Notes
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[1]
Repris dans O.C. de Georges Bataille, Paris, NRF, Gallimard, 1988, tome XII, p. 85-94.
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[2]
Dans Bataille ou la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992.
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[3]
Honoré Champion, Paris, 2011.
-
[4]
Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 30.
-
[5]
Ibid., p. 86.
-
[6]
Voir le Beckett et Dante de J.-P. Ferrini, Paris, Hermann, 2003.
-
[7]
Molloy, op. cit., p. 31.
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[8]
« L’existence » ici ne doit pas grand-chose, semble-t-il, à l’existentialisme sartrien. Il faut plutôt l’entendre comme un synonyme de la vie (sur fond de mort). Voir p. 93 : « L’existence que nous sommes », où être et existence ne sont pas nettement séparés. Faut-il ajouter cependant que, rendant la lecture des textes de Bataille à la fois facile et difficile, l’indistinct y ronge le distinct ?
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[9]
« En moi il y a toujours eu deux pitres, entre autres ».
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[10]
Watt, Paris, Minuit, 1969, p. 99. La formule resterait donc, en 1951, à inventer, si la rédaction de Watt, entre Murphy et Molloy, ne datait de 1941-1944 (première édition, anglaise, en 1953).
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[11]
Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Énonciation » du Dictionnaire Beckett déjà cité.
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[12]
Beckett corps à corps, Paris, Hermann, 2007.
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[13]
Molloy, op. cit., p. 113-122 : « C’étaient des cailloux mais moi j’appelle ça des pierres… Je les distribuais avec équité dans mes quatre poches et je les suçais à tour de rôle. Cela posait un problème que je résolus d’abord de la façon suivante… » Même inutile, même prétendument employé à des fins seulement infantiles (sucer des pierres), le savoir mathématique est d’un autre ordre que les autres. Et s’il est mis en œuvre, à petites doses il est vrai, dans presque tous les récits et textes de Beckett, n’est-ce pas pour la jouissance qu’il procure – la même que le M. Endon de Murphy trouvait dans le jeu d’échecs ?
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[14]
« On se raconte des histoires, il n’y a jamais eu d’histoires », écrit Beckett, dans L’Innommable (Paris, Minuit, 1953, p. 153), récit que Bataille avait peut-être lu, puisqu’il le dit « de même veine que Molloy ».
1Bataille et Beckett touchent d’assez près à la psychanalyse et ont été touchés par elle, quoique fort différemment, pour qu’on ne refuse pas à l’occasion d’évoquer la rencontre des deux écrivains. Or, il y en a eu une, ou quasiment, car Bataille a écrit sur Beckett un texte publié dans le numéro de février 1951 de la revue Critique [1] et intitulé « Le silence de Molloy ». Cet unique article eut néanmoins un écho assez considérable – et il en a gardé un aujourd’hui –, sans doute à cause du prestige dont jouissaient Bataille et « sa revue » dans cette après-guerre de littérature souvent trop « engagée ». Maurice Nadeau, par exemple, après un compte rendu paru dans Le Mercure de France de 1951 sous le titre fort approprié de « Samuel Beckett. L’humour et le néant », en écrivit un second, au début de 1952, pour Les temps modernes, sous le titre cette fois plutôt bataillien de « Samuel Beckett ou le droit au silence ». Il n’est donc pas étonnant que le texte ait fait l’objet de plusieurs commentaires, notamment dans des pages très éclairantes de Michel Surya [2], et tout récemment dans le Dictionnaire Beckett [3]. Ce n’est pourtant pas qu’on ne puisse rien y ajouter, car le point de vue est en gros celui de Bataille.
