1Présentation autobiographique de l’auteur
2Anthropologue formée par George Spindler à Stanford University dans une tradition assez empirique d’anthropologie cognitive, l’auteure a mené des recherches de terrain en France et plus récemment en Guinée. Rédactrice en chef de la revue Anthropology and Education Quarterly entre 1996 et 2000, elle est présidente du Council on Anthropology and Education de l’American Anthropological Association pour 2004-2006.
3Aux États-Unis dès les années 1960 un courant des sciences de l’éducation est connu sous le nom d’anthropologie de l’éducation. Allié à la sociolinguistique et à d’autres approches qualitatives, ce courant possède sa propre revue depuis 1970. À Berlin, Christoph Wulf et ses collègues lancèrent peu après une discussion autour du concept d’“anthropologie pédagogique” –die Anthropologie der Erziehung– traduit par “anthropologie de l’éducation” dans l’édition française de 1999. En Grande-Bretagne comme en France, il n’y a pas de tradition portant ce nom. Néanmoins, il est quasi impossible de séparer l’anthropologie de sa méthode de recherche préférée, l’ethnographie et les sociologues britanniques ont mené des études ethnographiques depuis les années 1970. En 2005, une revue internationale, Ethnography and Education, sort en Grande-Bretagne. On remarque également un essor soit de l’anthropologie soit de l’ethnographie de l’éducation dans d’autres pays européens (Qversall & Wulf 2003, Gobbo 2004), en Amérique latine (Anderson & Montero-Sieburth 1998), en Israël et peut-être au Japon.
4Qu’entend-on alors par anthropologie de l’éducation et ethnographie de l’éducation ? Le sens de ces mots varie-t-il d’un pays à un autre ou d’une langue à une autre ? Si oui, comment et pourquoi ? Quelles sont les lignes de parenté de l’anthropologie de l’éducation d’un pays à un autre ? Comment les conjonctures institutionnelles et politiques dans un pays influencent-elles la nature des études menées (question posée grâce à Alexander) ? Est-ce que des facteurs internationaux comme la toute-puissance du marché mène à la convergence vers les mêmes thèmes : la justice sociale, les identités, l’égalité des chances (question posée grâce à Gobbo) ?
L’ambition d’une esquisse de réponse
5Ce numéro n’a pas l’ambition de répondre à toutes ces questions. Il ne propose qu’une esquisse des anthropologies de l’éducation pratiquées dans diverses régions du monde et présente trois études de cas. La première (Rockwell) provient d’un centre de recherche important du Mexique, le Departamento de Investigaciones Educativas (DIE). Fidèle à la tradition du DIE, cet article situe l’observation de la classe dans un cadre historique et théorique complexe. Le deuxième cas (Ouyang) résulte du travail individuel d’un chercheur chinois qui emploie la méthode de l’histoire de vie pour éclairer la complexité d’une réforme universitaire. Le troisième cas, présenté par une chercheuse canadienne (Gérin-Lajoie), examine une problématique classique de l’anthropologie de l’éducation de l’Amérique du Nord, l’expérience des populations minoritaires. Il concerne les élèves francophones de l’Ontario, qui réussissent beaucoup moins bien que les anglophones, même en tenant compte de la classe sociale et de la langue quotidienne principale. Vu le poids de la “research industry” aux États-Unis, le dossier est complété par une revue analytique des thèmes principaux des articles publiés depuis dix ans dans la revue américaine Anthropology and Education Quarterly. Un avant-propos biographique précède les deux premières études de cas pour préciser l’influence de la conjoncture politique et des influences intellectuelles sur les questions posées et les méthodes choisies par chaque chercheur.
6Je propose ici un tour du monde, informé par des revues de la littérature et des œuvres collectives (Anderson & Montero-Sieburth 1998 ; Atkinson, Delamont & Hammersley 1988 ; Batallán 1998 ; Candela, Rockwell & Coll 2004 ; Derouet, Henriot-van Zanten & Sirota 1987 ; Fisher 1998 ; Forquin 1989 ; Forquin 1997 ; Gibson 1998 ; Gobbo 2004 ; Goodman 2001 ; Henriot-van Zanten & Anderson-Levitt 1992 ; Jacob 1988 ; Levinson & Cade 2002 ; Osborne 1996 ; Qvarsell & Wulf 2003 ; Souza Lima 1995 ; Tedesco 1987 ; Wulf 1999 ; Yon 2003). Des communications électroniques personnelles avec des collègues étrangers constituent des sources de renseignements supplémentaires, de même que des explorations sur la toile et mon expérience de rédactrice en chef de la revue Anthropology and Education Quarterly.
7Un tel projet, trop ambitieux, risque de manquer sa cible ou de transmettre des renseignements erronés faute d’informations recoupées. Le pire serait pourtant de ne rien faire : il faut lancer la balle et entamer le débat. J’ose le faire pour nous encourager à remettre en cause, par la comparaison, des programmes de recherches et des modèles explicatifs souvent très insulaires. Nous avons tendance à débattre de questions assez précises –souvent centrées aux États-Unis sur les écarts raciaux et ethniques– sans nous rendre compte que nos “catégories analytiques… ne sont pas autonomes ; qu’elles trouvent leurs racines dans leurs pays d’origine” (Rockwell 2002, 3).
