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Article de revue

La posture critique en sociologie de l'éducation. Tentatives d'état des lieux et de perspectives d'avenir

Pages 5 à 10

English version

D’une critique l’autre

1 La démarche propre à la sociologie critique contient une vocation à prendre à bras-le-corps la question des rapports de pouvoir et leur expression symbolique caractérisant la société englobante : c’est le lien avec la totalité sociétale qui est l’objet premier de la recherche, ou encore la transformation du “problème social” en “problème sociologique”. Lapidairement, on pourrait ajouter que, dans ce cadre, trois dérives potentielles sont d’emblée rejetées :

  • la “naturalisation” ou le recours à l’idée de nature (nature humaine, nature enfantine, nature adolescente par exemple) qui donne lieu à une posture intellectuelle passive où la réalité est appréhendée sur le mode de l’allant de soi ;
  • la “neutralisation”, au sens de la prétendue neutralité axiologique qui prétend refuser l’engagement ;
  • la “léni?cation”, consistant à euphémiser tout ce qui pourrait se révéler dérangeant.

2 Dans la conjoncture actuelle où la priorité dans le domaine de la recherche a tendance à s’orienter vers des études dites ?nalisées au détriment de la recherche fondamentale, la sociologie critique est malmenée, ne fût-ce que parce que les fonds qui lui sont destinés se raré?ent de plus en plus. Et aussi, comme nous le savons aujourd’hui, parce que la ré?exivité propre à la modernité avancée passe par l’absorption dans la doxa de la critique sociologique des années 1960 et 1970. Ce qui est demandé à nombre de chercheurs en sciences sociales est d’abord de poser un diagnostic de type étiologique (voire criminologique) sur les problèmes sociaux, sources de désordres jugés insupportables : l’exemple des violences à l’école est à cet égard typique, comme celui de l’insécurité en milieu urbain. La demande des commanditaires s’adresse avant tout à des experts dont on attend des propositions de remédiation ou, à tout le moins, quelques ré?exions orthopédiques qui pourront être mobilisées dans le cadre de l’une ou l’autre légitimation de l’action politique, à l’échelle nationale, régionale ou locale. Il existe pourtant, en dépit des contraintes pesant actuellement sur la recherche, des travaux qui s’efforcent de conserver une dimension critique et qui, au-delà d’une commande institutionnelle, parviennent à souscrire aux règles constitutives de la communauté scienti?que. C’est a?n de rappeler quelques principes majeurs à l’œuvre dans de tels travaux que les auteurs des contributions au présent dossier ont été sollicités.

3 Une première partie de la livraison a été réservée à quatre contributions plantant le décor théorique, en ré?échissant entre autres aux effets de l’évolution de l’épistémologie générale de notre discipline, sachant que le dossier porte sur l’ensemble des procès de socialisation. Il s’agit des textes signés par Jean Remy, Danilo Martuccelli, Claude Javeau et Jean-Marie Brohm.

4 Jean Remy propose de “prendre au sérieux la complexité”, laquelle est soumise à la double contrainte de l’ambiguïté des pratiques sociales et de l’antagonisme des valeurs. Il suggère de se distancier tant d’une conception holistique que d’une conception atomistique de la vie sociale. La ré?exion le conduit à suggérer, au-delà des désillusions engendrées par les utopies radicales ayant longtemps alimenté la critique, un point de vue épistémologique qui relie modèle cybernétique et modèle de la transaction sociale. En écartant toute perspective déterministe et mécanique des interdépendances, l’idée est de combiner complexité, probabilisme et totalité. Le modèle cybernétique permet de prendre en compte des modalités de coordination qui combinent autorégulations et régulations construites. Ce modèle implique des modes de régulation où les ajustements s’accomplissent à l’aide de comparaisons et de substitutions supposant une intégration par la mesure. Le modèle de la transaction vient le compléter en apportant un éclairage sur la genèse de consensus et de dispositifs socialement construits, ancrés dans l’interdépendance autour de certains enjeux. Dès lors, le statut de l’altérité se pose dans de nouveaux termes et non plus d’abord à travers un rapport de classe, mais sur la base d’identités multiformes. Les nouveaux outils de communication obligent aujourd’hui les multiples instances de socialisation à se redé?nir ; à cet égard, l’école, comme lieu d’arbitrage entre service public et service marchand, tiraillée entre différenciation locale et globalisation, est vivement interpellée. Dans ce texte, nourri de nombreuses illustrations puisées dans le champ de l’éducation, le projet intellectuel proposé, bien différent de celui de l’expertise, s’appuie sur une sociologie qui tend vers l’action, notamment par l’apport de scénarios soumis à la critique et pourvus d’une certaine probabilité, à destination des politiques publiques.

