Essaim 2016/1 n° 36

Couverture de ESS_036

Article de revue

Dérober

Pages 97 à 104

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191. Lacan joue sur l’homophonie entre deux et deulx (ancienne conjugaison du verbe douloir utilisé dans la langue du xvie siècle par Ronsard et Du Bellay) pour associer cette question de la douleur au ravissement de deux, d’eux, ce couple qui danse sous les yeux de Lol, la troisième. Mais à quoi serait plus fondamentalement couplée, pour Lol V. Stein, cette pétrification de la souffrance ?
  • [2]
    M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Paris, Folio, 1981, p. 13.
  • [3]
    Ibid., p. 46-47.
  • [4]
    Ibid., p. 48.
  • [5]
    Ibid., p. 124.
  • [6]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », art. cit. : « Lol V. Stein, ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre tu te perds. On répond : O, bouche ouverte, que veux-je à faire trois bonds sur l’eau, hors-jeu de l’amour, où plongé-je ? »
    Cette forme du O peut aussi correspondre, dans une variante du jeu de la mourre à quatre, à la position de l’index sur le pouce, qui désigne ainsi la margelle d’un puits où peuvent tomber ciseaux et pierre. Le puits de la vérité peut aussi se révéler sans fond ! Écluser la vérité (sans cesse bieffée) suppose de passer d’écluses en écluses.
  • [7]
    J. Lacan, Les non-dupes errent, séance du 13 novembre 1973 : Lacan fait remarquer la convergence étymologique dérivée du latin entre error, aller çà et là, se fourvoyer par aberration et tromperie, et iterare, le voyage. Il souligne alors le paradoxe qui mettrait le cheminement (aller de l’avant) sous le signe de la répétition (iterum, reprendre, recommencer pour la seconde fois). Il n’est nullement assuré que cette réitération, cette reprise fasse renouvellement.
  • [8]
    M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 106.
  • [9]
    É. Porge, Le ravissement de Lacan, Toulouse, érès, 2015, p. 12.

Ravis

1 Qu’est-ce qui vous pousse, régulièrement, à revenir à ce texte de Marguerite Duras, à lire et relire Lol V. Stein, de la même façon qu’elle-même, dans ce roman, fait sans cesse retour sur cet événement énigmatique du bal, où elle fut laissée en plan par son amant, Michael Richardson, parti danser sur un simple regard avec cette autre femme, Anne-Marie Stretter ? Sans doute, un sens qui se dérobe, une interprétation qui échappe, fuit et nous fait perdre la raison d’un tel choc. Est-ce le cas pour elle, aussi, cette Lol que l’on dit folle… Mais folle de qui, de quoi ? Le leitmotiv insistant, lancinant qui se répète semble tourner autour de ce qui reste en souffrance de cette scène inaugurale, la question de la douleur[1]. Où est-elle, là, dans ce scénario ? Est exclu le mobile de la jalousie dans la mesure où c’est plutôt l’image du couple qui est en jeu : la danse est interrompue, ils partent, quittent la scène et par là même la séparent d’eux et d’elle-même dans un cri déchirant. Événement inouï où elle s’évanouit de tous ses sens. Elle ne semble pas abandonnée par son amant ravi par une autre femme, elle paraît perdre le ravissement, le regard sur cette danse où elle s’abandonnait éperdument. Fascination de Lol rivée, captée dans la contemplation de cette autre femme, volée, envolée d’elle-même. Dès lors, paye-t-elle, dans ladite folie de cet amour fou, un excès de souffrance (cet excès-danse) ou l’omission de sa douleur ? « On s’est trompé sur les raisons dit-elle, j’ai menti. » Et du reste, son amie Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein. Est-on si sûr que c’est la scène originaire ? N’y aurait-il pas là une survivance, une réminiscence d’autre chose ?

2

Il manquait déjà quelque chose à Lol pour être – elle dit : là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. […] Jamais elle n’avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille [2].

