1 L’exercice de réflexivité auquel les organisateurs de ce colloque nous convient est indissociable d’une démarche scientifique. Il est encore plus impératif dans les sciences sociales, où les chercheurs sont habités par un culte de la découverte dont Malinvaud a montré la vanité. Selon lui, ces “prétentions injustifiées, exagérées, ou prématurées, selon lesquelles on aurait découvert quelque chose de nouveau sont induites par nos normes de comportements scientifiques” (Malinvaud 1996, 929-942). Si l’on adopte ce point de vue, il s’ensuit que nos efforts sont mal dirigés : à trouver du nouveau au lieu d’entretenir la maîtrise des différents principes qu’il faut simultanément mettre en œuvre pour comprendre le mieux possible le monde social du moment, sans oublier ce qu’on voyait hier mais qui n’est plus au centre des perceptions ou des intérêts ordinaires.
2 Le titre de la table ronde du colloque où cette contribution a été présentée énonçait deux propositions : “la fin d’un grand renfermement” et “une recomposition du champ entre l’éducation et le travail”. L’une et l’autre ont été analysées d’une manière approfondie et dans la longue durée par Claude Trottier. L’examen qu’il nous livre fait ressortir qu’un nombre grandissant de travaux sociologiques s’applique, depuis plus d’un quart de siècle, aux relations entre ces deux sphères d’activités relativement séparées, l’éducation et le travail. Il rappelle très judicieusement les principaux objets sur lesquels ces recherches se sont focalisées : les cheminements scolaires et les trajectoires d’insertion professionnelle, les intermédiaires du marché du travail, les relations entre la formation et l’emploi, etc. Les études citées à l’appui de son analyse émanent de sociologues ou d’économistes spécialisés les uns dans le domaine de l’éducation, les autres dans celui du travail. Trottier rapporte les résultats de ces recherches détachées des conditions de leur production et de leur diffusion et indépendamment de l’appartenance institutionnelle de leurs auteurs et de leur ancrage dans une discipline.
3 L’examen de la deuxième proposition soumise aux intervenants de cette table ronde, “une recomposition du champ entre l’éducation et le travail” suppose pourtant, selon moi, d’identifier dans quels corpus de savoirs ces résultats sont intégrés. Chacun voit bien que les cheminements scolaires trouvent naturellement leur place dans la tradition de la sociologie de l’éducation ; l’insertion professionnelle aussi, bien que d’une manière moins immédiate et moins évidente. Mais il en va différemment d’autres thématiques telles que les intermédiaires du marché du travail ou les pratiques de recrutement dans les entreprises. Les sociologues de l’éducation se les approprient-ils, comment et à quelles fins ? Ces remarques, qui prolongent celles soulevées par Trottier, traduisent mes difficultés à m’acquitter de la tâche demandée. Les déplacements d’objets mentionnés, liés aux trajectoires intellectuelles des chercheurs, entraînent-ils des infléchissements sensibles au sein d’une branche de discipline ou ne font-ils qu’affaiblir les frontières qui se sont établies au fil de l’histoire entre des branches de la sociologie ?
4 Ma contribution à cette réflexion collective sur notre activité est très localisée. Elle s’appuie sur un ensemble de transformations qui se sont accomplies à la frontière de l’appareil scolaire et de la sphère du travail : le développement des formations en alternance école-entreprise, la restauration de l’apprentissage en entreprise comme mode de formation légitime (de l’ouvrier au technicien voire à l’ingénieur), mais aussi le statut des lycées professionnels et l’institutionnalisation de la formation permanente. Autant de faits qui sont désignés dans la langue courante sous le nom de formation et qui donnent lieu à des recherches sociologiques qui empruntent leurs cadres d’analyses aux deux branches d’une même discipline : la sociologie de l’éducation et la sociologie du travail. L’usage extensif qui est fait de ce terme, son association à celui d’éducation ou, au contraire, leur mise en opposition sont autant de questions à analyser car, comme l’ont souligné, entre autres Durkheim, Nisbet (1984), Hughes (1996) ou Bourdieu (1982, deuxième partie), le nom contribue souvent à faire exister la chose et, dans ce cas, la désignation fait partie du changement social. En centrant mon propos sur les faits et institutions rassemblés sous le mot formation, tous, je le répète, situés aux marges de l’appareil scolaire, je prends le risque d’analyser un phénomène, non pas propre à la France, mais plus accusé dans ce pays que dans d’autres, comme le signale Trottier. Explicitement revendiquée en France, cette distinction trouve, à mes yeux, sa raison d’être dans l’histoire de l’école qui fut l’un des piliers de la construction du régime politique républicain. Si la bataille sur les mots est moins vive ailleurs, les phénomènes désignés ne sont pas moins présents : la mise des problèmes de l’emploi au cœur des politiques éducatives, la redéfinition des missions de l’appareil scolaire eu égard au développement d’une “formation tout au long de la vie” et, plus généralement, une perte de l’autonomie conquise par l’école tout au long de son histoire.
5 Je propose donc d’introduire ma réflexion par un retour sur les approches théoriques qui ont marqué la sociologie de l’éducation et ont, par certains aspects, nui à une connaissance des phénomènes aujourd’hui indûment considérés comme nouveaux parce que plus débattus sur la scène publique. Je tenterai ensuite de rendre compte des processus de construction de la catégorie “formation” en France par les acteurs de la formation permanente. Je montrerai ainsi que les lieux où se mettaient en place des actions de formation continue ont été, simultanément, des lieux de réflexion et d’expérimentation pédagogiques qui ont donné naissance à des doctrines qui ont été ensuite codifiées et étendues à la formation initiale, voire d’une manière indirecte, à tous les segments de l’appareil scolaire et à l’université elle-même. Pour finir, j’essaierai de dessiner la configuration des changements associés à la prééminence de la notion de formation sur celle d’éducation en France aujourd’hui. Je proposerai de mettre en regard la mobilisation et la fédération autour de la formation permanente durant ces dernières décennies et celle qui eut lieu à la fin du XIXe siècle sur l’instruction et l’éducation. Bien que d’importance inégale, l’une et l’autre ont accompagné des réformes de régime politique et social en profondeur.
Les angles morts de la sociologie de l’éducation française
6 Jusqu’à ces dernières années, les segments de l’appareil scolaire les plus étroitement liés à la sphère du travail, comme l’enseignement professionnel et technique, sont restés peu étudiés par les sociologues tandis qu’ils devenaient, durant le même temps, des objets investis par les historiens. La publication de numéros spéciaux de revues qui leur sont consacrés montre bien qu’ils ne peuvent plus être qualifiés de “chantiers désertés” –expression utilisée par Caspard en introduction d’un numéro spécial de Formation/emploi, 1989, “L’enseignement technique et professionnel, repères dans l’histoire (1830-1960)”. Dix ans plus tard, la Revue française de pédagogie leur a consacré aussi un numéro spécial (2000), “Les formations professionnelles, entre l’école et l’entreprise”. Les résultats de ces recherches demeurent pourtant des corpus isolés du reste de la sociologie de l’éducation. Quelle que soit l’approche adoptée, les politiques, les curricula, les enseignants, les institutions, les propositions établies sur ce domaine ne circulent pas et sont rarement prises en compte par les études qui s’appliquent à d’autres segments du système éducatif. Comment expliquer une telle étanchéité, durable de surcroît, et quels sont ses coûts en connaissance ?
