Notes
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[1]
G.-H. Luquet, Les dessins d’un enfant, étude psychologique, Paris, Alcan, 1913, p. 248.
-
[2]
G.-H. Luquet, Le dessin enfantin (1927), Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1991, p. 128.
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[3]
Daniel Widlöcher, L’interprétation des dessins d’enfants, Bruxelles, Mardaga, 1998, p. 68.
-
[4]
G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, op. cit., p. 30-44.
-
[5]
P. Wallon, A. Cambier et D. Engelhart, Le dessin de l’enfant, Paris, Puf, 2001, p. 36.
-
[6]
J. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1968, p. 301.
-
[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (27 mai 1964), Paris, Le Seuil, coll. « Points » (collection de poche), 1973, p. 232.
-
[8]
Il est facile de faire l’expérience de « la cantonade » de la parole enfantine, simplement en écoutant des enfants qui parlent à des adultes dans une autre pièce ; ils ont un ton de déclamation ou de récitation qui donne l’impression qu’ils savent que nous les écoutons.
-
[9]
E. Porge, « Le transfert à la cantonade », Littoral, n° 18, Toulouse, érès, 1986, p. 10.
-
[10]
D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 72.
-
[11]
F. Dolto, L’enfant du miroir, Paris, Rivages, 1987, p. 37.
-
[12]
F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984, p. 28.
-
[13]
G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, op. cit., p. 39.
-
[14]
S. Freud, L’interprétation des rêves, tr. I. Meyerson, Paris, Puf, 1967, p. 263.
-
[15]
Ibid., p. 242.
-
[16]
Ibid., p. 291.
-
[17]
Laury est devenu dessinateur industriel et il travaille dans la construction automobile.
-
[18]
J. Lacan, « L’instance de la lettre », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 510.
-
[19]
S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 242.
-
[20]
P. Greig évoque les peintres aborigènes australiens, qui jettent leurs peintures après les avoir terminées, dans L’enfant et son dessin, naissance de l’art et de l’écriture, Toulouse, érès, 2000, p. 167.
-
[21]
S. Freud, Le petit Hans, tr. R. Lainé et J. Sainte-Cadiot, Paris, Puf, 2006, p. 31.
-
[22]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (27 mars 1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 264.
-
[23]
O. Isakower, « Contribution à la psychopathologie des phénomènes associés à l’endormissement », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, Paris, Gallimard, 1972, p. 197.
-
[24]
B. D. Lewin, « Le sommeil, la bouche et l’écran du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, op. cit.,p. 212.
-
[25]
D. Vasse, La grande menace, Paris, Le Seuil, 2004, p. 39.
-
[26]
S. Tisseron, « Traces-contacts, traces-mouvements et schèmes originels de pensée », dans S. Decobert et F. Sacco (sous la dir. de), Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant, Toulouse, érès, 1995, p. 117.
-
[27]
On pense à l’ouvrage de P. Bruno, Une psychanalyse, Du rébus au rebut, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2013.
-
[28]
G. Haag, « La constitution du fond dans l’expression plastique en psychanalyse de l’enfant », dans Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant, op. cit.,p. 85.
-
[29]
J. Lafont, Les dessins des enfants qui commencent à parler, Efedition, 2001.
-
[30]
S. Freud, « La dynamique du transfert », dans La technique psychanalytique, tr. A. Berman, Paris, Puf, 1972, p. 53.
-
[31]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (15 avril 1964), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1976, p. 146.
-
[32]
D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1971, p. 71.
-
[33]
J. Jedwab, « Le dessin et le symptôme », Cliniques méditerranéennes, n° 13-14, Marseille, 1987, p. 31.
-
[34]
S. Freud, « Remémoration, répétition, élaboration », dans La technique psychanalytique, op. cit., p. 115.
-
[35]
S. Ferenczi, Élasticité de la technique psychanalytique, dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Payot, 1982, p. 62.
-
[36]
M. Klein, Psychanalyse d’un enfant, tr. M. Davidovici, Paris, Tchou, 1973, p. 185.
-
[37]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (5 février 1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 164.
-
[38]
S. Ferenczi, Le rêve du nourrisson savant, dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Payot, 1974, p. 203.
-
[39]
Cette période d’âge de l’enfant correspond à l’égocentrisme intellectuel de Piaget.
-
[40]
D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Puf, 1969, p. 121.
-
[41]
H. Gardner, Gribouillages et dessins d’enfants, leur signification (Artful Scribbles : the Signifiances of Children Drawings), Bruxelles, Mardaga, 1997, p. 47.
-
[42]
Sélim a été tagueur à l’adolescence, puis artiste plasticien diplômé des Beaux-Arts, il est maintenant concepteur d’effets spéciaux pour le cinéma.
-
[43]
A. Cambier, Le dessin de l’enfant, op. cit., p. 48.
-
[44]
G. Haag, « Entre figure et fond : quelques aspects de la symbolique dans l’organisation du dessin de l’enfant de 2 à 6 ans », dans D. Anzieu et coll., Le dessin de l’enfant, op. cit., p. 149.
-
[45]
E. Porge, « Une phobie de la lettre, la dyslexie comme symptôme », Littoral, n° 7-8, Toulouse, érès, 1983, p. 167.
-
[46]
Le mot squiggle, inventé par Winnicott, est dérivé de scribble.
-
[47]
J. Allouch, « Le rêve à l’épreuve du griffonnage », Littoral, n° 29, Toulouse, érès, 1989, p. 21.
-
[48]
W. Kandinsky, Point et ligne sur plan, contribution à l’analyse des éléments de la peinture (1923), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991.
-
[49]
C. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1976, p. 690.
-
[50]
E. Pernoud, « “Dessiner à vide”, le mystère du gribouillage », dans L’invention du dessin d’enfant, Paris, Hazan, 2003, p. 88.
