Notes
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[1]
Je rapppelle quand même l’argument de ce film, tourné en 1962. Buñuel y met en scène une soirée festive de la grande bourgeoisie mexicaine, qui a lieu dans une très spacieuse villa. Le petit jour approchant, des individus et des couples s’apprêtent à quitter les lieux ; mais ils en sont chaque fois empêchés par une sorte de mur invisible. Tout d’abord, il n’y prennent pas garde, « rationalisent ». Mais le phénomène se faisant massif et insistant, les convives ne peuvent que, peu à peu, en « prendre conscience ». Avec la durée, ils s’affolent, n’ont bientôt plus rien à manger, paniquent, etc. Je ne sais plus comment cela se dénoue. Toujours est-il que, dans la séquence finale, on voit un troupeau de moutons bêlants sortir d’une église…
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[2]
Je ne sais par quelles voies le « bh » indo-européen a régulièrement abouti à un « f » en latin, ce qui s’atteste par exemple par la forme « fui » du verbe être, laquelle a pour pendant allemand les formes du type « bin, bist ».
1Mardi après-midi, à la terrasse du café qui est presque devenu une annexe de son cabinet, je discutais ferme avec l’ami F. Puis, par un certain biais, j’en vins à parler de la Corée-du-Nord, de cet énigmatique pays qui arrive, on ne sait comment, à préserver une sorte de monolithisme hermétique, à perpétuer un « totalitarisme » sans lézarde ni faille.
2Je me remémorai et évoquai notamment ces séances d’hystérie collective, abondamment retransmises par nos télévisions, qui eurent lieu lors des obsèques pas trop anciennes du grand leader suprême. Ce qui put me frapper alors, ce furent la durée et les déchaînements affectifs dont tout cela s’accompagna, déchaînements qui étaient en même temps parfaitement maîtrisés et comme chorégraphiés. En effet, on fait volontiers rimer « totalitarisme » avec froideur, terreur, garde-à-vous, etc., non pas avec débordement affectif. Je ne pus que croire à la « sincérité » des exécutants, ne voyant pas comment on pouvait obtenir de tels épanchements par contrainte. Surtout étant donné la proverbiale réserve des cultures asiatiques.
3Je fis alors part de ma perplexité à N., qui me répondit sur-le-champ par un seul mot : « hypnose ». Je ne sais s’il pouvait suffire à « tout » expliquer. Mais, comme dirait Freud, « je n’y avais pas pensé », et j’eus l’impression qu’il pouvait receler au moins une partie de la vérité. Je transmis donc hier l’« interprétation » à F., qui fut moins convaincu que moi, hocha la tête, puis avança comme raison majeure : « l’enfermement ». Certes. Mais celui-ci serait lui-même à expliquer, ainsi que sa condition de possibilité.
4Dans l’après-coup me vint une idée qui, si elle n’était pas forcément de nature à « réconcilier » les deux interprétations, permettait toutefois, me semblait-il, de les rapprocher de manière essentielle. La suite de ce texte va devoir passer par une analyse très serrée de la sémantique du mot der Bann en allemand.
5Je commencerai par évoquer ce qu’au moins dans l’espace germanophone on appelle « le cercle magique », der Zauberkreis. Pas d’effectuation magique sans l’inscription dans le sol de ce cercle préalable, au sein duquel seul l’acte peut être à la fois possible et valide. Dans le Faust de Goethe par exemple, Méphisto ne manque jamais de mettre ainsi à contribution son pied fourchu, même si, conformément à l’esprit du drame de Goethe, ça n’est jamais sans quelque ironie et sarcasme.
6C’est de ce Zauberkreis que nous allons maintenant nous laisser dériver vers le Bann ; et, au moins en un premier temps, nous n’aurons guère d’autre ressource que de nous laisser grosso modo guider par l’article afférent du dictionnaire unilingue Wahrig. Nous aurons rapidement l’impression d’un champ de signifiance relativement éclaté, éclatement dont nous pouvons dire d’avance qu’il ne se laissera pas unifier sans reste, même si nous pourrons, partiellement, rendre compte de cet éclatement même.
7La première définition que donne le Wahrig est celle-ci : « Autorité royale ou comtale, ban et arrière-ban, juridiction (d’un tribunal). » (Bien sûr, le mot français « ban » vient de là ; nous y reviendrons plus tard.) Ensuite « le droit de décréter des interdits et d’infliger des peines ». De là, « l’interdiction et la peine elle-même ». Puis, « excommunication, la plupart du temps papale ». (« Excommunier » se dira mit dem Kirchenbann belegen, soit « mettre au ban de l’Église ». « Mettre au ban de l’Empire » pouvait se dire d’une manière analogue.) En équivalence, le verbe verbannen signifie « bannir ». Puis, « domaine à l’intérieur duquel le “ban” (dans tous ces sens) du souverain [Bannherr] a validité ». On passe de là au sens dit « figuré » : « charme », « ensorcellement », « enchaînement », « cercle », « domaine au sein duquel un tel charme opère ».