7 L’ignorance dans laquelle sont tenus les enseignements professionnels et techniques résiste à tous les rappels des quelques chercheurs qui en font leurs objets d’études. Moreau (2002, 9) cite Ungerer (1987) qui constatait cette asymétrie de traitement dans l’enquête menée en 1962 par Girard & Bastide auprès de 20000 élèves sortant du primaire : “les données collectées sur les formations professionnelles courtes sont d’une pauvreté qui contraste avec le foisonnement des modalités prévues pour l’enseignement supérieur alors que deux fois plus d’élèves sont concernés” ; Dubet (1991) ne consacre qu’un chapitre aux lycéens professionnels dans Les lycéens ; Lelièvre (1990) n’accorde qu’un chapitre sur huit à la formation professionnelle dans son Histoire des institutions scolaires, 1789-1989 ; Compagnon & Thévenin (2001) oublient totalement les professeurs des lycées professionnels dans leur Histoire des instituteurs et professeurs, tout comme Hirschorn (1993) l’avait fait quelques années plus tôt dans L’ère des enseignants. Moreau (2002, 9) ajoute que “d’une manière générale, les élèves en formation professionnelle sont analysés ‘en creux’, au regard de ‘ce qu’ils ne sont pas’ par référence au ‘groupe-étalon’ que constitueraient les lycéens du cycle général”.
8 Les critiques faites à ces travaux ne sont pas dénuées de fondement : trop rivés à la demande, à la réalité immédiate, aux formes prises par celles-ci qui font obstacle à la mise à distance nécessaire pour construire un objet de recherche. Ils sont trop souvent menés dans les termes des débats sociaux du moment et perdent ainsi rapidement leur pertinence. Les problèmes se renouvellent, en effet, plus rapidement ici que dans le reste de l’appareil éducatif dont l’évolution obéit à des rythmes plus longs.
9 La marginalité dans laquelle sont tenus ces sous-ensembles d’études et de recherches ne peut pourtant être imputée à une moindre maîtrise des impératifs scientifiques. Le caractère endémique de cet état des choses est plutôt attaché à l’organisation scolaire elle-même et au rapport des sociologues à l’expérience première qu’ils ont eue de cette institution. Il est impossible de revenir ici sur l’histoire de l’édification scolaire et sur celle de la sociologie de l’éducation en France, deux histoires qui sous-tendent le découpage institutionnel entre enseignement général et enseignement technique d’une part et la définition des objets sociologiques d’autre part. Bien que Bourdieu ait constamment mis en garde contre les risques d’une conception fixiste et étanche des champs et affirmé que “la question des limites du champ est toujours posée dans le champ lui-même”, la mise en œuvre de cette théorie a focalisé l’investigation sur le centre et non sur les limites. En pratique, l’éducation a été analysée comme un espace de positions sociales et d’actions fermé sur lui-même et gouverné par des professionnels surveillant le respect et le maintien des frontières. Éminemment féconde à certains égards, la théorie des champs ainsi comprise a empêché l’élaboration de schémas d’analyse appropriés à la réalité de ces institutions ou dispositifs situés aux marges. Placés dans l’école, mais en rapports étroits avec le monde du travail et des entreprises, ceux-ci se définissent en termes de relations et d’interdépendances entre champs ou entre sphères d’activités. Les chercheurs qui s’emploient à étudier ces institutions et pratiques hétéronomes sont ainsi contraints à construire une sociologie des relations, faisant apparaître les chaînes d’interdépendances entre sphères, soit des schémas d?’analyse plus difficiles à imaginer et toujours à réinventer selon les objets soumis à investigation.
10 J’ai moi-même éprouvé les difficultés de communiquer mes résultats de recherches au sein de la communauté des sociologues de l’éducation. La plus révélatrice du fossé qui sépare les sociologues de l’éducation du monde du travail fut la réception d’un rapport de mission effectuée à la demande du Secrétariat d’État à l’enseignement technique et professionnel qui cherchait à résoudre un problème, la désaffection de l’enseignement professionnel, tout en légitimant les grandes orientations de la politique scolaire du ministère de l’Éducation nationale (Tanguy 1991). Tout me portait à souscrire aux raisons officiellement invoquées pour rendre compte de cette situation : l’évolution du travail, le déclin du travail ouvrier, la perte du pouvoir d’identification de la figure de l’ouvrier qualifié et l’extension du travail technicien avec notamment l’avènement de la figure du technicien d’atelier. Pourtant, en reconstituant la chaîne des relations allant de la demande singulière de certaines catégories d’entreprises en compétences professionnelles à l’élaboration d’une demande sociale générale, puis à sa traduction en termes de savoirs et de savoir-faire à transmettre et, enfin, à la définition de diplômes y correspondant, j’ai pu montrer qu’une croyance collective apparemment partagée –dans l’élévation du niveau de scolarisation– occultait des désaccords profonds et que d’autres évolutions possibles étaient contenues dans cette situation. Ces désaccords entre le monde scolaire –rassemblant l’administration étatique et les enseignants– et celui du travail –comprenant les directions d’entreprises et les syndicats de salariés– laissaient entrevoir les effets pervers d’une politique qui, en élevant la norme au niveau du baccalauréat, accentuait les classements opérés par l’école en marginalisant les jeunes qui n’y souscrivaient pas et générait les contradictions aujourd’hui vécues par les jeunes bacheliers qui se sont identifiés à la figure du technicien pendant leurs études mais se trouvent dans le travail en majorité à des places d’ouvriers. En élargissant l’investigation à l’ensemble du système éducatif et en portant l’attention sur les relations entre collèges et lycées, j’ai pu montrer que le recours exacerbé à l’éducation pour résoudre les problèmes du travail, et plus généralement de l’emploi, ne relevait pas d’une nécessité, les besoins économiques, mais d’un ensemble de décisions, de choix opérés par telle ou telle catégorie d’acteurs dans une conjoncture historique donnée. En procédant ainsi, j’ai pu reconstituer la chaîne des actions collectives et individuelles –ou tout au moins ses maillons principaux– pour faire voir comment celles-ci avaient privilégié cette orientation au détriment d’autres possibles.
11 Cette démarche et l’analyse critique de l’organisation scolaire en filières, articulées à la division sociale du travail, qu’elle contenait ont été déniées. Elles ont été travesties et ramenées à une vision pragmatique de l’école ajustée aux besoins du marché du travail : ainsi, Poupeau (2003) sur un mode caricatural, dans Une sociologie d’État. L’école et ses experts en France, et Terrail (2004), d’une manière plus nuancée mais tout aussi éloignée de ma pensée. Ces interprétations réductrices procèdent de la croyance dans un mot d’ordre qui pose l’accès de la totalité d’une classe d’âge à l’obtention du baccalauréat général comme un objectif démocratique, oubliant ainsi toute une tradition d’analyse critique de cet enseignement général dont la poursuite protégerait les jeunes du chômage d’abord et d’un travail précaire et non qualifié d’autre part. Cette tradition, émanant de la pensée ouvrière sur l’éducation, des expériences d’organisations scolaires édifiées dans les pays se réclamant du socialisme –comme l’enseignement polytechnique, unissant enseignement scientifique, technique et travail, pour toute une génération– ou encore des programmes de grands réformateurs comme Langevin et Wallon qui, soucieux d’échapper aux illusions d’un universalisme, qui serait immanent à l’enseignement général, prenait acte de la division du travail pour la transformer en élargissant l’enseignement professionnel à la culture. Gardien de la mémoire ouvrière en matière d’éducation, mélange d’utopie et de modèle alternatif, Duveau (1947, 321) rappelle la demande faite par Denis Poulot, auteur du Sublime, “qu’à côté du baccalauréat ès sciences figure le baccalauréat ès travail parce qu’un dirigeant doit connaître le métier, savoir concilier les exigences du travail avec les droits de l’humanité et établir un règlement basé sur la justice”.