8L’intérêt immédiat d’un tel dossier est de rendre plus visibles le cadre et la conjoncture dans lesquels se sont développées les traditions nationales. Mieux comprendre les points de repère des chercheurs, c’est mieux comprendre leurs problématiques et l’importance de leurs contributions. Plus largement, c’est une invitation à la sociologie de la science à mettre en évidence les influences sociales et culturelles qui jouent sur l’anthropologie de l’éducation et les disciplines affiliées telles que la sociologie de l’éducation.
Les anthropologies et les anthropologies de l’éducation
9Dès qu’on l’examine, l’anthropologie, comme toute discipline, se révèle un entrelacs de plusieurs disciplines qui poursuivent des questions intriquées mais distinctes.
10D’abord, au fond, l’anthropologie, étude de l’homme, c’est-à-dire étude des êtres humains, pose la question : “Qu’est-ce que cela signifie d’être un humain ?”. Cette anthropologie n’oublie jamais qu’il s’agit d’un animal qui a évolué parmi d’autres animaux, mais qui s’en distingue par l’élaboration de sa culture. L’anthropologie dite “philosophique” continue sur cette question en cherchant des généralités à propos de la condition humaine. On verra que l’anthropologie de l’éducation en Allemagne (et peut-être en Italie) se fonde principalement sur l’anthropologie philosophique. En France aussi le mot anthropologie signifie l’aspiration “à la connaissance de l’homme dans sa généralité” (Cuisinier & Segalen 1987).
11Un deuxième domaine de l’anthropologie, dite anthropologie culturelle ou ethnologie, insiste sur la question : “Qu’est-ce que la culture, comment se forme-t-elle ?”. Puisque la culture indexe tout ce que les êtres humains apprennent au cours de la vie, tout ce qui n’est pas inné, l’apprentissage ou la transmission de la culture ressort comme la deuxième préoccupation de l’anthropologie de l’éducation en lien avec la psychologie.
12Troisièmement, la tâche de comprendre les êtres humains demande de comprendre les institutions sociales. Ici, “l’anthropologie sociale” ou “anthropologie socioculturelle” recouvre plus ou moins le même domaine que la sociologie. Les distinctions d’un passé un peu mythique n’existent plus ; il n’est plus vrai que les sociologues s’occupent de chez nous et les anthropologues s’occupent du reste du monde ni que les sociologues emploient des méthodes quantitatives et l’anthropologie l’ethnographie. Les anthropologues de l’éducation aussi bien que des sociologues de l’éducation étudient “l’École” avec une majuscule. Quelles sont les fonctions de la scolarité dans la société, que veut dire devenir une personne instruite, éduquée, socialisée ? Comment fonctionne l’établissement scolaire dans ses rapports avec son environnement et comme mini-société propre ? Comment fonctionne la classe en tant que mini-société et mini-culture ? Telles sont les questions posées.
13Évidemment, les trois catégories s’entremêlent. Notamment, les études focalisées sur les salles de classes profitent à la fois d’une attention de l’anthropologie de l’apprentissage et de l’anthropologie de l’école (Candela, Rockwell & Coll 2004).
L’ethnographie de l’éducation
14L’ethnographie de l’éducation est une méthodologie –ou plutôt une philosophie de la recherche– qui ressort en partie de l’anthropologie de l’éducation mais aussi de la sociologie qualitative de l’éducation.
15L’ethnographie étudie la vie quotidienne des gens, dans leur(s) contexte(s), en mettant l’accent sur des études longitudinales, permettant de les suivre pendant une période plus ou moins longue de leur vie (Beach, Gobbo, Jeffrey, Smyth & Troman 2004). Pour la plupart des ethnographes, leur discipline vise à comprendre et à respecter les points de vue des membres des communautés étudiées, à suivre la formule qu’Ouyang présente dans ce dossier. Les ethnographes cherchent à décrire les comportements observés, mais aussi à décrire comment les acteurs donnent sens à leur vie quotidienne. Autrement dit, ils s’intéressent à la culture (Anderson-Levitt 2006, van Maanen 1988). Cet intérêt pour le point de vue des acteurs, c’est-à-dire leur culture, est le point de jonction entre la discipline anthropologie de l’éducation et l’ethnographie de l’éducation, une approche employée par des chercheurs venant de plusieurs disciplines. En fait, si dans certains pays la référence est l’anthropologie de l’éducation, dans d’autres, c’est l’ethnographie de l’éducation. Les deux sont traitées ici.
L’anthropologie de l’éducation philosophique en Allemagne
16Commençons notre voyage par un pays étonnamment mal connu par beaucoup d’anglophones et de francophones, l’Allemagne. À Berlin, Wulf et ses collègues ont lancé le débat autour du concept d’anthropologie pédagogique. On retrouve ici l’intérêt du courant philosophique pour l’apprentissage en tant que tel, dans la mesure où il aide à comprendre la condition humaine. Selon Francesca Gobbo (communication électronique personnelle), l’anthropologie de l’éducation en Italie prend souvent aussi cet aspect philosophique.
17L’approche philosophique ne nie pas l’emploi de l’ethnographie. Au contraire, Wulf note que la commission sur l’anthropologie de l’éducation de l’Association Allemande de Recherche sur l’Éducation mène une enquête ethnographique de longue haleine (1999-2008) dans une école primaire de la ville (Wulf 2004 et communication électronique personnelle de janvier 2005). En outre, les travaux berlinois manifestent un certain intérêt pour les différences culturelles : d’un côté les différences entre les systèmes d’éducation de pays européens différents, de l’autre les différences entres les enfants et les établissements scolaires. Ils rencontrent donc les points de repère des autres courants de l’anthropologie de l’éducation.