-
[51]
H. Michaux, « Essais d’enfants, dessins d’enfants », dans Déplacements, dégagements, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1985, p. 55-57.
-
[52]
C. Millet, François Arnal, Paris, Éditions du Cercle d’art, 1998.
-
[53]
R. Queneau et F. Arnal, La naissance du livre (1965), réédition, Paris, Marval, 1999.
-
[54]
S. Ferenczi, Confusion de langues entre les adultes et l’enfant, le langage de la tendresse et de la passion (1932), dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Payot, 1982, p. 125.
« L’intérêt pour les dessins d’enfants survivra-t-il à la mode ? »
1 Les dessins d’enfants ne sont plus vraiment à la mode, pourtant, les enfants aiment toujours autant dessiner, y compris dans les bureaux de psychanalystes. Mais la tendance actuelle est de privilégier le jeu et d’offrir aux enfants un certain nombre de jouets ainsi que du papier et des feutres ; aussi, le dessin se présente comme un jeu parmi d’autres. C’est pourquoi les jeunes psychanalystes sont souvent surpris quand un contrôleur leur demande d’apporter les dessins ; ils réalisent alors que ces dessins sont les traces de ce qu’il s’est passé au cours des séances et qu’ils présentifient l’enfant dans un lieu et un temps tiers. De plus, les dessins sont des messages, rédigés par l’enfant dans une écriture qui lui est particulière. Ils sont adressés à l’adulte psychanalyste mais surtout à l’enfant lui-même. La psychanalyse permet de les déchiffrer et de faire retour vers l’enfant pour qu’il comprenne le sens de ce qu’il a exprimé et la situation de contrôle a pour effet de souligner la fonction de ce retour.
Un système de signes employé par l’enfant qui dessine
2 En 1913, G.-H. Luquet, professeur de philosophie, publie une monographie sur les dessins de sa fille Simonne, puis il poursuit sa recherche sur les dessins d’enfants français, belges, californiens. Il décrit quatre époques des dessins dont deux s’opposent, le réalisme intellectuel (spécifique de l’enfant) et le réalisme visuel (dernière étape chez l’enfant, qui deviendra caractéristique du dessin de l’adulte). Entre ces deux manières de dessiner il y a « la même relation que pour les langues verbales entre divers idiomes [1] ». Le réalisme intellectuel (ou logique) fait « figurer en même temps que les détails de l’objet représenté leurs relations réciproques dans l’ensemble constitué par leur réunion [2] ». Cela veut dire que tous les détails sont figurés, ceux qui sont visibles, ceux qui ne le sont pas et les qualités abstraites qui s’y rattachent. Syntaxe enfantine où Luquet repère une logique s’inspirant de la théorie des ensembles. Cette syntaxe conjoint des éléments qui constituent un vocabulaire. Daniel Widlöcher dit : « Le réalisme intellectuel ne peut être interprété que comme un système d’écriture déterminé par les aptitudes motrices et le contrôle visuel [3]. »
3 Cette écriture qui va disparaître à l’adolescence est faite de signes qui participent de l’image, des icônes, des pictogrammes, elle est baroque, non tempérée, elle se déploie dans tout l’espace de la feuille ou tout autre support. Elle est mobile, dynamique, elle évolue tout le temps. Elle est liée à la parole, car même lorsqu’il est tout seul l’enfant nomme ce qu’il dessine. Luquet parle de cette nomination comme d’une interprétation [4]. Cette écriture est liée aussi à la gestuelle, car au départ le tracé est conséquence d’un geste. Elle se développe en suivant les étapes de la maîtrise du langage et de la motricité, pour finalement s’éteindre. Elle est complexe, doublement accompagnée d’amusement et de sérieux. C’est le jeu qui est déclencheur du dessin, puis le sérieux prend le dessus et l’enfant s’absorbe dans sa tâche (cf. le portrait de Jean Renoir dessinant, par son père Pierre Auguste en 1903). Quand il soliloque, l’enfant nomme ce qui naît de son crayon et il se raconte des histoires. Ce que l’on appelle réalisme est en fait de l’imagination, le dessin exprime ce que l’enfant croit qu’il existe, il vise moins à représenter qu’à signifier. Dans ce sens il permet l’expression de la vie intérieure.
4 Piaget a mis l’accent sur cette expression autocentrée et il a contesté la notion de réalisme enfantin en objectant qu’il découle d’une perception égocentrique, par l’incapacité cognitive de l’enfant de comprendre les relations réciproques. Il a nommé la période qui va de 2 à 7 ans l’égocentrisme intellectuel [5],où s’exprime l’activité représentative égocentrique [6].
5 Lacan a tourné en dérision la notion d’égocentrisme de Piaget: « Le discours égocentrique est une erreur de Piaget […] les enfants ne s’adressent pas à tel ou tel, ils parlent, si vous me permettez le mot, à la cantonade. Ce discours égocentrique c’est à bon entendeur salut. Nous retrouvons ici la constitution du sujet au champ de l’Autre [7]. » Erik Porge a précisé ce que signifie « parler à la cantonade », terme de la comédie italienne, quand une tirade est adressée à quelqu’un qui n’est pas sur la scène, en coulisse par exemple [8]. Erik Porge précise ainsi le rapport à l’Autre du discours de l’enfant : « Dans certains moments le message de l’enfant directement adressé à une personne implique que ce lieu tiers soit posé et soit une instance agissante afin que le message arrive à destination car ce lieu est celui de la destination véritable du message [9]. » Les moments particuliers dont il est question appartiennent à la séance de psychanalyse et il s’agit là du transfert. De plus, le lieu tiers peut être matérialisé par le contrôle ou encore personnifié par un personnage, tel Freud pour Hans (Erik Porge y fait référence).
