titre et du sous-titre de leur ouvrage, Mathias Millet et Daniel Thin situent clairement leur recherche. D’une part, en préférant au terme de déscolarisation celui de ruptures scolaires, les auteurs veulent montrer que le problème des sorties précoces du collège ne se réduit pas à un simple “décrochage” mais renvoie plus fondamentalement aux “ruptures d’un lien scolaire conforme dans sa forme à ce que l’école exige, que ces ruptures prennent la forme de l’absentéisme ou du retrait sur place, qu’elle soit plus ou moins silencieuse ou attentatoire à l’ordre pédagogique...” (10). D’autre part, en analysant ces ruptures scolaires comme une manifestation de la question sociale, ils mettent au premier plan les conditions de vie des familles des collégiens et récusent ce qu’ils appellent le scolaro-centrisme, c’est-à-dire la tendance à ne voir dans l’école que des problèmes scolaires, là où se jouent plus fondamentalement des formes de relégation et de disqualification des classes populaires.

2Le terrain de leur recherche est fourni par l’analyse approfondie des parcours de vingt collégiens pris en charge par les dispositifs relais de Lyon et du département de la Loire. La démarche est donc fondamentalement compréhensive et vise à mettre au jour les trajectoires des collégiens, à partir d’une centaine d’entretiens réalisés auprès d’eux, mais aussi auprès de leurs familles et des professionnels qu’ils ont rencontrés pendant leur parcours (enseignants, travailleurs sociaux…). À cet égard l’ouvrage est exemplaire par l’utilisation fine des extraits d’entretiens pour étayer le propos des auteurs, voire par l’analyse des difficultés rencontrées dans l’enquête pour rendre compte des spécificités de la population enquêtée (par exemple les difficultés pour les prises de rendez-vous comme significatives d’un rapport particulier au temps).

3L’ouvrage est structuré à partir des différentes dimensions autour desquelles s’organisent les parcours des collégiens : la famille et le milieu social ; différents aspects de l’expérience scolaire : apprentissages, comportements plus ou moins a-scolaires, parcours de relégation ; et enfin la sociabilité dans le groupe de pairs. Chacune de ces dimensions est illustrée par l’exposé du parcours singulier d’un collégien.

4La première dimension explorée par Mathias Millet et Daniel Thin est celle de la famille des jeunes en rupture scolaire. À l’encontre de l’idée commune qui associe déscolarisation et déstructuration familiale, ils montrent que celle-ci n’est pas en elle-même le facteur explicatif de la rupture. Ce qui caractérise ces familles, c’est d’abord leur situation dominée, tant sur le plan socioéconomique (chômage, emplois précaires, reproduction de la pauvreté) que sur le plan culturel (éloignement de la culture scolaire et des attentes de l’institution). L’extrême précarité de leurs conditions de vie ne permet pas d’établir les conditions d’une scholé, c’est-à-dire des “dispositions au désintéressement et à la déréalisation scolastiques qui supposent et permettent à la fois de se détacher des préoccupations matérielles du monde” (38). Les enfants n’ont ainsi pas la possibilité de se détacher des conditions de vie immédiates et de se projeter dans l’avenir, ils ne peuvent donc pas s’engager dans le métier d’élève. Mais cette situation de marginalisation sociale n’a d’effet que quand elle s’accompagne de ruptures dans l’histoire de ces familles : séparations, décès d’un parent, déracinement social, etc. Ces accidents biographiques, eux-mêmes liés à la vulnérabilité familiale, jouent un rôle de déclencheur. C’est donc l’articulation entre position sociale et accidents biographiques qui permet de rendre compte des conditions de la rupture scolaire. Les auteurs analysent finement les caractéristiques familiales qui renforcent ce risque de rupture : souvent isolées par rupture des liens de solidarité traditionnelle (familles élargies, voisinage) et surencadrées jusqu’à susciter un sentiment d’humiliation par les institutions scolaire, judiciaire ou du travail social, les familles, par leurs conditions d’existence, n’exercent qu’une régulation affaiblie sur les comportements des enfants.

5Si le positionnement socioculturel de la famille est considéré par les auteurs comme déterminant, ils soulignent par ailleurs le rôle décisif de l’expérience scolaire. Celle-ci s’organise par interaction entre trois dimensions.

6Tout d’abord les difficultés scolaires d’apprentissage, considérées comme véritable élément constitutif des ruptures scolaires. Les auteurs montrent que les élèves en rupture ont en commun une expérience scolaire marquée par la faiblesse des résultats. D’une manière plus générale, les difficultés scolaires traduisent toujours un écart entre les conditions d’existence et le milieu social des collégiens, d’une part, et les attentes, prescriptions et jugements scolaires, d’autre part. Cette distance est particulièrement marquée quand il s’agit du langage, d’autant plus éloigné de la forme scolaire que le milieu social est défavorisé.

7À partir des difficultés rencontrées, s’enchaîne une série de conséquences qui mènent aux comportements a-scolaires : stigmatisation de l’élève et dépréciation de soi par sentiment d’incompétence (“je suis nul”), évitement du travail scolaire, absentéisme, perturbation de l’ordre scolaire et conflits avec les enseignants.

8Enfin, ces difficultés scolaires se traduisent sur le plan institutionnel par des parcours heurtés, segmentés par les exclusions plus ou moins longues et les changements d’établissements, parcours qui renvoient à une forme de précarité assez proche de celles des parents. Le nomadisme scolaire, caractérisé par de nombreux changements d’établissements, résulte d’une combinaison d’actions : les familles qui esquivent les sanctions institutionnelles en changeant leur enfant d’établissement, les jeunes qui cherchent à éviter la contrainte scolaire et qui tirent des bénéfices des exclusions, les établissements qui rejettent les élèves les plus perturbateurs. Les conflits avec l’institution scolaire se traduisent par des sanctions qui, au fur et à mesure qu’elles s’accumulent, perdent de leur effet dissuasif en devenant banales, mais constituent pour les élèves un véritable casier scolaire.

9Quant au rôle de la sociabilité juvénile, en tant que facteur de ruptures scolaires parce qu’en opposition à la culture scolaire, il est considéré par les auteurs comme second. Second chronologiquement : il intervient alors que l’expérience scolaire est déjà marquée par l’échec ; second logiquement : le groupe de pairs joue un rôle de refuge face à la disqualification scolaire.

10L’ensemble de la démarche permet de repérer certains choix théoriques opérés dans l’ouvrage. Premièrement, un choix affirmé tout au long du livre est celui d’appréhender le phénomène de manière multidimensionnelle. La rupture scolaire ne peut jamais être réduite à une dimension, elle est le résultat d’une combinaison de facteurs, d’une articulation possible entre précarité sociale, rupture familiale, difficultés d’apprentissage, stigmatisation, etc. Il ne s’agit pas d’une addition de facteurs, mais d’une combinaison où chaque élément ne prend sens qu’à condition que les autres soient présents. À l’opposé d’une démarche visant à isoler le poids de chaque facteur, comme dans une analyse des facteurs de risque (typiquement les travaux nord-américains sur le décrochage scolaire), les auteurs s’attachent ici à restituer le phénomène dans sa globalité, comme faisant système.

11Cependant et c’est le deuxième point, là aussi explicitement affirmé dans ce texte, ces facteurs multiples peuvent être réduits à la distance entre monde scolaire et socialisation primaire des collégiens issus des classes populaires. Mathias Millet et Daniel Thin s’appuient en particulier sur l’ensemble des travaux (Bernstein, Bourdieu, Hoggart, Lahire entre autres) mettant en évidence l’écart culturel entre le monde scolaire et la culture populaire. Les ruptures scolaires, de ce fait, ne sont qu’une manifestation locale de l’échec scolaire des enfants des classes dominées.