Les mondes anglophones
Les États-Unis
18L’anthropologie de l’éducation aux États-Unis trouve ses racines dans l’anthropologie culturelle de la transmission de la culture et donc de l’apprentissage, qui se manifesta fortement chez Mead dès la publication de son premier ouvrage connu (1923). L’anthropologie de l’éducation émergea de l’école “culture et personnalité” –culture and personality, voir http:// terrain. revues. org/ document3089. html– pour devenir une discipline distincte avec des ouvrages collectifs publiés par George et Louise Spindler, à commencer par Éducation et Culture (1955).
19Mais les ouvrages des Spindler et d’autres pionniers tels que Murray et Rosalie Wax (2002) ne s’occupaient pas seulement de la transmission de la culture, mais aussi des inégalités de scolarisation de différentes populations ethniques aux États-Unis. Bientôt de jeunes chercheurs –parfois d’anciens instituteurs et professeurs– attirés par cette approche ont établi une sous-discipline privilégiant l’anthropologie de l’École en tant qu’institution sociale. Elle s’est créée autour du Council on Anthropology and Education Newsletter, lancé en 1970 –et non en 1978 comme le dit Forquin (1997)– devenu le Council on Anthropology and Education Quarterly en 1974 puis simplement Anthropology and Education Quarterly en 1977, dont plus de cent quarante numéros sont disponibles électroniquement pour les membres du Council on Anthropology and Education chez AnthroSource, <http:// www. aaanet. org/ >.
20Selon Jacquin (dans ce dossier), le thème principal de leurs études, c’est la différence culturelle entre l’école d’un côté et les populations de races et d’ethnies minoritaires de l’autre. Il y a, en revanche, relativement peu d’analyses des classes sociales (Forquin 1997, Atkinson, Delamont & Hammersley 1988 font la même analyse ; voir aussi Henriot-van Zanten & Anderson-Levitt 1992). Même sous l’influence néomarxiste des études dites critiques, qui soulignent l’importance de l’exercice du pouvoir et du poids de la hiérarchie par rapport à celle de la différence culturelle, l’anthropologie de l’éducation aux États-Unis continue à s’intéresser à la construction sociale des hiérarchies raciales aussi bien qu’à l’interaction entre la race, la classe sociale et le genre dans les expériences sociales (Parker, Deyhle & Villenas 1999).
21En même temps, l’influence de la tradition de Vygotsky, importée de Russie (voir plus loin), renouvela chez les anthropologues de l’éducation l’intérêt pour l’apprentissage et introduisit une perspective culturelle, sociale et historique à la pratique de la psychologie de l’éducation (Rogoff 2003, Lave 1988).
22Au début, l’ethnographie et d’autres méthodes qualitatives rencontrèrent une certaine résistance de la part des psychologues orientés vers des méthodes expérimentales et les sociologues orientés vers des méthodes quantitatives. Mais, dès les années 1990 au plus tard, les méthodes qualitatives, y compris l’ethnographie, ont connu un essor. Ces dernières années, des anthropologues –Evelyn Jacob, Gloria Ladson-Billings, Michèle Foster– ont été choisies comme rédactrices de revues importantes, l’American Educational Research Journal et l’Educational Researcher, qui touchent les 22000 membres de l’American Educational Research Association. Pourtant, depuis 2000, un retournement se produit contre ce que certains appellent la domination par la recherche qualitative. En 2002, le nouveau programme fédéral d’éducation du président Bush insiste sur l’emploi de “méthodes scientifiquement fondées”, ce que même des psychologues assez positivistes redoutent, craignant que toute recherche non contrôlée disparaisse (Feuer, Towne & Shavelson 2002).
La Grande-Bretagne
23En Grande-Bretagne, dans les années 1920 et 1930, sous l’influence de Bronislaw Malinowski, quelques anthropologues tels que Raymond Firth et Audrey Richards manifestèrent un intérêt pour la transmission de la culture et l’éducation de l’enfant (Goodman 2001). Bien plus tard, Max Gluckman du département de sociologie et d’anthropologie sociale de l’Université de Manchester encouragea l’ethnographie chez soi. Sous son influence, D.H. Hargreaves et Colin Lacey menèrent des études d’écoles en Grande-Bretagne (Atkinson, Delamont, & Hammersley 1988, Goodman 2001). Néanmoins, l’anthropologie en Grande-Bretagne s’est plus intéressée à l’organisation sociale qu’à la culture et n’encouragea pas d’études sur la transmission de la culture et l’apprentissage. Rares sont les chercheurs qui l’ont fait, comme R.J. Alexander interrogeant l’apprentissage par les maîtres et l’influence que les cultures nationales ont sur eux (Alexander 2001). Des enquêtes comme les siennes sont plus rares encore sur des terrains extérieurs au Royaume-Uni, sauf quelques exceptions importantes souvent ciblées sur la France (Broadfoot, Osborne Gilly & Bücher 1993, Sharpe 1992).