12 En bref, la réception de ce rapport, dont je ne peux restituer tous les malentendus, a été, pour moi, une occasion de prendre la mesure des décalages entre le monde universitaire et le monde du travail. Décalages qui touchent également les universitaires les plus épris de critique sociale pour qui cet enseignement reste méconnu. Loin de porter leur attention à ces segments où la majorité des jeunes issus de milieux populaires est socialisée à la future condition d’ouvriers et d’employés, les adeptes des théoriciens de la reproduction ont en effet promu une sociologie de l’école, allant de sa base communale à son sommet, l’université et les grandes écoles, c’est-à-dire celle d’une école qui les a, pour la plupart, élus et dont ils n’ont cessé de critiquer les processus d’élection et d’élimination qui lui étaient inhérents. La sociologie de la reproduction, dont Bourdieu est le père, a fourni des instruments très précieux pour comprendre l’univers des classes dominantes mais, comme l’ont dit Grignon & Passeron (1989, 17-64), plus elle descend l’échelle sociale et moins elle est lucide. Bourdieu a, en particulier, minimisé des réalités sociales telles que la résistance à la domination et a fait preuve d’une propension à dévaluer les pratiques d’autonomie sociale et culturelle des classes populaires. Pourtant, résistances dans l’action collective et autonomie sont les deux valeurs essentielles du mouvement ouvrier (Noiriel 2003) qui ne sont pas immédiatement visibles parce que réduites à l’état de bribes, de balbutiements, faute de disposer des conditions nécessaires, objectives et subjectives, pour affirmer un point de vue propre en matière d’éducation et formation. Le désintérêt de Bourdieu, et du groupe qu’il dirigeait ou animait, des lieux où la domination s’exerce avec le plus de force et de violence est, à maints égards, troublant. L’affirmation selon laquelle “la honte de soi” constituait l’expérience fondatrice et universelle de tous les dominés ne l’est pas moins. Bien qu’ayant une conscience aiguë des processus qui lient les questions posées par les chercheurs à leur expérience du monde social, il n’a jamais entendu les points de vue du monde du travail sur l’école. Au moment même où il jette les premiers fondements de sa sociologie de l’éducation (Bourdieu & Passeron 1964), le mouvement syndical ouvrier français formulait ses critiques de l’école en de tout autres termes (Memorandum de la CGT sur la formation et le perfectionnement professionnels, 10 juillet 1970). Il insistait sur les questions, pour lui, essentielles : l’échec des apprentissages de base, une prolongation effective de la scolarité obligatoire dans le collège et le renouveau de l’enseignement technique. Le point de vue sur l’école qui sous-tend ce mémorandum s’enracine dans l’expérience collective qu’ont les travailleurs : l’éducation est une condition nécessaire à la réalisation du droit du travail. Sans illusion sur l’école, il lui demande de s’acquitter des obligations conquises dans l’histoire : assurer les conditions d’exercice de la citoyenneté et du travail qui sont tous deux au fondement de l’existence sociale. Les idées et l’action du mouvement ouvrier qui sous-tendent les luttes menées pour intégrer la formation au métier dans l’appareil scolaire, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n’ont pas, ou peu, retenu l’attention des sociologues de l’éducation, alors qu’elles ont inspiré des travaux d’historiens, tels que ceux de Brucy (1998), Troger (1990) et du Service d’histoire de l’éducation de l’Institut national de recherche pédagogique, dirigé par Pierre Caspard, qui élabore des instruments de recherche concernant toutes les institutions scolaires parmi lesquels La bibliographie d’histoire de l’éducation française, qui recense chaque année plus de 1500 publications, dont plusieurs dizaines se rapportent au technique ; le Répertoire de la presse d’éducation et d’enseignement, qui recense et analyse des centaines de revues qui se sont consacrées, de la fin du XVIIIe siècle à 1990, à l’enseignement technique et professionnel. Leur exploitation donne lieu à des ouvrages très documentés sur l’histoire de l’enseignement technique, dont ceux dirigés par Charmasson (1987) qui réunissent des textes officiels annotés et indexés, une bibliographie et les sources d’archives. Colloques et séminaires se sont multipliés et donnent lieu à des publications.
13 L’absence de tradition sociologique forte dans ce domaine situé à la frontière de l’école et du travail ne favorise pas l’analyse des changements en cours depuis ces deux décennies, qui sont désignés sous le nom de formation et qui concernent également les actions éducatives accomplies dans l’école. L’ubiquité comme l’extension de la notion de formation contribuent à lui donner une place équivalente à celle d’éducation en France. Maints indices incitent même l’observateur à dire que cette notion de formation tend à se substituer à celle d’éducation ou à l’englober. Considérés comme distincts, il y a encore un peu plus de vingt ans, ces deux termes sont, aujourd’hui, souvent employés d’une manière indifférente. La majorité de nos programmes de recherches, de nos associations, de nos revues spécialisées, se dénomment aujourd’hui “Éducation et formation”. Le réseau constitué dans le cadre du premier congrès de l’Association française de sociologie (RTF Éducation et formation) et le principal programme de recherche administré par les ministères de la Recherche et de l’Éducation nationale, le Programme interdisciplinaire de recherche en éducation et formation (PIREF) en sont des illustrations. En associant ces deux catégories ou notions, la conjonction “et” les pose comme coextensives si ce n’est synonymes. Je propose d’interroger ce petit “et” ainsi que les deux notions qu’il relie, de rappeler comment celles-ci ont été construites, les luttes qui ont été menées pour faire exister des institutions, des dispositifs dans le système scolaire ou, en dehors de lui, dans un appareil de formation, et pour finir de faire apparaître les luttes de concurrence dans lesquelles se trouvent le monde scolaire et le monde de la formation.
14 À l’appui de cette interrogation sur les notions avec lesquelles nous pensons, je crois devoir souligner que ce qui est aujourd’hui appelé “formation professionnelle initiale” était, il y a quarante ou cinquante ans, nommé “éducation professionnelle” ou “éducation technique” par des sociologues comme Léon, mais aussi, quoique d’une manière moins systématique, par Naville ou par Friedmann. Tous ces auteurs, qui appartiennent à la première génération d’universitaires d’après guerre, insistent sur la nécessité d’un apprentissage complet intégrant l’éducation générale et l’acquisition d’un métier afin que les travailleurs soient en mesure d’exercer un contrôle sur les décisions prises par les directions des entreprises. Pour eux, la généralisation de l’enseignement secondaire à tous ne servirait ni les intérêts ni l’émancipation de la classe ouvrière. Loin d’être neutre, ces glissements sémantiques expriment, on le sait, des changements dans la constitution de la réalité sociale. Lorsque nos prédécesseurs utilisaient le terme d’éducation, de préférence, à l’époque, à celui d’apprentissage, arrimé aux entreprises –puisqu’un certain nombre d’entre elles possédait des écoles d’apprentissage– ils se situaient dans un mouvement social et pédagogique se référant aux principes directeurs énoncés dans le Plan Langevin-Wallon ; principes selon lesquels l’enseignement professionnel et technique devait intégrer une composante de culture générale parce que, selon eux, culture générale et maîtrise du métier devaient aller de pair afin que les travailleurs participent à l’héritage culturel de la nation et contribuent à l’enrichir.