5 Danilo Martuccelli, parlant des “nouveaux dé?s de la critique”, s’interroge sur l’épuisement des deux grands modèles de la sociologie critique : celui du dévoilement et celui de l’émancipation, que l’on retrouve dans l’œuvre marxiste, mais qui reposent sur des principes devenus autonomes au ?l du temps. Le dévoilement de la domination devait arracher les individus à leur aveuglement et les conduire à une vision alternative consciente. En tant que projet sociologique scienti?que, il s’agissait de mettre au jour les mécanismes générateurs de l’exploitation des dominés. Le modèle de l’émancipation s’exprimait dans la quête prométhéenne du sujet historique collectif qui allait incarner la capacité des hommes de faire l’histoire. Martuccelli passe en revue les limites et dérives des deux modèles : frustration et impuissance de l’acteur face à la révélation des raisons de son aliénation, rejet de l’expertise sociologique par des acteurs saisis par une idéologie militante simpli?catrice, refus par des acteurs voulant “sauver la face” de sortir de la “mauvaise foi” qui les préserve, ou passivité renforcée d’une “fausse conscience éclairée” alors que s’intensi?e aujourd’hui la capacité ré?exive des acteurs sociaux, pour ce qui est du “dévoilement” ; désintérêt envers les luttes sociales réelles au pro?t d’attitudes de rupture renvoyant à diverses modalités de refus, remplacement de l’intellectuel critique par l’expert, pour ce qui est de l’émancipation. Ce serait en se tournant vers l’expérience d’initiative des acteurs que la critique sociologique pourrait aujourd’hui actualiser de manière critique le projet de l’émancipation : “s’attacher moins à nommer comme naguère le nouveau sujet historique, qu’à produire des lectures permettant une communication inédite des malheurs”.

6 Claude Javeau rappelle la vigilance critique dont doit témoigner la sociologie. La tâche de celle-ci tient dans la déconstruction des multiples composantes d’un comportement collectif étudié, en le rapportant non seulement au sens qu’il revêt pour les acteurs concernés, mais encore en l’inscrivant dans son contexte historique. Il s’agit en l’occurrence de découvrir les fondements des images-actions ayant orienté dans leurs pratiques les acteurs observés. Voilà qui amène l’auteur à reprendre d’abord quelques critiques internes au champ : celle qui porte sur les socles de connaissances des socio-logues et des outils auxquels ils recourent pour les mobiliser ; celle qui invite à la mé?ance face aux anachronismes et aux anatopismes pouvant mener à des risques d’abus de généralisation ; celle encore qui met en garde contre l’emprunt conceptuel à d’autres champs que celui des sciences du social. Ensuite, il souligne l’existence de diverses critiques externes : celle qui dénonce l’instrumentalisation d’une recherche par ses commanditaires, celle qui relève l’ambiguïté attachée à la notion de neutralité axiologique. Claude Javeau illustre en?n la distinction entre problème social et problème sociologique en débattant de la question de l’échec scolaire.