24L’ethnographie se développa chez des sociologues sans influence de l’anthropologie (Atkinson, Delamont & Hammersley 1988). Certains sociologues de l’éducation en Grande-Bretagne, dont Atkinson, Delamont, & Hammersley, parallèlement à quelques Américains tels Becker, ne se servent pas du mot culture et ne définissent pas leurs études de cas comme ethnographiques. Pourtant, si ethnographie désigne des études qui tiennent compte du point de vue des acteurs et se demandent comment les acteurs donnent sens à leur vie quotidienne, alors la sociologie de l’éducation en Grande-Bretagne présente une collection riche d’études ethnographiques. En tout cas, des études qui ont eu un grand effet sur les chercheurs américains, comme celle de Keddie (1971) et encore plus celle de Willis (1977), se centrent sur la construction sociale du sens par des enseignants ou des élèves. Les Britanniques viennent d’ailleurs de créer une nouvelle revue internationale, Ethnography and Education, qui donne pour objectif à l’ethnographie de comprendre les cultures des groupes étudiés (Ethnography and Education 2004).
25Ce qui a longtemps distingué l’ethnographie de l’éducation britannique de l’anthropologie de l’éducation américaine –un peu moins aujourd’hui– c’est la place de la classe sociale comme facteur dominant. Les Britanniques y pensent toujours, les Américains beaucoup moins. Un exemple classique : l’enseignant a été caractérisé plutôt en tant qu’ouvrier chez les Britanniques, plutôt en tant qu’ennemi inconscient de l’élève chez les Américains, à l’exception de quelques études féministes (Atkinson, Delamont & Hammersley 1988). Pourtant, depuis la fin des années 1980, quelques chercheurs britanniques portent attention à l’importance de l’ethnicité au-delà des effets de classes (Gillborn 1997).
Le Canada anglophone
26Au Canada, coexistent deux réseaux de chercheurs assez distincts, les anglophones et les francophones. Depuis la fondation, en 1969, de l’Association Canadienne des Sociologues et Anthropologues de Langue Française, les chercheurs francophones participent très peu à la “Canadian Anthropology and Sociology Association” qui est, en principe, bilingue. Cependant, quelques chercheurs anglophones plus jeunes tels que Cummins ont commencé un dialogue avec des collègues québécoises (Cummins 1997).
27Si l’anthropologie de l’éducation anglophone au Canada porte un intérêt fort à la scolarisation des indigènes, elle fonctionne généralement dans l’orbite des États-Unis. Elle n’a pas d’organisation ni de revue distincte de celle du Council of Anthropology and Education des États-Unis (Fisher 1998).
D’autres zones anglophones
28L’Australie a une riche tradition en ethnographie. Des chercheurs tels que Connell (1989), Walker & Hunt (1988), Kipnis (2001) écrivent dans la même perspective que des sociologues qualitatifs anglais et sur les mêmes sujets –la classe sociale, le genre. D’autres, tels qu’Osborne (1996), ressemblent plus aux collègues des États-Unis et s’occupent des différences culturelles et de la “pédagogie se référant à la culture des élèves minoritaires”. Des Australiens font aussi de l’ethnographie ailleurs comme Dolby qui a fait une étude en Afrique du Sud (2002) et Okano –qui a étudié les élèves d’origine coréenne au Japon (1997).
29La Nouvelle-Zélande, qui a attiré l’attention d’enseignants anglophones dans la décennie passée sur son intéressante pédagogie, a produit aussi des ethnographes comme Harrison et Papa (2005).
Les mondes francophones
En France
30Les lecteurs connaissent mieux que moi l’évolution de l’ethnographie de l’éducation en France. Disons, simplement, que l’anthropologie sociale ou l’ethnologie s’occupent peu d’éducation, même si Bourdieu en tant qu’ethnographe aurait pu mener des enquêtes de terrain en France (Reed-Danahay 2005). L’exception réside chez les ethnologues à travers une tradition qui plonge ses racines dans le folklore. Certains ethnologues français étudient la transmission des savoirs, c’est-à-dire l’éducation en dehors de l’école (Delbos & Jorion 1984, LeWita 1986) ou même, plus rarement, à l’intérieur (Garcion-Vautour 2003). La revue Ethnologie française permet de se faire une idée de l’importance très relative de cette tendance.
31Pour l’essentiel, l’ethnographie de l’éducation en France est faite par des sociologues de l’école. On voit ici une évolution assez parallèle à celle de l’ethnographie de l’éducation en Grande-Bretagne. Néanmoins, quelques sociologues français se sont intéressés peut-être plus tôt que leurs collègues britanniques à la question des immigrés (Henriot van Zanten 1990). Peut-être est-ce l’influence de l’Américaine George Spindler, avec qui van Zanten a étudié aux États-Unis, ou celle de leurs propres expériences d’immigration ? Duru-Bellat & van Zanten (1999) présentent un bilan complet des travaux micro- et macrosociologiques sur l’école.
32Parmi les articles parus dans les quinze premiers numéros d’Éducation et Sociétés, beaucoup emploient des méthodes qualitatives mais assez peu –moins d’une dizaine– se servent de l’ethnographie dans le sens d’une étude de la vie quotidienne des gens permettant de comprendre leur point de vue ou leur façon de donner du sens à leurs activités. Ainsi Sirota, elle-même membre de la “tribu” étudiée, procède à “une traque ethnographique” pendant plusieurs années pour comprendre les anniversaires (Éducation et Sociétés-3) ; Kherroubi & van Zanten ont mené une longue enquête de terrain dans trois écoles de banlieue et citent les mots des acteurs (Éducation et Sociétés-6). Demazière & Pélage ont mené des études de cas sur de jeunes gens (Éducation et Sociétés-7). Pasquier employa, entre autres méthodes, des entretiens et observations pour comprendre des téléspectateurs adolescents (Éducation et Sociétés-10). Les autres exemples correspondent à des articles soumis par des chercheurs britanniques, américains, belges et brésiliens.