15 La réflexion, ici esquissée, est aussi un appel à situer nos interrogations dans la durée pour échapper à l’évidence des choses qui s’imposent à nous lorsque nous restons prisonniers du présent immédiat et pour, ainsi, être en mesure d’évaluer combien les notions avec lesquelles nous pensons sont dépendantes des cadres sociaux dans lesquels nous sommes immergés. Interroger les mots et les notions que nous utilisons, est en effet un impératif de l’analyse sociologique ou historique. C’est un des moyens de comprendre une culture quelle qu’elle soit, par exemple ici, celle des inventeurs d’un univers conceptuel qui est devenu maintenant routinier. Nous allons, par conséquent, tenter de montrer que le recours au terme de formation plutôt qu’à celui d’éducation et, plus généralement, la construction de la notion de formation, traduit plusieurs intentions associées parmi lesquelles celle de contourner l’appareil scolaire et le corps enseignant mais aussi et, surtout, de rassembler et mobiliser des milieux sociaux éloignés les uns des autres, et de l’école elle-même, autour d’un projet de société “moderne”, orientée vers la croissance économique et la démocratisation, l’un et l’autre objectif liés à la diffusion de la connaissance scientifique et technique.
La construction d’une catégorie aujourd’hui devenue prééminente : la formation
16 La notion de formation, souvent spécifiée par des qualificatifs (permanente, professionnelle, continue) mais toujours utilisée au singulier, recouvre pourtant des pratiques éminemment diverses. C’est sans doute la loi de 1971 créant “la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente” qui consacre, par son inscription dans le code du travail, l’adoption de la notion de formation aux dépens de celle d’éducation : éducation des adultes, éducation permanente, éducation populaire. Le titre retenu pour nommer cette loi fait écho, sur un mode mineur, au caractère hétérogène, voire contradictoire d’un domaine façonné par des courants de pensée et de pratiques divergents. Tous les promoteurs de cette notion se sont, en effet, employés à la définir par les propriétés qu’ils conféraient aux pratiques mises en place, ici ou là, parfois en lieu et place d’autres existant antérieurement. Les définitions qui en ont été données par les uns et les autres confluent toutes à la présenter comme un vecteur des changements à accomplir et, plus précisément, des réformes à instituer dans les entreprises, dans les politiques publiques, dans l’accès à la culture, etc.
17 L’analyse développée ici prolonge une réflexion menée depuis plusieurs années dans le cadre d’une recherche collective à la laquelle participe P. Brucy (historien, Université d’Amiens), P. Caillaud (juriste, MSH Ange Guépin, Nantes), E. Quenson (sociologue, Université d’Évry) et dans une phase antérieure Philippe Casella (sociologue, Paris X) et Vincent Troger (historien, IUFM de Versailles). Trois numéros spéciaux de revue ont été publiés qui rassemblent les études réalisées par les uns et les autres : Sociétés contemporaines 1999, “Les chantiers de la formation permanente” ; Travail et emploi 2001, “Jalons pour une histoire de la formation professionnelle en France” ; Éducation permanente 2001, “La formation permanente, entre travail et citoyenneté : France, Allemagne et Suède”. Nous avons déjà montré ailleurs que le domaine d’activités aujourd’hui appelées formation résultait d’actions multiples et durables d’élites qui œuvraient dans diverses sphères de la société ; interprétation que Fritsch (1971) et Montlibert (1977) avaient déjà avancée avant nous. Les pionniers de la formation appartiennent, en effet, les uns aux élites culturelles (Terrot 1998, Troger 1999) ; d’autres, aux élites professionnelles, parmi lesquelles des directeurs de personnel des grandes entreprises qui ont promu, avec la formation, de nouvelles relations sociales dans l’entreprise, fondées sur la négociation et l’accord (Tanguy 2001a) ; d’autres aux élites politiques convaincues que leur volonté de changement devait s’appuyer sur les expériences locales menées en ce domaine (Casella 1999). Tous ont été de véritables innovateurs et des réformateurs de la France des années 1950-1960. Ils se sont organisés en réseaux d’acteurs autour d’un projet partagé de changement de société. La formation a ainsi été conçue comme un principe de recherche d’adhésion de tous les membres d’une organisation, ou de la société elle-même, aux objectifs affichés de celle-ci : la coopération, la participation, la négociation, en lieu et place de la confrontation sociale et politique qui caractérisait les trois décennies d’après guerre.
18 Si tous les promoteurs de la formation considèrent celle-ci comme un facteur de changement, si tous partagent une croyance collective dans les vertus libératrices de l’éducation, la très grande majorité d’entre eux se défie de l’Éducation nationale et critique l’école parce qu’elle reproduit les inégalités sociales. Leur critique s’accompagne d’un projet d’instauration d’une éducation des adultes libérée de l’autorité de l’État pour l’ancrer dans la société civile, voire dans un système éducatif englobant l’éducation des enfants et celle des adultes. La loi de 1971 instituant “la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente” et les trois autres votées simultanément s’inscrivent dans ces débats et projets. Je vais essayer de montrer comment les courants d’idées et de pratiques développées par ces pionniers de la formation ont nourri une pensée pédagogique qui est à l’origine de principes directeurs et de pratiques en œuvre aujourd’hui dans la plupart des dispositifs de formation mais aussi, d’une manière moindre et indirecte, dans les institutions scolaires.
19 Indissociablement liée à des réformes politiques et sociales à ses débuts, la formation a été simultanément définie par ses promoteurs en termes techniques qui neutralisent ce caractère politique et, ce faisant, la représentent comme un bien commun.
La formation définie en termes de compétences
20 Dans le cadre des actions menées par les premiers directeurs du personnel des grandes entreprises, Raymond Vatier est une figure centrale de ce milieu. Ingénieur des Arts et métiers, auteur de plusieurs ouvrages sur la formation en entreprises, il a longtemps collaboré à la direction du personnel chez Renault. Il est un des fondateurs des GARF (Groupement amical des responsables de formation) en 1954. Il crée, en 1958, le premier centre inter-entreprises de formation qui deviendra le CESI (Centre d’études supérieures industrielles), assume la présidence de l’ANDCP (Association nationale des directeurs et chefs de personnel), est rapporteur d’un groupe de travail dans la commission de productivité du 4e Plan et est le premier directeur (en 1970) de cette nouvelle Direction de la formation et de l’orientation continues du ministère de l’Éducation nationale. Il donne, dès la fin des années 1950, une définition de la formation, qu’il distingue des actions alors nommées “perfectionnement, recyclage, adaptation, promotion” destinées les unes aux cadres, les autres aux agents de maîtrise ou aux ouvriers. Cette définition s’énonce en termes de compétence qui est, dit-il, “la conjonction heureuse des connaissances, des aptitudes et de la bonne volonté” pour maintenir individuellement et collectivement l’ensemble du personnel adapté à l’activité de l’entreprise : “on peut dire que la Formation (avec une majuscule dans le texte) est l’ensemble des actions propres à maintenir l’ensemble du personnel individuellement et collectivement au degré de compétence nécessitée par l’activité de l’entreprise. Cette compétence a trait aux connaissances, aux aptitudes, à la volonté de travailler de chaque personne et de chaque groupe. La compétence est la conjonction heureuse de ces trois termes : connaissances, aptitudes, bonne volonté. Cette compétence n’est jamais définitivement acquise, elle est menacée, elle est toujours à reconquérir et cette reconquête doit se faire parce que le poste change par suite de l’évolution technologique. De plus, le titulaire peut changer de poste et le titulaire lui-même se modifie…”. La compétence, à laquelle toute formation conduit est, on le voit, explicitée relativement à trois registres : celui du cognitif (les connaissances), de l’action (l’aptitude) et du comportement (la bonne volonté) qui sont ceux retenus dans les méthodes de gestion aujourd’hui en usage au sein des grandes entreprises sous les noms de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Ainsi, en cette fin des années 1950, ce directeur du personnel, pionnier de la formation, argumente la nécessité des actions qu’il impulse de la même manière que les responsables de ressources humaines aujourd’hui, par référence à une dynamique de l’organisation du travail et des individus eux-mêmes. Dans les mêmes années, Jean-Léon Donnadieu (1999), directeur du personnel chez BSN, crée un service intitulé “organisation-formation”, promeut la notion d’organisation qualifiante, qui sera plus tard diffusée par les sociologues du travail, et avance une conception maintenant acceptée selon laquelle la formation se définit par ses objectifs et non par ses contenus.