2Or Beckett et Molloy, qui se présentait alors (en 1951) comme un objet tout à fait extraordinaire, presque unheimlich, y sont-ils traités avec justice et justesse ? Nous ne le pensons pas. D’abord pour la raison qu’il n’y a pas à proprement parler de silence de Molloy ou de Beckett, car, pour ce qui est du « narrateur », Molloy, il écrit, c’est un fait, il est même supposé rédiger un rapport, mais son écrit est pour l’essentiel une parole, soliloque en première personne, discours qui se déploie obsessionnellement dans tout le récit. Le silence vaudrait-il alors comme métaphore de la solitude nue du personnage, de ses monologues sans interlocuteur ni adresse ? Les deux seuls « dialogues » du récit, presque schizophréniques, s’engagent en effet entre Molloy et des policiers qui lui demandent qui il est et ce qu’il fait là. « J’ai l’habitude de cette question, je la compris aussitôt. Je me repose dis-je. Vous vous reposez dit-il. Je me repose, dis-je. Voulez-vous répondre à ma question ? s’écria-t-il. […] Vos papiers, dit-il, je le sus un instant plus tard. Mais non, dis-je, mais non. Vos papiers, s’écria-t-il. Ah mes papiers. Or les seuls papiers que je porte sur moi, c’est un peu de papier journal, pour m’essuyer, vous comprenez, quand je vais à la garde-robe [4]. […]. »
3Ou bien, silence de Beckett ? Devrait-on alors reconnaître dans Molloy, comme le croit Bataille, ce silence si paradoxal de la vraie littérature, celle qui n’a que lui pour objet, objet paradoxal qui ne peut, par nécessité, que rester inaccessible à tout écrit, à toute parole ? Dans les catégories du non-savoir dont Bataille essaie justement d’élaborer la théorie à cette époque-là, cette aporie en somme féconde a joué un rôle important ; Beckett et son « silence » pouvaient, avec Blanchot, en fournir un exemple majeur.
4Pour situer l’un et l’autre, le romancier et son critique, disons que Bataille, romancier, théoricien et penseur, admirateur de Nietzsche, a cherché avec d’autres, dans l’écriture, la voie d’une nouvelle pensée, qui naîtrait du tissage entre littérature et philosophie. Beckett, lui, très peu théoricien, encore moins « parisien », certes grand lecteur de philosophes mais guère de Nietzsche, n’a pas cherché ce tissage ; plutôt la rencontre surprenante, presque involontaire, d’idées philosophiques, théologiques, de phrases qui surviennent dans une tête un peu folle, ennemie de toute synthèse, ruinée dès le départ par le « nonsense » qui l’habite. Cela dans un corps incapable de coordination, comme c’est le cas pour Molloy avec ses béquilles et ses handicaps – réels ou imaginaires, peu importe – faisant vers sa mère un chemin comique comme celui d’un clown, trébuchant comme celui d’un invalide, erratique comme celui d’un fou. Ce corps-là est certes bien éloigné du corps érotique de Bataille.
5On n’oubliera pourtant pas l’enthousiasme de celui-ci pour ce récit étonnant et bizarre qui exigeait alors du lecteur, et sans doute plus qu’aujourd’hui, une lecture qui fût, pour reprendre le mot de Bataille, une véritable « expérience ».
6« Ce que nous conte l’auteur de Molloy est si l’on veut la chose du monde la plus ouvertement insoutenable : il n’y a là qu’une fantaisie démesurée […]. Tout y est sordide sans doute, mais ce sordide est merveilleux ; ou plus précisément, Molloy, c’est le merveilleux sordide. » Voilà comment débute Le silence de Molloy, dans une rhétorique fort étrangère à Beckett, mais avec un remarquable sens de la formule, relevé par Surya, qui fait du « merveilleux sordide » l’écho ironique de la déclaration de Breton dans le Manifeste du surréalisme : « Il n’y a que le merveilleux qui soit beau. » Et même si les mots « merveilleux » et « sordide » ne semblent pas parfaitement appropriés à Molloy, c’est un fait qu’avec Bataille et Beckett s’amorce un renversement dans notre conception du beau comme idéal et objet de l’art. Mais par ailleurs, et c’est le paradoxe, ce personnage, « je l’ai et vous l’avez rencontré », figure anonyme que composaient l’inévitable beauté de ses haillons, l’atonie et l’indifférence du regard ; il était l’être (enfin) désemparé, l’entreprise, que nous sommes tous, à l’état d’épave. Et dans une note autobiographique, bien dans le style de son écriture critique, Bataille de rapporter deux rencontres, l’une ancienne, l’autre plus récente, avec de tels êtres.