3 Ce serait plus profondément, dans le dépaysement d’elle-même qu’elle donnait à voir, la « région du sentiment » qui serait affectée. Les chances de souffrir se sont raréfiées de la même manière qu’est oubliée la vieille algèbre des peines d’amour. La mort de sa mère l’aurait laissée sans une larme mais cette indifférence fut mise sur le compte, justement ou injustement, d’un excès de souffrance précédent. Ce rapport au maternel est suggéré avec pudeur dans le mouvement de « travelling » inverse où l’on voit la fille d’Anne-Marie Stretter s’éloigner tandis que surgit la mère de Lol…

4 S’ensuit une période de glaciation, de vitrification (elle vit derrière les vitres) où elle cesse de parler et ne semble plus rien attendre. Y avait-il, dans ces moments de dérangement, de prostration, des signes de souffrance ? Mais qu’est-ce qu’une souffrance sans sujet ? Puis elle se marie, « sans l’avoir voulu et sans passer par la sauvagerie d’un choix », avec Jean Bedford, a trois enfants, se range, range à la perfection sa maison où tout paraît parfaitement en ordre. Pourtant, cette pétrification (serait-elle stein ?) n’est pas si étanche et si sûre que ça, elle laisse passer quelques fissures d’elle-même puisqu’elle s’adonne régulièrement à des promenades dans la ville de S. Thala. Dans cette déambulation, elle tente toujours de revenir vers ce bal qu’elle veut « emmurer », dont elle s’épuise à reconstituer, chaque jour, « l’éternité ».

5

En grillager les secondes dans une immobilité d’une extrême fragilité mais qui est pour elle d’une grâce infinie [3].
La naïveté d’une éventuelle douleur ou d’une tristesse quelconque s’en est détachée. Il ne reste de cette minute que son temps pur, d’une blancheur d’os.

6 Ici, la répétition porte sur la mise en scène imaginaire d’un fantasme (une fantaisie construite, fabriquée, qui marche pas à pas, produite dans le ressassement de l’image) où l’événement serait figé, fixé, dans une immobilité de temps et d’espace. Fantasme d’un blanchiment qui en suspendrait l’intensité. Comment pénétrer cet inconnu si le mot qui pourrait border ce « trop », en faire le tour, faire écho au trou de sa résonance, ne peut être trouvé (même si, le temps d’un éclair, Lol a cru à son existence) ?

7

Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. […] Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair [4].

8 Mine de rien, mine de ce « rien » (cette absence à l’investissement de son propre corps) qu’aucun vocable ne peut nommer, est contaminé, crevé le rapport à la chair du monde. Plus de marge où se poser, de plage où se reposer, il ne demeure plus que la peau écorchée, la carcasse de chiens crevés.

9 Au fur et à mesure du récit se précise ce qui est en jeu dans cet inachèvement de la scène du bal où aurait pu avoir lieu un arrêt sur image. Faute de ce « terme », ce qui serait dérobé à Lol résiderait dans le plan au ralenti, la lenteur de ce geste où, justement, il s’agit du sens littéral où s’enlève une robe. Ça se dé-robe. Le ravi se ment, le vrai serait anagrammatiquement ravi, sens dessus dessous.

10

Cet arrachement très ralenti de la robe d’Anne-Marie Stretter, cet anéantissement de velours de sa propre personne ? Lol n’a jamais réussi à le mener à terme.

11 Ce serait un anéantissement encore plus extrême d’elle-même, un remplacement par une autre femme dévêtue par son ex-amant, où « d’autres seins apparaîtraient blancs, sous un fourreau noir ». Image d’un négatif noir/blanc où, dans ce premier temps, le fantasme ne supplée pas à un défaut d’investissement spéculaire du corps mais accentue sa dissolution. Privée (laissée en suspens par interruption) d’une jouissance où elle pourrait, dans ce regard, se perdre à perte de vue, dans la jouissance d’un ravissement. Par la suite, à la faveur d’une phrase lancée à la cantonade par la femme d’un couple passant devant sa maison : « Morte peut-être », elle décide de les suivre vers l’hôtel où ils ont l’habitude de se rencontrer. Serait-elle vraiment défunte ou morte au désir, à la vie ? Elle qui suit plus qu’elle n’est, ne se voit que dans le regard des autres, décide d’allonger son corps dans un champ de seigle (il y avait déjà du blé autour du casino de T. Beach) et devant la chambre où se retrouvent les amants. Que va-t-elle retrouver d’une autre scène qui l’avait débordée ? Elle pourra regarder à la dérobée, regarder « de ses yeux d’eau morte et de vase mêlées » fixement, incognito (ergo sum) cette nouvelle version, plus resserrée, dans l’encadrement du tableau d’une fenêtre bornée comme une pierre. Scène d’autant plus étroite qu’elle est l’objet d’une troncature : le buste est coupé à la hauteur du ventre et elle ne voit que la fin de cette chevelure féminine. Cette femme est son amie Tatiana Karl, présente lors de ce fameux bal de T. Beach.