Les nomenclatures de niveaux de formation ou la mise en relation de la formation avec l’emploi
21 La représentation de la formation comme instrument de modernisation économique et politique est généralisée dans cette action publique de l’État qu’est le Plan et qui a joué un rôle fondamental durant le quart de siècle qui suit la fin de la seconde guerre mondiale (Fourquet 1980). Le Plan a, en effet, été un lieu de rencontres, d’échanges et d’élaboration de cadres de perception communs entre ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les partenaires sociaux, représentants des salariés et des employeurs, qui a impulsé un développement des relations professionnelles en instituant le dialogue comme mode de régulation souhaitable. Il a également été un lieu d’apprentissage de la macroéconomie pour les représentants des syndicats de salariés qu’il a familiarisés avec des idées a priori suspectes pour eux, comme celle de productivité. Enfin et surtout, pour notre propos, il a fait admettre sur la scène publique la nécessité de lier l’éducation à l’économie, promu la notion de formation, en lieu et place de celle d’éducation, l’a fait apparaître comme une grandeur mesurable et l’a posée au principe de la qualification. Au terme d’un ensemble d’opérations sociales de définition et de codification, des phénomènes jusqu’alors perçus comme distincts et sans liens nécessaires et systématiques comme l’éducation et l’emploi ont été mis en relation au moyen d’outils toujours en usage : les nomenclatures de niveaux de formation. Ces nomenclatures reposent sur les postulats suivants : la qualification est au fondement de la hiérarchisation des emplois et la formation est au fondement de la hiérarchisation des qualifications. Pour rendre visible cette relation d’équivalence, il a fallu établir des classements et des mises en équation ou en correspondance entre ces classements, qui les rendent acceptables, les légitiment en leur donnant un caractère général, celui des grandeurs mesurables : les niveaux de formation allant de VI (les non-diplômés) à I (les diplômés du troisième cycle de l’enseignement supérieur et des grandes écoles), niveaux mesurés par le nombre d’années d’études, indicateur qui abolit toute différence entre les cursus de formation (Tanguy 2002).
22 En même temps qu’ils élaboraient ces outils de prévision des flux de population à scolariser au regard des projections d’emploi par niveaux de qualification, les experts du Plan ont simultanément affirmé les principes qui dirigent les politiques éducatives mises en place dans la décennie 1980 en instituant le baccalauréat en norme. Ils projettent qu’en 1970, 30% d’une classe d’âge atteindront le niveau du baccalauréat, alors que cette proportion était de 11,5% en 1960 : proposition qui a été très controversée à l’époque où l’on ne pouvait imaginer qu’une bachelière accepterait d’être caissière de supermarché.
23 L’idée de formation synonyme de bien universel a fini par être partagée après un long travail de persuasion. Ainsi, bien que construites à des fins techniques et, bien qu’ayant été âprement discutées par les représentants du monde professionnel, les nomenclatures de formation sont maintenant utilisées à des fins de connaissance et de description de la réalité sociale par des organismes tels que le CEREQ, l’INSEE et les services d’études statistiques et de prospective du ministère de l’Éducation nationale. Elles ont présidé à des représentations durables du monde social et se sont progressivement imposées comme catégories de perception communes qui guident les politiques publiques mais aussi les comportements individuels. La pérennité de ces nomenclatures traduit la force des représentations et des croyances collectives qui les sous-tendent et résultent de la convergence d’actions menées, durant les années 1960 dans différents lieux de la société et dont le Plan a fait la synthèse. Autant de faits qui sont à l’origine de cette expression nominale “la relation formation-emploi” aujourd’hui assimilée à un nom commun désignant une chose établie.
L’invention d’une doctrine pédagogique de la formation
24 La pédagogie de la formation résulte, elle aussi, d’une confluence de réflexions et d’expérimentations menées dans différents lieux : dans les associations telles que Peuple et Culture, qui érige la doctrine de l’entraînement mental ; dans les entreprises où, avec l’aide des militants de Peuple et Culture, des pratiques inspirées de la dynamique de groupe, en direction des cadres, sont combinées avec celles de l’apprentissage en situations. Au sein de cet agglomérat d’actions très variées, Bertrand Schwartz apparaît comme l’un des fondateurs d’une doctrine de l’éducation permanente qui est devenue une référence commune au monde de la formation. Elle a été élaborée dans la durée mais les principes majeurs sont fixés dès les premières actions collectives menées, au début des années 1960, à l’occasion des grandes reconversions industrielles en Lorraine. Bertrand Schwartz conçoit alors la formation comme une action individualisée, liée aux parcours professionnels, décomposables en unités modulaires qui sont l’objet de validations réalisées en termes d’“être capable de”, et contribue ainsi à la diffusion d’une théorie de la connaissance liée à l’action : individualisation, parcours, modules, validations sont autant de catégories de pensée qui vont diriger les réformes du système éducatif impulsées au cours de ces deux dernières décennies.
La formation à l’origine de réformes scolaires
25 On ne soulignera jamais assez combien les différents lieux où se mettaient en place des actions de formation continue, ont été simultanément des lieux de réflexion et d’expérimentation pédagogiques qui ont donné naissance à des doctrines qui ont ensuite été codifiées et étendues à la formation initiale, voire, d’une manière indirecte, à tous les segments de l’appareil scolaire et à l’université elle-même.
26 Le développement de la formation continue dans les entreprises, l’organisation des processus de transition de l’école à l’emploi, la mise en place des modes de formation en alternance, ont engendré la constitution d’un milieu qui, pour être hétérogène, tend à faire valoir que son activité sert l’intérêt général. On peut donc dire, à la suite de Becker (1988) qu’un monde de la formation s’est constitué dont les différentes catégories d’agents se coordonnent, grâce à un certain nombre de conventions, en réseaux coopératifs et relativement stables dans le temps. J’utilise cependant la notion de monde social d’une manière plus large que lui pour qui “le monde social (est) défini comme un réseau d’acteurs coopérant dans l’accomplissement d’activités spécifiques”, où les notions de coordination et de coopération sont omniprésentes et où la dépendance n’est pas concevable hors d’un cadre d’interdépendances. De cette définition, je ne retiens que l’idée de réseaux sociaux entre acteurs individuels et collectifs, pas celle de relations d’interdépendance entre catégories d’acteurs qui exclut celles de dépendance, d’exploitation ou d’aliénation.
27 Ce monde de la formation s’est, en trente années, non seulement développé en termes de dispositifs, de règles, d’acteurs mais aussi de points de vue, de représentations qui ont imposé une conception instrumentale des actions éducatives dans leur ensemble.