12Troisième point, c’est finalement la question sociale qui apparaît à travers la problématique des ruptures scolaires. Les conditions d’existence des collégiens constituent ce que les auteurs appellent le terreau social des ruptures scolaires. En clair, c’est la précarité et la marginalisation sociale qui produisent les conditions de ces ruptures. Cette posture permet d’éviter le scolaro-centrisme comme on l’a indiqué plus haut. En même temps, elle manifeste une forme de déterminisme en dernière instance. Le terme est mal porté aujourd’hui, mais il est tout à fait assumé par les auteurs qui rappellent assez justement que ce “déterminisme social, parce que social, est toujours potentiellement réversible” (298).

13Quatrième point, à ce déterminisme du milieu social répond une analyse plutôt interactionniste du parcours scolaire. Mais avec un processus qui part toujours du même point : la rupture scolaire trouve son origine dans les difficultés cognitives. Certes, les élèves ne sont pas tous d’emblée disqualifiés par l’institution scolaire, en particulier certains vont être gratifiés de “possibilités”, non concrétisées pour des raisons que l’institution attribue au comportement ou aux difficultés extrascolaires. Mais les auteurs montrent que les apparentes potentialités dont parlent les enseignants cachent de réelles difficultés scolaires, dans le passage à l’écrit, à l’abstraction… En ce sens, les analyses de Daniel Thin et Mathias Millet rejoignent celles de Stéphane Bonnéry, même s’ils n’en tirent pas les mêmes conclusions sur la responsabilité de l’école primaire dans le décrochage. Ils dénoncent par conséquent la catégorisation des élèves en fonction de leurs capacités comme une forme d’idéologie du don, ou des différences naturelles. Ils récusent de ce fait la séparation des dimensions de l’adaptation (le respect des règles) et de la performance (les résultats) dans l’expérience scolaire. L’exemple de la notion de discipline, qui renvoie à la fois aux règles de vie et à l’enseignement est là pour rappeler que la forme scolaire ne sépare pas savoirs et conduites, apprentissage et comportement. Les comportements a-scolaires sont par conséquent le résultat des difficultés d’apprentissage, ils constituent une réaction à la dévalorisation et à l’ennui provoqués par l’échec scolaire. Les réactions institutionnelles (sanctions, stigmatisation…) répondent à ces comportements, et l’ensemble de l’interaction se cristallise en hostilité réciproque entre le collégien et les enseignants.

14Au fond, il y a, semble-t-il, un dernier choix théorique, implicite celui-là, et qui pourtant mérite discussion : les élèves en rupture constituent une population homogène. Certes, Daniel Thin et Mathias Millet considèrent à juste titre que les collégiens en rupture scolaire ne forment pas une catégorie distincte de l’ensemble des collégiens issus des classes populaires. Mais on peut parler de catégorie homogène au sens où tous les élèves en rupture relèvent d’un même type de profil : milieu social très précarisé, passé scolaire chaotique, comportement de rupture à la norme scolaire et stigmatisation par l’institution. On comprend que ce profil soit effectivement celui qu’ont rencontré Daniel Thin et Mathias Millet en travaillant sur les dispositifs relais. Mais ce choix de terrain ne comporte-t-il pas un biais dès lors qu’on passe à la généralisation ? N’y a-t-il pas des parcours de rupture plus silencieux, parce que moins marqués socialement, et donc moins traités institutionnellement ? On peut penser à ce que les Américains appellent les décrocheurs discrets. Plus généralement, c’est la question de l’hétérogénéité des parcours qui se pose, question qui a été peu explorée dans le domaine de la déscolarisation en France.

15Il n’en demeure pas moins que Ruptures scolaires est un livre important pour ce qu’il apporte comme analyse approfondie et multidimensionnelle des processus de relégation et de disqualification scolaires.

16Pierre-Yves Bernard

17Centre de Recherche en Éducation de l’Université de Nantes, Université de Nantes

Christophe Andréo, 2005 Déviance scolaire et contrôle social. Une ethnographie des jeunes à l’école Septentrion, collection “Le regard sociologique”, 218 pages

18Christophe Andréo restitue les résultats d’une enquête menée par observation participante dans un lycée professionnel de la ville de Marseille dans lequel il assumait des tâches de surveillance au titre d’appelé du service ville, juste avant que ce statut ne disparaisse, à la fin des années 1990. Ce travail ne veut pas porter sur la relation pédagogique, l’acquisition des savoirs et le résultat des élèves, mais plutôt sur ce qui est nommé le “maintien de l’ordre” et les modalités du “contrôle social” dans cet établissement (le présupposé étant alors que ceux-ci peuvent être approchés indépendamment de ceux-là), en s’intéressant à la manière dont les élèves utilisent l’école, se soustraient à ses obligations, se comportent à l’égard de ses agents, ainsi qu’aux réactions et points de vue de ces derniers.

19Les “agents scolaires” dont il est ici question sont principalement les surveillants, appelés du service ville, et conseillers principaux d’éducation : tous acteurs désignés comme engagés dans “une activité périphérique à l’activité pédagogique” (en fait dans un travail hors la classe…). En rapport à la méthodologie d’observation adoptée, c’est en fait non seulement sur… mais aussi à partir du… point de vue des deux premières catégories d’agents que l’analyse est produite : celle-ci s’affirme d’ailleurs comme relevant aussi bien d’une “expérience sociologique” que d’une “expérience sociale”. De telles orientations permettraient de produire une explication sensiblement différente de celle qui ressortirait de l’analyse des pratiques et du discours des enseignants, lesquels seraient, d’après l’auteur, trop souvent pris comme référence des problèmes posés par les élèves.

20Sur ces bases, l’ouvrage s’attache à montrer la possibilité de s’affranchir des théorisations courantes, mettant en lien les comportements des élèves avec la question des inégalités scolaires, de la ségrégation et de l’expérience de l’échec. Cette hypothèse est sensiblement révisée à la fin de l’ouvrage, mais ce qui veut avant tout être démontré, c’est bien “que les comportements des élèves ne sont pas des réactions défensives systématiques face à une école qui les relègue et fabrique du mépris, et, d’autre part, que le sentiment d‘échec et l’absence de débouché n’entrent pas comme éléments prépondérants dans leur définition de la situation au moment où ils interagissent avec les agents scolaires” (20).

21Pour Andréo, en effet, la “contestation des normes” et “l’indiscipline actuelle” s’“expliquent” par la faiblesse du contrôle social que l’établissement impose aux élèves sous l’effet “de la croissance des effectifs et des réformes éducatives”. On reconnaîtra dans cette thèse et la manière dont elle est argumentée, une variante de celles posées par les diverses théories actionnistes de la déviance (individualisme méthodologique) où le schéma explicatif tourne autour de la question des opportunités –facilité d’effectuer des délits– et de la construction d’une société vulnérable (cf. notamment les travaux de Cusson et en France de Roché). L’originalité de l’ouvrage n’est donc pas là, mais dans la manière dont l’auteur analyse ladite faiblesse du “contrôle social”, en rapport au statut précaire de ses agents et à la logique de la division du travail s’opérant sous ces conditions. C’est sur ce point sans doute que la recherche apporte le plus d’éléments originaux de réflexion.