Au Québec
33L’anthropologie québécoise est plus influencée, selon Fisher (1998), par l’Europe que par les États-Unis. Tandis que les anthropologues Santerre & Mercier-Tremblay (1982) proposent une anthropologie de l’éducation classique, du style d’Erny et orientée comme son œuvre sur l’Afrique, les Québécois qui étudient l’éducation chez eux ressemblent aux sociologues de l’éducation en France. C’est la sociologie de l’École de Chicago plutôt que l’anthropologie culturelle qui les inspire (cf. Gérin-Lajoie dans ce dossier). Il y a au Québec, comme en France ou en Suisse, des chercheurs qui rendent peu explicite la méthode de la recherche. Tardif & Lessard, par exemple, font une étude très intéressante de la vie quotidienne et des idées des enseignants (1991) ; leur méthode est difficile à pénétrer mais le résultat a l’air ethnographique. Pourtant, les Québécois s’écartent des collègues français dans la mesure où ils s’intéressent davantage aux populations minoritaires, à la sociolinguistique et à l’identité culturelle (cf. Gérin-Lajoie dans ce dossier).
En Russie et en Europe de l’Est
34En Russie, les idées de Vygotsky –mort en 1934– ont connu une renaissance depuis les années 1960 (Souza Lima 1995). L’ouverture de la Russie a engendré beaucoup d’efforts de rénovation de l’enseignement et les enseignants se sont tournés vers les idées vygotskiennes (Shepel 1995). Connue aux États-Unis sous l’appellation de “cultural psychology” (Wertsch 1998) ou de “Cultural Historical Activity Theory”, les idées de Vygotsky examinent l’apprentissage ou toute activité selon trois échelles d’analyse : la “microgenèse” des actes dans l’interaction sociale, l’évolution de l’individu, le cadre social, culturel et historique de l’activité (Cole 1996). Bien que cette grande théorie ne se nomme pas anthropologie de l’éducation, ses liens sont visibles avec l’anthropologie de l’école (surtout les études micro-ethnographiques en classe), avec l’anthropologie de l’apprentissage et avec l’anthropologie philosophique de l’expérience humaine. Ailleurs en Europe de l’Est, au moins à Prague, il y a aussi un intérêt pour la psychologie culturelle (Gobbo, communication électronique personnelle). En même temps, les Brésiliens, les Espagnols, et les Américains ont chacun emprunté et adapté une partie de ce courant riche (Souza 1995).
Dans d’autres pays européens
35En Suisse, des chercheurs francophones se servent volontiers des méthodes ethnographiques, tel que Perrenoud, formé en sociologie et en anthropologie, et Montandon, formée en anthropologie culturelle (Perrenoud 1984, Perrenoud & Montandon 1988). Dasen emploie aussi bien les méthodes ethnographiques qu’expérimentales pour étudier le développement de l’enfant. Il cherche à marier la tradition de Piaget avec celle de Vygotsky pour mieux comprendre la pensée dans des situations interculturelles (Dasen 1998). Schneuwly, qui travaille en didactique avec des théories vygotskiennes, fait des observations micro-ethnographiques de moments d’apprentissage en classe (2001).
36L’intérêt pour l’ethnographie est aussi très vif dans des pays européens ni francophones ni anglophones. Les Flamands de Belgique et de Hollande publient de temps en temps des articles dans l’Anthropology and Education Quarterly (Eldering 1996, Timmermann 2000). Comme les chercheurs scandinaves, ils forment une part importante du comité qui développe la revue Ethnography and Education en Grande-Bretagne.
37En Italie, bien qu’on commence à trouver davantage d’études ethnographiques, selon Gobbo, l’anthropologie de l’éducation prend souvent l’aspect philosophique comme en Allemagne (Gobbo, communication électronique personnelle).
Les pays d’expression espagnole et portugaise
38En Espagne, comme noté plus haut, le courant néovygotskien et la psychologie culturelle s’expriment vivement (Coll & Edwards 1997). La revue Cultura y educación est publiée depuis 1990 (www. ingentaconnect. com/ content/ fias/ cye). En même temps, l’ethnographe Poveda (lui aussi formé en psychologie) étudie avec ses collègues les interactions dans les classes et l’ethnicité. Ils ont lancé une revue électronique Papeles de Trabajo sobre Cultura, Educación y Desarrollo Humano / Working Papers on Culture, Education and Human Development (www. uam. es/ otros/ ptcedh/ ).
39Au Portugal, un nombre important d’anthropologues note l’éducation comme domaine de recherche, selon le Worldwide Email Directory of Anthropologists (Jarvis 2005). Il y a un groupe d’ethnographes au Centro de Estudos em Antropologia Social (CEAS) de l’Instituto Superior de Ciências do Trabalho e da Empresa (ISCTE) de Lisbonne, dont fait partie Telmo Caria, sociologue de l’éducation. De plus, la revue Educação, Sociedade & Culturas paraît depuis dix ans (www. fpce. up. pt/ ciie/ revistaesc/ pagina21. htm). Une Association de Sociologie et d’Anthropologie de l’Éducation a d’autre part organisé son premier séminaire en 2000, selon Educação, Sociedade & Culturas-14.