Des politiques éducatives orientées par et vers l’emploi
28 Cette conception inspire très directement les politiques de ces dernières décennies qui ont placé les préoccupations de l’emploi au cœur du système éducatif, sur des modes différents et avec des intensités inégales selon les segments qui le composent. Le caractère général de cette référence est énoncé dans la loi d’orientation de 1989 (Loi 89.486) qui prescrit de conduire 100% d’une classe d’âge, au niveau V minimum. L’objectif ainsi attribué à l’appareil éducatif opère non seulement un déplacement de l’ordre scolaire à l’ordre des qualifications mais pose le niveau V (mesuré par les diplômes professionnels CAP et BEP) comme minimum. La spécificité de la qualification ouvrière (désormais subsumée sous l’appellation “niveau V”), se trouve ainsi niée et présentée comme équivalente à une scolarisation nécessaire, à un moment donné, dans une société donnée. Formuler les politiques éducatives en termes de niveau de formation ou de qualification témoigne de cette volonté, toujours réaffirmée, d’établir des relations d’équivalence entre ces quatre registres différents de la réalité sociale que sont l’éducation, la formation, la qualification et l’emploi : équivalence établie au début des années 1960 par les experts de la planification à des fins d’accroissement de la productivité.
Le modèle pédagogique des compétences
29 Le modèle pédagogique des compétences représente peut-être l’exemple le plus éloquent de ce changement de perspective pédagogique qui a progressivement pénétré l’institution scolaire depuis la publication, en 1999, de la “Charte des programmes” (1992), ensemble de principes directeurs selon lesquels les contenus d’enseignement de l’école primaire au lycée doivent être redéfinis ; dans ce texte, la notion de compétences est constamment sollicitée. Le Conseil national des programmes qui a élaboré la charte est une instance qui formule des recommandations pour l’élaboration des programmes, la conception générale des enseignements et l’adaptation à l’évolution des connaissances. “Le programme ne doit pas être un empilement de connaissances… Il doit à chaque niveau faire la liste des compétences exigibles impliquant l’acquisition de savoirs et savoir-faire correspondants… Le programme définit explicitement les compétences terminales exigibles en fin d’années, de cycle ou de formation et y associe les modalités correspondantes” (Ropé & Tanguy 2000, 493-520). Le modèle pédagogique des compétences revêt sa forme la plus accomplie dans les lycées professionnels, segment de l’appareil éducatif le plus proche de la formation continue et, corrélativement, à l’institutionnalisation des relations entre l’école et l’entreprise. Il a été le lieu d’élaboration et d’expérimentation de la matrice des idées, méthodes, catégorisations et nomenclatures qui président, sous des formes variées à l’énoncé des contenus d’enseignement, à leur programmation et à leur évaluation si ce n’est à leur transmission. Parmi ceux-ci, on citera les référentiels construits à l’initiative d’administrateurs de l’Éducation nationale, au sein d’instances tripartites, les CPC (Commissions professionnelles consultatives) chargées de définir les diplômes. Cette méthode qui s’appuie sur des définitions précises, qui utilise une terminologie fixée et des principes de classement systématisés est présentée et revendiquée par ses adeptes comme scientifique, au sens positiviste du terme, parce qu’elle privilégie la description des savoirs ou des actions, la définition des relations qui existent entre eux et la mesure de leurs effets. De fait, tous les référentiels existants, d’emplois ou de diplômes, sont construits selon une même démarche qui fait l’objet, depuis le début des années 1980, d’une réglementation, sorte de discours sur la méthode qui codifie ce qui relevait antérieurement d’un empirisme circonstanciel. Cette réglementation prescrit que tout diplôme soit explicitement défini par un référentiel et que ce référentiel soit lui-même déduit du référentiel d’emploi auquel ce diplôme est supposé conduire (Ropé & Tanguy 2000). L’extension de ce modèle aux autres segments de l’école est indissociable des pratiques d’évaluation aujourd’hui généralisées. Quelles que soient leurs formes, elles s’accompagnent toutes de la mise en place de dispositifs techniques, de procédures de catégorisations et de classements construits sur le même modèle, à partir d’un découpage entre le domaine des savoirs et des savoir-faire. Les carnets d’évaluation introduits, en 1990, dans l’enseignement primaire, en même temps que la division de ce cursus en cycles, ne comportaient pas moins de cinquante items, pour chaque cycle. Toutes les grilles d’évaluation participent de cette même préoccupation d’appréhender la connaissance à partir de critères objectivés et de mesurer la capacité à faire une opération ou une tâche déterminée dans une situation donnée. Loin de se réduire à leurs seuls caractères techniques, ces pratiques génèrent d’autres cadres de perception de l’acte éducatif et d’autres modèles cognitifs. La prévalence donnée à la méthodologie est supposée être un gage de scientificité, d’efficacité et aussi d’équité.
30 La rationalisation ainsi recherchée, d’ordre éminemment instrumentale, fondée sur l’idée d’évaluation des acquisitions dans des situations données au moyen de la notion “d’être capable de”, grâce à des outils qui permettent de les vérifier, a trouvé une application extensive dans le monde des entreprises qui s’emploient à délivrer leurs propres certifications. De fait, de nouvelles formes de certifications, instituées depuis le milieu des années 1990, appelées certifications de qualifications professionnelles (CQP), délivrées par les Commissions paritaires de l’emploi sont construites à partir de cette méthode des référentiels (Veneau, Charraud & Personnaz 1999). Ici comme là, il s’agit de valider les capacités d’accomplir des tâches données dans des situations données.
31 Les changements en cours, en matière de certification, proviennent eux aussi d’initiatives du monde de la formation et restent apparemment méconnus des sociologues de l’éducation. La loi de modernisation sociale qui institue de nouveaux modes de certification représente pourtant un véritable basculement des institutions et des pratiques instaurées depuis plus d’un demi-siècle : en termes de lieux, d’instances, d’acteurs, de pratiques telles que celles de validations des acquis d’expérience. Certes ces questions font aujourd’hui débat et sont l’objet d’études mais la majorité d’entre elles visent plutôt à accompagner la mise en place des dispositifs et des procédures nécessaires à leurs réalisations plutôt qu’à analyser la portée et les significations des déplacements qui s’opèrent ainsi, d’une manière progressive, des institutions publiques vers des institutions dont les statuts restent à caractériser.
D’une organisation académique des cursus d’enseignement à des parcours individuels
32 La professionnalisation de l’enseignement supérieur est un autre exemple non moins éloquent des changements inspirés des conceptions expérimentées dans le monde de la formation, ainsi que la réforme des études supérieures nommée LMD à partir des trois diplômes qui certifient les différentes étapes d’un parcours universitaire (licence, master et doctorat). Cette réforme s’énonce également en chiffres qui mesurent la durée de ces étapes : trois, cinq, huit années. Elle est généralement justifiée par la nécessité d’harmoniser les cursus universitaires européens. Pour ce faire, un système de mesure des études est mis en place, les ECTS (European Credits Transfert System), qui est supposé permettre la mobilité d’un pays à l’autre. Les particularités nationales, de contenus d’enseignement mais aussi d’organisation des filières, se trouvent ainsi subsumées dans des catégories générales, celle du temps qui permet d’établir facilement des comparaisons et des équivalences entre des réalités a priori incomparables. On retrouve ici la logique technique et instrumentale qui a présidé à la fabrication de la nomenclature des niveaux de formation au sein du Plan. Ici comme là, les taxinomies instituées et les quantifications qu’elles permettent autorisent un rassemblement de modes d’enseignement aussi éloignés que ceux délivrés dans les universités ou par l’enseignement à distance qui est explicitement préconisé dans le décret LMD –le programme “e-learning” de la Commission européenne entend favoriser “l’interconnexion des espaces et campus virtuels, la mise en réseau universités, écoles, centres de formation et au-delà des centres de ressources culturelles”, Communication de la Commission “e-learning” (2000). Plus généralement, cette réforme emprunte et consacre le fondement de la doctrine de la formation permanente : un parcours individualisé, composé de modules qui s’agencent au gré des individus (ou des circonstances) et qui sont validés en unités sommables.