22L’ouvrage comporte sept chapitres. Le premier plante le décor, en définissant trois niveaux de contextualisation du cadre de l’enquête : celui des nouveaux problèmes urbains (construction des banlieues et de leurs problématiques), celui de la ville de Marseille et celui de l’établissement observé. Certains des propos tenus ici sont intéressants, d’autres plus surprenants. Il en va ainsi pour ce qui est dit de la ville de Marseille, présentée comme “ville à part”. On ne sait plus vraiment là ce qui, d’une expérience sociale assez convenue ou de l’expérience sociologique, est convoqué. On y lit de fait l’existence de “particularités locales”, voire d’une “mentalité locale marseillaise”, faite “d’une forme de violence… d’une propension à contester l’autorité. Une adhésion particulière des Marseillais à leur quartier, une sociabilité masculine qui se développerait surtout dans les débits de boisson…”, etc. Il est vrai que l’auteur décrète aussi un fort usage du stéréotype dans l’appréhension des faits par les Marseillais… CQFD donc, pour l’expérience sociale (alors qu’une piste plus sociologique engagée dans ce chapitre suggère plutôt une réflexion sur la construction des images de la ville et les ambivalences des acteurs s’y référant). L’établissement, quant à lui, n’aurait rien d’exceptionnel, si ce n’est qu’il regroupe des filières très recherchées (“de pointe”) et d’autres qui ne le sont pas du tout (“de relégation”) au lieu de privilégier l’un des deux pôles. Le chapitre se termine par une réflexion judicieuse sur la question de la “réputation” d’un établissement, “réputation” reconstruite comme objet d’une lutte symbolique engageant les usages pragmatiques des divers acteurs la mobilisant.

23Le chapitre 2 porte sur les agents du contrôle social à l’école. Andréo resitue les positions de ces agents, surveillants, appelés (puis plus tard, en fin de période d’enquête, emplois jeunes, aides éducateurs, assistants d’éducation, etc.) dans la généalogie des différentes catégories d’emplois précaires accordés aux jeunes par l’État. Le rapport entre ces formes de précarité et la problématique du contrôle social renvoie à plusieurs arguments : ces emplois fournissent une première expérience à des jeunes en mal d’insertion professionnelle, une grande partie d’entre eux confronte les jeunes qui les occupent à d’autres jeunes qu’ils s’efforcent de contenir, enfin ces contrats aidés génèrent une diversité d’emplois coexistant sur un même lieu de travail, ce qui a des répercussions sur la solidarité, la concurrence et les rapports entre les jeunes, etc. Andréo rappelle la réglementation floue de ces emplois et notamment du statut d’appelé, puis analyse les rapports entre ces derniers et les plus classiques surveillants, les conseillers principaux d’éducation, et enfin l’ensemble vie scolaire ainsi constitué avec les enseignants. Ces rapports sont décrits comme fortement hiérarchisés (“exécutants et donneurs d’ordre”), faits de concurrence ou de ressentiment et aussi d’oppositions (“un désaccord endémique avec les enseignants”). La division du travail prend la forme d’une délégation du “sale boulot”, face à un public qui paraît en mesure de se soustraire aux sanctions et aux contraintes scolaires.

24Le chapitre 3 est justement consacré à la manière dont les élèves utilisent l’école et “les formes de résistance” qu’ils opposent au personnel. Il s’agit d’une discussion fondée sur l’observation de quelques comportements d’élèves et visant à argumenter la thèse posée, c’est-à-dire à déconstruire les causalités ordinairement soutenues entre le comportement des élèves et la question de la relégation. Le clivage entre les bonnes et les mauvaises filières s’avérerait insuffisant pour rendre compte de la manière dont les élèves se comportent dans toutes les situations scolaires. Il faudrait tenir compte des “disparités internes”, touchant à l’âge et au sexe des élèves, au contexte et aux situations des comportements. Mais l’analyse ici menée rend parfois perplexe. Si l’ouvrage dans son ensemble s’inspire de méthodologies d’analyses qualitatives (avec des références théoriques à l’interactionnisme), le registre des questions constituant cette analyse semble plutôt emprunter au langage des variables et donc suggérer une méthodologie quantitative rigoureuse (soit des questions comme : le comportement varie-t-il en fonction de la classe ? Est-ce que le sexe joue ?, etc.). Le registre des réponses, quant à lui, est fondé sur une sorte de bricolage interprétatif d’observations diverses : “Je l’ai constaté… ils sèchent un peu moins…”, “en relisant mes notes de terrain je me suis rendu compte que (ces comportements) impliquent presque autant les filles que les garçons”, “j’en ai connu (des élèves) qui…”, “certains ne font pas…”, “certaines filles maghrébines ou noires issues de milieux populaires dans les filières de pointe se rapprochent d‘un modèle de féminité plus traditionnel…”. Sous ces modalités, sont ainsi discutés plusieurs “comportements” touchant à la confrontation des jeunes entre eux (vue comme “rapports de prédation”), au racisme ou aux rapports amoureux. L’analyse se poursuit dans le chapitre 4, où l’auteur réactive la notion d’“adaptation secondaire” de Goffman pour affermir la description du comportement des élèves. Il s’agit surtout ici de montrer que le rapport des élèves à l’école est fait d’opportunisme et de pragmatisme : la plupart utiliseraient l’établissement pour se distraire suivant un mode de vie juvénile et populaire qui leur est propre, ou pour en retirer des avantages secondaires. De ce point de vue, ces élèves se comportent différemment des jeunes Anglais prolétaires observés naguère par Willis (“L’école des ouvriers”, Actes de la Recherche en sciences sociales-24, 1978, 50-61). Là où les lads de Willis privilégiaient la culture ouvrière sur la culture scolaire, eux, “jouent sur plusieurs tableaux” : rejet des normes disciplinaires et pédagogiques, investissement de l’espace scolaire suivant des intérêts et des pratiques opposés aux attentes du personnel, “mais volonté d’en tirer quelque chose, que ce soit un diplôme, une meilleure orientation ou tout simplement du bon temps”. En même temps, la pression des élèves et leurs habitudes de sociabilité finiraient par infléchir le fonctionnement de l’établissement et le conformer à leurs attentes. L’établissement, écrit Andréo, devient un lieu proposant différents services que les élèves utilisent pour des gains ludiques ou plus matériels (bourses, allocations, possibilité de dealer, etc.).

25Les trois derniers chapitres portent sur l’activité des agents scolaires. Ils suivent ces acteurs au travail dans les différentes tâches de “maintien de l’ordre” (nous dirions plutôt de gestion des corps) qui forment leur quotidien (prise en charge des élèves demi-pensionnaires, gestion des intrus, absentéisme). Ici, Andréo parvient à nous montrer la difficulté des tâches attribuées à des acteurs aux positions incertaines, pris en tension entre des contraintes et injonctions contradictoires et soumis à la réalisation de tâches fonctionnellement importantes, mais non reconnues comme telles, répétitives et ingrates, si ce n’est parfois même absurdes. Il décrit précisément aussi les fortes différences entre le travail prescrit et le travail réel, la marge de manœuvre et les différentes habiletés, compétences (pratiques relationnelles), stratégies et tactiques qui permettent à ces agents de faire leur travail au quotidien malgré leur statut d’exécutants parfois corvéables à merci. On saisit en quoi ces jeunes agents peuvent se sentir dévalorisés, vivre une expérience sociale et professionnelle au minimum décevante. Ils sont, ou se sentent, en première ligne de la gestion de problèmes aujourd’hui socialement constitués comme essentiels –et on pourrait préciser collectivement et scolairement constitués– (indiscipline, relations conflictuelles avec les élèves, violences, absentéisme et décrochage) sans bénéficier de la reconnaissance des compétences et mérites afférant à la délégation du sale boulot. La conséquence, qui fournit le cœur de la thèse, en est une perte d’efficacité, une limitation drastique de leur possibilité éducative (“leur autorité” face aux élèves et leur capacité de résolution des problèmes), y compris finalement sous la forme d’adaptations secondaires pour eux aussi : “En fait, beaucoup plus que les autres agents, ils se satisfont d’un calme apparent et s’appliquent davantage à résoudre des situations délicates susceptibles d’être pénibles et d’attirer l’attention sur eux, que du respect des normes en luttant contre la déviance scolaire”. C’est en note de bas de page que des perspectives d’élargissement de la thèse ainsi posée se déploient : “Ce qui se passe à l’école ne ferait que refléter ce qui se passe dans d’autres contextes sociaux. Les jeunes s’efforceraient de tirer profit d’institutions dans lesquelles ils se maintiendraient plus longtemps, comme clients (usagers) ou agents précaires, à défaut d’obtenir de meilleures places, faisant preuve d’une certaine forme d’opportunisme et d’individualisme. De leur côté, les adultes devraient les assister et se verraient contraints de tolérer ou de subir la déviance par rapport aux normes, ainsi que les abus des plus turbulents”.

