1Ce texte reprend des éléments d’une recherche dont l’objet était de saisir les usages du savoir sociologique dans la formation (initiale) des enseignants. L’étude s’est déroulée dans une conjoncture qu’il convient d’esquisser brièvement pour mieux comprendre les enjeux institutionnels qui encadrent les pratiques des formateurs. Cette conjoncture est déjà celle de la création au début des années quatre-vingt-dix des IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres) inscrite dans un mouvement de professionnalisation qui tend à déplacer les compétences professorales du registre académique (disciplinaire) au registre professionnel et pratique. Il s’est traduit notamment dans la proposition d’une culture générale et commune, chargée d’articuler les savoirs savants et les réalités concrètes (Bancel 1989). Cependant, cette évolution ne doit pas faire oublier un partage culturel assez net qui différencie la formation des PE (professeurs des écoles), des CPE (conseillers principaux d’éducation des collèges et des lycées), des PLC (professeurs de lycée et collège)... et dont témoignent certains examens spécifiques comme “l’épreuve sur dossier”(Lozego 1999). La création des IUFM veut dire, aussi, l’introduction dans la formation des enseignants de spécialistes des sciences humaines et sociales au statut d’universitaire (Robert & Terral 2000). Elle substitue ainsi partiellement des enseignants-chercheurs à des professeurs, parmi lesquels les philosophes avaient en charge ces sciences au sein des Écoles normales (Zay 1988). L’universitarisation de la formation revient par conséquent à organiser une redistribution des rôles et une nouvelle division du travail par lesquelles la sociologie a, au moins en partie, changé de mains et sans doute augmenté le nombre des destinataires dans le cadre de la formation générale et commune.
2Un deuxième aspect contextuel tient, cette fois, à l’évolution de la sociologie. Son inscription dans la formation des enseignants n’a jamais été véritablement consensuelle, même si elle a connu des avancées notables. Geiger ( 1979) a montré combien l’institutionnalisation de la sociologie durkheimienne dans les Écoles normales en 1920 avait donné lieu à un vif débat, autour de Paul Lapie (Directeur de l’enseignement primaire) et de Léon Bérard (Ministre de l’enseignement public). Si pour le premier, la sociologie devait participer, dans une perspective de valorisation des Écoles normales, à une approche nouvelle des problèmes moraux et religieux à l’École, pour le second elle représentait un danger de dogmatisme ou de scepticisme pouvant saper l’idéal républicain. Question à nouveau d’actualité lorsque Finkielkraut ( 1987) accusa les sciences sociales de diffuser un relativisme culturel. Toutefois, ces débats ne permettent pas de prendre en compte l’évolution de la sociologie de l’éducation qui s’est diversifée tant par ses objets que par ses paradigmes. Aussi cette discipline présente des ressources pour la formation sans doute moins problématiques et plus opérationnalisables depuis les années 1980. En définitive, ces éléments contextuels liés à une variété de formateurs, à une formation professionnelle extra-disciplinaire et au développement de la sociologie de l’éducation redéfinissent la diffusion, encore modeste sans doute, mais probablement plus diversifiée, de la sociologie dans les IUFM.
3Après exploration du terrain, plusieurs variables sont apparues pertinentes dans la mise en scène des savoirs sociologiques. Il convenait de considérer le statut et le parcours des formateurs (inspecteurs ex-instituteurs, professeurs des écoles, maîtres de conférences, philosophes ex-École normale...), les publics concernés avec des épreuves spécifiques (étudiants, stagiaires, CPE, PE ou PLC...) et les situations de formation (formation générale, formation commune ou transversale, groupe de suivi, conférence...). Mais ces variables n’ont pas été étudiées en tant que facteurs dont il faudrait mesurer l’effet différentiel sur les modalités de la formation. Elles ont été traitées en tant que contraintes ou ressources reprises par les formateurs. Selon le parti pris constructiviste adopté ici, l’activité du formateur est étudiée en tant que processus d’interprétation et d’objectivation accomplis pour effectuer des activités professionnelles ordinaires. Les contraintes, présentes dans l’organisation, revêtent un intérêt pour cette recherche moins en tant que données objectives (présentes dans des règles, des relations, des dispositifs...) que données subjectives inscrites dans la rationalité des acteurs (Giddens 1987). Elles ne sont pas analysées, en somme, comme des données naturelles qui s’imposent aux acteurs sans que l’on puisse saisir comment elles sont intériorisées.