6 Ce qui est dit à propos de la parole s’applique sans problème au dessin, qui est l’écriture particulière d’un message qui est une certaine forme de parole. En séance, ce message est adressé à l’enfant en même temps qu’au psychanalyste, dans la mesure où le dispositif psychanalytique implique ce lieu tiers, qui permet le retour à l’enfant de son propre message. On comprend que ce retour est ce qui fait interprétation, et qu’une analyse pourrait se dérouler sans interprétations du psychanalyste, c’est même ce que dit Winnicott à propos de ses consultations thérapeutiques : « Le moment clef est celui où l’enfant se surprend lui-même et non celui où je fais de brillantes interprétations [10]. » Françoise Dolto, pourtant célèbre pour ses interprétations fulgurantes, disait en contrôle qu’il n’était pas forcément utile d’intervenir quand on avait compris, parce que l’enfant l’avait exprimé et donc qu’il l’avait déjà compris. L’analyse des enfants qui dessinent peut se suffire d’un accompagnement du travail de l’inconscient enfantin.
Le dessin d’enfant comme formation de l’inconscient
7 Françoise Dolto déclara à J.-D. Nasio : « Un dessin c’est plus que l’équivalent d’un rêve, c’est en lui-même un rêve, ou si vous préférez un fantasme devenu vivant [11]. » Mais elle parle des dessins faits en analyse, qui sont spécifiques, et ne sont pas les mêmes que ceux exécutés à l’école pour la maîtresse ou à la maison pour faire plaisir, pour faire cadeau aux parents, ceux qu’on affiche aux murs. Les dessins faits en analyse sont pour Françoise Dolto des « témoignages de l’inconscient [12] », branchés sur le désir et l’image du corps ; elle précise que c’est « une communication muette, un dire pour soi, un dire à l’autre. En séance c’est une invite à la communication avec l’analyste ».
8 Outre le fantasme et le rêve, les dessins ont été assimilés aux autres formations de l’inconscient, mots d’esprit, lapsus, actes manqués. Par exemple, une petite fille dessine un carré, il est un peu déformé, elle dit que c’est un coussin puis elle change d’avis et dit que c’est une maison. G.-H. Luquet commente : « Il y a quelque chose de très voisin de ce qu’on peut appeler un calembour graphique qui consiste à réunir dans un même dessin des éléments qui donnent à l’ensemble des significations différentes [13]. » Le calembour qu’il évoque rappelle le mécanisme de la substitution dans la métaphore, mis en jeu dans le mot d’esprit. D. Widlöcher préfère parler de lapsus, puisque les dessins se modifient au fur et à mesure de leur exécution ; quand se produit une erreur, il y a correction, changement d’interprétation, complétée par l’ajout de nouveaux détails. Par exemple ce dessin de Laury, âgé de 4 ans, en 1985. Il venait de me raconter son voyage en voiture de Marseille à Paris.
L. : On a pris l’autoroute, c’était orange.
P. A. : Le feu était passé à l’orange ?
L. : Oui c’est ça. (Il prend un feutre orange et dessine le feu sur le côté droit. On dirait un bonhomme têtard.)
L. : Ça c’est la voiture. (Il dessine sur le côté gauche en violet la voiture en trois parties, capot, partie centrale et coffre, il ajoute des roues et des phares, on dirait une grosse dame qui se penche sur le côté, avec des seins et de gros yeux.)
L. : Ça c’est le ciel. (En haut des grands traits violets et au-dessous des traits roses.)
L. : Ça c’est Paris. (Au milieu une forme arrondie, non fermée, avec à l’intérieur un gribouillage, un enchevêtrement de traits fins et épais, une sorte d’échelle, des ronds.)
L. : Ça c’est la nuit. (En haut et à gauche un trait vertical traversant quatre boules noires, on dirait un boulier, des feux de circulation éteints. Au-dessous un petit trait horizontal surmontant un gribouillage qui représente de l’écriture, une signature peut-être. Puis il dessine un rond vert sur le feu orange.)
P. A. : Le feu est passé au vert ?
L. : Oui c’est ça. (Avec le feutre vert qu’il a gardé en main il trace un long gribouillage horizontal, encore une sorte d’écriture. Puis avec un feutre rouge une boule en haut du feu.)
P. A. : Le feu est passé au rouge ?
L. : Non, c’est pas ça, c’est la tête du monsieur.
P. A. : Le monsieur ? (Pas de réponse, il se lève et va appeler ses sœurs dans la salle d’attente.)
10 Trente ans après, en relisant ces notes je réalise à quel point j’ai induit le déroulement du dessin. Ma question « Le feu était passé à l’orange ? » a tout déclenché. Certes j’avais l’habitude de l’entendre me parler de ses préoccupations pour les bus, les voitures, la circulation, les trajets, mais j’aurais pu, tout aussi bien, voir qu’il avait mis en scène avec les couleurs un vrai petit film : ils avaient pris l’autoroute au matin dans une belle lumière orange, puis le ciel a pris les couleurs d’un crépuscule violet et rose et ils étaient arrivés à la nuit noire. J’aurais pu aussi tenter de questionner ce gribouillage archaïsant nommé par lui Paris. Mais ce qui retient mon attention aujourd’hui c’est qu’on y voit les mêmes mécanismes que ceux décrits par Freud dans le travail du rêve :
- le déplacement. Le dessin est comme le rêve autrement centré [14], le récit du voyage est déplacé sur ce feu orange – certes en réponse à mon intervention, mais il aurait pu me contredire comme il l’a fait à la fin ;
- la condensation [15]. Le feu de circulation est un bonhomme têtard et en plus il porte la tête du monsieur.
11 On repère également dans cette séquence les procédés décrits par Luquet : l’exemplarité (chaque objet est exemplaire du type commun), la transparence (qui laisse voir l’intérieur de l’objet, ici l’intérieur de cette forme nommée Paris), le rabattement (les roues et les phares sont disposés de part et d’autre de la voiture). Ces procédés évoquent ceux qui sont décrits par Freud dans le rêve et qui constituent Rüschischt auf Darstell barkeit, la « prise en considération de la figurabilité [16] »,que Lacan traduit par « égard aux moyens de la mise en scène ». Comme le rêve, le dessin est une mise en scène.