26Il est dommage que les éléments pertinents de réflexion contenus dans cet ouvrage soient parasités par des faiblesses méthodologiques, par des interprétations et des propos sur les élèves qui heurtent la lecture. Aucune grille d’analyse n’est d’ailleurs présentée, comme si une observation sociologique, sous prétexte d’être participante, ne devait pas être contrôlée. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas au nom de cette “expérience sociale”, non suffisamment distanciée, que le processus décrit semble malheureusement se clôturer sous des considérations gestionnaires et disciplinaires. Quand l’auteur décrit ce que les différentes pratiques, mécanismes ou formes d’organisation ici réalisées limitent (et donc ce qui devrait être), il s’agit encore de “contrôle social”, d’“ordre”, de “respect des normes”, etc. Autrement dit, les conditions de scolarisation et les conditions de travail problématiques observées le sont en ce qu’elles empêchent les dits surveillants d’être ce que les processus sociaux ici considérés participent justement à constituer : de meilleurs agents du contrôle social. D’autres travaux portant sur ces questions (le disciplinaire et le sécuritaire, la division sociale du travail dans les établissements scolaires) auraient pourtant pu aider à sortir de cette impasse. Mais il est vrai que cet objectif requiert de problématiser les découpages de la répartition du travail entre surveillants et enseignants par exemple, et donc de se préoccuper un peu plus de l’activité pédagogique et scolaire, des savoirs, de l’apprentissage scolaire et de ses conditions de démocratisation dont les agents sont dépossédés autant qu’ils s’en dépossèdent.

27Daniel Frandji

28Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) et Centre Alain Savary (Institut National de Recherche Pédagogique)

Jean-Pierre Bronckard, Monica Gather-Thurler (éds), 2004 Transformer l’école Bruxelles, De Boeck (coll. Raisons éducatives), 253 pages

29Cet ouvrage est le produit d’une journée scientifique organisée à l’Université de Genève, en hommage à Michael Huberman. Il regroupe les interventions de nombreux spécialistes des questions de la transformation de l’école et de l’innovation, questions auxquelles M. Huberman a consacré une partie importante de ses travaux. Il propose différents regards, psychosociologiques, sociologiques et interactionnistes, ainsi que différentes postures de recherche ou de pratiques, sur la problématique du changement. Nourri des travaux nord-américains et nord-européens, il propose une perspective internationale, qui permet de prendre en compte les contextes sociétaux de différents systèmes éducatifs.

30Dans l’introduction, J.-P. Bronckard et M. Gather Thurler (Université de Genève) présentent et organisent l’ensemble des interventions, qui peuvent apparaître comme éclatées, ce qui est souvent le cas dans ce type de production. Ils soulignent les grandes questions posées au changement dans le système éducatif, tant quant au rôle de l’État et des contextes sociétaux, qu’à celui des organisations et des processus mis en place pour les changements. Ils accordent enfin une large part aux contributions qui posent la question des acteurs et des pratiques mises en œuvre.

31Cette introduction remarquable permet de faire les liens entre les différentes dimensions nécessaires à prendre en compte dans une réflexion sur le changement dans les systèmes éducatifs et donne une mise en perspective de tous les chapitres de l’ouvrage qui guide le lecteur dans la construction de son propre questionnement sur ces approches.

32P. Dominicé (Université de Genève) situe le colloque et l’ouvrage qui s’ensuit dans la poursuite de l’engagement d’Huberman dans la compréhension de ce “qui caractérise la dynamique des situations scolaires”.

33M. Crahay (Université de Liège) et A. Delhaxhe (Unité européenne EURYDICE), après avoir tracé l’historique des études comparatives des systèmes éducatifs, de l’IEA (Association Internationale pour l’Évaluation du Rendement Scolaire) au cycle PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves), montrent, par des analyses statistiques très précises, la validité réduite de certains résultats produits dans une logique comparative point à point. S’inscrivant dans la continuité des travaux de Maurice (1989), ils développent des modèles d’analyse plus complexes, qui permettent de rendre compte des “cohérences nationales” et de passer ensuite à des comparaisons.

34Ce chapitre permet de voir comment les modèles statistiques s’affinent au fil des travaux et arrivent progressivement à dégager des tendances fortes sur des facteurs de réussite des élèves les plus faibles, comme sur les performances des élèves les meilleurs. Si ces études ne permettent pas d’entrer dans les démarches pédagogiques porteuses de réussite, elles éclairent les impacts de certaines politiques éducatives (en particulier les politiques de sélection ou d’agrégation des élèves) et de repérer des facteurs déterminants dans les structurations nationales.

35F. Cros (Université de Paris V et INRP) s’interroge sur le fait que certaines innovations dans le système éducatif réussissent et que d’autres échouent, postulant qu’on ne peut véritablement parler d’innovation que lorsqu’il y a véritablement, dans une conjoncture, appropriation sociale de quelque chose de nouveau. Après avoir présenté les caractéristiques de la théorie de la traduction (développée par M. Callon), elle propose de les tester dans deux établissements pour identifier des aspects fondamentaux de la traduction opérée et analyser comment, dans un cas, l’innovation a été intégrée et dans l’autre elle reste aux marges. L’auteur montre l’importance d’un “laboratoire d’idées” où les idées sont discutées, ce qui permet un investissement de formes”, ainsi que la production d’objets techniques –fiches de travail par exemple– qui cristallisent les décisions et actions ; la création des réseaux sociotechniques, comme systèmes d’alliance et de soutien, la mobilité des acteurs qui s’investissent dans de multiples tâches, des lieux de débat où s’expriment les controverses, et la désignation de porte-parole des groupes, apparaissent également comme des éléments structurants de l’innovation.

36Cependant, ces constats ne constituent pas une méthodologie de mise en place d’une innovation, mais sont une analyse compréhensive de ce qui se joue dans l’émergence d’une dynamique innovante.

37Des systèmes éducatifs et politiques éducatives, puis de l’établissement, nous passons dans le troisième chapitre au niveau de la classe, mouvement qui souligne le parti pris de l’ouvrage de travailler sur l’imbrication des niveaux d’analyse pour comprendre le changement.

38Le propos d’E. Duckworth (Université d’Harvard) est de s’interroger sur la place de la recherche dans les transformations de l’école, postulant, à la suite de M. Huberman, que les finalités de la recherche en éducation ne sont pas uniquement la recherche académique mais que les enseignants en sont les principaux destinataires. Il s’agit donc de proposer des pistes de travail pour rapprocher le monde de la recherche et le monde des enseignants.

39L’expérience présentée met en avant la co-construction de savoirs dans une démarche commune enseignants/chercheurs autour de la compréhension de la pensée des élèves.