4La méthode repose donc essentiellement sur des entretiens approfondis dont l’objectif était de comprendre l’activité du formateur en retenant la pluralité des registres activés. Cette centration sur les formateurs ne se limite pas aux aspects étroitement biographiques (origine sociale, formation initiale...), elle s’est attachée à étudier aussi comment des réalités institutionnelles intervenaient sur l’activité du formateur (épreuves au concours, pressions internes, division du travail, comportements des formés...). Les contenus de formation ne sont pas étudiés directement, en situation ou sur document, ils sont abordés au travers d’un discours. Ce point limite malheureusement notre connaissance du travail d’objectivation accompli par les formateurs, mais la priorité porte sur leur travail de justification pour comprendre leurs choix, sans oublier pour autant la réalité plus matérielle, recherchée au travers de descriptions, d’exemplifications, de documents.
5Sur cette base, la recherche s’est appuyée sur le concept de traduction que nous empruntons librement à Callon ( 1986). Il veut dire ici, essentiellement, que former des enseignants consiste à faire tenir ensemble des entités hétérogènes : des savoirs sociologiques, des formés (destinataires) et des contraintes institutionnelles. On s’est demandé comment l’activité des formateurs permet de réduire cette hétérogénéité pour faire en sorte que ces êtres, de différentes natures, tendent à constituer un maillage serré entre elles (Latour 1984). Aussi, la traduction veut dire principalement un double déplacement indissociable : un déplacement des formés, d’une part, au sens où le formateur veut les capter, les intéresser durablement dans la situation aménagée par ses soins et aussi agir sur leurs ressources cognitives (augmenter les connaissances, modifier des représentations... en vue des épreuves ou des rôles futurs); déplacement des savoirs, d’autre part, au sens de convoquer des connaissances et de les recontextualiser en situation de formation. Mais évidemment, le travail de déplacement opéré par le formateur pour associer ces entités n’est pas toujours réussi, voire possible, comme il n’est pas univoque dans la constitution d’un nœud solide. La recherche consistait, ainsi, à comprendre la variation et les limites des modes de traduction.
Figures d’usages du savoir social et régimes de traduction
Déstabiliser le sens commun et favoriser la promotion par l’École
6L’un des discours tenus par les formateurs fait de la sociologie un opérateur de déconstruction interprétative chez les formés. La connaissance socio-logique accompagne les formateurs en tant que lecture privilégiée de l’activité professorale, mais elle équipe, ici, les compétences du formateur en vue d’effectuer certaines conversions mentales (“rompre avec les préjugés”, “déstabiliser des évidences”, “renverser le regard”). Les interprétations partagées par les formés sont tenues pour problématiques dans l’exercice du métier, ce qui nécessite le passage par une sociologie capable de rompre avec des interprétations profanes véhiculées par les acteurs de l’École (formateurs, collègues...): “...moi, je me dis souvent, s’il y a une mission du sociologue dans les IUFM, c’est de rompre avec les préjugés. Et en même temps, c’est extrêmement difficile” (Claire, sociologue).