12 Ce dessin était orienté par le transfert, le mien d’abord, qui me fit intervenir en fonction de l’idée que je me faisais de Laury, le sien ensuite, dans la manière qu’il a eue de suivre mon induction. Le déroulement de cette séance fut cohérent avec les séances suivantes [17].
13 Les dessins d’enfants, comme les formations de l’inconscient, sont réglés par le jeu de la métonymie et de la métaphore, ce qui signifie que les signes qui les composent sont des lettres, comme dans le rêve. « Nous sommes dans l’écriture où même le prétendu “idéogramme” est une lettre [18] », dit Lacan à propos de la valeur de signifiant qu’ont les images du rêve, la signifiance du rêve. Les pictogrammes sont en fait des éléments de rébus, comme ceux du rêve. Les dessins d’enfants ne sont pas les dessins dont parlait Freud quand il disait : « Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin [19]. »
Le dessin d’enfant comme objet, le support et la surface
14 La nature matérielle du dessin, la feuille de papier couverte de tracés, joue elle aussi un rôle dans le transfert. Quel psychanalyste d’enfant ne s’est pas retrouvé confronté aux grandes crises de colère d’enfants qui ne veulent pas laisser leur dessin à la fin de la séance, malgré la règle énoncée au départ ? La violence des cris et des pleurs, l’imminence d’un scandale finissent par faire céder l’analyste. L’enfant part avec son dessin, que la plupart du temps, arrivé chez lui, il oublie dans un coin, ou jette ou bien chiffonne [20].
15 Le chiffonnage a fait parler de lui dans l’analyse de Hans. Son père lui avait dessiné une girafe à laquelle il avait ajouté un trait représentant le fait-pipi. Quelque temps après, Hans se réveille en pleine nuit et le lendemain raconte qu’il y avait une grande girafe et une petite girafe chiffonnée sur laquelle il s’était assis. Pour expliquer, il va chercher une feuille de papier et la roule en boule pour s’asseoir dessus [21].
16 Lacan s’est intéressé à ce moment de l’analyse de Hans. Il y voit un passage de l’imaginaire au symbolique : « Je vous ai signalé dans la Lettre volée le moment où il ne reste plus rien de la lettre que quelque chose que la reine a entre les mains et qu’il n’y a plus qu’à rouler en boule. C’est le même geste que Hans qui s’efforce de faire comprendre de quoi il s’agit dans la petite girafe. La petite girafe chiffonnée signifie quelque chose du même ordre que le dessin de la girafe que le père avait fait autrefois pour Hans [22]. » L’imaginaire est évacué, il reste le symbolique, mais reste ouverte la question du réel, car Lacan ne lui avait pas encore donné la place qu’il occupera plus tard, en particulier dans son rapport à la lettre.
17 Je voudrais relever le fait que Hans a été réveillé par un rêve où intervenait le chiffonnage, ce qui me fait associer avec un phénomène onirique où il est question d’écran et de surface. En 1937, une patiente d’Otto Isakower lui raconte un sentiment angoissant qui accompagne l’endormissement de façon répétitive : « J’éprouve une sensation bizarre au fond du palais […] vertige et malaise diffus, comme si j’étais couchée sur quelque chose de chiffonné, dans la bouche aussi j’éprouve la même sensation de quelque chose de chiffonné [23]. » Otto Isakower décrit ensuite d’autres phénomènes associés à la sensation buccale, qui surviennent à l’endormissement ou au réveil, des bruits lancinants, des boules qui écrasent, des contacts sableux dans le palais… Il les inclut dans ce qu’on nomme le phénomène d’Isakower,qu’il rattache à des fantasmes très archaïques mettant en jeu l’oralité et le danger représenté par l’objet oral, le sein, le lait. Certains sujets se souviennent de l’avoir éprouvé dans la petite enfance, d’autres le retrouvent quand ils ont de la fièvre, dans les auras épileptiques, les expériences de drogues hallucinogènes. L’intérêt de ce phénomène est qu’il sera réétudié par Bertram D. Lewin, qui le retrouve dans ce qu’il appelle l’écran du rêve, dans à peu près les mêmes circonstances de réveil ou d’endormissement, où apparaît un rêve vide, une vision blanche, un écran. Une patiente vient pour raconter un rêve et sur le divan celui-ci disparaît : « Voici qu’il s’est éloigné de moi, qu’il s’est enroulé et s’est éloigné, roulant, roulant comme un cylindre [24]. » L’écran du rêve s’enroule comme une feuille de papier, la feuille de papier où l’enfant dessine répète-t-elle l’écran du rêve ? C’est à rapprocher de dessins monochromes de certains enfants. Un exemple frappant en est donné par Denis Vasse, qui recevait un garçon qui dessinait avec un crayon blanc sur le papier blanc ; il était obligé de repasser au crayon noir sur le dessin blanc par transparence, en tenant la feuille sur une vitre [25], pour pouvoir le révéler.
18 Les traces appliquées par l’enfant avec des crayons sur ce support succèdent à des traces primitives où l’enfant découvre son pouvoir, quand il s’amuse à salir, quand il joue avec des aliments, la confiture sur la table, avec le caca sur le papier, et parfois sur les murs, en même temps qu’il découvre les empreintes de ses pieds sur le sable, de ses doigts sur le beurre ou sur de la pâte [26]. Il découvre le pouvoir expressif de ces traces. On passe de l’objet oral (l’écran, le support) à l’objet anal (les traces sur ce support), ensuite le dessin prend valeur phallique quand il se révèle si précieux que l’enfant ne peut s’en séparer comme si on le mutilait d’une partie de son corps, puis il le réduit au rang de déchet chiffonné et jeté. En outre, le dessin d’enfant se situe dans le champ du visible, donc de la pulsion scopique, il est sous le regard, il est donné à voir. Il dépasse donc le niveau pulsionnel, il est support de l’objet a [27].