40Au Mexique, Rockwell et ses collègues du DIE ont créé une œuvre très riche qui étudie les classes, les écoles et l’éducation des enfants ruraux et des enfants indigènes. L’équipe se sert de l’anthropologie de l’éducation à la mode des États-Unis, mais y ajoute une sensibilité à l’histoire sociale à la française et une attention au discours dans la classe, qui vient de la sociolinguistique. De ce mélange sortent des idées nouvelles telles que l’étude du “trabajo docente”, le travail enseignant. Rockwell et sa collègue Antonia Candela, en collaboration avec l’Espagnol César Coll, ont récemment rassemblé des chercheurs d’Amérique latine, des États-Unis et d’Europe autour de la classe, endroit où l’anthropologie de l’école se croise avec l’anthropologie de l’apprentissage (Candela, Rockwell & Coll 2004).
41Le DIE du Mexique est un lieu de collaboration entre quelques universités des États-Unis et des centres d’ethnographie de l’éducation d’Amérique latine. Depuis 1989, des symposiums –Simposios Interamericanos de Investigación Etnográfica en Educación– ont été organisés, quelques fois au Mexique ou au Costa Rica, moins souvent aux États-Unis. En 2006, le 11e symposium aura lieu pour la première fois en Amérique du Sud, à l’Université de Buenos Aires.
42Selon Batallán (1998), il n’y a pas longtemps encore, l’ethnographie de l’éducation n’était pas prise au sérieux en Amérique latine, à l’exception du Mexique où elle avait développé son propre appareil théorique indépendamment de l’influence des États-Unis. Mais, avec l’apport du gouvernement canadien, l’Amérique latine a développé un réseau de chercheurs qui ont formé plusieurs équipes en Argentine et des institutions au Chili. Dans ce pays, l’évolution va, au-delà de l’ethnographie traditionnelle, vers la recherche participative. En Argentine, ce sont des ateliers pour comprendre l’école du point de vue des enseignants qui ont été constitués ; on y regarde les enseignants comme des “subordonnés puissants” qui jouent un rôle central dans n’importe quelle rénovation du système (Batallán 1998). En 1987, un Département d’Anthropologie et d’Éducation a été créé au sein de l’Institut d’Anthropologie de l’Université de Buenos Aires. Au Brésil, on trouve un courant néovygotskien (Smolka 2005). Il y a aussi un foisonnement de recherches inspirées par Freire et les projets d’action pédagogique (Oliviera Goncalves & Gonçales e Silva 1998).
43Remarque importante pour les chercheurs anglophones : en Amérique latine (comme en France), on ne ressent pas le besoin de décrire la méthodologie ni de présenter des données détaillées. On préfère insister sur l’analyse théorique (Levinson & Cade 2002). Le résultat est que les chercheurs des États-Unis et de Grande-Bretagne trouvent que les travaux d’Amérique latine (et de France) manquent l’essentiel, les mots des acteurs et les détails quotidiens, tandis que ceux d’Amérique Latine et de France considèrent les œuvres anglo-saxones comme manquant d’analyse théorique.
En Asie
44Au Japon, beaucoup d’universités ont des facultés d’éducation et, en plus, chaque circonscription administrative a un centre de formation des maîtres. Récemment, quelques professeurs d’éducation ont commencé à employer des méthodes ethnographiques, mais ils ne s’intéressent pas à l’anthropologie car ils ont été formés en sociologie ou en psychologie (Toshiyuno Sano, communication électronique personnelle). Néanmoins, il y a vingt-deux membres du Council on Anthropology and Education (organisation américaine) qui viennent d’universités japonaises, ce qui signale un certain intérêt. Le Japon est en effet le pays le mieux représenté après les États-Unis, davantage que le Canada. En plus, les articles et livres cités dans les publications en anglais (Okano 1997) suggèrent une importante vie de la recherche qualitative en langue japonaise.
45Ouyang (cf. ce dossier) note qu’il y a très peu d’ethnographes de l’éducation en Chine. Ailleurs en Asie, on trouve quelques anthropologues qui s’intéressent aux problèmes de l’éducation, selon le Worldwide Email Directory of Anthropologists (Jarvis 2005). Cette base de données note quelques chercheurs en Malaisie, au Vietnam, aux Philippines, en Inde et au Pakistan qui portent intérêt aux questions d’éducation. Le sociologue indien Kumar (1990) a beaucoup publié sur l’école et emploie des méthodes qualitatives mais non ethnographiques.
Au Moyen-Orient et en Afrique
46Nombre d’ethnographes de l’éducation sont actifs en Israël, dont quelques-uns ont publié dans l’Anthropology and Education Quarterly. Ils portent un intérêt vif aux immigrés (Eisikovits 1997, Golden 2001, Resnik & al. 2001) même s’il y a une certaine retenue à propos des élèves arabes. Les ethnographes israéliens publient aussi d’intéressantes analyses du travail des enseignants (Ben-Peretz & Bromme 1990, Ben-Peretz & Schonmann 2000, Kainan 1997). Ailleurs au Moyen-Orient, l’ethnographie est plus rare (pourtant, voir Christina 2001).
47En Afrique, les conditions de recherche ne sont pas faciles. Néanmoins, les problèmes éducatifs suscitent un énorme intérêt et les chercheurs emploient souvent des méthodes qualitatives. Le Réseau Ouest et Centre Africain de Recherche en Éducation (ROCARE) a publié un sommaire de 654 études, dont la plupart sont des mémoires d’étudiants. Beaucoup d’études s’appuient sur l’observation et des entretiens qui présentent des images vives de la vie des classes aussi bien que de l’éducation traditionnelle (Maclure 1997). En même temps, l’éducation –en tant que priorité urgente et pratique– est importante en anthropologie. Par exemple, au Cameroun, l’Association of Research Students in Anthropology, à l’Université de Yaoundé I, note qu’un de ses membres, Nkongho Manchang, vient de préparer un projet d’étude sur les rénovations en éducation et leurs effets sur des communautés, tandis qu’un autre membre, Abamboh Robert, prépare une thèse sur l’analphabétisme et ses conséquences socioéconomiques à long terme dans les communautés (Nkongho Manchang, communication électronique).