7Or cette plongée dans ce qu’il appelle « la réalité » éloigne beaucoup de Molloy, dont le soliloque fantastique n’offre aux yeux rien qui ne soit d’abord rapporté par la voix du narrateur. Molloy n’est pas une figure, cette figure que Bataille essaie de cerner avec les mots forcément inadéquats d’épave, de misérable, ou de « vagabond ». Anonyme vraiment, innommable, Molloy [5] ? Est-il vraiment « ce que nous imaginons de plus anonyme… ce qui est là le fond de l’être… auquel nous ne pouvons pas donner de nom, indistinct, nécessaire et inévitable… silence (c’est Bataille qui souligne) ; en vérité innommable (mais innommable est encore un mot qui nous embrouille) » ? « Innommable », adjectif de Beckett lui-même, Bataille nous apprenant dans une note que Beckett est « l’auteur de deux romans français inédits, Malone meurt et L’Innommable, qui seraient de la même veine que Molloy », qualifié à cette occasion de livre d’une « authenticité et autorité extrêmes ». Sans doute les épisodes autobiographiques des deux rencontres nous portent-ils à humaniser Molloy, voire à nous identifier à lui. Mais il faut dire aussi que dans le roman de Beckett, le « personnage », à la différence des « êtres » déchus de Bataille, est peut-être déchu mais il n’est ni informe ni anonyme. Il a pour nom Molloy, et si ce nom propre, d’ailleurs irlandais, est sa seule identité, au moins en est-ce encore une, qui permettra à Moran, le narrateur de la seconde partie, de le chercher sinon de le trouver. Et il y a d’autres noms propres dans le récit, notamment celui de Moran, « anti-héros » de la seconde partie. Mais il faut aussi reconnaître que Moran peu à peu en vient à se confondre avec ce Molloy qu’il est censé poursuivre, et que, alors, la différence de nom ne suffit plus à le singulariser.
8S’ouvre alors dans l’article de Bataille une autre partie sous l’épigraphe du vers bien connu de Dante « Lasciate ogni speranza voi qu’entrate ». Intuition formidable pour un homme qui ignorait vraisemblablement l’intérêt de toujours porté par Beckett à la Divine Comédie [6]. Lâcher toute espérance, c’est en effet l’expérience de Molloy et pour finir de Moran.
9Puis, presque à la fin, patatras, voilà Molloy rejeté, Beckett plus ou moins traité de tricheur : « Mais dira-t-on : cette sordide extravagance n’importe guère, ces immenses fantasmagories sont lassantes, elles nous laissent strictement froids. » Et Bataille de poursuivre, tout autrement qu’il n’a commencé : « Cette horrible figure (c’est nous qui soulignons) se balançant douloureusement sur ses béquilles est la vérité dont nous sommes malades et réciproquement cette figure est en quelque sorte inévitablement cette inévitable fosse qui finira par attirer pour l’ensevelir cette parade de l’humanité. » Mais le principal reproche adressé à Molloy ou à son auteur (la distinction n’est pas faite, ni la distance humoristique envisagée) est d’avoir laissé imprudemment passer l’épisode et l’expression de « l’instant doré ». C’est au moment où Molloy est amené par un agent de police au commissariat que le personnage-narrateur dit : « Tout en avançant, de mon pas le meilleur, je me donnais à cet instant doré (c’est nous qui soulignons), comme si j’avais été un autre. C’était l’heure du repos […]. Les plus sages peut-être, allongés dans les squares ou assis devant leur porte en savouraient les langueurs finissantes […]. Y en avait-il un seul pour se mettre à ma place, pour sentir combien j’étais peu, à cette heure, celui dont j’avais l’air, et dans ce peu quelle puissance il y avait d’amarres tendues à péter […]. Oui, je tirais vers ce faux profond, aux fausses allures de gravité et de paix, je m’y élançais de tous mes vieux poisons [7]. » Ce n’est pas seulement que certaines phrases y soient un peu trop « flamboyantes » et nostalgiques – on n’en trouvera d’ailleurs plus guère de la sorte, même dans la bouche de Nell ou de Winnie ; mais c’est aussi et surtout que tous ces « vieux poisons » (ceux du bonheur) viennent prendre la place du réel fait d’horreur et de ravissement à quoi la littérature réduirait, selon Bataille « l’existence ou le monde [8] ». Autrement dit : il n’y a de littérature que d’angoisse. Mais l’angoisse est partout chez Beckett, plus que Bataille ne croit, et qu’après lui on ne l’a supposé, mais toujours sous le masque de l’ironie ou de l’humour.