19 Si l’on prend en compte l’importance du support, on réalise que le dessin d’enfant possède une fonction méconnue, celle de situer le sujet dans l’espace. Certaines conditions pathologiques en sont révélatrices. Geneviève Haag relève chez l’enfant psychotique le fait qu’à un certain moment il peut séparer le haut de la feuille qui symbolise le ciel et le bas qui symbolise la terre, il trace dans la feuille blanche qui est le fond les coordonnées d’un deuxième fond qui est comme encadré. Elle écrit : « La percée de ce second fond suppose une modification du sujet […] tout ceci se passe à un moment où la sphéricité du globe terrestre est proclamée et commence à être exploitée [28] ». Jeanne Lafont donne une interprétation plus convaincante : « Il est notable que le ciel est en haut dans les dessins d’enfants. Qu’est-ce que ça veut dire ? La limite de la feuille est comme la ligne d’horizon de la vision humaine, redoublement du bord de la feuille. Du coup le monde devient homothétique à une sphère et la feuille de papier est une portion de sphère, elle porte la découpe de la sphère [29]. » Le dessin organisé spatialement réalise une coupure, il parvient à produire une surface. Il donne à l’imaginaire du fantasme un cadre topologique, il réalise la coupure entre le sujet et l’objet a. Le passage de l’imaginaire au symbolique dont Lacan fait état à propos de la lettre chiffonnée de la reine et de la petite girafe de Hans s’éclaire de cette coupure.
Le dessin d’enfant et les résistances
20 Le refus catégorique et violent de laisser son dessin chez le psychanalyste est la forme la plus criante (et pleureuse) de la résistance en même temps qu’une manifestation du transfert : « C’est le transfert qui oppose au traitement la plus forte des résistances [30] », dit Freud en 1914, et Lacan précise : « Ce que Freud nous indique dès les premiers temps c’est que le transfert est essentiellement résistant, Übertragung-swiderstand. Le transfert est le moyen par où s’interrompt la communication de l’inconscient, par où l’inconscient se referme [31]. » Ici l’ouverture de l’inconscient c’est le dessin, parce qu’il est une formation de l’inconscient, un fantasme vivant ; la fermeture c’est quand le dessin terminé est réduit au rang d’objet. Mais il y a d’autres manifestations des résistances.
21 En matière d’analyse des enfants, la résistance se conjugue à deux, la résistance de l’enfant est couplée avec celle du psychanalyste. Winnicott en donne un exemple dans un passage étrange de son livre sur le jeu. Après avoir dit que le jeu est thérapeutique en soi, il ajoute : « Il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux “games” avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu [32] » (an attempt to forestall the frightening aspect of playing). C’est effrayant mais pour qui ? Pour le psychanalyste apparemment. Mais à cause de quoi ? Par le déchaînement diabolique de l’enfant livré à ses pulsions qui risque de tout casser ? Ou bien par la réminiscence de l’aspect effrayant des propres fantasmes infantiles du psychanalyste ?
22 L’avantage du dessin sur le jeu est qu’il permet à la fois d’exprimer les fantasmes les plus archaïques et de les mettre autant à distance que le font les « games ». Il met en scène des monstres, des extraterrestres, des vaisseaux spatiaux délirants, des planètes cabossées, des guerriers, des missiles, des explosions, des éruptions volcaniques recouvertes de gribouillages noirs ou rouges, des sorcières, des pieuvres, des monstres marins, des dragons, des animaux préhistoriques… Il fait surgir les mauvaises mères, les projections d’objets partiels, le pipi-caca, les introjections, le cannibalisme, le surmoi féroce, les copulations, les pénétrations obscènes. Mais le griffonnage peut se muer en passage à l’acte, l’enfant survolté par ses fantasmes peut frapper le papier avec le feutre, le trouer, le déchirer… il passe de l’imaginaire au réel. Le psychanalyste n’a plus de ressource compréhensive, plus d’interprétation possible, il n’a plus aucun autre moyen de réponse qu’une attitude surmoïque, une autorité exaspérée pour mettre fin à cette bacchanale. Pourtant, la décharge agressive sur le papier a presque toujours une valeur cathartique (si ce mot est encore recevable), l’enfant se venge de ses inhibitions, de ses contraintes. Comment la tolérer ?
23 Mais il y a une autre forme de résistance couplée, qui se situe sur le versant dépressif, très bien décrite par Jacques Jedwab : « 1. Du côté du psychanalyste, c’est l’ennui, la torpeur, le dégoût même devant un enfant qui dessine. Manifestations d’angoisse, donc de la proximité de l’objet a, l’objet cause du désir. Le dessin viendra le supporter sur différents versants : celui de la merde que l’on laisse tomber et qui laisse sa trace sur le papier et celui volatile du regard, cet objet que traque cet autre trieur de tas, le collectionneur de timbres ou de cartes postales sans valeur. 2. Du côté de l’enfant, c’est l’angoisse devant le regard de l’analyste, angoisse qui se formule dans l’injonction à ce qu’on ferme les yeux ou qu’on les cache [33]. » Cette version dépressive de la résistance est le lot quotidien des psychanalystes d’enfants. Du côté des enfants, il y a mille manières de résister, de traîner, de répéter sans cesse des dessins qui se figent, par exemple un rond avec des petits ronds à l’intérieur (« tiens, j’te fais une pizza »), un demi-rond sur un trait accompagné d’un laborieux remplissage de couleurs qui déborde la durée de la séance (« voilà un beau coucher de soleil »), l’hésitation (« j’sais pas quoi dessiner »),la tentative de copier n’importe quel modèle, le dessin sur le couvercle de la boîte des feutres par exemple. Tous les moyens sont bons pour fuir la situation présente (« les feutres ils marchent pas bien », « t’aurais pas une gomme ? une règle ? un crayon à papier ? »). La résistance se traduit dans le corps de l’enfant, il se crispe sur son feutre, colle son nez au dessin, glisse de son siège, n’arrête pas de faire tomber les objets et de perdre du temps pour les ramasser, il va aux toilettes et s’attarde en route.