48On constate aussi un foisonnement de recherches ethnographiques menées par des Africains qui ont des postes ou qui font des doctorats dans les universités d’Europe, du Canada et des États-Unis. Voir, par exemple, l’enquête de Egbo sur la littéracie féminine au Nigeria (Egbo 2000) ou l’étude de Diallo sur la réussite des filles au collège en Guinée (Diallo 2004, 2006).
Vers une conclusion
49Le monde est vaste. Dans chaque pays visité, il y a des dizaines sinon des centaines de chercheurs qui pratiquent l’ethnographie de l’éducation ou qui se servent des idées de l’anthropologie de l’éducation. Ce survol a été trop rapide et superficiel, pourtant on peut en tirer quelques leçons provisoires.
Il faut sans doute parler d’anthropologies de l’éducation au pluriel
50Le terme anthropologie de l’éducation recouvre trois courants différents…
- une anthropologie de l’éducation philosophique, qui examine l’apprentissage comme un acte humain universel ;
- une anthropologie ou ethnographie de l’apprentissage, qui examine l’apprentissage dans des conjonctures culturelles et sociales variées et qui, donc, emprunte à d’autres disciplines la théorie de l’activité historique-culturelle, la sociolinguistique ;
- et une anthropologie de l’école qui a un lien étroit avec la sociologie de l’éducation.
51Les courants de l’anthropologie ne sont pas également distribués à travers le monde. Je note une préférence pour l’anthropologie philosophique en Allemagne, pour l’anthropologie de l’apprentissage en Russie, au Brésil et en Espagne, pour l’anthropologie et l’ethnographie de l’école en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et en France.
52Il est évident qu’une certaine convergence de problématiques ressort, grâce à l’influence convergente de problèmes posés en parallèle par un modèle global de l’école (je remercie Francesca Gobbo pour cette idée). Les efforts conjugués des organisations internationales et une certaine représentation mondiale de l’École font exister un certain discours commun –ou, au moins, des débats communs– à travers le monde (Anderson-Levitt 2003). Ainsi, les pressions libérales s’exerçant partout, on peut attendre partout des études ethnographiques sur les effets locaux du marché. Et il y a partout en même temps des efforts pour établir des examens uniformes. La tâche des ethnographes autour du monde sera de traquer l’expression de ces efforts –que veut dire “standardized testing” en France ? En Guinée ? Au Brésil ?– et d’étudier les effets concrets, pour le bien et pour le mal, de cette tendance généralisée.
53Pour autant, une expérience mondiale de l’école ne crée pas une science de l’éducation mondiale. Des forces divergentes sont en présence.
54D’abord, les anthropologies de l’éducation ressortissent de sources nationales variées, telles que l’œuvre de Freire au Brésil ou de Vygotsky en Russie. Les chercheurs des États-Unis doivent donc reconnaître qu’un ethnocentrisme américain n’est pas tenable. Les œuvres fondatrices qu’ils vénèrent aux États-Unis ne sont pas les seules sources de l’anthropologie de l’éducation.
55Explication complémentaire des variations nationales, les thèmes qu’abordent l’ethnographie de l’éducation et la recherche en général sont liés aussi aux histoires particulières des pays. Au Canada et aux États-Unis, pays de conquête, il n’est pas étonnant qu’on étudie le conflit culturel au cœur des écoles destinées aux indigènes. Au Mexique et au Chili aussi les ethnographes de l’éducation s’intéressent aux conflits dans les écoles pour les Indiens. En Russie, elle aussi pays de conquête, les premiers psychologues culturels se sont intéressés aux populations conquises. Cependant qu’on ne voit pas là une règle de fer : les ethnographes australiens d’origine européenne ont-ils fait autant attention aux indigènes que leurs collègues de Nouvelle-Zélande ? En outre, la conquête de l’Afrique est à l’origine d’une vision raciale du monde. Il n’est donc pas étonnant que le racisme, sa naissance, son fonctionnement préoccupent les chercheurs des États-Unis.
56Le Canada et les États-Unis sont aussi des pays d’immigration massive, ce qui suscite un intérêt énorme pour les différences entre la culture de la famille et celle de l’école –bien qu’on reconnaisse aujourd’hui que c’est plutôt une question d’identité et de stratégies des acteurs que de cultures immuables. Ce n’est pas par hasard, sans doute, qu’en Europe l’ethnographie de l’éducation naisse et se développe au moment où des pays tels que la France, les Pays-Bas et même l’Italie et l’Espagne reçoivent des vagues d’immigrés et que leurs enseignants se rendent compte d’une nouvelle diversité quotidienne (cf. Gobbo, communication personnelle).