10Il faut dire aussi que c’est beaucoup – ou très peu – donner à Molloy que d’en faire une « horrible figure », car par bien des côtés, c’est un clown, un « pitre [9] », qui souvent fait rire le lecteur presque à gorge déployée. On sait que ce fut le cas de l’éditeur, Jérôme Lindon, à la première lecture du manuscrit (crise de fou rire dans le métro, au scandale des voyageurs). Or ce comique-là, bizarrement, Bataille ne le perçoit pas, en tout cas n’en dit mot. Il parle certes d’ironie, mais brièvement, et c’est pour passer aussitôt aux phrases les plus funèbres, le plus funèbrement citées. Le comique et l’humour (il faut y ajouter le sarcasme) pouvaient-ils donc être aussi étrangers à Bataille ? Une telle surdité cependant étonne, quand tout ce qui précède « l’instant doré » : la progression de Molloy à bicyclette et son arrestation par l’agent de police, est d’une cocasserie vraiment désopilante. Certes Bataille reconnaît qu’il y aurait de la comédie dans cette œuvre, celle de la vanité de notre morale et de nos mœurs, mais Molloy, par manque d’humanité – Beckett parlera plus justement dans Watt de « perte d’espèce [10] » – n’en serait pas assez dépourvu, parce que celui qui dénonce est fatalement engagé lui-même dans des comédies humaines « tout aussi fallacieuses, (bien que) dans la naïveté de l’inconscience ».
11De là, une « tricherie » de Beckett, celle en somme de tout écrivain : écrire touche au silence, mais y touche seulement, car « la vérité dépouillée de comédie » est extérieure à la littérature, elle est « réelle ». Le personnage qui la titille n’est donc qu’un mythe, une fallace : « Molloy ou plutôt l’auteur écrit… Molloy n’écrirait rien. » Preuve du mensonge de Molloy (en fait il s’agit de Moran, le second narrateur) : à l’extrême fin du récit, cet aveu : « Je rentrai dans la maison et j’écrivis : Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas. » On pourrait dire aussi bien que cette fin de Molloy marque le retour (humoristique) à une contradiction radicale, du type A n’est pas A, qui balaie la logique, mais confirme la littérature dans sa fonction de fiction. Retour ironique à un usage presque classique de la troisième personne de l’imparfait et de la dénégation fictionnelle. Fin qui, répétant le début du récit, ne termine rien et pourtant semble donner congé au bourdonnement ininterrompu et instable de la parole/écriture. L’implication de l’auteur lui-même dans cette opération reste, comme dans toute littérature, problématique, et ce n’est pas un des moindres paradoxes de Bataille que de prétendre la découvrir dans deux des phrases les plus « flaubertiennes » de Beckett. On en trouve le principe, deux ans plus tard, dans l’analyse que fait Blanchot de L’Innommable, où des questions aussi philosophiques que « Où maintenant ? Quoi maintenant ? » sont traitées comme des questions de l’auteur, alors que, passé les premières lignes, leur attribution à un narrateur fictif ne devrait plus faire aucun doute. Aucun doute ? Non. Car le doute, et l’ambiguïté restent, chez Beckett comme chez Joyce, un des ressorts de l’énonciation même dans le cas des énoncés les plus « profonds » ou les plus péremptoires. Énonciation douteuse et double, vraie et fictive, indécidablement [11].