24 La résistance du psychanalyste est en prise directe avec la résistance de l’enfant. Cependant il peut y avoir erreur. On peut confondre la résistance avec la résistance à la résistance : la Durcharbeitung (travail qui traverse, qui va jusqu’au bout, qui termine), en français perlaboration ou encore translaboration. C’est un temps de l’analyse auquel Freud attachait une grande importance, un temps où le travail inconscient pour vaincre les résistances se fait à bas bruit alors que le traitement donne l’impression de piétiner. « Cette perlaboration des résistances peut, pour l’analysé, constituer une tâche ardue et être pour le psychanalyste une épreuve de patience. De toutes les parties du travail analytique, elle est pourtant celle qui exerce sur les patients la plus grande influence modificatrice [34]. » Ferenczi accorde à cet aspect de la technique une place considérable, parce qu’elle est « la reconstitution patiente du mécanisme du symptôme [35] ». Melanie Klein(qui donne une traduction plus exacte en anglais : working through) en reconnaît la nécessité primordiale : « Nécessité de revenir sans cesse sur le même matériel en utilisant les nouveaux éléments au fur et à mesure qu’ils se présentent [36]. » Elle reconnaît du même coup elle aussi que l’interprétation ne suffit pas, l’interprétation n’a pas d’efficacité sans le travail de l’inconscient, par le sujet lui-même. Pour Lacan, la Durcharbeitung est un effet du surmoi : « C’est-à-dire que cette espèce de machin soi-disant extrait du complexe d’Œdipe ou encore la mère dévorante, ou de n’importe laquelle de ces balançoires, ça a pourtant un rapport avec ce côté épuisant, tannant, nécessaire, répété surtout, par quoi en analyse on arrive en effet, quelques fois, à un bout [37]. » Or en psychanalyse d’enfant ce bout a un rapport avec la guérison des symptômes, d’où la règle de patience extrême de l’analyste, attentif aux moindres détails de changement dans les dessins.
Gribouillages et sujet supposé savoir
25 En considérant la production enfantine, les savants et les artistes se rendent compte que l’enfant possède un savoir qu’ils ont perdu et qu’ils voudraient bien retrouver. Ils rejouent ainsi le mythe du rêve du nourrisson savant de Ferenczi qui se conclut par cette phrase : « Enfin n’oublions pas que bon nombre de connaissances sont effectivement familières à l’enfant, connaissances qui plus tard seront ensevelies par les forces du refoulement [38]. » Ce savoir situé dans la toute petite enfance est étroitement lié aux dessins. On pense en effet que les tout premiers tracés de l’enfant, ceux que Luquet nomme réalisme fortuit et que l’on appelle communément gribouillages, ont autant d’importance que les dessins des périodes qui suivent. Ils recèlent les fondements de l’écriture et de la peinture. Cette période débute entre 9 mois et 2 ans, elle dure environ deux ou trois ans et est extrêmement féconde [39]. Elle prend naissance dans la zone spatio-temporelle que Winnicott décrit comme espace de l’illusion (l’illusion de pouvoir accéder à la totalité de l’espace environnant, tout toucher, démonter, grimper, manipuler…) où se fondent l’espace transitionnel et ses objets : « Zone intermédiaire que l’on alloue à l’enfant et qui se situe entre la créativité primaire et la perception objective basée sur l’épreuve de réalité […] Si la mère est suffisamment bonne et suffisamment adaptée aux besoins de l’enfant celui-ci en tire l’illusion qu’il existe une réalité extérieure qui correspond à sa capacité personnelle de créer [40]. »
26 C’est dans cette capacité de créer que se développe cette intense activité graphique, qui va de pair avec une intense réceptivité de perception. En même temps que le babillage et les monologues nocturnes, les incursions linguistiques, l’invention de chansons, les cabrioles, la danse improvisée… les premiers tracés s’intègrent dans le jeu, le plaisir de découvrir, de manipuler, de créer. Le psychologue cognitiviste américain Howard Gardner décrit la période des gribouillages avec les mêmes mots que ceux que Winnicott [41] emploie pour décrire l’espace transitionnel. La prise de possession d’un instrument pour tracer (caillou pointu, bout de charbon, puis craie, crayon, pinceau) entraîne une débauche de traces laissées un peu partout, pas toujours aux bons endroits et pas toujours bien tolérées. Par exemple ce gribouillage exécuté en 1975 par Sélim, 1 an et demi, sur un exemplaire des Essais de psychanalyse de Melanie Klein [42] :
27 Les nombreuses études portant sur ces gribouillages mettent en évidence un « vocabulaire graphique appelé idéogrammes par certains, schéma ou pré-schéma par d’autres [43] ». Geneviève Haag décrit des balayages, pointillages, spirales, formes fermées, formes radiaires [44]. Ce sont des lettres, et c’est ici que l’on peut situer le lien entre le dessin et l’écriture : ces idéogrammes non figuratifs précèdent les pictogrammes du réalisme intellectuel et l’aspect véritable de rébus. Ils ont un rapport avec le versant idéographique de notre écriture, mis en évidence dans la dyslexie par Erik Porge [45]. En anglais, le gribouillage enfantin se dit scribble [46], qui à un phonème près sonne comme scribe. D’autre part, l’anglais marque bien la différence entre le gribouillage enfantin et le griffonnage de l’adulte, comme en témoigne ce commentaire de Jean Allouch d’un texte de Wittgenstein sur la mise à l’épreuve de l’interprétation du rêve sous la forme de « graffitis (scratches) qui composent dans leur ensemble un griffonnage (doodling) [47] ». (Wittgenstein compare la théorie freudienne du rêve comme écriture à des griffonnages sur lesquels on associe.)
28 Outre leur rapport avec la naissance de l’écriture, ces tracés sont considérés comme les éléments de base de la peinture, répertoriés en particulier par Wassily Kandinsky, qui a exposé des dessins d’enfants en même temps que ses tableaux dès 1908 à Moscou et en a publié dans l’Almanach du Blaue Reiter en même temps qu’il écrivait le traité de base de la peinture [48]. La plupart des peintres du XXe siècle se sont intéressés aux dessins d’enfants, les poètes aussi et cela même au siècle précédent. Baudelaire écrivait : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté [49]. » Certains se sont intéressés aux gribouillages, Emmanuel Pernoud parle du mystère du gribouillage [50], qui est celui de la création, un mystère qui n’est jamais dissipé. Un poème posthume d’Henri Michaux (dont je reprends ces extraits) semble avoir tout dit sur ce sujet :
« L’enfant à qui l’on fait tenir dans la main un morceau de craie
Va sur la feuille de papier tracer désordonnément des lignes encerclantes
Les unes presque sur les autres. Plein d’allant, il en fait, en refait, ne s’arrête plus.
…
En tournantes, tournantes lignes de larges cercles
Maladroits. Emmêlés. Incessamment repris
…
Un jour, un jour après beaucoup de jours, échappant
À la ronde bachique, une ligne incurvée ne fera pas le tour attendu
Voici qu’elle ralentit et va s’arrêter, une certaine ligne à l’enfant surpris
Ça lui dit quelque chose, le tient en suspens et le fait se retenir. Considérer
La trace linéaire laissée sur la feuille lui rappelle
Quelqu’un, la mère, ou le père l’homme déjà l’homme
Représentant tous les hommes, l’homme même [51]. »
30 L’enfant découvre qu’il est capable de recréer l’homme, comme Dieu créa Adam. La lecture qu’il fait de ces tracés redouble donc sa toute-puissance. Comme on peut le voir avec Henri Michaux, poète et peintre, ce sont surtout les artistes qui sont fascinés par le petit enfant qui dessine. Ils supposent à cet enfant un savoir sur l’origine de la création, vierge de toute influence culturelle, un savoir pur. Ce savoir, tout le monde semble d’accord pour reconnaître qu’il existe mais qu’il nous échappe, qu’il est perdu pour l’adulte. Nous pouvons analyser cette langue qui nous est devenue étrangère, nous pouvons la traduire, nous pouvons la copier, mais il reste une part inatteignable. C’est ce que démontre l’expérience de François Arnal [52], peintre contemporain (1923-2012), très intéressé par l’origine de la créativité [53]. Il avait appris en 1999 que je détenais une collection de dessins d’enfants (en fait un stock de dessins accumulés depuis trente ans en CMPP, anonymes, échappés de dossiers…). Je la lui cédai volontiers. Il sélectionna les gribouillages et en isola certains détails qu’il reproduisit agrandis, à la peinture blanche épaisse sur des planches de bois. Il ajouta à la peinture noire de fines lignes qui dessinaient ce que lui inspiraient les formes enfantines. Puis ses dessins prirent toute la place. Il en fit une exposition intitulée « Les enfants des Meeps », en 2000.
31 Voici un des tableaux :
32 La forme enfantine est placée sous des morceaux de tissu blancs séparés par de lignes verticales blanches. C’est une forme monstrueuse, une sorte de dragon chinois, mi-chenille mi-crustacé, avec des antennes-cornes, une queue ou une patte sous son corps, dirigée vers la forme dessinée par Arnal. Celle-ci, forme articulée, sorte de singe chinois, guerrier en armure, samouraï, extraterrestre, a un bras levé armé d’un fouet qui menace le monstre et un pied ou appendice pénien qui le pénètre, mais l’orifice du monstre semble une pince menaçante qui va mordre cet appendice. Étrange combinaison, ébauche de figuration et de narration d’un évènement traumatique. François Arnal avait finalement reconnu que quelque chose manquait, que quelque chose restait insaisissable. La dimension originelle de la créativité gardait pour lui son mystère. On pourrait trouver dans cet exemple une forme de la « confusion de langue entre les adultes et l’enfant [54] » sur un autre registre que la tendresse et la passion, une confusion d’écriture.
33 En somme, nous sommes obligés de veiller à reconnaître ces résistances, à les travailler et à en faire usage en quelque sorte, et d’analyser notre transfert sur l’enfant. La désaffection actuelle des psychanalystes envers les dessins est sans doute en rapport avec ces résistances. Reste la question de l’interprétation que je n’ai pas abordée de front, qui est nécessaire bien que souvent on puisse s’en passer. On peut penser qu’elle peut être à double tranchant, parfois intrusive et surtout difficile à manier, que le modèle de Melanie Klein est difficile à imiter et que c’est un facteur de découragement pour les psychanalystes. Une autre question est celle des enfants qui ne veulent pas dessiner, ils ne veulent pas y être contraints, Winnicott avait trouvé comme palliatif l’artifice du squiggle, mais il ne suffit pas et peut s’avérer difficile à exporter. Il s’agit la plupart du temps d’un symptôme et s’il arrive qu’il soit surmonté on peut considérer cela comme un progrès.
Notes
-
[1]
G.-H. Luquet, Les dessins d’un enfant, étude psychologique, Paris, Alcan, 1913, p. 248.
-
[2]
G.-H. Luquet, Le dessin enfantin (1927), Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1991, p. 128.
-
[3]
Daniel Widlöcher, L’interprétation des dessins d’enfants, Bruxelles, Mardaga, 1998, p. 68.
-
[4]
G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, op. cit., p. 30-44.