40Dans la démarche de chercheur, telle que Piaget et ses successeurs la concevaient, il s’agit de comprendre le cheminement intellectuel des enfants en leur faisant verbaliser leurs questions (leur pensée et les mécanismes de compréhension) et, dans la démarche d’enseignant dans la classe, il s’agit de comprendre ce que les apprenants pensent d’un problème afin de mieux connaître leur cheminement particulier. La posture des deux est une posture de neutralité compréhensive face à l’enfant. Pour M. Gather-Thurler, il ne s’agit plus seulement de mettre en œuvre des innovations ponctuelles mais d’arriver à un développement durable dont les enseignants sont les principaux acteurs.

41Des approches complémentaires, stratégies de pilotage à repenser sont proposées pour le développement professionnel des enseignants :

  • de la part des responsables, il est nécessaire de sensibiliser les enseignants aux objectifs et enjeux des réformes (pourrions-nous aller plus loin en disant les associer ?) ;
  • puis l’auteur présente un modèle d’exploration collaborative : il s’agit de développer des compétences didactiques et pédagogiques par le partage d’expériences dans une démarche d’analyse et de production de savoir (collaboration avec le monde de la recherche, constitution de personnes ressources, mise en réseau avec d’autres enseignants) ;
  • enfin, en tant que construction interactive, l’établissement scolaire apparaît le lieu privilégié pour développer ces capacités collectives : il doit devenir une communauté apprenante, ce qui passe par la création de réseaux de compétences ; il faut comprendre en quoi la culture, le climat, la structure, les rapports de pouvoir concourent à empêcher ou favoriser l’innovation.
Ces différentes dimensions constituent un ensemble de configurations et M. Gather-Thurler propose un plan d’actions pour permettre aux enseignants d’entrer dans ces dynamiques de développement professionnel, sources de transformations. C’est donc à une approche constructiviste, interactionniste et anthropologique que procède l’auteur en agissant à la fois sur les acteurs, leurs logiques, et sur les conditions nécessaires (organisationnelles et institutionnelles) à une production collective.

42O. Maulini (Université de Genève) revient à la pratique de la classe à travers le problème du questionnement. Il analyse les manières dont le questionnement s’est institué dans les pratiques des enseignants ; du questionnement magistral, monologué (dans le cadre d’un enseignement frontal), au cours dialogué où le maître “bombarde de questions” les élèves, il montre que finalement il s’agit de “répondre à des questions que les élèves ne se posent pas et ne pas répondre aux questions qu’ils évoquent” (Develay 1996) ; cela aboutit à empêcher que l’élève se pose vraiment des questions. La démarche innovante consiste donc dans un véritable renversement : inciter les élèves à se poser et à poser des questions.

43À la suite de “réformateurs” prestigieux (Locke, Rousseau, Rogers, Freinet…) il montre que ce retournement peut prendre des formes très diverses et que se pose la question des limites à poser dans une pratique d’enseignement qui veut prendre en compte les questions des élèves. Deux paradigmes permettent d’organiser un modèle théorique où peuvent se situer différentes pratiques : le paradigme des questions, entre questions discutables et indiscutables, et le paradigme des propositions, elles aussi discutables ou indiscutables. En conclusion, l’auteur élargit le problème du « questionnement » aux articulations entre recherche, pratique et innovation, où “avant d’innover il faut définir le problème”, c’est-à-dire “ni subir les questions d’autrui, ni les ignorer, mais accepter d’en débattre”.

44M.L. Schubauer-Leoni et J. Dolz (Université de Genève), quant à eux, se centrent sur la question des savoirs appris. À partir d’une analyse des évolutions des conceptions de la didactique des mathématiques et de la didactique du français, ils insistent sur la nécessité de comprendre les pratiques ordinaires des enseignants pour penser un projet de transformation de l’École : “comprendre l’action et l’ingéniosité didactique de l’enseignant”. Ils réfutent une position applicationniste et prescriptive et préconisent un travail de “réélaboration à partir des sciences de référence”, selon un modèle tripolaire intégrant “les théories sur les savoirs, et les sujets (élèves et enseignants) devant reconstruire les objets dans l’interaction didactique”.

45La transformation de l’école passe alors par la “création de dispositifs aptes à travailler le rapport des enseignements aux objets de l’institution scolaire”, des dispositifs qui partent des dynamiques des activités des enseignants, de leur ingéniosité (ingenium) ; le travail du chercheur participant sera de comprendre le sens de ces actions, “la sémantique de l’action” (Sensevy 2002).

46C’est par un travail d’élucidation sur les postures des différents acteurs de leur articulation que se construiront des innovations cohérentes tant sur le plan épistémologique que sur celui des logiques d’action.

47D. Schürch (Institut suisse de pédagogie pour la formation professionnelle) analyse la place que prennent les nouvelles technologies dans l’enseignement et le sens que prennent des démarches innovantes pour les acteurs concernés ainsi que les valeurs qu’elles sous-tendent. En partant de l’exemple du projet “Poschiavo” (projet de développement et de désenclavement, d’une région isolée de la Suisse), il propose une ingénierie de l’innovation où les individus vont s’emparer de nouveaux outils mais à partir du sens qu’ils donnent à leur quotidien et aux soucis qu’ils manifestent de résoudre des problèmes locaux. Il introduit, à cette occasion, le concept de “régionalité apprenante”.

48A. Strittmater (Département pédagogique de l’association faîtière des enseignants suisses), reprend la question d’une standardisation possible de l’École. Il tente de trouver un équilibre et des méthodes entre une nécessaire autonomie des acteurs et une tout aussi nécessaire régulation des actions mises en œuvre. Devant une désillusion générale quant à l’efficacité des réformes dans le système éducatif, il se préoccupe de redonner confiance aux décideurs, cadres et enseignants et pose le problème du pilotage du système éducatif. Il présente cinq approches caractéristiques de différents dispositifs de pilotage en en montrant les avantages mais aussi les limites, voire les dérives possibles. L’évaluation des performances, le développement professionnel des acteurs, la standardisation des processus, les inspections externes (audit) ou les évaluations internes (auto-évaluation), combinées les unes aux autres, peuvent apporter à la cohérence et réussite des démarches mises en œuvre, mais pêchent par leur coût en investissement personnel et en dépense d’énergie ; elles peuvent rapidement devenir purement bureaucratiques et de “façade” (il s’agit de jouer le jeu sans transformer les pratiques). Il défend alors l’idée de “plate-forme de réflexion” qui, mise en place dans les établissements, permettrait aux acteurs concernés de définir par eux-mêmes les outils dans lesquels ils souhaitent investir de l’énergie pour les accompagner dans leurs efforts de transformation et ainsi développer un répertoire différencié de formes de régulation. Refusant une approche purement technocratique, il replace l’homme et les valeurs au centre des préoccupations, tout en insistant sur la nécessité d’une perspective systémique dans une approche qui serait clairement définie et partagée par les acteurs concernés.

49D. Hameline (Université de Genève) reprend l’idée de paradoxe et de contradiction et présente en conclusion une “topique des contradictions vives”. Antinomie dans l’idée de regards pluriels où se mêlent à la fois les idées de multiplicité et d’unité ; antinomie du “proximal” et du “distal” où nous sommes invités à rester près des pratiques réelles mais aussi à prendre une distance nécessaire à comprendre la proximité ; antinomie entre travail de monographie et travail de modélisation, condition nécessaire d’une généralisation possible, entre le singulier et l’universel, entre le pareil et le différent, comme source des dynamiques ; antinomie du praticien et du chercheur où “l’enrichissement mutuel revient comme le gage de l’investissement du distal dans le proximal et vice et versa”. D. Hameline reprend également les tensions et donc l’équilibre à trouver entre le principe d’un projet volontariste (il faut que cela bouge) et une certaine nécessité qui s’impose, entre la passion et la raison, entre l’initiative et son institutionnalisation : “Instituer, c’est risquer de trahir l’initiative par dénaturation. Mais ne pas l’instituer, c’est risquer de la condamner à n’être que foucade ou passade velléitaire”. Mais surtout il termine sur le sens des transformations à faire : si les conditions sont multiples, la question préalable reste celle de la raison des transformations.