Élision

12 Lol V. Stein cherche à retrouver Tatiana Karl et l’invite à une soirée où est aussi présent Jacques Hold, son amant. Elle lui révèle sa présence dans le champ de seigle et dans le contrechamp de la fenêtre ; elle dit ce qu’elle entr’aperçoit de Tatiana. Jacques Hold répète cette phrase en faisant résonner toute son étrangeté, « nue sous ses cheveux noirs, nue, nue, cheveux noirs ». On dirait que, sous l’intensité de ces mots, aucun sens ne peut s’insinuer, que la représentation du nu est exténuée. Son évidence s’évide vertigineusement.

13

L’intensité de la phrase augmente tout à coup, l’air a claqué autour d’elle, la phrase éclate, elle crève le sens. […] La nudité de Tatiana déjà nue grandit dans une surexposition qui la prive davantage du moindre sens possible. Le vide est statue. Le socle est là : la phrase. Le vide est Tatiana nue sous ses cheveux noirs, le fait. Il se transforme, se prodigue, le fait ne contient plus le fait.

14 Le contraste du corps irradie en un noir et blanc qui colore l’instantané en négatif surexposé. Lequel équivaut à une sous-exposition qui fait vide le sens, qui fait le vide. Le fait tombe littéralement sous le sens, sans le sens. Ce deuxième temps du montage fantasmatique (cette fois-ci mis en acte) pouvait laisser supposer que Lol passerait à travers l’image corporelle de Tatiana, la zone pulsionnelle de ses seins (mise en jeu par un homme), pour reconstituer le cadrage de sa propre image spéculaire dérobée, lui donner une consistance érotisée qui lui aurait été ravie. Mais cette scène creuse encore plus vertigineusement sa mise en abyme. Il n’y a pas de réflexion dans le miroir mais jouissance dans la perte de tout reflet.

15

Il devait y avoir une heure que nous étions là tous les trois, qu’elle nous avait vus tour à tour apparaître dans l’encadrement de la fenêtre, ce miroir qui ne reflétait rien et devant lequel elle devait délicieusement ressentir soudain l’éviction de sa personne [5].

16 Le dérobement ne serait pas que cette image lui ait été ravie, il porterait plus radicalement sur le retrait de toute investiture corporelle et érogène. Elle voit bien maintenant ce qu’elle disait inachevé, inabouti, le geste d’un homme enlevant la robe d’une femme, la faisant nue, mais c’est la contenance de ce nu qui devient dénudée, dénuée de tout sens. Ce qui était inaccompli renvoie plus radicalement à l’absence de cette jeune fille à elle-même, l’incomplétude de sa présence. Volée, envolée d’une vie vivante, distraite à elle-même. Son appellation de Lol (qui lui soustrait le « a ») l’a dit d’une blancheur laiteuse ou comme de l’eau vous filant entre les doigts. Palindrome, il court d’avant en arrière, de son envers à son endroit. Lol se lit et se délie indifféremment du commencement à la fin, dans n’importe quel sens. Lol(a), elle, là ! Le prénom de Valérie s’écrit dans l’abréviation minimaliste d’une lettre et de son point. Point de suite à celle qui est dite inconséquente, qui ne sait pas qui est à sa place et qui souvent ne finit pas ses phrases, les laisse en suspens. Quant à son nom propre de Stein, il paraît la pétrifier de tout son être ! Hors-je. Au jeu de la mourre [6], on ne peut jamais vraiment se fier à ce qui l’emporte entre ces différents états de Lol, dont on ne sait jamais, en outre, si elle les trompe, nous trompe, si elle ment vraiment à propos de cet événement. Qu’est-ce qu’enveloppent vraiment les feuillets de l’écriture de Marguerite Duras ? Qu’est-ce qui échappe encore entre les lignes ? La pierre peut aussi faire de multiples ricochets sur l’eau…

Condansation

17 Lors de la réception chez Lol V. Stein, on danse. Les couples permutent. Pendant que Jean Bedford, son mari, fait marcher le pick-up, Jacques Hold invite Lol à danser, tandis que Pierre Beugner, le mari de Tatiana, en fait de même avec sa femme. Lol dansera aussi avec Tatiana de la même manière que jadis elles dansaient, enfants, sous le préau vide de l’école. Les mouvements des pas sont tels qu’on ne peut entendre ce qui se dit. Lol confie à Jacques Hold qu’elle est déjà allée à T. Beach, faire un premier repérage, et qu’elle souhaite s’y déplacer de nouveau avec lui. Seule, ce fut un échec : elle est restée, en attente, dans la salle d’attente regardant la mer de T. Beach dans la glace. Pas plus qu’un pâle reflet du lieu de l’événement. Elle est obligée de retourner, rebrousser chemin. Jacques Hold se laisse aussi ravir par cette perspective, quelle que soit la vérité ou la tromperie dont il serait l’objet, au-delà d’y croire ou de ne pas y croire : serait-il un succédané de M. Richardson ? Quelle place pourrait-il prétendre prendre dans tout ça ?