7 Jean-Marie Brohm évoque les conséquences de la crise mondiale de 1968 sur la sociologie : ainsi ont surgi diverses dif?cultés qui ne sont pas seulement épistémologiques mais encore politiques et institutionnelles, liées au triomphe de la pensée libérale, constituant le cadre d’un système mondialisé unique. Les sociologues se heurtent dans ce contexte à une absence de perspective, de projet, alors même que leur discipline, dans sa dimension critique, se construit à partir des développements de la société globale. Or, la première condition de possibilité d’une sociologie critique n’est-elle pas d’abord la possibilité d’une politique critique ? Dans la perspective d’une cartographie que l’on peut dresser à partir des positions politiques globales des différents représentants de la discipline, Brohm suggère avec mordant quelques typologies possibles pour les quali?er. Contre l’orthodoxie d’une “sociologie scienti?que” pure et dure, la sociologie critique est, pour lui, celle qui considère que “seul le tout est la vérité”, qui dénonce “la ?ction de l’indifférence éthique ou de la neutralité axiologique” et qui use sans compter des ressources critiques des autres sciences humaines. Cette sociologie-là permet de faire la distinction entre sociologie institutionnelle qui se proclame seule sociologie scienti?que, sociologie contre-institutionnelle qui se donne des objets inattendus et des méthodes originales et sociologie anti-institutionnelle qui s’intéresse de façon contestataire “aux institutions dominantes de la domination” et “aux logiques visibles ou invisibles de l’aliénation sociale”.

8 Une deuxième partie de la livraison a été réservée à des articles portant un regard sociologique critique à partir de recherches focalisées sur une thématique précise, pour la plupart ancrées dans une perspective sociohistorique. Même s’il s’agit de textes dont l’objet est à chaque fois spéci?que, un ?l les relie : il s’agit d’analyses mettant l’accent sur l’un ou l’autre aspect des politiques publiques d’éducation et de formation. Le sixième revisite une théorisation sociologique, celle de la stigmatisation de Goffman.

9 Corinne Gobin s’attache à la diffusion de l’idéologie néolibérale dans l’Union européenne et à la recomposition lexicale dans le champ du politique et dans le champ du social qui l’a accompagnée. Ce nouveau vocabulaire a servi d’instrument de légitimation pour un modèle neuf de pouvoir et de gouvernement, celui de la gouvernance. Celui-ci contribue à la promotion d’un “pluralisme communautaire” où la référence à la société civile cautionne l’action politique de groupes qui portent les intérêts de pouvoirs privés diversi?és tant marchands, corporatistes que religieux, et impose un modèle consensuel participatif. Dans la politique européenne des vingt dernières années, l’emploi est devenu un facteur de production devant servir la compétitivité des entreprises et la population de 15 à 64 ans un capital humain à mobiliser. De multiples stratégies lexicales visent à léni?er cette politiques d’adaptation du travail au marché. On en trouve la trace dans des formules comme : plein emploi, formation tout au long de la vie, société de la connaissance, etc.

10 Romuald Normand dresse la genèse des politiques d’éducation visant une mesure de l’ef?cacité. Il en souligne les origines anglo-saxonnes depuis le début du XXe siècle et l’intense développement à partir d’un modèle américain depuis la ?n de la deuxième guerre mondiale. Actuellement, l’internationalisation du modèle de l’ef?cacité étant assurée, ses promoteurs soutiennent que la qualité des systèmes éducatifs peut se mesurer et ils construisent de multiples indicateurs destinés à orienter les politiques nationales. L’auteur réalise une critique acérée de tels outils, entre autres la “méthode ouverte de coordination” (MOC) prônée par la Commission européenne depuis le sommet de Lisbonne en 2000.