50Dans cette conclusion, comme dans l’introduction de J.-P. Bronckart et M. Gather-Thurler, on retrouve bien à la fois la nécessité, voire l’inévitabilité, mais aussi l’insaisissabilité de l’objet “innovation”.

51Je retiendrai quatre idées qui me paraissent transversales à toutes les contributions (et centrales dans l’œuvre d’Huberman) : la nécessité de garder à l’esprit que les praticiens sont les véritables acteurs des changements, leurs pratiques et leurs questions sont à intégrer aux problématiques de recherche sur les transformations des systèmes éducatifs ; la notion de “co” (co-construction, collaboration), de plate-forme de réflexion, c’est-à-dire d’un décloisonnement et d’une mise en débat d’un ensemble d’acteurs concernés ; la question du pilotage à repenser, des politiques éducatives au sens noble ; et bien entendu la question du sens, sens de l’homme à former, de la société que nous voulons.

52Cet ouvrage me paraît asseoir une diversité des points de vue fondamentaux sur les transformations de l’école et pointer les différents lieux où se travaille l’innovation : il reste sans doute maintenant à dépasser également la juxtaposition des points de vue et à proposer ces controverses, évoquées dans plusieurs chapitres et nécessaires aux transformations.

53Annette Gonnin-Bolo

54Centre de Recherche en Éducation de l’Université de Nantes, Université de Nantes

Mireille Estivalèzes, 2005 Les religions dans l’enseignement laïque Paris, Presses universitaires de France, 325 pages

55Dans le livre tiré de sa thèse, Mireille Estivalèzes s’attaque à une question aussi essentielle que sensible : celle de l’enseignement du fait religieux à l’école laïque française, dans l’enseignement supérieur mais surtout dans le secondaire. À partir de plusieurs types de données (des analyses de documents administratifs et de manuels scolaires, mais également des entretiens et des observations), l’auteure dresse un état des lieux critique de la situation de cet enseignement et soulève les questions vives qu’il pose à une école laïque et multiculturelle.

56L’ouvrage se compose de quatre parties. La première vise à poser le contexte sociohistorique dans lequel prend place le débat sur l’enseignement du fait religieux dans l’école française. Dans ce premier moment, Mireille Estivalèzes montre comment un consensus s’est progressivement formé autour de la nécessité de proposer ce type d’enseignement aux élèves. Le constat de leur inculture religieuse ainsi que les interrogations provoquées par l’affaire du foulard en 1989 et par les attentats du 11 septembre 2001, mettent progressivement tous les acteurs du monde scolaire d’accord pour convenir de l’importance de l’enseignement transdisciplinaire du fait religieux en termes de “finalités civiques, patrimoniales et intellectuelles” (44). Mais ce que révèle également l’auteure, c’est que cette unanimité apparente masque des attentes qui peuvent se révéler parfois divergentes, qu’on se place du point de vue des élèves, des enseignants, des parents, de l’opinion publique ou des représentants du monde religieux. Au-delà des différences d’approches en termes de finalités, on comprend clairement qu’une certaine méfiance accompagne l’intérêt pour l’enseignement du fait religieux : crainte d’un retour du cléricalisme, de l’endoctrinement, d’une surcharge de travail pour les élèves et les enseignants, etc. Pris dans des querelles pratiques, pédagogiques et éthiques, on commence alors à mieux saisir pourquoi un enseignement qui récolte tous les suffrages éprouve tant de difficultés à être mis en œuvre.

57L’analyse des programmes et des manuels scolaires de l’enseignement secondaire révèle encore davantage les problèmes qui se posent aujourd’hui. Nous apprenons en effet dans cette seconde partie (largement descriptive, tout comme la troisième) que si les nouveaux programmes de 1996 ont des objectifs extrêmement louables, la réalité des pratiques est parfois loin de rejoindre la générosité des principes. Ainsi, même en histoire, où l’enseignement du fait religieux est le plus représenté, Mireille Estivalèzes souligne qu’il peut être facilement délaissé si le manque de temps empêche de clore le programme (108-109). Si les instructions officielles donnent une place plus importante qu’auparavant à cet enseignement, il semble bien qu’il représente encore la portion congrue du curriculum réel. D’ailleurs, dans sa quatrième partie, l’auteure revient sur cette question en regrettant la faible implication des autres disciplines littéraires (la géographie, les lettres et la philosophie) à cet égard (241-248, au passage, on peut se demander pourquoi cette critique est placée en fin d’ouvrage plutôt que dans la deuxième partie, la cohérence formelle de l’ensemble semblant pourtant devoir privilégier cette seconde option). Et si on se penche sur l’étude des manuels scolaires (d’histoire particulièrement), on s’aperçoit que, malgré leurs qualités, leur approche de la question religieuse est loin d’être satisfaisante. Car, au-delà des maladresses ou approximations rédactionnelles (148) dont ils peuvent témoigner ou encore de l’intérêt quasi exclusif porté aux trois religions monothéistes, ils ont tendance à proposer une image positiviste des religions en réduisant l’étude historique de celles-ci à celle du passé, interdisant tout lien avec le présent. D’autre part, Mireille Estivalèzes leur reproche de s’en tenir à une approche extérieure, sans aborder la question de la foi. Plutôt que d’inviter les élèves à se poser la question de la signification du religieux, ils préfèrent en rester à la description des pratiques, des prescriptions et des rites “sans en indiquer la signification profonde” (153), ce qui rend impossible une compréhension, même incomplète, de la composante spirituelle de la religion.

58La troisième partie est, quant à elle, consacrée dans une large mesure à la place dévolue à l’enseignement du fait religieux dispensé aux enseignants et futurs enseignants. Dans le cadre des IUFM tout d’abord, l’auteure note que cet enseignement y est globalement peu présent, comme si la volonté politique manquait (193). Quant à la formation continue, si elle propose une offre plus étendue, les différences d’approches qu’on y décèle entre les formations du public et celles de l’enseignement catholique marquent bien à quel point la notion de “fait religieux” peut renvoyer à des considérations très différentes. Quand les secondes insistent sur la “dimension spirituelle” (222) et se centrent particulièrement sur l’étude du christianisme, les premières s’intéressent davantage à la question de la laïcité et “manifestent un souci d’ouverture beaucoup plus large aux différentes religions” (222).

59La dernière partie de l’ouvrage est beaucoup moins descriptive que les deux précédentes et si elle en reprend plusieurs constats, son objectif est avant tout de mettre en perspective la question de l’enseignement du fait religieux avec le caractère laïque de l’école française. Si l’école est devenue “l’un des lieux essentiels de l’expression des appartenances religieuses” (6), la question qui se pose désormais de manière extrêmement aiguë est en effet de savoir “comment articuler le respect de la laïcité et la neutralité des services publics avec la pluralité culturelle et religieuse de la société civile” (ibid.). On touche ici à ce qui fait l’intérêt principal du travail de Mireille Estivalèzes. Elle y expose de manière synthétique les principales difficultés d’un enseignement du fait religieux aujourd’hui en France. Celles-ci sont multiples et sont relatives aussi bien à la résistance de certains élèves vis-à-vis d’un discours scientifique sur un objet qui touche à leurs convictions qu’à la posture que doit adopter l’enseignant lorsqu’il évoque la question religieuse. Ainsi, s’il doit bien sûr récuser toute approche croyante et privilégier ce que Max Weber nomme la “neutralité axiologique” (254), il doit également se situer dans une démarche d’herméneutique compréhensive qui allie distance et sympathie vis-à-vis de l’objet d’étude. La compréhension véritable du fait religieux est à ce prix. Bien sûr, les obstacles sont également d’ordre idéologique et l’auteure rappelle qu’en France la laïcité est l’objet de débats très vifs entre ceux qui la veulent intransigeante et exigent en conséquence une école “sanctuaire”, coupée du monde et de ses reflets idéologiques, et ceux qui préfèrent parler d’une laïcité qui prend en compte la pluralité religieuse et culturelle de la société et qui s’ouvre à l’enseignement du fait religieux, non pas pour “cléricaliser” l’école mais pour permettre à de futurs citoyens de s’ouvrir au monde, “de prendre conscience de sa diversité et d’être éduqué à la tolérance, au sens de reconnaissance de la pluralité” (286).