33 Les cursus universitaires, antérieurement définis à partir de corpus de savoirs disciplinaires, par les producteurs de ces savoirs eux-mêmes, les enseignants chercheurs, sont démembrés au profit de modules considérés comme des unités interchangeables sans considération aucune des effets possibles sur les apprentissages intellectuels. La standardisation de ces formations pédagogiques pour toutes les disciplines et sur tous les territoires –comme si l’offre y était équivalente– présuppose, en face, un acteur rationnel, doté d’une conscience calculatrice, capable d’adopter une stratégie appropriée à la situation dans laquelle il se trouve. Discutable lorsqu’il s’applique à un individu engagé dans une vie professionnelle et usager de la formation permanente, ce raisonnement devient totalement abstrait appliqué aux étudiants entamant des études supérieures. La simplification et la formalisation de ce type d’organisation occultent ses orientations instrumentales qui s’imposent avec plus ou moins de force selon les ressources économiques et culturelles de l’individu. Faits non moins nouveaux, les modalités de décision et de mise en application de cette réforme sont imposées par des procédures sans débat national préalable. Promue par des directives ministérielles, relayées par les présidents d’universités, cette réforme s’implante dans l’urgence sans contestation de fond, par transactions et ajustements entre les enseignants afin de conserver des positions acquises. Le débat pédagogique ou, en l’occurrence, politique sur le sens des changements ainsi opérés a laissé place à un pragmatisme de circonstances.
34 Toutes les transformations évoquées plus haut affectent, d’une manière ou d’une autre, l’appareil scolaire dans ses fondements historiques en réduisant notamment l’autonomie qu’il avait acquis.
De l’éducation, affaire d’État, à la formation, affaire de contrats
35 Pour clore cette investigation et en ouvrir d’autres, je propose d’interroger les changements mentionnés au regard de quelques grands traits caractéristiques de l’histoire de l’éducation en France. L’éducation et la formation ont été, l’une et l’autre, construites comme des instruments et des piliers d’un changement d’ordre social d’envergure mais d’orientation différente. L’éducation a été pensée comme un vecteur d’un futur à faire advenir par le registre politique tandis que la formation est, depuis ses débuts, plus fortement arrimée au registre économique. L’éducation ainsi que le lieu où elle s’accomplit, l’école, se sont constitués, en France, au terme de conflits politiques qui leur ont imprimé des marques de neutralité et laïcité, lesquels sont toujours objet de mobilisations sociales pour défendre des points de vue contre d’autres. La formation est une activité où la coopération entre acteurs se réalise sans heurts importants et où se fait l’accord. Cet accord s’est construit, pour une part, dans l’ambivalence mais aussi dans une acception de l’intérêt général associé à la définition d’une économie compétitive, d’une modernisation de la société, de la mise en place d’institutions de participation et de dialogue social dans un contexte de recherche de réduction des conflits sociaux et politiques.
36 À la différence de l’école, qui a été une affaire d’État, la formation a progressivement été élaborée comme l’affaire des “partenaires sociaux”, mais sous l’impulsion et le contrôle constants de l’État. Sans pouvoir ici brosser un tableau comparatif de ces deux institutions –le terme institution est utilisé ici dans un sens descriptif, synonyme de système organisé et différencié ; de ce point de vue on peut aussi bien parler de système scolaire que de système de formation– qui reposerait sur des argumentations raisonnées et, faute de recherches empiriques disponibles, je m’en tiendrai à repérer quelques dimensions potentiellement significatives. L’organisation de l’école élémentaire et sa juridiction répartissaient les tâches entre l’État, les départements et les communes, unifiaient les programmes et les méthodes et mettaient en place un corps d’inspection. Cette réalisation exigea une forte mobilisation des hommes politiques mais aussi des nouveaux corps enseignants constitués, instituteurs, professeurs, inspecteurs et universitaires chargés d’enseigner la science de l’éducation à l’Université, comme l’a montré J. Gautherin (2002). La IIIe République “pédagogisait” la France, selon l’expression de Pécaut citée par cet auteur. L’activité réformatrice de la IIIe République générait et s’appuyait sur une “effervescence de l’opinion”, une idéologie qui rassemblait tous les républicains autour d’une “conception conquérante de l’instruction et de l’éducation, moteurs du progrès économique et social, instruments de la justice et de la solidarité… ‘L’État enseignant et surveillant’, dont parlait Ferry, en avait fait son affaire. Défendre les réformes, c’était défendre la République ; lutter contre les réformes, c’était lutter contre l’État républicain… La pédagogie, c’était la politique continuée par d’autres moyens” (ibid. 3-4). Elle eut ses penseurs qui enseignèrent à l’Université la philosophie de l’intérêt général, l’amour de la patrie et la morale. Les thèmes, aujourd’hui débattus, de la décentralisation, de la liberté d’enseignement, de la manière de gérer l’action pédagogique et d’inciter les enseignants à engager certaines rénovations, ont fait l’objet d’âpres luttes tout au long du XIXe siècle. L’organisation scolaire alors adoptée s’est pourtant plus ou moins maintenue au prix d’adaptations réalisées par les grandes réformes qui jalonnent, notamment l’entre-deux-guerres et l’après seconde guerre mondiale. Cette école primaire et secondaire fut en réalité, comme l’a dit Nique (1990), l’application d’un programme politique, celui de la République.
37 Cette mobilisation et fédération autour d’un programme politique, qui impliquent un engagement dans une mission dont les acteurs ont une conscience aiguë, trouvent leur pendant dans le mouvement social pour la formation permanente dont nous avons dessiné les contours (Tanguy 2001b), bien que celui-ci soit resté très en deçà du premier. Les différentes catégories d’élites qui ont milité pour cette nouvelle donne, l’ont fait dans des lieux variés, en vue de finalités diverses et parfois éloignées. Les mobilisations qu’ils ont impulsées, orientées, dirigées, ont pu converger autour de quelques idées générales telles que celles de “modernisation”, de participation et revêtir des sens différents selon qu’il s’agissait d’institutions de promotion sociale, d’association de directeurs de personnel dans les entreprises, d’élites de l’administration étatique ou d’intellectuels missionnaires de la culture : convergences et équivoques qui permettent, dans une conjoncture donnée, celle d’après 1968, l’édiction d’une loi qui institue un droit de la formation, ou plutôt les fondations de ce droit inscrit dans le code du travail et non dans celui de l’éducation. Un examen du contenu de l’Accord national interprofessionnel sur la formation et le perfectionnement professionnels (1970) et des rapports de filiation entre cet accord et la loi sur “La formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente” (1971) fait apparaître que l’inscription du droit de la formation dans le champ des relations professionnelles et, avec elle, l’institutionnalisation du paritarisme sont des créations de l’État (le lecteur intéressé par cette question se reportera à Tanguy 2004, Vincent 1997). Autant d’actions qui participent à mettre en place une politique de concertation sociale déjà promue dans le Plan. Elle exprime un choix politique : le retrait de l’État et une redéfinition des tâches de celui-ci. Bien qu’imposée par des hommes politiques aux “partenaires sociaux”, la formation sera représentée comme un bien commun dont l’organisation et la gestion reviennent aux organisations d’employeurs et aux syndicats de salariés alors qu’ils n’avaient jamais occupé le devant de la scène publique pour faire advenir cette nouvelle catégorie de bien. La formation ainsi octroyée aux deux parties qui s’affrontaient sur la scène du travail, pouvait constituer un terrain où la négociation allait se substituer à la confrontation sociale pour progressivement étendre le dialogue social à toutes les dimensions des relations de travail. Plus généralement, elle devenait ainsi, conformément aux visées politiques de Jacques Delors, “la clef de voûte d’une politique contractuelle” parce qu’elle est “un domaine de convergence possible”, tandis qu’aucun accord ne lui paraissait possible, en France, entre le patronat et le syndicat “dans le domaine du pouvoir au sein de l’entreprise et de la société” (Delors 1975). Delors, père de la loi de 1971, est aussi un des principaux artisans de la construction de l’Europe, auteur de rapports européens sur la formation tout au long de la vie et de discours programmatiques sur l’avènement d’une société gouvernée par “le dialogue social”. L’instauration d’un droit à la formation permanente est donc, dès ses débuts, conçue comme une pièce d’un programme de société à faire advenir, programme qui se concrétise quatre décennies plus tard dans une loi qui lie le développement de la formation à celui d’un régime de dialogue social.