7C’est essentiellement sur la question de l’échec scolaire que se centre l’action de ces formateurs qui déplorent, de façon paradoxale en apparence, la prégnance sociologique. Ils considèrent que l’interprétation culturaliste de l’échec scolaire (handicap socioculturel) s’est diffusée et fonctionne comme une doxa aussi dommageable que l’interprétation substantialiste (idéologie du don). Si bien d’ailleurs que leur activité consiste autant à déplacer les formés loin d’une lecture biologique que d’une lecture sociologique lorsqu’elle conduit au “fatalisme social” ou à “l’assignation à l’impuissance”. Ils s’engagent alors avec les formés dans un conflit des interprétations qui ne porte pas uniquement sur le rapport entre externalisation et internalisation des causes de l’échec scolaire. L’externalisme que ces formateurs perçoivent chez les formés représente à leurs yeux le risque d’affranchir les futurs enseignants de leur responsabilité vis-à-vis des élèves “défavorisés”: “On est passé de l’idéologie des dons au cas des handicaps socioculturels et donc le fatalisme sociologique [...], comme enseignante, comme inspectrice, comme formatrice, c’est un ennemi, disons” (Christiane, inspectrice). Aussi sont-ils plutôt enclins à reproblématiser les questions de l’École et à recourir à un externalisme de type scolaire pour envisager des possibles par l’action pédagogique. Ils évoquent alors le caractère opérationnalisable (Frandji 1999) de certains acquis sociologiques que résument les termes de pédagogie visible (Bernstein 1975), de pédagogie rationnelle (Bourdieu & Passeron 1964) ou de rapport au savoir (Charlot, Bautier, Rochex 1992) ou encore de configurations (Lahire 1995)... : “moi, ce que je retiens du discours de Lahire, c’est la multiplicité des déterminismes qui rendent la liberté parce que l’on peut s’appuyer sur tel ou tel, les rencontres...” (Christiane, inspectrice).
8L’usage de la sociologie n’a pas cours dans un milieu social qui ignore les résultats de la recherche sociologique. Les formateurs rencontrés mentionnent la diffusion des interprétations sociologiques parmi les (futurs) acteurs de l’École et construisent leur action en conséquence. Ainsi, la déstabilisation du sens commun se comprend-elle comme une action envers un public qui procède à une lecture des problèmes scolaires imprégnée de connaissance sociale. Mais du coup, il s’agit de corriger une vulgate sociologique construite sur un externalisme social tendant à déresponsabiliser l’École et ses agents des problèmes scolaires. Cette volonté de contrer l’interprétation sociologique qui déscolarise les questions scolaires est d’ailleurs transversale chez les formateurs. Elle est bien sûr centrale dans la figure de reconstruction interprétative, mais elle est reprise sur un mode plus ou moins mineur dans les autres figures.
Le savoir social à visée pragmatique
9Une deuxième figure d’usage de la connaissance sociologique donne une place plus centrale à l’action. Elle est particulièrement repérable dans les séances à forte valeur pratique pour des stagiaires encadrés par des animateurs censés incarner la réalité du terrain et la connaissance savante. Il s’agit ainsi de doter les formés de ressources professionnelles mobilisables dans l’exercice du métier.
10Les entretiens avec ces formateurs présentent le savoir savant comme un appui pour problématiser les situations ordinaires de la profession, présentées par le récit d’une expérience, l’intervention d’un acteur scolaire (parent, policier) ou par des objets indigènes (fiche d’évaluation, règlement intérieur, texte officiel). Les formés sont ainsi introduits dans une réalité scolaire à partir de quoi des savoirs sont activés. Mais cette évocation savante, réduite d’ailleurs dans le temps, est soumise à certaines règles de communicabilité qui doivent lui assurer une bonne réception auprès des formés. Des formateurs disent déplacer cette connaissance sous une forme simplifiée pour être accessible à tous et retrancher les caractères politiques et épistémologiques des travaux sociologiques; “...on avait peur de rentrer dans un discours qui fasse trop référence au politique, parce que dans Bourdieu, il y a toujours une référence au politique”; “C’était, à la fois il y avait une entrée théorique parce qu’il y avait des référents théoriques qu’on pouvait contester. Après, il fallait regarder les méthodologies, ce n’était pas le lieu.” (Fabrice, inspecteur). Le savoir savant fait l’objet d’une certaine régression conceptuelle censée faciliter sa diffusion parmi tous les formés.
11Mais la connaissance abstraite n’exclut pas de recourir à une autre forme de connaissance plus singulière. Le formateur évoquera des savoirs d’expérience, c’est-à-dire des acquis issus d’une pratique qu’il articulera au besoin à un savoir plus abstrait : “...si vous voulez les savoirs savants, c’est des gens comme Lapassade et puis mon expérience je leur dis : ben voilà, dans tel et tel cas, j’ai fonctionné comme ça ” (Jean, proviseur). Dans ces situations, le savoir social accompagne le vécu pour l’éclairer ou renforcer (cautionner ?) des analyses personnelles.
12Ces ressources, associées ou non selon le formateur, n’ont pas pour raison d’être essentielle de rendre intelligibles les situations scolaires, mais d’équiper la pratique. Les références savantes et les acquis du vécu sont mobilisés en vue d’être opérationnalisés : “...donc avec Lautrey, on montrait que ce qu’il fallait c’était négocier...” (Fabrice, inspecteur). Les travaux sur l’évaluation de Caverni, sur les codes linguistiques de Bernstein ou sur les modes éducatifs de Lautrey débouchent sur des propositions opératoires. La connaissance sociale est opérationnalisée et joue le rôle d’auxiliaire, non pas de la décision politique bien sûr (Drouard 1982), mais de l’action ordinaire.
Le savoir sociologique dans plusieurs régimes de traduction
13La mise en scène du savoir sociologique n’est pas univoque au sein de ces figures. La figure de la déconstruction interprétative peut ainsi s’inscrire dans un régime de traduction savante consistant à déplacer un savoir socio-logique voulu fidèle au texte de référence. Le savoir sociologique devient une connaissance du formateur puis des formés qui disposent à leur tour des concepts sociologiques préalablement sélectionnés par le formateur. Le discours savant est donc prévu et fait l’objet d’une présentation sous forme exposée et instrumentée (tableaux statistiques, extraits de publications...): “Alors, c’est-à-dire que je suis arrivée avec les PE2, je faisais du cours, un cours à partir des lectures sociologiques pour déconstruire les idées préconçues : ‘ben, non les immigrés ne réussissent pas forcément moins bien que les franco-français’.” (Claire, sociologue). Le formateur entend diffuser une culture sociologique en même temps qu’une lecture critique et/ou intelligible du social. Des concepts, des outils sociologiques seront employés pour étayer une vision du monde social et faire en sorte que les formés partagent une connaissance et une posture sociologiques. Le régime de traduction est plutôt différent lorsque le formateur ne fait pas du savoir savant un détour nécessaire, mais entend simplement “sociologiser” la réalité scolaire en interprétant, sur le mode critique plutôt, les situations concrètes. Le savoir sociologique équipe la compétence du formateur et se trouve simplement transposé en lecture des situations scolaires. La connaissance sociologique n’est pas visible : “...dans mes interventions, en termes de contenus, je ne suis pas certaine que je fasse des cours de sociologie [...] j’essaie de faire toucher du doigt des choses [...], c’est plus à travers quelle analyse des phénomènes scolaires...” (Christiane, inspectrice). La connaissance sociologique est sous régime de traduction contextualisée parce qu’elle est dite mobilisée sans être nommée dans des situations concrètes où les enseignants sont souvent mis à l’épreuve. Elle participe à la problématisation des activités ordinaires où est pointée l’activité des enseignants : “Il y a un aspect dévoilement quoi. Dévoilement des pratiques, curriculum caché, ces choses-là. Alors, tous ces termes-là, c’est vrai que je ne cherche pas du tout à les utiliser avec les étudiants. Par contre je vais les faire travailler sur ce que les élèves apprennent en réalité, qu’est-ce qu’ils ont appris pendant cette séquence-là de classe. Ils ont appris à rester assis, à pas bouger et à pas dire, etc. Dans un rapport que je viens de lire là, il y avait une règle qui était ‘je suis à l’école pour faire ce que la maîtresse me dit’. D’accord, d’accord (rires) Quel est le savoir... Bon, ça, oui, je vais travailler là-dessus. Mais c’est vrai que je vais pas leur faire écrire ‘Chapitre 3 : le curriculum caché’”. Ainsi le savoir sociologique est recontextualisé au sens où il est utilisé comme compétence interprétative des problèmes scolaires sans avoir été présenté préalablement. Les concepts sociologiques ne font pas vraiment partie des contenus à transmettre, mais ils sont remplacés par des termes courants (“représentation” plutôt qu’“habitus”...) et surtout rapportés à des situations ordinaires : “C’est-à-dire, quand je fais de la formation continue ou autre, on n’est pas sur ‘enseigner des concepts sociologiques’. Ça serait décalé. Quand on est en préparation de l’entretien, on a tellement peu de temps que...” Enfin, la figure pragmatique s’appuie sur le régime de l’expertise au sens où elle mobilise des savoirs savants et des savoirs d’expérience pour organiser la pratique. Ce qui compte, c’est de réunir des ressources de différentes natures pour penser l’action. Le recours aux praticiens avec leur connaissance du terrain et aux savants avec leur savoir abstrait apparaît plutôt complémentaire et capable de guider l’activité des enseignants.
14Ces développements n’épuisent pas toute la réalité répertoriée pendant la recherche, mais ils suffisent à montrer que la connaissance sociale assure au moins deux rôles, l’un centré sur la conversion, le second sur l’action et qu’elle procède de différentes manières. Ces solutions correspondent à une certaine “manifestation de la compétence” (Trépos 1992) du formateur qui résulte d’une formation mais aussi des conditions d’exercice. Ils ont des probabilités d’apparaître selon le parcours du formateur (formation sociologique, itinéraire professionnel), mais ils seront utilisés aussi selon les circonstances professionnelles (conférence ou suivi de groupes, CPE ou PE).
Les produits et les porteurs de la sociologie à l’épreuve du contexte : congruence et concurrence
15Lorsque le formateur construit une situation de formation, il n’est pas assuré de faire parler à l’unisson les formés, les savoirs, les collègues et les jurys... Mais il sait que la solidité de la situation réside dans l’articulation de ces entités. Les entretiens auprès des formateurs développent des expériences variées en la matière et témoignent plus ou moins d’une congruence avec les situations professionnelles. La congruence désigne, ici, une relation, décrite par le formateur, aux conditions présentes dans l’IUFM (comportements des formés, actions des responsables locaux, relations aux collègues). Cette notion permet de relier l’activité du formateur aux données institutionnelles et d’étudier comment celles-ci participent à la rationalité, au vécu et à l’action du formateur.
16Une expérience de faible congruence précise déjà les termes du propos. Elle est illustrée par une sociologue (Claire) dont les caractéristiques (objectives et subjectives) rendent problématique son inscription dans un IUFM. Sa démarche repose sur deux positions dont elle évalue systématiquement les coûts. Elle se situe, d’une part, essentiellement dans la rupture interprétative parce qu’elle y voit le rôle majeur de la sociologie auprès des enseignants. Et, d’autre part, elle suit une démarche relevant de la traduction savante, refusant plutôt de se déplacer vers un registre opérationnel où elle se dit non compétente. Mais cette ligne qu’elle justifie se paye en retour d’un rapport tendu aux formés plus soucieux de ressources opératoires selon ses analyses : “Bon, ça marchait plus ou moins bien, pouh..., pas vraiment, pas vraiment parce que, en fait, ils ont des questions. Leur préoccupation majeure, c’est euh..., ils voudraient des recettes”, “Non, je n’en ai pas des conseils pédagogiques, par exemple, je n’en ai pas de recettes”. La difficulté à enrôler les formés tient pour cette formatrice à une rencontre désaccordée dont les facteurs se situent dans l’institution, en particulier les épreuves aux concours des enseignants où la sociologie est, à ses yeux, reléguée. Cet inconfort professionnel est redoublé par l’impression que d’autres formateurs non qualifiés interviennent sur le registre social et participent, ainsi, à une vulgate sociologique dommageable : “Moi j’ai rien contre eux [des formateurs], la difficulté : c’est que dans le style prénotion, ils en rajoutent une couche. Mais c’est (soupir) toute la formation à revoir, mais les psychologues ont les mêmes problèmes, hein”. Ce constat accentue évidemment le sentiment d’être un passage obligé, malheureusement négligé par l’organisation. Mais son action est aussi entravée, selon elle, par des indications, à la fois locales (émanant des responsables de l’IUFM) et nationales (sous la forme de programmes destinés aux futurs CPE, par exemple) qui l’obligent à une réduction épistémologique à laquelle elle n’adhère pas : “En revanche à l’IUFM, maintenant, on m’a demandé, en formation CPE, des interventions autour des travaux de François Dubet. François Dubet, je ne sais pas si tu connais, c’est dans la mouvance Touraine et bon... à laquelle je n’adhère pas. Eh ben, je vais faire ça quand même. Alors je me retrouve un peu dans la position d’un enseignant du secondaire auquel, enfin ce qu’on ne fait pas à l’université, on demande un panorama des sciences sociales...”.
17Le statut d’universitaire est le point d’où est lue l’expérience vécue à l’IUFM, au sein de laquelle l’enseignant-chercheur ressent des contraintes, moins présentes à l’université. Il fait comprendre le jugement dépréciatif porté sur le type de recherche que Claire juge privilégiée à l’IUFM (recherche action, recherche développement) comparativement à l’université, lieu de la recherche fondamentale. Finalement, cette sociologue présente une expérience de sociologue très proche de l’analyse que développe Bourdieu ( 2001) sur la place de la sociologie dans la société. Les catégories de la critique portent sur l’hétéronomie institutionnelle qui influerait sur la sociologie et ses représentants, comme sur la concurrence, pour la “vision légitime du monde social” au désavantage des travaux corrigeant les interprétations spontanées.
18Cette illustration ne doit pas faire croire, cependant, que le spécialiste des sciences sociales est condamné à un tel inconfort dans l’IUFM. Des cas montrent que l’universitaire, sociologue ou anthropologue, peut connaître un engagement réussi, mais c’est au prix alors d’une recontextualisation et même d’une opérationnalisation du savoir sociologique. La solution assurant une rencontre moins tendue entre une connaissance sociologique et les formés passe plutôt par toute une procédure de déplacements vers les situations ordinaires : “Et puis, on va mettre à l’épreuve ces approches-là [anthropologiques, centrées sur la notion de culture] pour voir si elles sont applicables au milieu scolaire ou en tout cas qu’est-ce qui peut résonner par rapport à ce que vous [les formés] savez de l’École, à la fois en termes d’expérience et en termes de connaissances acquises” (Jean-Pierre, anthropologue). Le fait d’articuler connaissance savante et situation concrète se présente comme un montage tenable. Il convient en somme que le formateur spécialiste se déplace vers la pratique pour que les formés réunis en formation générale et commune accordent un plus grand intérêt au discours sociologique.
19Mais il reste, à leurs yeux, que l’IUFM ne les utilise pas de façon rationnelle (inadéquation entre charges et compétences disponibles), présente un fonctionnement de l’organisation opaque et les cantonne dans des formations jugées marginales (dans la formation transversale, sur des thèmes excluant la classe...). Comme ils ont le sentiment d’être en concurrence, malgré eux, avec des formateurs qui jalousent même leur statut de titulaire et d’universitaire tout en renforçant le sens commun qu’ils s’emploient à déconstruire : “C’est que les gens essaient de faire leur service quoi, simplement, faire leur service. Nous, les maîtres de conf., on fait cent quatre-vingt-douze heures, mais les formateurs permanents doivent faire plus de trois cents heures. Donc, ils essaient de faire un maximum. Cela dit, enfin je ne sais pas, il paraît qu’il manque des formateurs. Enfin, je ne sais pas, il y a quelque chose qui m’échappe un peu. Il y a beaucoup de gens qui font énormément d’heures sup, hein, quand même. Et puis aussi, donc, oui, et puis aussi les problèmes sociaux tout le monde se croit capable d’en parler, on travaille sur le sens commun” (Didier, sociologue). Les spécialistes perçoivent certaines forces centrifuges dans l’IUFM qui s’exercent sur leur vie professionnelle, de la division du travail aux relations entre collègues et ont le sentiment de ne pas être employés à la mesure des besoins, sur fond de concurrence illégitime.
20Ces réalités génératrices de tensions organisationnelles ressortent, notamment, entre les universitaires et les philosophes : des philosophes ayant détenu les sciences humaines et sociales dans les Écoles normales, puis soumis à une redéfinition identitaire dans le cadre de l’IUFM avec un statut précaire, chargés de faire plus de trois cent quatre-vingts heures quand, dans le même temps se réalisait le recrutement des spécialistes de ces mêmes sciences, souvent plus jeunes, dotés d’un statut de titulaire construit sur le modèle de l’université, avec une obligation de service de moitié, libérant du temps pour la recherche. Situation qu’illustre Jean-Paul, agrégé de philosophie, devenu spécialiste de la sociologie dans les premiers temps de l’IUFM sur la demande des responsables pour son maintien dans l’institut : “...c’est à la fois en termes d’affichage de notre présence, en termes de sauvegarde du poste où les collègues les plus fragiles, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas titulaires comme moi. C’est comme ça que je vais finir en deux ans par me faire éjecter parce qu’on va me dire ‘ben y a plus d’heures, hein’”. Ces nouvelles données inaugurées par les IUFM ne favorisent pas l’émergence d’une organisation liée et cohérente. Les stratégies de positionnement génèrent des dysfonctionnements et des tensions qui renvoient certes à des intérêts statutaires, mais aussi à des questions idéologiques (rapport théoriepratique, rapport entre savoir positif et éthique). Mais elles n’excluent pas pour autant des points de suture entre collègues, ne relevant pas des mêmes catégories, qui envisagent des collaborations.
21Il ne faudrait pas, non plus, considérer que la déstabilisation du sens commun condamne à l’inconfort les formateurs qui s’y inscrivent : un formateur, inspecteur bien informé de sociologie, dit enrôler largement les PE1 (PE première année) dans le cadre de la préparation à l’épreuve professionnelle. La démarche présentée (recontextualisation) et les appuis institutionnels (reconnaissance de la lecture sociologique) organisent en somme les conditions d’une congruence entre le formateur, les formés et l’institution. Ce n’est pas le cas devant les PLC 1 (PLC première année) dont l’épreuve sur dossier ne légitime pas le recours à la sociologie. Il y a donc des conditions favorables qui conduisent à une traduction réussie ou non. Elles sont plutôt réunies dans le propos de Christiane qui présente son activité comme un assemblage solide entre une lecture sociologique, les besoins des formés et les contraintes institutionnelles. Situation que Claire ne semble pas réussir à construire avec les savoirs mobilisés, les destinataires concernés et le contexte institutionnel.
22Ces éléments donnent des indications sur les conditions qui favorisent le recours à la sociologie. Lorsque le formateur transpose la connaissance sociologique dans les situations ordinaires (recontextualisation) et en discute les ressources pour l’action (opérationnalisation), les conditions de congruence sont plus visibles. C’est ainsi que procèdent plusieurs formateurs, quel que soit leur statut, au terme d’une évolution personnelle, réalisée pour tenir compte d’une demande pragmatique perçue chez les formés, notamment les PLC. Mais la légitimité du discours sociologique est aussi beaucoup plus évidente lorsqu’il bénéficie d’une reprise institutionnelle dans le cadre des épreuves de certification. Les sociologues ou les lecteurs de la sociologie rencontrent une telle situation favorable avec les CPE ou les PE : “...ce qu’on peut dire sur la dimension sociale dans notre regard sur les actes éducatifs ou ce qui se fait à l’École... Ça ne heurte personne quand on prépare l’entretien, puisqu’il s’agit seulement de savoir ce qu’il faut dire au jury pour être retenu” (Christiane, inspectrice). Il n’est pas alors autant nécessaire de procéder à un déplacement vers la pratique qui oblige le sociologue à devenir “expert”, rôle auquel il n’a pas été préparé : “C’est que, c’est une vraie méthodologie, pour les formateurs, qu’on n’a pas. Et à l’université, on n’est pas formé à ça évidemment. Mais parce qu’à l’université on sait jamais à quoi on est destiné enfin. Que j’atterrisse à l’IUFM, moi c’est une surprise quoi” (Jean-Pierre, anthropologue). Le rôle d’expert n’est pas celui auquel sont préparés les spécialistes des sciences sociales dont la culture tend à privilégier l’intelligibilité du monde social. En passant au registre pratique et opératoire, ils sont contraints de quitter leur spécificité et une relative assurance. Et puis, être en poste à l’IUFM pour un enseignant-chercheur, c’est s’inscrire dans un monde où les repères ne sont plus tout à fait ceux qui présidaient à la formation de l’universitaire. Les rapports entre recherche fondamentale et recherche opératoire, savoirs savants et savoirs pratiques, statut à l’université et statut à l’IUFM... sont plutôt à reconstruire pour l’enseignantchercheur. Par conséquent, devenir un spécialiste des sciences sociales au sein d’un IUFM suppose de consentir à des déplacements et à des renoncements, comparativement au contexte de l’université jugé en général plus attractif et moins déstabilisant (Glazer 1974).
Conclusion : former avec les sciences sociales dans un monde informé et dans un contexte de professionnalisation
23La connaissance sociologique ne constitue pas un obstacle à une lecture normative de l’École. L’interprétation sociologique mobilisée par les formateurs ne signifie pas l’adoption d’une posture relativiste ou essentialiste sur la question de l’échec scolaire. Notre échantillon est évidemment trop limité pour généraliser ce constat, mais tous les formateurs interrogés, informés des sciences sociales, s’inscrivent dans la démocratisation de la culture et des titres scolaires. La sociologie est mise au service de l’action scolaire, que le formateur vise la déstabilisation, l’équipement cognitif ou l’usage pragmatique. Les formateurs puisent dans les travaux sociologiques des ressources pour aider les formés à interpréter les problèmes scolaires et à agir dans les situations professionnelles. Par conséquent, le problème n’est pas (plus ?) de voir en elle une discipline subversive pour l’ordre scolaire, mais d’aménager le recours aux représentants et aux produits des sciences sociales.
24De plus, si l’activité des enseignants signifie une autonomie plus grande, il devient nécessaire de placer la connaissance sociale entre les mains des micro-décideurs que représente le personnel scolaire. Dans un contexte de déconcentration où les enseignants ont moins à agir par la règle que par l’initiative, dans des situations diverses (partenariat, rapports aux familles, travail en équipe, interdisciplinarité, marché scolaire...), des compétences cognitives appuyées sur les sciences sociales paraissent plus nécessaires. Écarter ces connaissances revient à former des enseignants en apesanteur sociale quand leur activité les ramène fatalement à la réalité sociologique. C’est les priver en somme de moyens pouvant les informer dans leur travail d’interprétation des situations scolaires. Une compétence technique et disciplinaire ne peut pas vraisemblablement suffire face aux rôles confiés désormais aux professeurs. Et même si l’évaluation est chargée de réguler le système éducatif et d’encadrer la pratique des acteurs, elle ne constitue pas une ressource suffisante pour alimenter la pratique. Il semble nécessaire aujourd’hui de diffuser aussi dans le personnel scolaire les connaissances disponibles pour nourrir la pratique en même temps que l’évaluer.
25Mais le recours aux sciences sociales (et humaines) dans la formation implique plusieurs choses : clarifier leur rôle dans la formation des enseignants, valoriser la connaissance sociale dans les épreuves de certification, favoriser la recherche sociale en éducation, aménager des passages entre la recherche et l’action et construire chez les formateurs une compétence, voire une sagesse, théorico-pratique.
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