60L’ouvrage de Mireille Estivalèzes est incontestablement de grande qualité. Très bien documenté, il fait brillamment le point sur une question dont on parle beaucoup sans toujours très bien savoir de quoi il retourne. Les chapitres consacrés aux contenus des programmes et à la formation des enseignants sont, de ce point de vue, tout à fait éclairants. Mais surtout on comprend, une fois la lecture achevée, que l’enseignement du fait religieux ne s’intégrera pas sans difficultés à l’école laïque. Obstacles idéologiques, pratiques pédagogiques s’associent pour rendre la tâche sinon impossible, en tout cas très complexe. Et, comme si cela ne suffisait pas, l’enseignement du fait religieux a ses difficultés intrinsèques (248-262). Et notamment le risque de voir le discours scientifique se transformer en discours confessant. Ce qu’on retiendra donc premièrement de ce riche travail, c’est qu’au-delà du consensus formel qui existe entre tous les acteurs du monde scolaire, les non-dits et les ambiguïtés ne sont vraisemblablement pas levés, ni les querelles totalement épuisées. Comme si l’école laïque voulait quelque chose qu’au fond d’elle-même elle a toutes les peines à accepter. Comme si elle confondait étude du fait religieux et cléricalisme.

61Certes, on aurait apprécié de voir davantage développée la réflexion sur la question de la laïcité et les multiples interprétations dont elle fait l’objet. Si les diverses définitions qu’on peut lui donner sont évoquées, les enjeux et présupposés de ces différentes postures ne sont qu’effleurées. On pressent pourtant que quelque chose d’essentiel se joue ici, y compris au regard de la possibilité d’un enseignement du fait religieux. Mais malgré cette limite il ne fait pas le moindre doute que le livre de Mireille Estivalèzes est d’un intérêt certain pour ceux qui souhaitent mieux comprendre la situation d’un enseignement qui, pour être riche de promesses, a encore trop tendance à jouer les Arlésiennes.

62Arnaud Cady

63Centre de Recherche en Éducation de l’Université de Nantes, Université de Nantes

Sally Tomlinson, 2005 Education in a post-welfare society Londres, Open University Press, 2e éd.

64Sally Tomlinson est une universitaire réputée qui a occupé des fonctions d’enseignement et de recherche dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur en Grande-Bretagne, notamment au sein du Département des études en éducation de l’Université d’Oxford. La première édition d’Education in a Post-Welfare Society date de 2001. À cette époque, il constituait déjà une mise en perspective précise et critique des politiques d’éducation anglaise depuis 1945. Depuis, il s’est enrichi de l’examen approfondi des dernières évolutions de la politique de la troisième voie de Tony Blair et de son gouvernement dans le domaine de l’éducation.

65Le livre, très bien documenté, comprend une chronologie détaillée des actes législatifs, des rapports et des programmes mis en œuvre par les gouvernements successifs, qu’ils soient conservateurs ou travaillistes. Ce qui marque, à la lecture du livre, c’est la continuité des politiques d’éducation anglaises depuis le célèbre discours du premier ministre travailliste de 1976 au Ruskin College. Tomlinson montre également très bien, dès les premières pages, comment la lutte des conservateurs contre le modèle compréhensif a créé un climat idéologique propice à la rupture d’un consensus démocratique sur les finalités de l’école anglaise en consacrant son ouverture à la compétition marchande.

66Dans les six premiers chapitres de l’ouvrage, la sociologue décrit les différentes étapes ayant conduit à la transformation en profondeur du système éducatif britannique, en l’accompagnant d’encadrés synthétiques. Après les temps du consensus (1945-1979) et de l’irruption des forces du marché (1980-1987), un moment où les conservateurs décidèrent aussi de renforcer le contrôle sur les LEAs (Local Educational Authorities), Tomlinson nous montre comment l’Education Reform Act de 1988 a marqué une véritable césure, non seulement par sa “législation monstrueuse et gothique”, mais aussi parce qu’il instaurait le principe du libre choix et de la diversité pour les parents d’élèves en même temps qu’il imposait un curriculum national.

67La mise en œuvre de tests à différents niveaux de la scolarité, la publication régulière de tables de performance comparant les établissements (League Tables), la création de l’OFSTED (Office for Standards in Education) chargé du renforcement des inspections, ont accentué la pression sur le système dans une visée d’amélioration de l’efficacité. En 1994, était créée la Teacher Training Agency chargée d’améliorer le professionnalisme et la qualité des enseignants, alors que la définition de cibles et de standards devenait une préoccupation majeure du gouvernement britannique fermement décidé à s’attaquer aux écoles en échec.

68Mai 1997 marque l’arrivée au pouvoir du parti travailliste sous la direction de Tony Blair. Sa politique d’éducation s’inscrit dans la continuité de celle menée par les conservateurs, notamment le renforcement du consumérisme scolaire par une diversification du statut des écoles et une pression supplémentaire à “l’élévation des standards” avec la création de la Standards and Effectiveness Unit au sein du Département de l’Éducation. La critique des écoles publiques s’accentuait, alors que la modernisation de la profession enseignante devenait un thème majeur de l’agenda politique, ce qui permettait aussi de masquer, sous couvert d’amélioration des compétences et des qualifications, une crise morale de la part d’enseignants profondément découragés et les difficultés de recrutement dans les quartiers les plus difficiles. Si le Parti travailliste avait promis de s’attaquer aux problèmes d’exclusion et de pauvreté des élèves, le développement des Education Action Zones, accordant plus de ressources aux écoles tout en développant la coopération avec les parents et les entreprises, ou la création d’établissement d’excellence dans les zones défavorisées, n’ont pas vraiment empêché l’accentuation des inégalités et de la ségrégation sociale. Malgré cela, le deuxième mandat du parti travailliste (2001-2005) s’est traduit par un accroissement des politiques de diversification de l’offre scolaire et une privatisation progressive des services éducatifs afin de satisfaire aux aspirations des classes moyennes.

69C’est cette situation que cherchent à éclairer les derniers chapitres du livre. Sally Tomlinson montre que le poids des classes moyennes dans la société anglaise a contribué à entretenir l’illusion d’une quête de l’égalité des chances alors que les politiques de lutte contre l’exclusion scolaire s’attachaient à rendre les écoles défavorisées plus efficaces et plus diversifiées. Les classes moyennes, soucieuses de maintenir leur avantage comparatif, ont développé des stratégies de maintien à distance des élèves issus des milieux populaires ou des minorités ethniques. Les politiques d’éducation, en favorisant l’expression du choix des familles ont renforcé la ségrégation sociale, alors que la recherche de la performance et la concurrence entre établissements conduisaient à recruter de préférence les élèves blancs issus des classes moyennes, en reléguant ceux des minorités dans des zones d’exclusion. L’auteur révèle ainsi que le marché scolaire, loin d’avoir réduit les inégalités entre élèves, n’a fait que promouvoir les bons élèves, ceux présentant le meilleur potentiel en termes de résultats, généralement plutôt les filles que les garçons.