38 La création des institutions de formation professionnelle, l’instauration des lois qui encadrent ce domaine d’activités et les politiques publiques qui s’y appliquent constituent autant d’aspects significatifs des pratiques de gouvernement privilégiées depuis une vingtaine d’années en France. Plus précisément, on peut dire que les modes d’intervention de l’État dans ce domaine illustrent d’une manière particulièrement éloquente ce que Lascoumes (2003) nomme, après Foucault, “l’étatisation de la société” par le développement de dispositifs concrets, de pratiques qui encadrent les actions et représentations de tous les acteurs sociaux. Les techniques de cadrage se sont enrichies, au cours de ces dernières décennies, de nouveaux outils fondés sur la contractualisation et la communication. Le changement de modes de gouvernement aujourd’hui observé dans différents domaines, celui de la ville comme celui de l’environnement, caractérise bien les différences politiques existant entre un système éducatif, historiquement construit par un État qui recourait à la législation et à la réglementation comme instrument de gouvernement légitimant son action par l’imposition d’un intérêt général, et un système de formation professionnelle où l’État gouverne par contrat. Ce changement s’effectue, selon les analystes des politiques publiques (Gauvin 1999), dans un contexte de forte critique de la bureaucratie, de sa lourdeur, de son caractère déresponsabilisant et d’une non moins forte critique de la rigidité des règles législatives et réglementaires. Dans ce contexte, l’État aurait renoncé à son pouvoir de contrainte et fait place à un État coordonnateur menant des actions de mobilisation et de mise en cohérence. Le domaine de la formation professionnelle s’avère être un exemple de ce mode de gouvernement par contrat où la région –ou plus spécifiquement le conseil régional auquel la loi du 20 décembre 1993 sur la formation professionnelle des jeunes a transféré cette compétence étendue aux adultes non salariés depuis 2002– devient l’acteur central qui tisse des contrats d’objectifs, avec les branches professionnelles et autres groupes d’intérêts organisés sur le territoire, en matière de formation. Par la mise en place de PRDFPJ (Plans régionaux de développement de la formation professionnelle des jeunes qui inclut l’enseignement professionnel, l’apprentissage, les actions de formation destinées aux 16-25 ans déclarés sans qualification à la sortie de l’appareil scolaire, les contrats d’insertion des jeunes), l’État s’est, en effet, attaché à instaurer des procédures de constitution et de mise en relation des intérêts présents dans l’espace régional. La loi ne fait que poser le cadre des interactions entre acteurs et institutions concernées par la politique de formation des jeunes : instances étatiques régionales, collectivités locales, organisations professionnelles patronales et salariés, entreprises, etc. Le caractère procédural de la loi laisse possible, en l’occurrence, une grande variété d’arrangements locaux. Dans le domaine de la formation professionnelle des salariés actifs, la loi est encore moins contraignante puisqu’elle laisse l’initiative aux “partenaires sociaux” et ne fait que donner des bornes à celle-ci, et ceci depuis la loi de 1971 qui conférait le pouvoir de gestion des fonds de formation aux organismes paritaires agréés –les OPCA, Organisme paritaire collecteur agréé, dont il resterait à montrer le paritarisme en acte. Selon les premières analyses des juristes, la dernière loi du 4 mai 2004 –faisant suite à l’accord interprofessionnel du 20 septembre 2003– qui institue un droit individuel à la formation, s’écarte notablement des cadres juridiques ordinaires par les catégories utilisées de longue date par les doctrines pédagogiques de la formation permanente : celles de parcours et de projets professionnels par exemple, et l’insistance portée sur les dispositifs. Le droit à la formation tout au long de la vie est encore, disent-ils, un droit en formation, en devenir qui reste aujourd’hui incertain et indéterminé (Caillaud, Maggy-Germain & Laborde 2004).
39 Par ailleurs, l’absence de garantie de transférabilité de ce droit d’une entreprise à une autre d’une part, la dépendance de l’exercice de ce droit, en termes de durée et d’objet, à l’accord de l’employeur, limitent l’acception d’un droit attaché au salarié et laissent l’idée d’un partenariat supplanter le principe de subordination qui fonde la définition de la relation salariale dans le code du travail. Le titre même de cette loi “Loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social” contient en lui-même un programme politique esquissé dès les années 1970 et progressivement mis en œuvre dans les décennies qui suivent.
40 Pour ouvrir sur des recherches à venir, je dirai que la formation tend à prendre une place centrale dans la société française d’aujourd’hui. À la fois instrument de réformes en profondeur dans le monde du travail, inspiratrice des transformations dans l’appareil éducatif et, avec d’autres, lieu de production des changements en matière de rapports entre gouvernants et gouvernés et plus généralement, de mode de gouvernement. Sur toutes ces dimensions, elle s’oppose à l’éducation promue par les républicains au XIXe siècle comme pilier de la construction d’un nouvel ordre politique et d’unification nationale. Certes, les homologies ici esquissées sont le résultat de processus et de chaînes de relations très différents qui devraient faire l’objet d’études empiriques afin de faire ressortir leurs spécificités respectives. Toutefois, cette exigence de rigueur doit s’accommoder d’une autre non moins essentielle : ne pas perdre de vue le “parallélisme des transformations sociales” car l’une des tâches des sciences sociales consiste à mettre en évidence “l’orientation commune à toutes les transformations des relations humaines, non seulement dans une sphère particulière mais dans toutes les sphères” (Elias 1970, 1986, 73-76) bien que nous ne disposions pas toujours des outils conceptuels nécessaires pour le faire.
41 L’approche adoptée met en évidence des aspects jusqu’ici restés dans l’ombre : le glissement de la notion d’éducation à celle de formation revêt, en effet, tout son sens lorsqu’on considère ce glissement en relation avec les autres changements intervenus dans le même temps dans la sphère politique. Cette préoccupation de renouer avec une tradition sociologique qui avait pour ambition de rendre intelligible les transformations de la structure sociale rejoint celle énoncée par Claude Trottier dans sa conclusion mais en privilégiant l’analyse des faits et des pratiques sur celle des idées.
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