18 Jacques Hold va se faire la dupe de cet itinéraire, soutenir Lol dans cette réitération (cette fois-ci avec lui) vers ce casino où a eu lieu l’événement. Ici, dans ce troisième temps, l’agencement du fantasme se répète, se décline autrement : la scène n’est pas déplacée, par procuration, sur un couple entrevu à travers le tableau d’une fenêtre, mais mise en acte par le déplacement sur le lieu même où, jadis, un autre couple dansa. Lol V. Stein, dans son nouveau voyage vers ce qui, pour elle, reste encore inachevé, avertit son accompagnateur de la contingence d’une telle occasion. Et Jacques Hold n’est pas dupe d’une possible erreur, de la précarité de la chose, comme s’il s’en faisait le chevalier errant ou plutôt itinérant [7] dans l’accompagnement de cette répétition. Voici ce qu’elle lui dit :

19

Si je croyais en vous comme les autres croient en Dieu, je pourrais vous demander pourquoi vous, à quoi ça rime ? Pourtant la plage était vide autant que si elle n’avait pas été finie par Dieu.

20 La garantie d’une croyance en un amour transparent, sans risque de substitutions prostitutives, serait du même ordre qu’une croyance en la certitude d’un Dieu. Il y a plutôt des plages d’incertitude qui évident tout ressentiment, de l’inachèvement qui renvoie plutôt à l’horizon d’une infinitude.

21

Quand elle parle, quand elle bouge, regarde ou se distrait, j’ai le sentiment d’avoir sous les yeux une façon personnelle et capitale de mentir. Pour nous cette femme ment sur T. Beach, sur S. Thala, sur cette soirée, pour moi, pour nous, elle mentira tout à l’heure sur notre rencontre, je prévois, elle ment sur elle, aussi [8].
Je désire comme un assoiffé boire le lait brumeux et insipide de la parole qui sort de Lol V. Stein, faire partie de la chose mentie par elle.

22 Lol, avec lui, refait en train le trajet lentement, très lentement. Elle se rappelle le blé mûr qu’il devait y avoir, là, près de la mer, aux alentours de ce casino municipal, situé au milieu d’une place aux lampadaires blancs, et

23

d’une blancheur de lait, immense oiseau posé, ses deux ailes régulières bordées de balustrades, sa terrasse surplombante […] sa blancheur toujours de lait, de neige, de sucre.

24 La couleur du lieu est encore prise dans la dominante du blanc, du blanchiment sans doute. En pénétrant à l’intérieur pour chercher la salle du bal, elle doit soulever de multiples rideaux pour trouver le bon endroit. Elle rit croyant trouver ici ce qu’elle devrait trouver mais qu’elle ne trouve pas. À chaque retombée de rideau, rideau après rideau, elle regarde Jacques Hold et rit beaucoup « parce que, ce n’est pas ça, il n’y a pas à dire, ce n’est pas ça ». C’est une gaieté imprévisible, irrésistible. Oui, quel serait ce « ça » qu’il faudrait trouver, revoir, retrouver ? Et si le rire ponctuait le fait que, décidément, aucune secondarité, aucune catharsis ne permet, de nouveau, de coïncider à ce qui a pu faire effraction, choc dans une fraction de seconde. Pourtant, ce rire jubilatoire, au-delà de toute nostalgie de reconstitution, ne durera pas. Lorsqu’un employé du casino soulève le rideau de la salle de bal enfin redécouverte, elle ne peut que crier, elle crie.

25 Le récit de Marguerite Duras livre le temps de cette répétition à travers ses variations fantasmatiques. En délivre-t-il, en guérit-il ? c’est une autre histoire… et c’est justement l’histoire de ce roman : errance de Lol qui, à l’occasion de promenades et dans ses fantaisies eidétiques, tente de « grillager » l’événement sans justement en trouver la grille de lecture ; mise en scène et en acte d’un fantasme autour du regard sur une fenêtre d’hôtel (déplacement de lieu) où un couple est là et où un homme va enlever la robe à une femme ; déplacement agi, là où ça a eu lieu… échec d’un retour seule vers la scène du bal ; insuccès réitéré même lorsqu’elle est accompagnée d’un autre homme. À la fin de cette « itinérance », est encore et toujours laissé en plan, n’est pas bordé ce qui aurait pu faire trou dans cet événement dit traumatique. L’écriture a étiré des bords autour de ce voilement.