12Par ailleurs, la dialectique un peu facile et floue de la raison et du silence, du savoir et du non-savoir, n’est pas exactement celle de Beckett pour qui tout (s’il y avait, répétons-le, un tout pour lui, ailleurs que sous la forme d’un pur idéal) est à la fois, comme chez Flaubert, drôle et désespéré, bête et intelligent, vrai et mensonger. Impossible donc de démêler quelle part de provocation et d’imposture plus ou moins consciente (chez Lousse, qui recueille Molloy, ou au commissariat) il peut y avoir dans les signes ou les symptômes qui animent le personnage. Un « crétin impuissant » comme l’écrit Bataille ? À qui il arrive même, par mégarde, de marcher sans ses béquilles. Un fou, peut-être, mais dans un sens plus précis que celui que Bataille et Surya donnent à la folie. Dans son livre sur Beckett [12], Marie Depussé a évoqué les schizophrènes de la clinique de La Borde. C’est peut-être trop dire, mais Beckett, qui avait été un familier de la Tavistock Clinic, avait de la folie d’asile une expérience bien plus concrète que Bataille. Murphy, à sa manière, qui est romanesque, en porte témoignage. Quant à l’humour, il est presque partout, peut-être parce qu’il ne va pas sans la parole, et qu’ici il n’y a que cela, sauf dans les très littéraires dernières phrases. Paroles écrites, sans doute, mais dans un style éminemment oral. Or si Bataille évoque, sans doute en référence à Romain Rolland, « les courants océaniques du langage », il ne dit jamais mot de la parole, celle qui fait qu’il n’y a pas exactement des monstres et des crétins mais toujours des sujets capables d’humour. Une fois pourtant, Bataille évoque « l’exclamation ininterrompue (de ce livre) sans alinéa ». Au style de Beckett, qui n’était nullement le sien, l’écrivain, le romancier, le poète n’a pu fermer complètement l’oreille. L’ininterrompu, l’incessant ne portent-ils pas comme leur limite ce silence ininscriptible ?
13Or ce style pourrait bien être, avec la voix, ce qui donne unité au texte plutôt hétérogène de Molloy. Beckett y fait se succéder, les juxtaposant ou les superposant, les registres les plus différents, parfois contradictoires, les diverses sortes d’« apories ». On sait que les grossièretés scatologiques y voisinent presque anarchiquement avec les citations philosophiques ou poétiques les plus raffinées. On notera pourtant à l’occasion que chez Bataille, tout aussi familier du mélange des genres, manque ce tiers terme, qui est le côté « pascalien », et même mathématicien de Beckett, tel que l’illustre le fameux épisode de la combinaison, par permutation circulaire, des pierres à sucer [13].
14Pour finir, Bataille évoque très rapidement la seconde partie. La cocasserie souvent irrésistible du second héros et narrateur, parti sur les traces de Molloy et s’identifiant pour finir avec lui, Moran, père autoritaire, avare et cynique, se trouve réduite à presque rien, à ce portrait éclair : « Personnage en quelque sorte inexistant, dont le caractère rangé et les manies égoïstes ont quelque chose de désespérant » ; oui, mais souvent très drôle et d’un comique tout différent, quoi qu’en dise Bataille, de celui des monomanes de Molière (p. 94). Cette deuxième partie, reprise à certains égards de la première, et restée encore énigmatique à beaucoup, Bataille veut ne la considérer que comme un achèvement de la réduction du monde au silence. Or cette répétition n’est pas seulement mise à rien de l’existence, elle peut être aussi répétition du symptôme humain, dont la marque, plus désespérante mais aussi plus drôle que celle du péché originel, s’imprime au-delà des individus, et de leurs histoires [14], sans progrès ni retour, dans la chair même de tout condamné à vivre, qu’il soit Moran ou Molloy.
15N’est-ce pas là faire à Bataille trop d’objections ? C’était déjà beaucoup d’avoir, dès la sortie du livre, reconnu dans Molloy une œuvre révolutionnaire et d’en avoir accueilli l’auteur dans la communauté des « horribles chercheurs » qu’appelait Rimbaud. La hantise de l’informe que Beckett avait tellement admiré chez Bram Van Velde (dans un texte dont Bataille n’avait certainement pas connaissance), celle du silence impossible et interdit, dont témoigne jusque dans ses couacs (et plus tard ses « qua qua qua ») la parole beckettienne, ne fallait-il pas beaucoup d’intelligence et d’intuition à Bataille pour les découvrir, les relever et les transmettre dès 1951 ? Ses recherches sur la littérature et le mal (titre du livre qui paraîtra quelques années plus tard), la disruption du moi par Éros et Thanatos, la recherche qui fut la sienne du mal et de la jouissance, pas vraiment le souci de Beckett, empêchèrent sans doute Bataille d’adhérer pleinement à une œuvre et un auteur dont il ne parlera plus jamais. Mais on peut aussi supposer que le sérieux de sa pensée lui a fait compter pour peu de chose cet humour terrible – shakespearien ? – pour nous, osons le mot, le cœur même de l’art de Beckett parce qu’il fait tenir ensemble la radicalité corrosive comique de son scepticisme et sa poésie. Sa pensée et sa voix qui ne dit pas la vérité la décape.
Notes
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[1]
Repris dans O.C. de Georges Bataille, Paris, NRF, Gallimard, 1988, tome XII, p. 85-94.
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[2]
Dans Bataille ou la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992.
-
[3]
Honoré Champion, Paris, 2011.
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[4]
Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 30.
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[5]
Ibid., p. 86.
-
[6]
Voir le Beckett et Dante de J.-P. Ferrini, Paris, Hermann, 2003.
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[7]
Molloy, op. cit., p. 31.
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[8]
« L’existence » ici ne doit pas grand-chose, semble-t-il, à l’existentialisme sartrien. Il faut plutôt l’entendre comme un synonyme de la vie (sur fond de mort). Voir p. 93 : « L’existence que nous sommes », où être et existence ne sont pas nettement séparés. Faut-il ajouter cependant que, rendant la lecture des textes de Bataille à la fois facile et difficile, l’indistinct y ronge le distinct ?
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[9]
« En moi il y a toujours eu deux pitres, entre autres ».
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[10]
Watt, Paris, Minuit, 1969, p. 99. La formule resterait donc, en 1951, à inventer, si la rédaction de Watt, entre Murphy et Molloy, ne datait de 1941-1944 (première édition, anglaise, en 1953).
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[11]
Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Énonciation » du Dictionnaire Beckett déjà cité.
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[12]
Beckett corps à corps, Paris, Hermann, 2007.
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[13]
Molloy, op. cit., p. 113-122 : « C’étaient des cailloux mais moi j’appelle ça des pierres… Je les distribuais avec équité dans mes quatre poches et je les suçais à tour de rôle. Cela posait un problème que je résolus d’abord de la façon suivante… » Même inutile, même prétendument employé à des fins seulement infantiles (sucer des pierres), le savoir mathématique est d’un autre ordre que les autres. Et s’il est mis en œuvre, à petites doses il est vrai, dans presque tous les récits et textes de Beckett, n’est-ce pas pour la jouissance qu’il procure – la même que le M. Endon de Murphy trouvait dans le jeu d’échecs ?
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[14]
« On se raconte des histoires, il n’y a jamais eu d’histoires », écrit Beckett, dans L’Innommable (Paris, Minuit, 1953, p. 153), récit que Bataille avait peut-être lu, puisqu’il le dit « de même veine que Molloy ».