-
[5]
P. Wallon, A. Cambier et D. Engelhart, Le dessin de l’enfant, Paris, Puf, 2001, p. 36.
-
[6]
J. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1968, p. 301.
-
[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (27 mai 1964), Paris, Le Seuil, coll. « Points » (collection de poche), 1973, p. 232.
-
[8]
Il est facile de faire l’expérience de « la cantonade » de la parole enfantine, simplement en écoutant des enfants qui parlent à des adultes dans une autre pièce ; ils ont un ton de déclamation ou de récitation qui donne l’impression qu’ils savent que nous les écoutons.
-
[9]
E. Porge, « Le transfert à la cantonade », Littoral, n° 18, Toulouse, érès, 1986, p. 10.
-
[10]
D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 72.
-
[11]
F. Dolto, L’enfant du miroir, Paris, Rivages, 1987, p. 37.
-
[12]
F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984, p. 28.
-
[13]
G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, op. cit., p. 39.
-
[14]
S. Freud, L’interprétation des rêves, tr. I. Meyerson, Paris, Puf, 1967, p. 263.
-
[15]
Ibid., p. 242.
-
[16]
Ibid., p. 291.
-
[17]
Laury est devenu dessinateur industriel et il travaille dans la construction automobile.
-
[18]
J. Lacan, « L’instance de la lettre », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 510.
-
[19]
S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 242.
-
[20]
P. Greig évoque les peintres aborigènes australiens, qui jettent leurs peintures après les avoir terminées, dans L’enfant et son dessin, naissance de l’art et de l’écriture, Toulouse, érès, 2000, p. 167.
-
[21]
S. Freud, Le petit Hans, tr. R. Lainé et J. Sainte-Cadiot, Paris, Puf, 2006, p. 31.
-
[22]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (27 mars 1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 264.
-
[23]
O. Isakower, « Contribution à la psychopathologie des phénomènes associés à l’endormissement », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, Paris, Gallimard, 1972, p. 197.
-
[24]
B. D. Lewin, « Le sommeil, la bouche et l’écran du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, op. cit.,p. 212.
-
[25]
D. Vasse, La grande menace, Paris, Le Seuil, 2004, p. 39.
-
[26]
S. Tisseron, « Traces-contacts, traces-mouvements et schèmes originels de pensée », dans S. Decobert et F. Sacco (sous la dir. de), Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant, Toulouse, érès, 1995, p. 117.
-
[27]
On pense à l’ouvrage de P. Bruno, Une psychanalyse, Du rébus au rebut, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2013.
-
[28]
G. Haag, « La constitution du fond dans l’expression plastique en psychanalyse de l’enfant », dans Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant, op. cit.,p. 85.
-
[29]
J. Lafont, Les dessins des enfants qui commencent à parler, Efedition, 2001.
-
[30]
S. Freud, « La dynamique du transfert », dans La technique psychanalytique, tr. A. Berman, Paris, Puf, 1972, p. 53.
-
[31]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (15 avril 1964), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1976, p. 146.
-
[32]
D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1971, p. 71.
-
[33]
J. Jedwab, « Le dessin et le symptôme », Cliniques méditerranéennes, n° 13-14, Marseille, 1987, p. 31.
-
[34]
S. Freud, « Remémoration, répétition, élaboration », dans La technique psychanalytique, op. cit., p. 115.
-
[35]
S. Ferenczi, Élasticité de la technique psychanalytique, dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Payot, 1982, p. 62.
-
[36]
M. Klein, Psychanalyse d’un enfant, tr. M. Davidovici, Paris, Tchou, 1973, p. 185.
-
[37]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (5 février 1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 164.
-
[38]
S. Ferenczi, Le rêve du nourrisson savant, dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Payot, 1974, p. 203.
-
[39]
Cette période d’âge de l’enfant correspond à l’égocentrisme intellectuel de Piaget.
-
[40]
D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Puf, 1969, p. 121.
-
[41]
H. Gardner, Gribouillages et dessins d’enfants, leur signification (Artful Scribbles : the Signifiances of Children Drawings), Bruxelles, Mardaga, 1997, p. 47.
-
[42]
Sélim a été tagueur à l’adolescence, puis artiste plasticien diplômé des Beaux-Arts, il est maintenant concepteur d’effets spéciaux pour le cinéma.
-
[43]
A. Cambier, Le dessin de l’enfant, op. cit., p. 48.
-
[44]
G. Haag, « Entre figure et fond : quelques aspects de la symbolique dans l’organisation du dessin de l’enfant de 2 à 6 ans », dans D. Anzieu et coll., Le dessin de l’enfant, op. cit., p. 149.
-
[45]
E. Porge, « Une phobie de la lettre, la dyslexie comme symptôme », Littoral, n° 7-8, Toulouse, érès, 1983, p. 167.
-
[46]
Le mot squiggle, inventé par Winnicott, est dérivé de scribble.
-
[47]
J. Allouch, « Le rêve à l’épreuve du griffonnage », Littoral, n° 29, Toulouse, érès, 1989, p. 21.
-
[48]
W. Kandinsky, Point et ligne sur plan, contribution à l’analyse des éléments de la peinture (1923), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991.
-
[49]
C. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1976, p. 690.
-
[50]
E. Pernoud, « “Dessiner à vide”, le mystère du gribouillage », dans L’invention du dessin d’enfant, Paris, Hazan, 2003, p. 88.
-
[51]
H. Michaux, « Essais d’enfants, dessins d’enfants », dans Déplacements, dégagements, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1985, p. 55-57.
-
[52]
C. Millet, François Arnal, Paris, Éditions du Cercle d’art, 1998.
-
[53]
R. Queneau et F. Arnal, La naissance du livre (1965), réédition, Paris, Marval, 1999.
-
[54]
S. Ferenczi, Confusion de langues entre les adultes et l’enfant, le langage de la tendresse et de la passion (1932), dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Payot, 1982, p. 125.