Errotologie durassienne

26 En faisant résonner le néologisme proposé par Erik Porge dans son dernier livre [9] au regard de l’erreur et de l’érotique chez Marguerite Duras, on pourrait dire que l’écriture durassienne tente de nous décoller de tout ressentiment à l’égard des quiproquos, des méprises, des illusions, des malentendus, de toute la panoplie des semblants qui pourraient habiller le sentiment de l’amour. Coller à cette erreur, s’en pénétrer et s’en faire la dupe, nous dit ce chevalier servant que s’est fait, « servilement », Jacques Hold.

27

Au moment où mes mains se posent sur Lol, le souvenir d’un mort inconnu me revient : il va servir l’éternel Richardson, l’homme de T. Beach, on se mélangera à lui, pêle-mêle tout ça ne va faire qu’un, on ne va plus reconnaître qui de qui, ni avant, ni après, ni pendant, on va se perdre de vue, de nom.

28 Le désir se perd dans l’erreur, s’y perd, dans un au-delà de la tromperie ou du mensonge, peut-être le bord d’un réel au-delà de tout leurre. L’amour se dissout dans cette équivalence généralisée, cet oxymore de passion détachée où il peut changer de mains, de noms, d’erreur dans ses évolutions et ses révolutions…

29

Nous voici donc à T. Beach, Lol V. Stein et moi. Nous mangeons. D’autres déroulements auraient pu se produire, d’autres révolutions, entre d’autres gens à notre place, avec d’autres noms, des autres durées auraient pu avoir lieu, plus longues ou plus courtes, d’autres histoires d’oublis, de chute verticale dans l’oubli, d’accès foudroyants à d’autres mémoires, d’autres nuits longues, d’amour sans fin, que sais-je ? Ça ne m’intéresse pas, c’est Lol qui a raison.

30 Être là, tout simplement là, accueillant, disponible à la présence de l’événement, supposerait de s’être dégagé de toutes ces couches répétitives, d’être désencombré de leurs parasitages. Cette qualité du « présent », de présence à son évidence étrange, comme don, ouverture à toute donation, s’écarterait d’une absence dépersonnalisante, déréalisante. Elle ferait voir la connivence d’un impossible, résonner l’intervalle d’un décentrement.

31

Par des voies contraires, ils sont arrivés au même résultat que Lol V. Stein, eux, à force de faire, de dire, d’essayer, de se tromper, de s’en aller et de revenir, de mentir, de perdre, de gagner, d’avancer, de revenir encore, et elle, Lol, à force de rien.


Date de mise en ligne : 24/03/2016

https://doi.org/10.3917/ess.036.0097

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191. Lacan joue sur l’homophonie entre deux et deulx (ancienne conjugaison du verbe douloir utilisé dans la langue du xvie siècle par Ronsard et Du Bellay) pour associer cette question de la douleur au ravissement de deux, d’eux, ce couple qui danse sous les yeux de Lol, la troisième. Mais à quoi serait plus fondamentalement couplée, pour Lol V. Stein, cette pétrification de la souffrance ?
  • [2]
    M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Paris, Folio, 1981, p. 13.
  • [3]
    Ibid., p. 46-47.
  • [4]
    Ibid., p. 48.
  • [5]
    Ibid., p. 124.
  • [6]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », art. cit. : « Lol V. Stein, ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre tu te perds. On répond : O, bouche ouverte, que veux-je à faire trois bonds sur l’eau, hors-jeu de l’amour, où plongé-je ? »
    Cette forme du O peut aussi correspondre, dans une variante du jeu de la mourre à quatre, à la position de l’index sur le pouce, qui désigne ainsi la margelle d’un puits où peuvent tomber ciseaux et pierre. Le puits de la vérité peut aussi se révéler sans fond ! Écluser la vérité (sans cesse bieffée) suppose de passer d’écluses en écluses.
  • [7]
    J. Lacan, Les non-dupes errent, séance du 13 novembre 1973 : Lacan fait remarquer la convergence étymologique dérivée du latin entre error, aller çà et là, se fourvoyer par aberration et tromperie, et iterare, le voyage. Il souligne alors le paradoxe qui mettrait le cheminement (aller de l’avant) sous le signe de la répétition (iterum, reprendre, recommencer pour la seconde fois). Il n’est nullement assuré que cette réitération, cette reprise fasse renouvellement.
  • [8]
    M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 106.
  • [9]
    É. Porge, Le ravissement de Lacan, Toulouse, érès, 2015, p. 12.

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