11 Moi-même, je tente de montrer pourquoi le système scolaire en Communauté française de Belgique connaît aujourd’hui une situation de quasi-blocage, en optant pour une double lecture : celle d’une mise en perspective historico-génétique et celle d’une mise en perspective dialectique d’interactions entre acteurs, telles que médiatisées dans et par des dispositifs institutionnels. Les dif?cultés rencontrées aujourd’hui combinent des raisons renvoyant à l’histoire de la Belgique et d’autres tenant à l’évolution des rapports de force dans un État fédéral qui n’en ?nit pas de se fragmenter entre ses multiples niveaux de pouvoir. Un éclairage particulier est retenu pour l’analyse des politiques actuelles, celui de la déconstruction des rhétoriques pédagogiques (et autres), surtout d’inspiration néolibérale.

12 Adoptant, elle aussi, un point de vue sociohistorique, Marie-Claude Derouet-Besson s’attache à l’histoire d’un concept politique, l’ouverture de l’école, un “marronnier” dit-elle joliment. Il s’agit ici d’examiner comment un même matériau est reproblématisé selon des conjonctures et des points de vue critiques divers. L’analyse entend prolonger la ré?exion sur la crise du constructivisme, tout en alimentant la discussion sur l’état de la critique en sociologie de l’éducation. L’un des paradoxes de la thématique traitée, née à droite, récupérée à gauche, puis mobilisée aujourd’hui comme vecteur à l’introduction du Nouvel esprit du capitalisme dans l’école, en fait un analyseur pertinent pour démontrer à quel point la prospective s’enrichit du retour sur la profondeur historique.

13 Jean-Émile Charlier a choisi de s’intéresser à la réappropriation de la critique par les pays d’Afrique subsaharienne. Ceux-ci l’ont incorporée dans un islam traversé par nombre d’affrontements dogmatiques mais devenu peut-être le seul système de pensée capable de résister à la mondialisation. Cette hypothèse forte est défendue d’abord à partir d’une remise en question de l’exigence longtemps admise selon laquelle il fallait différencier les grilles de lecture selon que la recherche s’effectue dans l’un ou l’autre monde (socio-logie pour le Nord, anthropologie pour le Sud). Ensuite, en passant de la critique de l’école importée à la critique des savoirs importés, on en arrive aux conséquences des prescriptions des organisations internationales (une manière de dé?nir la mondialisation), qui ont contribué à l’affaiblissement de l’appareil d’État et à la prolifération de l’enseignement privé. La montée en force de l’enseignement coranique dans ces pays est liée à l’effacement de l’État et au regain de l’intérêt pour les savoirs autochtones.

14 Philippe Vienne, en?n, reprend de façon critique la théorie de Goffman sur la stigmatisation comme processus avant tout relationnel. Il examine dans le cadre scolaire le cas de la stigmatisation “tribale” (ethnique) étudié en son temps par ce sociologue. Selon lui, il convient de prendre en compte d’autres formes de stigmatisation dans l’école que celle-là. En effet, il ne faut pas se limiter, pour dé?nir ce phénomène, à celui de l’ostracisme des pairs, qui reviendrait à privilégier le seul point de vue institutionnel, innocentant grandement l’école mais méconnaissant la teneur stigmatisante des jugements qu’elle émet.

15 L’ensemble du dossier présenté ici est assez diversi?é, les auteurs ayant été invités chacun à s’exprimer sur leur propre interprétation de ce qu’est aujourd’hui une démarche sociologique critique, plus particulièrement dans le domaine des procès de socialisation. Les contributions ainsi réunies alimentent donc une ré?exion épistémologique actualisée qui est mise à l’épreuve de multiples thématiques familières aux spécialistes de l’éducation et de la formation. Le lecteur y trouvera la preuve que, si elle constitue une attitude intellectuelle polysémique, la volonté de promouvoir la critique écarte nécessairement la servilité à l’égard des bailleurs de fonds et la prétention arrogante de l’expertise. Mais il ne faut pas oublier aussi que, pour s’épanouir, il lui faut une conjoncture où des politiques critiques peuvent se déployer.

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