70Le livre de Sally Tomlinson apporte une contribution majeure à l’éclairage des politiques d’éducation anglaise depuis une trentaine d’années. Il participe d’une conjoncture où une fraction croissante de la sociologie de l’éducation britannique adopte une position très critique vis-à-vis des politiques conduites par Tony Blair au nom de la troisième voie. D’autres ouvrages, dans des domaines différents, ont souligné les limites d’un modèle souvent présenté à l’étranger comme une alternative crédible. Citons le livre de David Gillborn et Deborah Youdell, Rationing Education (London, Routledge, 2000), qui décrit précisément les formes de ségrégation sociale et raciale à l’œuvre dans les écoles anglaises, celui de Sharon Gewirtz, The Managerial School. Post-welfarism and Social Justice in Education (Routledge, London, 2002), qui montre les effets négatifs du management de la performance sur les élèves et les enseignants, ou bien encore l’ouvrage de Martin Thrupp, Schools Making a Difference. Let’s be realistic! (Buckingham, Open University Press, 1999), qui constitue une démonstration rigoureuse des effets de la composition sociale des établissements sur la réussite des élèves, à l’encontre des thèses classiques de l’effet-établissement. Il y a là des travaux riches d’enseignement pour le chercheur francophone qui cherche à approfondir sa connaissance des systèmes éducatifs dans d’autres espaces linguistiques.

71Romuald Normand

72UMR Éducation & Politiques, INRP-Lyon 2

Yves Dutercq (dir.) 2005 Les régulations des politiques d’éducation Presses Universitaires de Rennes (collection Sociétés), 204 pages

73Voici un petit ouvrage tout à fait utile et efficace. Il a été élaboré dans le prolongement d’un colloque organisé en mars 2004 par le Centre de Recherche en Éducation de l’Université de Nantes (CREN), avec pour objectif de dresser un bilan européen sur les enjeux de régulation en matière de politiques éducatives. Sur le plan formel, outre le projet d’ensemble brillamment introduit et conclu par Yves Dutercq, ainsi qu’une tonique postface signée par le philosophe Michel Fabre, neuf chapitres composent l’ouvrage. Ils sont rédigés conjointement par d’autres auteurs spécialisés dans les recherches en éducation : le Portugais Joao Barroso, les Nantais Vincent Lang et Christophe Michaut, le Belge Christian Maroy, le Bourguignon Georges Solaux et la Parisienne Agnès van Zanten. Se joint enfin à l’équipe un sociologue spécialiste des questions intercommunales, le Nantais Rémy Le Saout. Le contenu est organisé sur le principe classique de ce type d’ouvrages collectifs post-colloque avec de multiples résultats de recherche articulés autour d’une problématisation initiale commune. À cet égard, il s’agit d’un va-et-vient fécond entre des cas d’étude (les inspecteurs, un conseil général), des thématiques (l’intercommunalité, les délocalisations universitaires) et des hypothèses (l’histoire de l’articulation national/local, les régulations intermédiaires en Europe, les métarégulations en interaction). On notera aussi l’effort des auteurs pour exposer leurs résultats et leurs hypothèses sur un mode ne nécessitant pas des connaissances trop pointues en matière de politiques d’éducation et de formation.

74Pour les non-spécialistes des politiques éducatives (dont je suis), il est ainsi tout à fait possible de prendre la mesure des ambitions théoriques de l’ouvrage et cela d’autant plus que son chef d’orchestre, Yves Dutercq, en balise très clairement la portée à plusieurs reprises. Certaines controverses académiques retiennent l’attention en termes de science politique. Nous en évoquerons ici trois en particulier : la première a trait à l’utilité d’une conceptualisation par la régulation, la seconde concerne l’image de “l’État éducateur” pour caractériser la situation française, et la troisième porte sur les transformations qui touchent les acteurs intermédiaires de l’action éducative.

75Quelle est l’utilité du concept de régulation pour décrypter les politiques publiques, à l’heure où la notion de gouvernance envahit (souvent sans nuance) tous les diagnostics d’action collective ? L’ouvrage s’engage sur une voie convaincante en concevant la régulation comme une façon d’interpréter les règles collectives, d’évaluer leur capacité d’ajustements et leur degré de souplesse. Le champ de l’éducation étant a priori le théâtre d’une activité normative assez encadrée et hiérarchisée, les auteurs ont tout loisir de tester des évolutions dans ce domaine. Et leurs diagnostics soulignent deux résultats prégnants : d’une part, l’action publique éducative n’échappe pas à une période d’instabilité, caractérisée par une multiplication des lieux de gestion et des instances de contrôle, et d’autre part les pressions supra- et infranationales mettent en scène la porosité de l’éducation par rapport aux autres champs d’intervention. L’approche par la régulation garde en quelque sorte une oreille attentive aux espaces de production des règles et aux hiérarchies des machines bureaucratiques. Plutôt que de diagnostiquer la dilution du politique et les participations plurielles, comme c’est souvent le cas dans les approches par la gouvernance, les auteurs préfèrent s’attarder sur le cadre à la fois contraignant et concurrentiel de politiques publiques éducatives en voie de recomposition.

76La deuxième controverse éclairée par l’ouvrage concerne la place de “l’État éducateur” dans ces jeux de régulation sur le cas français. On perçoit dans plusieurs contributions une volonté de décodage de la grande mission de “régulation des régulations” que le système républicain se doit d’assumer pour “garantir les citoyens contre les concurrences néfastes, car créatrices d’inégalités sociales, géographiques, sexuelles ou ethniques”. Ces mots, écrits dans la dernière ligne de la conclusion de l’ouvrage, illustrent en quelque sorte le tiraillement intellectuel dans lequel semblent se trouver les fins connaisseurs du système éducatif français. Ils ont en effet le souci de comprendre des évolutions parfois brutales mais sans passer pour autant par pertes et profits tous les “acquis” de l’Éducation Nationale. Nous sommes là au cœur d’une institution avec ses deux majuscules et avec, aussi, sa culture de résistance à l’ouverture et au partenariat, comme en atteste l’exemple des inspecteurs non pas “territoriaux” mais “territorialisés”. On notera à ce titre qu’il n’y a pas vraiment consensus sur cette primauté de la mission éducative mais plutôt discussion, plusieurs auteurs insistant sur la place de l’État comme garant des libertés (plutôt que de l’égalité) et superviseur des multiples contrats que passent dorénavant entre eux les principaux protagonistes des politiques éducatives.

77Cela nous amène à une troisième controverse concernant les transformations substantielles observables dans les manifestations locales (ou territoriales, territorialisées…) des politiques publiques éducatives en Europe. Une série de résultats semblent converger pour souligner les interventions déterminantes qui se jouent à des niveaux de régulation dits intermédiaires. Les auteurs montrent que les analyses fines de terrain mettent souvent en évidence des processus d’interaction au cours desquels des acteurs (qui ne sont ni nationaux ni locaux) se singularisent par leur dynamisme et leur adaptabilité pour revisiter la notion d’intérêt général dans le champ éducatif. Pour reprendre l’expression d’Agnès van Zanten, de “nouveaux ordres locaux” se structurent progressivement, avec des défis souvent compliqués de légitimité (notamment en raison de la montée en puissance des initiatives de concertation) et d’interfaçage (dans une période où les enjeux marchands sont beaucoup plus présents). En détournant la fable du chêne et du roseau, Michel Fabre suggère dans la postface que les vertiges de la complexité concernent aujourd’hui le défi de “l’échelle et du réseau”… Belle formule pour réfléchir au vent de décentralisation et de mondialisation qui souffle sur les politiques éducatives contemporaines.

78Alain Faure

79PACTE (Politiques publiques, Action politique et Territoires), Université de Grenoble

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions