Essaim 2020/1 n° 44

Couverture de ESS_044

Article de revue

Dans l’intervalle entre l’œuvre et l’auditeur : l’interprète de chansons

Pages 37 à 55

Notes

  • [1]
    Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, éd. Bernard Grasset, 1990, p. 29-32.
  • [2]
    Le 24 novembre 2019 a été créé au Grand Palais, dans le cadre de l’exposition Toulouse-Lautrec – résolument moderne, un spectacle multimédia mis en scène par Serge Hureau : LautreXperience(entresort forain), reprenant les chansons dont les « petits formats » avaient été illustrés par le peintre. Conception : Serge Hureau et Olivier Hussenet [pour Le Hall de la chanson], avec Maïa Foucault, Quentin Vernède et Olivier Hussenet (comédiens chanteurs), Thierry Piolé assisté de Nils Morin, Benoît Pergent (création vidéo), Jean Grison et Nils Morin (création lumières). À la reprise de cet entresort au Hall de la chanson le 30 novembre 2019, S. Hureau et O. Hussenet ont mis en scène un spectacle sur Yvette Guilbert : Yvette foraine (avec Maïa Foucault, Quentin Vernède, Cyrille Lehn au piano et aux arrangements, Nils Morin à la création lumière).
  • [3]
    Cicero Marcus Tullius, [55 av. J.-C.], L’orateur [De Oratore], éd. et trad. Albert Yon, 3 livres, Paris, Les Belles Lettres, 1964.
    Quintilianus Marcus Fabius, [ca 92], Institution oratoire[De institutione oratoria], trad. M. Nisard, 12 vol., Paris, éd. Firmin-Didot, 1875, 483 p.
  • [4]
    Au sens que donnent à cette notion les auteurs réunis dans l’ouvrage collectif Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (dir.), Revue Enquête n° 10, Théories ordinaires, éd. de l’EHESS, 2013, 208 p.
  • [5]
    C’est Louis Leplé qui suggère ce nom à la jeune Édith Gassion, le nom de scène « Môme Moineau » étant déjà pris.
  • [6]
    Terme qui désigne une répétition rapide pour corriger ou refaire quelques détails de mise en scène juste avant la représentation.
  • [7]
    Pour une analyse plus détaillée de cette chanson, cf. Serge Hureau et Olivier Hussenet, Ce qu’on entend dans les chansons. Des berceuses aux grands succès du répertoire français, Paris, Points, coll. « Le Goût des mots », 2016, p. 33-40.
  • [8]
    Cela rejoint ce que Lacan dit de l’importance de la modulation vocale dans l’interprétation, à propos de la poésie chinoise, comme l’a rappelé Patrick Valas dans une remarque incidente au début de cette conférence.
  • [9]
    Cf. sur ce point S. Hureau et O. Hussenet, op. cit., p. 161-170.

1Umberto Eco démarre son enquête sur l’interprétation des œuvres littéraires en distinguant trois types d’intentions : intentio auctoris, intentio operis et intentio lectoris [1]. Pour aborder la question de l’interprétation de chansons, nous choisissons de distinguer le travail d’interprétation de l’auteur ou du compositeur de la chanson (ou de la chanson elle-même) de ceux de l’artiste-interprète et du public. S’appuyant sur notre expérience d’artistes de scène et de formateurs d’interprètes, et quoique non experts de la théorie psychanalytique, nous formulons l’hypothèse que l’un des rôles majeurs de l’artiste-interprète consiste à instaurer une distance productrice de sens entre l’auditeur (ou le fan) et la chanson (fétiche porté par une idole).

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3Le Hall de la chanson est le premier lieu où l’on entend le répertoire de la chanson. Pour l’opéra, pour les musiques savantes, pour la peinture, l’existence de tels lieux paraît une évidence. Pour la chanson, il n’en est rien, le mot même « chanson » a disparu au profit de « musiques actuelles » : le passé, l’avenir, les lignages de la chanson s’en sont trouvés niés (on se contente au mieux de la notion de mémoire) jusqu’au jour où on m’a demandé une étude, en 1990, qui a abouti à la création d’une sorte de médiathèque virtuelle, avec ce qu’on n’appelait pas encore les outils multimédias (on parlait d’informatique documentaire). Avec le temps, au bout de près de vingt-cinq ans, nous avons enfin obtenu un théâtre pour faire entendre les chansons. Parce que commenter les chansons, tout le monde le fait. Sans doute que dans vos pratiques analytiques, vous entendez des gens citer des chansons, des berceuses entendues (la langue maternelle se transmet souvent comme ça) jusqu’aux succès liés au style et à la mode de leur adolescence. Imaginer un théâtre des répertoires de chansons qui soit comparable à une petite Comédie-Française, ce n’est pas tout à fait admis. Il a fallu beaucoup lutter pour finalement obtenir un théâtre, pour pratiquer. Car la chose la plus importante est d’abord de les entendre, ces chansons, avant d’en parler ; et de les sauver d’un oubli profond, ces trésors lourds de beaucoup de choses : ceux de la poésie, certes, ceux de l’art, mais aussi ceux du quotidien le plus banal (on sait bien que la chanson est considérée comme une chose assez vulgaire).

4Cette année, ce sont les 60 ans du ministère de la Culture. Un jour, le premier ministre de la Culture qui ait existé en France, André Malraux, oublie un rendez-vous et arrive très en retard à son bureau. Deux personnes attendent dans la salle d’attente et entendent le dialogue suivant. La secrétaire dit au ministre qu’il est attendu par Georges Henri Rivière, le créateur du musée national des Arts et Traditions populaires, et Louis Merlin, un des fondateurs d’Europe n° 1. « Mais pour parler de quoi ? demande Malraux. – Pour parler d’un musée de la chanson, répond la secrétaire. – Ah, la chanson ? cette antichambre du bordel ! » Il s’agit là d’une chose très précise : dès qu’on dit « chanson », tout de suite on pense sexualité, on pense bordel… toutes les combinaisons sexuelles possibles et imaginables. Effectivement, nous travaillons en ce moment sur la Belle Époque, celle de Toulouse-Lautrec [2] et d’Yvette Guilbert, qu’il va portraiturer, et ainsi contribuer à rendre célèbre l’une des premières « vedettes » – c’est-à-dire celle qu’on voit alors qu’il s’agit d’abord de celle qui chante. À cette époque, cette femme chante des chansons très vulgaires, dans des cafés-concerts où d’ordinaire les femmes n’étaient pas que chanteuses, même quand elles avaient beaucoup de talent. Elles devaient le plus souvent aussi « faire la salle » : on leur demandait de faire boire les clients, elles étaient souvent payées « au bouchon », c’est-à-dire au nombre de bouteilles de champagne (ou autre) qu’elles faisaient consommer. Yvette Guilbert, au début, est là pour faire sauter les bouchons de champagne et les boutons de braguette, en gros, c’est-à-dire pour chanter les chansons les plus excitantes possible. Jusqu’au moment où elle se dit que la chanson peut être autre chose. Nous avons pris le chemin d’Yvette Guilbert qui décide d’arrêter tout ça et de hanter les rayons de la Bibliothèque nationale à la recherche de la « vieille chanson », des chansons des origines – ce qui relève d’un fantasme, le fantasme gothique, folkloriste, mais ouvre quelque chose. Elle ressort des chansons de tous les temps. D’une certaine manière, Yvette Guilbert est notre arrière-grand-mère et nous sommes fiers de créer après elle une institution qui n’avait jamais existé jusque-là.

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6Yvette Guilbert est la première à tenter une théorie de l’interprétation de chansons. En fait, ses illustres prédécesseurs ne sont autres que les maîtres de l’art oratoire : elle fait référence, en le sachant un peu – elle a dû quitter l’école à l’adolescence pour travailler et aider sa mère abandonnée par le père puis rapidement devenue veuve – à Cicéron, à Quintilien [3]. Elle reprend les grands principes de l’actio de l’art oratoire, cette partie où on évoque la prononciation et la façon dont le corps investit le discours. Elle est rigoureusement attachée à l’actio, dont elle est très imprégnée car le xixe siècle (les poètes, les comédiens et les comédiennes) se réfère beaucoup à la rhétorique. C’est en tout cas la première à tenter une théorisation pratique, une « théorie ordinaire [4] » de l’art d’interpréter des chansons. Elle intitule l’un de ses livres L’art de chanter une chanson. Étant la vedette de chanson la plus connue, le parangon en la matière, elle apparaît comme la spécialiste. C’est un discours théorique qui n’est pas du tout normé, qui n’est pas universitaire, qui se situe au fil de sa pratique, ce qui est très intéressant sur la question de l’interprétation. En 1928, elle n’est plus la grande vedette fin de siècle, mais déjà la grande dame de la chanson qui fait des conférences chantées, avec une conférencière ou un conférencier. Elle a le souci de transmettre l’histoire de la chanson à travers son art d’interpréter. Dans le passage suivant, elle touche à ce qui est peut-être une spécificité de la chanson, cette forme d’art qui est marquée par la brièveté (comme celui de la nouvelle, par exemple) et, à ce titre, un art du concentré. Les analystes stylistiques, quand ils étudient un roman, vont s’attacher à la phrase – on va par exemple regarder la phrase de Marcel Proust –, pour la chanson, le mot à mot est presque obligatoire. Si on veut détailler ce qu’est une chanson, il faut s’attacher au mot, on n’est pas au pied de la lettre, on est au pied du mot :

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À l’articulation, et surtout à la pure prononciation […], il faut ajouter l’art, d’allumer et d’éteindre les mots – de les plonger dans l’ombre ou la lumière – selon leur sens, de les amoindrir ou de les amplifier – de les caresser ou de les mordre – de les sortir ou de les rentrer – de les envelopper ou de les dénuder – de les allonger ou de les réduire, etc., etc., il faut ajouter, en un mot, tout ce qui fait vivre un texte, ou le fait mourir, ou palpiter avec force, couleur, style, élégance ou vulgarité, et y joindre alors : la Diction ! – c’est-à-dire, la mise en action du verbe, l’analyse du texte, enrichie de sa composition expressive, de son sens extériorisé, « visible », peint, sculpté, rendu vivant.
(Yvette Guilbert, L’art de chanter une chanson, Paris, Grasset, 1928, p. 11-12)

8Il s’agit là d’une incarnation des mots et d’une manifestation corporelle qui n’est pas loin de – ou plutôt qui est analogue à – la somatisation. Yvette Guilbert rend compte ici d’une élaboration physique, vocale, corporelle de la chanson. Quatre-vingt-dix ans après cet écrit, en dehors du champ francophone, un article de critique journalistique, une chronique d’Éric Delhaye dans le magazine hebdomadaire Télérama en août 2019, au moment où disparaissait Aretha Franklin, évoque son art d’interprète :

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[Aretha Franklin] ne fut pas seulement une interprète extraordinaire, capable du plus épais velours comme des montées les plus inattendues tout en incarnant chaque mot avec une détermination bouleversante. Mais une formidable parolière pouvant écrire la plus belle des chansons d’amour, Call Me.
(Éric Delhaye, dans Télérama, 25-31 août 2018, p. 27)

10Là aussi, c’est une interprète magnifique reconnue, starisée même, qui prend la plume pour écrire des chansons. Il se trouve qu’Édith Piaf a le même parcours. Elle est d’abord et avant tout une interprète de chansons : elle commence par interpréter les œuvres écrites par d’autres, notamment par des hommes, pour les mots en tout cas puisque Marguerite Monnot a aussi composé de nombreuses chansons de son répertoire ; elle avait d’ailleurs un rapport assez intéressant avec ses paroliers. Puis, petit à petit, elle va devenir autrice de chansons, elle écrira elle-même deux cents chansons, parmi lesquelles très peu sont connues, mais certaines comptent parmi ses plus grands succès, comme L’hymne à l’amour.

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12Piaf est d’abord interprète. Elle est très connue pour s’emparer des chansons écrites par les autres. Voici ce que dit Henri Contet, l’un de ses paroliers :

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Nous les auteurs, de quoi avons-nous l’air ? Nous écrivons pour elle des balbutiements : elle [Piaf] en fait des cris, des appels, des prières. Lorsqu’il nous arrive de trouver un mot qui paraît à sa mesure, nous restons toujours stupéfaits, plus tard quand nous l’entendons chanter ce mot-là. Elle en fait un géant.
(Propos d’Henri Contet [1904-1998] recueillis par François Lévy, Passion Édith Piaf [préface de Charles Aznavour], Paris, éd. Textuel, 2003)

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15Puis, à force de pratique (d’interprète), elle se met à écrire des choses qui lui vont comme un gant. C’est une construction qu’elle fait d’elle-même, jusqu’au nom qu’elle se donne ou qu’on lui a donné [5] (« piaf » désigne l’oiseau en argot). Elle était très précise et très carrée sur la question des commandes. Elle achète par exemple les droits d’une musique sud-américaine et propose une sorte de concours à tous les hommes qui l’entourent – souvent ses amants – pour choisir qui saura écrire des paroles sur cet air, qui deviendra La foule. Comme interprète, elle prend la dimension de quelqu’un en qui on se reconnaît, elle atteint un niveau de célébrité rare, qui montre que beaucoup de gens se retrouvent dans ses chansons.

16Piaf est agacée par le succès de Juliette Greco, une interprète qui n’a pas écrit de chansons et qu’elle juge être dans l’afféterie, la minauderie – d’autant plus agacée que des poètes écrivent pour elle. Piaf commande donc une chanson à Jacques Prévert, qui finit par lui écrire une chanson sur sa voix : Cri du cœur.

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C’est pas seul’ment ma voix qui chante
C’est d’autres voix, une foule de voix
Voix d’aujourd’hui ou d’autrefois
Des voix marrantes, ensoleillées
Désespérées, émerveillées
Voix déchirantes et brisées
Voix souriantes et affolées
Folles de douleur et de gaîté
 
C’est la voix d’un chagrin tout neuf,
La voix de l’amour mort ou vif
La voix d’un pauvre fugitif
La voix d’un noyé qui fait plouf !
C’est la voix d’une enfant qu’on gifle
C’est la voix d’un oiseau craintif
La voix d’un moineau mort de froid
Sur le pavé d’la rue d’la joie
 
Et toujours toujours quand je chante
Cet oiseau-là chante avec moi […]
 
(P : Jacques Prévert / M : Henri Crolla, éd. Méridian, 1960)

18Il fait un très bon portrait de cette voix. Qu’est-ce qu’on entend dans une voix, que dit cette voix ?

19Il y a le malheur. Elle sait très bien tout ça. Son interprétation, c’est d’abord son physique : c’est elle qui veut s’habiller en noir. Un jour qu’elle devait se produire à l’Olympia, pendant sa grande période de gloire – c’est l’ancien directeur de l’Olympia Jean-Michel Boris qui me l’a rapporté directement –, à l’étonnement de tous, Piaf demande à son équipe de venir plus tôt le lendemain pour un « raccord [6] » – jamais on ne l’avait entendue prononcer ce mot-là. Le « raccord » en question consistait seulement dans le réglage (musique et lumière) de son entrée. Elle trouvait que son entrée sur scène de face était trop triomphale, entraînant les applaudissements, et voulait entrer de côté pour apparaître plus misérable, car elle était consciente que ce que son public voyait et aimait en elle était qu’elle représentait la misère, par son corps de petite taille, courbé.

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21Elle aimait aussi paniquer son équipe en coulisse : sa grande jouissance juste avant d’entrer en scène était d’éclater de rire, ce qui faisait craindre à tous que le public l’entende rire, alors que son entrée était censée se situer sous le signe du pathétique ou de l’émotion. Elle hurlait de rire en coulisse pour brusquement entrer, tragique, de côté. C’était son grand plaisir que de saisir tout le monde – son équipe et le public – dans cette tricherie qui n’en est pas une. Cela relève d’une stratégie : une tricherie qui dévoile une certaine vérité. Car, y compris dans sa mort prématurée, elle a incarné une dimension tragique, le malheur qui s’acharnait sur la petite fille qu’elle a été et qui s’acharne toujours sur la vieille dame qu’elle ne sera jamais (elle est morte à 49 ans). Elle joue cela, elle sait qu’elle incarne cela ; cela relève aussi de la vérité. C’est un peu comme pour Barbara, qui était aux dires de son entourage très joyeuse, très lumineuse, mais dont la persona en scène se situait à l’inverse : une femme en deuil, certes avec un aspect brillant, presque clinquant, mais qui dans ses chansons parlait en permanence de deuil amoureux, de mort. Les gens qui l’ont côtoyée disent souvent qu’elle n’était pas du tout comme ça « en vrai », dans la vie. Sa persona – son personnage de scène – lui permettait vraisemblablement de parler de mort, de malheur, ce qu’elle ne faisait pas forcément dans la vie quotidienne.

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23En scène, ces deux femmes sont habillées de noir. La robe noire permet de mieux voir la simplicité des mains, le visage. Le noir est un révélateur, la page noire permet une écriture scénique claire. Barbara ne répète pas son jeu de scène. Au départ, elle chante les chansons des autres, c’est avant tout une interprète. Elle ne lit pas la musique, elle a pris quelques cours de piano, elle a pris des cours de chant lyrique – trop : cela lui vaudra d’être recalée lors de sa première audition au cabaret de l’Écluse, tenu par quatre comédiens proches de Jean Vilar.

24Créer une chanson signifie, non pas de l’avoir écrite, mais de la chanter pour la première fois devant un public, la porter avec sa voix et son corps : là, il y a « création ». Barbara ne répète jamais ce qu’elle va faire en scène. Il faut pour elle que cela vienne directement en scène, en séance de spectacle…

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26… dans une sorte d’improvisation.

27Abordons l’interprétation sous l’aspect de la chanson qui interprète. La chanson interprète le monde, désire des objets, noue et dénoue des fantasmes. La chanson émanant de l’auteur et du compositeur, en tant qu’objet d’art, interprète le monde. C’est un premier axe. À travers Prévert qui décrit la voix de Piaf, qui dit ce qu’il voit et entend dans cette « bouche oraculaire », comme dira Cocteau, c’est bien l’auteur, ou du moins son écrit, qui se saisit du monde et des objets.

28La chanson traditionnelle donne aussi du sens au monde. Par définition, toute chanson traditionnelle est indatable. Ces chansons sont transformées à chaque génération (par la transmission orale) qui intervient de nouveau sur texte et musique ; il n’existe par conséquent pas de « Urtext ». Néanmoins, pour celle qui nous intéresse ici, on voit que c’est une chanson ancienne qui a dû émerger dans sa première forme au xve ou au xvie siècle : Renaud, tueur de femmes. Elle met en scène un fantasme et surtout un dénouement fantasmatique intéressant.

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Renaud a de si grands appas
Qu’il a charmé la fille au roi.
L’a bien emmenée à sept lieues
Sans qu’il lui dît un mot ou deux.
 
Quand sont venus à mi-chemin :
« Mon Dieu, Renaud, que j’ai grand faim ! »
« Mangez, la belle, votre main,
Car plus ne mangerez de pain. »
 
Quand sont au bord du bois :
« Mon Dieu, Renaud, que j’ai grand soif ! »
« Buvez, la belle, votre sang,
Car plus ne boirez de vin blanc.
 
Il y a là-bas un vivier,
Où treize dames sont noyées ;
Treize dames y sont noyées,
La quatorzième vous serez. »
 
Quand sont venus près du vivier,
Lui dit de se déshabiller ;
« N’est pas affaire aux chevaliers,
De voir dames se déshabiller.
 
Mets ton épée dessous tes pieds
Et ton manteau devant ton nez. »
Mit son épée dessous ses pieds
Et son manteau devant son nez.
 
La belle l’a pris, embrassé,
Dans le vivier elle l’a jeté :
« Venez anguilles, venez poissons,
Manger la chair de ce larron. »
 
Renaud voulut se rattraper
À une branche de laurier ;
La belle tire son épée,
Coupe la branche de laurier.
 
« Belle, prêtez-moi votre main,
Je vous épouserai demain ! »
« Va-t’en, Renaud, va-t’en au fond,
Épouser les dames qui y sont ! »
 
« Belle, que diront vos parents
Quand vous verront sans votre amant ? »
« Leur dirai que j’ai fait de toi
Ce que voulais faire de moi. »
 
« Belle, donnez-moi votre main blanche,
Je vous épouserai dimanche. »
« Épouse, Renaud, épouse, poisson,
Les treize dames qui sont au fond. »
 
(traditionnel anonyme, dans Henri Davenson [Henri-Irénée Marrou], [1re éd. 1944], Le livre des chansons ou Introduction à la chanson populaire française, Neuchâtel et Paris [1re éd. Neuchâtel], éd. de la Baconnière et Le Seuil, 1977)

30Il y a bien là quelque chose qui se noue dans la chanson, quelle que soit l’interprétation de tel chanteur ou telle chanteuse. On voit bien qu’on élabore quelque chose, que la chanson traditionnelle met en narration violence, désir, culpabilité, castration.

31Pour la chanson d’auteur, pendant plus de quatre siècles, la façon majoritaire d’écrire des textes de chansons est de faire sonner des « timbres », c’est-à-dire des airs que tout le monde connaît, airs connus de chansons, d’opéra ou de pièces instrumentales, sur lesquels sont écrites de nouvelles paroles. Ainsi, de nombreuses chansons très connues prennent des textes différents au fil des années. Par exemple, un grand succès comme LaMarseillaise, qui émerge à la fin du xviiie siècle, connaîtra au moins deux cents versions ou parodies (non moqueuses) différentes – ce qui était appelé au xvie siècle la « contrafacture » et qu’on appelle ensuite « écriture sur timbre ». Au xixe siècle, tous les chansonniers – Pierre-Jean de Béranger et les auteurs des divers avatars du Caveau – vont écrire avec ce procédé.

32Par exemple, sur un air de comédie, Les visitandines, de 1792, ont pour argument l’intrusion dans un couvent d’un jeune homme déguisé en novice, désireux de détourner son amoureuse qui a pris le voile à la suite de l’infidélité du jeune homme. Ils vont mettre le couvent sens dessus dessous, ce qui permet de révéler le désir des nonnes, et notamment celui de la sœur tourière, qui est l’une des plus vieilles du couvent. Le jeune homme la fait parler ; elle révèle alors qu’elle a aimé un garçon à 15 ans, et dit au refrain : « Daignez m’épargner le reste. » Sur l’air de cette chanson devenue un succès, de nombreux chansonniers vont écrire des chansons : le premier est sans doute le Chevalier de Piis, qui écrit une chanson sérieuse, politique et très belle, célébrant la première abolition de l’esclavage (1794) : La liberté des nègres.

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Le saviez-vous Républicains,
Quel sort était celui du nègre ?
Qu’à son rang parmi les humains
Un sage décret réintègre
Il était esclave en naissant,
Puni de mort pour un seul geste.
On vendait jusqu’à son enfant.
Le sucre était teint de son sang…
Daignez m’épargner tout le reste. (bis)
 
(P : Pierre Augustin de Piis / sur l’air de : Daignez m’épargner le reste, François de Devienne, 1794, La liberté des nègres)

34La chanson, très longue, finit par le vers :

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La couleur tombe et l’homme reste. (bis)

36Chanson antiraciste, inspirée par un esprit de la Révolution préparé par la « Société des Amis des Noirs ».

37Un autre chansonnier important, Béranger, va choisir ce timbre, qui apparaît dans La clé du Caveau (recueil qui rend disponibles les timbres, un outil proposant toute une réserve d’airs sur lesquels on peut écrire de nombreux textes) sous deux entrées : Daignez m’épargner le reste (qui est le vers de refrain intégré) ou Dans cette maison à quinze ans (l’incipit du second couplet d’aveu de la sœur tourière). Sur cet air-là, Béranger écrit vers 1830 une chanson-historiette (chanson relatant la vie d’un personnage de sa jeunesse à sa vieillesse ou de sa naissance à sa mort), Les cinq étages, qui décrit un destin de femme, avec ses revers de fortune à mesure qu’elle déménage d’un étage à l’étage supérieur d’un même immeuble. Elle naît fille de concierge au rez-de-chaussée et va finir sa vie dans une chambre de bonne au cinquième étage, après avoir connu entretemps des positions sociales plus élevées.

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39Pour l’interprétation, la voix, le corps, la tenue (noire ou non) ne suffisent pas toujours : il faut parfois un accessoire. Là c’est un foulard ou une écharpe. Ici nous avons un escalier :

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Dans la soupente du portier
Je naquis au rez-de-chaussée.
Par tous les laquais du quartier,
À quinze ans, je fus pourchassée.
Mais bientôt un jeune seigneur
M’enlève à leur doux caquetage.
Ma vertu me vaut cet honneur,
Et je monte au premier étage. (bis)
 
Là, dans un riche appartement,
Mes mains deviennent des plus blanches ;
Grâce à l’or de mon jeune amant,
Là, tous mes jours sont des dimanches ;
Mais, par trop d’amour emporté,
Il meurt. Ah ! pour moi quel veuvage !
Mes pleurs respectent ma beauté,
Et je monte au deuxième étage. (bis)
 
Là, je trompe un vieux duc et pair
Dont le neveu touche mon âme :
Ils ont d’un feu payé bien cher,
L’un la cendre, et l’autre la flamme.
Vient un danseur : nouveaux amours ;
La noblesse alors déménage.
Mon miroir me sourit toujours,
Et je monte au troisième étage. (bis)
 
Là, je plume un bon gros Anglais,
Qui me croit veuve et baronne ;
Puis deux financiers vieux et laids ;
Même un prélat, Dieu me pardonne !
Mais un escroc que je chéris
Me vole en parlant mariage.
Je perds tout ; j’ai des cheveux gris,
Et je monte encore un étage. (bis)
 
Au quatrième, autre métier,
Des nièces me sont nécessaires ;
Nous scandalisons le quartier,
Nous nous moquons des commissaires.
Mangeant mon pain à la vapeur,
Des plaisirs je fais le ménage.
Trop vieille, enfin, je leur fais peur,
Et je monte au cinquième étage. (bis)
 
Dans la mansarde me voilà,
Me voilà pauvre balayeuse.
Seule et sans feu, je finis là
Ma vie au printemps si joyeuse.
Je conte à mes voisins surpris
Ma fortune à différents âges,
Et j’en trouve encor les débris
En balayant les cinq étages. (bis)
 
(Pierre-Jean de Béranger, 1876, Œuvres complètes, t. VIII, Paris, Garnier, p. 233-234)

41Yvette Guilbert chantera une autre histoire d’immeuble, L’hôtel du numéro 3. La célèbre diseuse – cela a été maintes fois commenté – avait pour spectateur assidu un étudiant du professeur Charcot : Sigmund Freud, qui se rendait beaucoup au café-concert, cette « antichambre du bordel » qui ne pouvait que l’intéresser. Yvette Guilbert est flattée de l’intérêt que lui porte ce jeune docteur dont on parle de plus en plus. Elle lui demande son interprétation de ce qu’il se passe lorsqu’elle est en scène. Il prend la métaphore d’un immeuble pour lui répondre.

42Il la compare à un hôtel dont toutes les chambres sont habitées par des personnages différents, hommes ou femmes. Il lui dit qu’elle est tout cela successivement, qu’elle est comme habitée par une foule de personnages distincts qui surgissent au fil d’une chanson. Elle prend mal cette interprétation, comme elle a très mal pris les portraits que Toulouse-Lautrec a faits d’elle. Lorsque celui-ci lui montre ses dessins en vue d’une affiche, elle l’humilie en faisant référence à sa difformité et son infirmité, et s’écrie : « Petit monstre, vous avez fait une horreur ! » et refuse que son dessin devienne l’affiche de son spectacle. Elle réagit un peu de la même façon avec Freud, se vexe et réplique, un peu plus poliment qu’avec le peintre, qu’il s’agit d’une question d’art et pas du tout d’être hantée. Malgré cette incompréhension, ils entretiennent une amitié épistolaire, et chaque fois que Freud revient à Paris, il en avertit la grande chanteuse et lui rend visite.

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44Yvette Guilbert travaille un peu à choquer : à une époque où les rondeurs féminines forment un canon de beauté qu’on expose volontiers sur les scènes des cafés-concerts, elle se présente assez maigre, habillée de vert (couleur interdite au théâtre par la superstition) et les cheveux passés au henné très roux (telle une sorcière).

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46Jean Lorrain décrit dans une de ses chroniques l’entrée en scène de la diseuse ; il écrit que son visage – maquillé de blanc avec des yeux charbonneux et avec un mince trait rouge comme une coupure à la place des lèvres –

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a l’endiablé attrait d’une jeune et souriante tête de mort : c’est très piquant, très macabre et très moderne. Le charme opère en moi.
(Jean Lorrain, « Croquis parisien », Le courrier français, 14 septembre 1890)

48Voici L’hôtel du numéro 3 de Léon Xanrof, un des auteurs du Chat noir, le premier cabaret du monde, qui naît à Paris en 1881 et qui invente une forme de représentation de chansons qui va s’exporter partout et va connaître plusieurs résurgences, même en France, dans les années 1920 et 1930, ou dans les années 1950 avec Saint-Germain-des-Prés.

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50Le Chat noir était un club à l’anglaise, exclusivement masculin. Yvette Guilbert s’y produira une seule fois, et ce fut un événement.

51[OH interprète la chanson suivante]

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J’habite près d’l’École de méd’cine
Au premier tout comme un bourgeois
Un’ demeure magnifique divine
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
Il y a, pour que tous aient leurs aises,
Des lits d’fer et des lits en bois
Et de tout’s sortes de punaises
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
Les draps sont grands comm’ des serviettes
Il n’y a qu’un seul modèl’, je crois
Et c’est l’chien qui lav’ les assiettes
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
Notre potag’ roul’ dans ses vagues
Tant de cheveux que chaque mois
Les clients s’en font fair’ des bagues
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
On y soign’ parfait’ment votr’ chambre,
On la balaie mêm’ quelquefois
Mais ça n’sent ni l’Lubin ni l’ambre
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
Une grand’ fraternité règne,
Les voisins y sont très courtois
Et nous avons tous le mêm’ peigne
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
La maison s’rait des plus tranquilles
Si l’on ne jouait pas du hautbois,
Du cor et d’un tas d’ustensiles
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
La bonn’ n’est pas une très bell’ fille,
Mais nous n’songeons pas au minois,
On lui fait l’amour en famille
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
Comme c’est pas d’l’or qu’notr’ bours’ renferme
Et qu’nous somm’s souvent aux abois,
Y a plus personn’ la veille du terme
À l’Hôtel du numéro trois (bis)
 
(P : Léon Xanrof [1887] / M : Yvette Guilbert, éd. Fortin)

53Dans cette façon de saisir ce répertoire un peu scatologique, évoquant des choses un peu répugnantes, qui sont autant d’endroits de jouissance, Guilbert se présentera dans ses mémoires comme censeur de son temps. Elle raconte a posteriori que si elle a chanté ce type de chansons, c’était pour stigmatiser les vices de son public, pour les dénoncer. C’est assez ambigu et évidemment ambivalent ; c’est ce qui fait sans doute son grand succès. Son répertoire n’est pas très différent de celui d’autres chanteuses ou diseuses de l’époque, surtout au début, qui les chantent sur le mode de l’entertainement, avec de jolies voix, en dansant, en aguichant le public. Elle tranche effectivement avec cette façon très complaisante de porter ces chansons salaces ou excitantes ; elle joue un jeu de censeur. C’est un jeu : elle incarne la « Diseuse fin de siècle » (elle est réellement la chanteuse la plus célèbre à Paris au tournant de 1900), grâce à une certaine distance qu’elle établit dans ses interprétations en scène, par rapport à ce monde du café-concert qui va bientôt amorcer son déclin.

54SH

55Une grande confusion circule à propos de la chanson : on dit que la France est le pays de la « chanson à texte ». En fait, ce que chantent Yvette Guilbert, Piaf ou Barbara, ce sont des paroles. On dit « paroles et musique » : cette charge d’oralité puissante chez Yvette Guilbert la place dans un lignage allant aujourd’hui jusqu’aux rappeurs, en passant par Marianne Oswald. C’est pour cette chanteuse-ci, qui avait subi une opération ayant endommagé ses cordes vocales, que Cocteau avait écrit des « chansons parlées », comprenant Anna la bonne sur le terrible fait divers que fut l’assassinat commis par les sœurs Papin, sur lequel Jacques Lacan écrivit un article qui inspira Cocteau. C’est en entendant Marianne Oswald dire Anna la bonne que Jean Genet eut l’idée de sa pièce Les bonnes.

56Barbara, à sa manière, est également une diseuse. Par rapport à d’autres auteurs-compositeurs-interprètes, Barbara a écrit assez peu de chansons (environ quatre-vingts). En outre, elle dit elle-même qu’elle ne sait pas inventer, qu’elle ne peut parler dans ses chansons que d’elle et de ce qu’elle a vécu. Lors d’un de nos cours, une jeune artiste travaillait Nantes. Cette chanson parle du « cœur chagrin » de la narratrice, met en scène son père mort, etc. Assez tôt dans la chanson se trouve le vers : « Donne-moi la main » ; et presque à la fin : « Voilà tu la connais l’histoire ». Je dis à cette jeune fille qu’il faut qu’elle connaisse un peu l’histoire de Barbara, qui a raconté dans ses mémoires posthumes que sa famille, juive, avait été dénoncée pendant l’Occupation et qu’à la même période elle était régulièrement violée par son père. La jeune fille à qui je venais de raconter cela dit simplement : « Je me doutais bien de quelque chose. » Il est possible que le succès de Barbara tienne aussi à cela : on se doute de quelque chose. Ce n’est pas dit explicitement, mais quelque chose passe. L’interprète est quelqu’un qui recrée, revisite (avec un côté parfois un peu fantomatique).

57OH

58Or la chanson, par son aspect musical, parle au corps, contrairement à ce que donnerait à penser l’expression « chanson à texte ». Depuis des siècles, les chansons populaires se classent par types de danses et, partant, par rythmes. On retrouve la fonction ancestrale des chansons (faire danser) dans celles destinées aux « jeunes ». Edgar Morin, commentant et analysant l’épisode de la « Fête de la Nation » du 22 juin 1963, écrit dans Le monde deux semaines plus tard :

59

Les rassemblements twistés sont des cérémonies de communion où le twist apparaît comme le médium de l’intercommunion ; le rite qui permet aux jeunes d’exalter et adorer leur propre jeunesse. Une des significations du yé-yé est « nous sommes jeunes.

60Il continue plus loin :

61

Le yé-yé […] nous introduit dans un jeu pur.
(Edgar Morin, quotidien Le monde, 6 et 8 juillet 1963)

62SH

63Par exemple, Charles Trenet, qui représente la joie de vivre, le swing – Gainsbourg disait de Trenet : « Avant lui on bégayait » –, écrit et chante Je chante, chanson sautillante, à la musique enjouée. En fait, c’est l’histoire d’un clochard sympathique qui demande à manger et qui, à la fin, souffrant terriblement de la faim au commissariat où on l’a enfermé, se pend et meurt :

64

 
Ficelle
Tu m’as sauvé de la vie
Ficelle
Sois donc bénie !
Car grâce à toi j’ai rendu l’esprit
Je m’suis pendu cett’ nuit
Et depuis je chante
Je chante soir et matin
Je chante
Sur mon chemin
 
(P : Charles Trenet / M : Charles Trenet et Paul Misraki, 1937, éd. Raoul Breton)

65OH

66Ici, le swing vient enfouir le désespoir : on se situe entre refoulement et sublimation. Jean-Jacques Goldman interprète la chanson qu’il a écrite à la suite de la découverte d’un album de famille où figuraient des photos sous lesquelles sa propre mère avait écrit « déporté » ou « déportée », chanson intitulée Comme toi, qu’il adresse à sa fille de 7 ans, âge probable de la petite fille dont la photo se trouve dans l’album et qui lui ressemble. Goldman réécoutant sur le disque, plusieurs années après, sa propre interprétation de cette chanson devenue un tube que, semble-t-il, peu de gens décryptent, s’aperçoit qu’il la chante beaucoup trop haut, ce qui le force littéralement à crier. Semblable phénomène se retrouve dans la chanson Le petit train des Rita Mitsouko, détournement d’un succès d’André Claveau, qui débuta à 19 ans à Radio-Paris, organe majeur de la propagande nazie en zone occupée. Les paroles sont écrites par Catherine Ringer, dont le père, juif déporté survivant, avait connu durant sa déportation neuf camps nazis. Lorsqu’elle chante les passages évoquant clairement la déportation, la chanteuse chante dans un suraigu rendant les mots presque incompréhensibles à moins d’une attention très soutenue. L’œuvre est ici certainement une élaboration permettant de dépasser un passé angoissant ; l’interprétation chantée révèle autant qu’elle masque le sens des paroles pour l’auditeur et entrave son interprétation, sa quête de signification.

67SH

68« Je chante » de Charles Trenet a, juste après l’évocation de la mort du vagabond chantant, un vers intéressant :

69

 
Je hante
Les fermes et les châteaux
Un fantôme qui chante
On trouve ça rigolo [7]
 

70Il fait rimer « Je chante » et « Je hante ». On n’est plus au mot même, on est là à la lettre : une lettre disparaît et on accède à cette dimension de hantise du bon interprète, qui se laisse hanter, qui possède une qualité importante : la porosité.

71OH

72Il s’agit là d’une caractéristique nécessaire au travail de l’interprète – et du spectateur-auditeur qui est l’ultime interprète : la passibilité. Il y a en effet trois niveaux d’interprétation : celui de l’auteur et du compositeur, celui de l’interprète (la personne qui chante), et enfin celui du public.

73SH

74Le public qui va entendre ou ne pas entendre, qui va garder pour lui seul ou partager.

75OH

76La passibilité, entendue comme antonyme de l’impassibilité, est une aptitude de l’interprète.

77

Comment j’ai acquis la mimique du visage correspondante à mes textes ? En m’abandonnant toute, en étant transparente, avec loyauté, sincérité, comme un bon petit enfant. En ne cachant rien, en osant tout, en extériorisant les palpitations de mon cœur, les impressions de mes pudeurs, celles de mes nerfs, en ne rougissant pas d’être sensible, d’être naïve, d’être attendrie pour un rien...
(Y. Guilbert, op. cit., p. 41)

78Cette aptitude à la passibilité permet d’installer chez les spectateurs un état propice à la réception de l’œuvre.

79SH et OH

80En conclusion, nous pourrions tenter un rapprochement entre hystérie et scènes de chanson. D’une part, on peut noter quelque analogie entre somatisation et incarnation, avec cette grande différence que revendiquait Yvette Guilbert répondant à Freud – l’interprétation de chanson relève d’un art et non d’un symptôme. D’autre part, on peut observer les rapports qu’entretenaient durant la fin du xixe siècle les malades exposés par le professeur Charcot et les artistes de café-concert, notamment ceux qui remplissaient les emplois de « gambilleurs » et de « gommeuses épileptiques », voire leurs rapports aux spectateurs. Rae Beth Gordon repère dans le Journal des frères Goncourt (1860) la chronique d’une performance de gambilleur (chanteur qui danse de façon comique) :

81

Le but de cette gesticulation comique est donc de rendre le public « délirant » ou, comme le dit Richepin, « bouleversé, les nerfs tordus ». « [Le public] s’arrêta […]. On eût dit un troupeau d’hystériques soudainement hypnotisé. L’hystérie sur scène se transmet, ou simplement libère celle du public. »
Qu’il s’agisse là d’une traduction artistique de « la grande hystérie », c’est certain.
(Rae Beth Gordon, « Le Caf’ Conç’ et l’hystérie », revue Romantisme, n° 64, Raison, dérision, éd. Laforgue, p. 58)
L’hystérie soudain était partout.
Le prestige énorme qu’avait le caf’conç’ parmi les classes ouvrières – ces mêmes classes qui peuplaient la Salpêtrière et Charenton – nous oblige à nous demander si l’accroissement remarquable des cas d’hystérie entre 1860 et 1875 n’était pas dû en partie au délire mimétique qui caractérisait le café-concert.
(Id., p. 61)

82Les artistes de café-concert, s’inspirant des malades que Charcot montrait à ses étudiants comme au public, interprètent sommairement – c’est-à-dire donnent un sens à – leurs symptômes. L’effet produit (notamment le comique) permet d’évoquer des manifestations de la vie inconsciente, comme dans cette chanson de la première moitié de l’année 1914 (avant l’entrée en guerre), Piquée de la mouche, qui met en scène une gommeuse épileptique (artiste fantaisiste, à la fois chanteuse et danseuse) s’adressant directement aux spectateurs, au pompier de service, au souffleur et au chef d’orchestre :

83

 
Messieurs, messieurs, c’est effrayant
Comme ce soir pour vous j’ai l’cœur tendre
Je brûle, je suis comme un volcan
Accourez, je n’peux plus attendre !
Tout cela provient, c’est curieux,
D’la piqûre d’une tout’petit’mouche
Qui donn’ des désirs amoureux
Quand par hasard elle vous touche
[…]
J’ai l’feu dans l’sang
J’aurais besoin d’plusieurs amants
Ah !
 
Je suis piquée piquée
De la mouche cantharide
Dans l’corps j’ai comme un fluide
Qui me court… ah !
Je suis piquée piquée
Partout ça m’électrise
J’voudrais faire des bêtises
Qui veut m’donner d’l’amour ?
 

84On peut faire l’hypothèse que l’interprétation est un processus qui traverse l’auteur (le compositeur), le chanteur ou la chanteuse et le spectateur-auditeur et même circule entre eux, l’un ou l’une participant à donner du sens aux mots ou au comportement de l’autre (des autres). L’auteur de Piquée de la mouche interprète le désir des spectateurs devant la chanteuse-danseuse ; celle-ci donne du sens aux mots de l’auteur ; les spectateurs déchiffrent l’expression de la libido mise en scène à la fois par l’auteur et la gommeuse-interprète.

85Mais le chanteur ou la chanteuse réinterprétant une chanson peut plus précisément jouer un rôle de tiers venant séparer l’auditeur-spectateur (et notamment le fan) de l’image sonore d’un phonogramme fétiche ou d’un chanteur-idole, levant ainsi le voile sur ce que la première version de la chanson avait musicalement enfoui, comme dans les cas évoqués de Je chante, de Comme toi ou du Petit train. Une coupure ouvrant à l’ordre du symbolique et à la position de sujet.

86Il apparaît que la part de l’œuvre que l’artiste-interprète (comme on l’appelle dans le monde de la musique et de la chanson) a le plus à interpréter est bien le versant musical [8], non verbal, purement sensoriel de la chanson, quoique indissociable de son versant verbal. C’est cette part infra-, pré- ou non verbale des chansons qui constitue leurs composantes les plus obscures et les plus émouvantes, comme le montrent les chansons qui parlent de musique [9]. Padam padam, du répertoire de Piaf (dont les paroles ont été écrites par Henri Contet sur la mélodie préalablement composée par Norbert Glanzberg), met en scène une femme harcelée par un air qui lui rappelle obstinément un amour perdu, jusqu’à la folie. India Song, dont les paroles ici aussi ont été écrites par Marguerite Duras plusieurs mois après la mélodie de D’Alessio, chante, par la voix magnétique d’une actrice, Jeanne Moreau, le paradoxe d’une chanson dont la signification n’est justement pas dans les paroles :

87

 
Chanson
Toi qui ne veux rien dire
Toi qui me parles d’elle
Et toi qui me dis tout
Ô toi
Que nous dansions ensemble
Toi qui me parlais d’elle
D’elle qui te chantait
Toi qui me parles d’elle
De son nom oublié
De son corps, de mon corps
De cet amour-là
De cet amour mort […]
 
(P : Marguerite Duras / M : Carlos D’Alessio, Paris, Gallimard, 1975)


Date de mise en ligne : 03/04/2020

https://doi.org/10.3917/ess.044.0037

Notes

  • [1]
    Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, éd. Bernard Grasset, 1990, p. 29-32.
  • [2]
    Le 24 novembre 2019 a été créé au Grand Palais, dans le cadre de l’exposition Toulouse-Lautrec – résolument moderne, un spectacle multimédia mis en scène par Serge Hureau : LautreXperience(entresort forain), reprenant les chansons dont les « petits formats » avaient été illustrés par le peintre. Conception : Serge Hureau et Olivier Hussenet [pour Le Hall de la chanson], avec Maïa Foucault, Quentin Vernède et Olivier Hussenet (comédiens chanteurs), Thierry Piolé assisté de Nils Morin, Benoît Pergent (création vidéo), Jean Grison et Nils Morin (création lumières). À la reprise de cet entresort au Hall de la chanson le 30 novembre 2019, S. Hureau et O. Hussenet ont mis en scène un spectacle sur Yvette Guilbert : Yvette foraine (avec Maïa Foucault, Quentin Vernède, Cyrille Lehn au piano et aux arrangements, Nils Morin à la création lumière).
  • [3]
    Cicero Marcus Tullius, [55 av. J.-C.], L’orateur [De Oratore], éd. et trad. Albert Yon, 3 livres, Paris, Les Belles Lettres, 1964.
    Quintilianus Marcus Fabius, [ca 92], Institution oratoire[De institutione oratoria], trad. M. Nisard, 12 vol., Paris, éd. Firmin-Didot, 1875, 483 p.
  • [4]
    Au sens que donnent à cette notion les auteurs réunis dans l’ouvrage collectif Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (dir.), Revue Enquête n° 10, Théories ordinaires, éd. de l’EHESS, 2013, 208 p.
  • [5]
    C’est Louis Leplé qui suggère ce nom à la jeune Édith Gassion, le nom de scène « Môme Moineau » étant déjà pris.
  • [6]
    Terme qui désigne une répétition rapide pour corriger ou refaire quelques détails de mise en scène juste avant la représentation.
  • [7]
    Pour une analyse plus détaillée de cette chanson, cf. Serge Hureau et Olivier Hussenet, Ce qu’on entend dans les chansons. Des berceuses aux grands succès du répertoire français, Paris, Points, coll. « Le Goût des mots », 2016, p. 33-40.
  • [8]
    Cela rejoint ce que Lacan dit de l’importance de la modulation vocale dans l’interprétation, à propos de la poésie chinoise, comme l’a rappelé Patrick Valas dans une remarque incidente au début de cette conférence.
  • [9]
    Cf. sur ce point S. Hureau et O. Hussenet, op. cit., p. 161-170.

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