57La recherche dans chaque pays est marquée également par l’influence des politiques nationales. Batallán (1998) constate que l’ethnographie de l’éducation ne pouvait pas s’épanouir sous les régimes autoritaires du Chili et d’Argentine. Ouyang, dans ce dossier, fait une observation parallèle sur l’état de l’ethnographie en Chine. Concrètement, il faut tenir compte de la politique d’éducation et du cadre institutionnel de la recherche. Alexander note ainsi qu’il y a aujourd’hui très peu de recherche “pure” en Grande-Bretagne (cf. communication électronique personnelle). Il signale que la recherche en éducation est souvent contrôlée en Grande-Bretagne par des “local research councils” qui cherchent davantage à rénover des écoles locales qu’à publier des données généralisables. En revanche, aux États-Unis, la plupart des ethnographes de l’éducation sont membres de facultés d’Éducation, au sein des universités. Pour survivre à l’université, il faut publier des recherches ayant un certain degré de généralité ou qui contribuent à un débat théorique. Parallèlement, presque toute la recherche en Afrique à l’exception des mémoires de maîtrise est financée par les bailleurs de fonds tels que la Banque Mondiale, qui cherchent, eux aussi, à rénover et non à contribuer à la recherche pure.
58Ensuite, parce que le monde s’organise par langues, il n’y a pas de diffusion harmonieuse de toutes les idées. Notre tour du monde a lui-même été organisé davantage en fonction de liens linguistiques que par proximités géographiques. Le manque de perméabilité de la frontière franco-allemande est un exemple frappant de l’organisation linguistique de la discipline. De même, il y a deux Canadas –d’expérience historique majoritaire et minoritaire bien sûr–, l’un lié par la littérature anglophone avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, l’autre par la littérature francophone avec la Belgique francophone et la France. La Belgique et la Suisse ont aussi deux visages, l’un dirigé vers les États-Unis et la Grande Bretagne, l’autre vers la France.
59Cela a des conséquences fortes sur les lectures des uns ou des autres. Où se lit la littérature de tel ou tel pays et quelles frontières sont ainsi tracées ? Il me semble que les Français lisent les Anglais et les Américains avec l’aide de leur guide Jean-Claude Forquin (1997), mais les Français lisent peu les Allemands. Les Américains des États-Unis ne lisent que quelques grands noms français traduits en anglais, tel que Bourdieu. Ils lisent les Anglais, quelques Australiens et des Européens et des Asiatiques qui publient en anglais dans les revues américaines et britanniques. Quelques chercheurs des États-Unis, ceux qui participent aux symposiums, lisent la littérature latino-américaine en espagnol. Quelques-uns encore plus rares lisent les chercheurs de l’école néovygotskienne en russe et les traduisent pour les lecteurs anglophones (Michael Cole, James Wertsch). La littérature brésilienne est connue des chercheurs latino-américains et peut-être au Portugal. Les Latino-Américains lisent la littérature espagnole –par ailleurs assez peu connue en France. Des chercheurs ethnographes en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud lisent les Anglais et les Américains des États-Unis, mais le chemin est rarement suivi en sens inverse. La littérature du Japon ne se lit pas en dehors du Japon.
60Enfin, même quand les chercheurs importent des idées d’autres univers linguistiques ou d’autres pays, ils créolisent ce qu’ils empruntent.
61Les enseignants chinois décrits dans l’article d’Ouyang finirent par intégrer le meilleur de l’approche pédagogique empruntée de l’Occident avec la meilleure des méthodes traditionnelles “indigènes” chinoises. On pourrait dire qu’ils “créolisent” ce qu’ils ont importé, le transformant pour le rendre leur (Hannerz 1987, 1992). Ouyang remarque avoir lui-même intégré la méthode ethnographique et les modèles anthropologiques et linguistiques de l’Occident à ses propres traditions. De la même manière, des chercheurs du Mexique, du Brésil, des Pays-Bas empruntent aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne et créolisent ce qu’ils importent pour créer une approche nouvelle, une analyse fraîche. Le flux se fait aussi dans l’autre sens, les Américains ou les Britanniques important et créolisant des idées venant de France (par exemple, Bourdieu), de Russie (par exemple, Vygotsky), du Brésil (Freire). La créolisation est un processus riche en créativité. Elle rappelle qu’une idée empruntée ne reste pas pareille à elle-même et qu’il faut toujours attendre des variations nationales.
62En somme, essayer de comprendre les anthropologies de l’éducation à travers le monde en tenant compte des traditions nationales et des cadres institutionnels est une tâche quasi impossible. L’effort en vaut pourtant la peine. C’est la découverte des idées étrangères et la confrontation avec elles qui mettent en cause nos préconceptions et nous permettent de poser de nouvelles questions et d’imaginer des solutions neuves aux problèmes persistants de l’éducation et de l’école.
Pour l’avenir
63Ce tour du monde rapide a pris le risque d’être très superficiel et comporte de grandes lacunes. Pourtant, un tel survol conduit à des questions intéressantes, par exemple, pourquoi un tel intérêt pour l’ethnographie en Amérique latine mais moindre en Inde ? Il conduit à reprendre des enquêtes et des observations plus proches du terrain pour tenter de mettre en évidence les effets des différentes positions occupées par la recherche. Par exemple, est-ce que l’intégration de la recherche dans les universités aux États-Unis et son contrôle au Royaume-Uni par les “research councils” se traduisent par des problématiques différentes ? Pour bien répondre à ces questions, une enquête élaborée en s’inspirant de la sociologie des sciences serait intéressante. Elle permettrait, par exemple, de tracer le réseau des contacts actuels entre les chercheurs en anthropologie et en ethnographie de l’éducation, d’identifier les mots clés pour chaque pays, de retrouver leurs origines et les voies de diffusion empruntées d’un pays à l’autre, de repérer leurs modes de créolisation au contact des préoccupations locales.
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