8L’expression locutionnelle den Bann brechen a pour sens « propre » : « Rompre le serment que devait prêter le banni de ne pas revenir avant l’expiration du “ban” » (ce dont on pourra par exemple rapprocher le motif de conte de fées : « Se taire, c’est-à-dire être mort, pendant sept ans »). Et cela peut pareillement glisser vers les sens figurés : « surmonter une gêne, un embarras » ; mais aussi « rompre le charme, l’ensorcellement, etc. ». À ce sujet, que chacun se remémore le film proprement génial, emblématique de Luis Buñuel, L’ange exterminateur, qui est une parabole directe de cet étrange phénomène humain [1].
9Suit une série d’exemples destinés à illustrer et expliciter, dont je ne rapporterai ici que deux :
- « Les auditeurs étaient encore tout à fait sous le charme [Bann] du récit, de la musique » ;
- « Mettre quelqu’un sous sa coupe [Bann]. »
11Il sera intéressant de noter comment Bann peut aussi fonctionner en composition. Ainsi, im Bannkreis Goethes se traduit par « dans la mouvance, l’orbite de Goethe ».
12Enfin, du verbe associé, bannen, je ne retiendrai que les significations qui peuvent représenter quelque nouveauté sémantique par rapport au substantif. Ainsi, on constatera sans étonnement que ce mot peut se recouvrir à peu près avec le verbe français « fasciner ». Cela pourra notamment se rapporter à la fascination d’un oiseau par un serpent, dont on sait qu’elle est le prélude à la mort du premier. Très instructive aussi est l’expression plutôt récente : auf den Film bannen, « fixer (un paysage, un visage, etc.) sur la pellicule ».
13Nous clorons cet inventaire par un adage auquel Christa Wolf fait un sort particulier dans son récit autobiographique Leibhaftig [Le corps même] : Genannt gebannt, avec cette rime très appuyée dont seul l’allemand a le secret. La procédure fait signe vers l’exorcisme. Le premier participe signifie « nommé ». Le tout veut donc faire entendre qu’en nommant un mal, on le fixe, on lui donne un contour, et qu’on peut ainsi, dans une certaine mesure, le maîtriser, avoir barre sur lui, au lieu de le laisser proliférer obscurément dans l’innommé.
14Il va falloir maintenant essayer de mettre dans ce fouillis un peu d’ordre, un peu de pensée. Chacun pressent bien intuitivement comme un ombilic de ce foisonnement ; mais il n’est pas facile d’expliciter la chose. Non pas dans le désordre, mais sans concaténation logique contraignante, je vais tâcher de subsumer cette prolifération sous quelques traits récapitulatifs, qui ne seront pas exhaustifs ni forcément congruents entre eux.
151. On perçoit bien que le Bann a pour effet de délimiter et de partager « impérieusement » un intérieur et un extérieur, et que toute la question est de savoir pour tout « sujet » de quel côté il peut et doit se situer. Cela dit, il ne faudrait pas croire que le bonheur soit de se tenir à l’intérieur ni le malheur d’être assigné à l’extériorité. Certes, on voit se pointer : « Hors de l’Église point de salut » et « voué aux ténèbres extérieures ». Mais, à rester à l’intérieur de la « juridiction », on encourt aussi tous les risques pénaux éventuels possibles ; on est en permanence « sous sa coupe ».
16Donc, être « banni », c’est surtout être déclaré « hors la loi », en conséquence soustrait aussi à son éventuelle protection. « Excommunié », Lacan devint littéralement un « for-ban » de la psychanalyse. Et, si l’on meurt en exil, nulle sépulture n’est promise, à moins que ne se dresse le rempart de quelque Antigone. Pour « hors la loi », l’allemand a cette formule imagée terrible : vogelfrei, soit, à peu près mot à mot, « librement exposé aux oiseaux, gibier sans protection pour tout vautour qui voudra ».
172. Il suit tout de même un peu de ce qui précède que, autour du Bann, à peu près tout est frappé d’ambivalence radicale. La source de la vie est aussi bien la source de la mort. Ce qui est censé me protéger est tout aussi bien ce qui peut à tout moment me perdre. Toute fascination implique un « pourla-mort ».
183. Je suis également en tout cela frappé par ce que j’appellerai fixité et fixation. Ici, pour le coup, je vais me livrer sans entrave à la plus libre association, peut-être histoire de m’extirper justement un peu du piège. Cela m’amènera à remettre l’hypnose dans le circuit.
19Le Bann fixe une limite, un territoire, etc. Le regard de l’oiseau, de l’hypnotisé, fixe celui du serpent, de l’hypnotiseur. Le fasciné devient fixe, figé, il ne peut plus bouger, il est tétanisé. Fixité de la mort. Il est du reste intéressant que la pratique de l’hypnose, telle que l’a un temps exercée Freud, ait eu pour effet de mettre au jour des fixations.
20Je fais remarquer que, dans le petit paragraphe qui précède, je procède à des jeux de mots français qui seraient tout à fait impossibles à transposer en allemand. En particulier, les mots freudiens fixieren et Fixierung sont de purs concepts univoques qui ne se prêtent à aucune association. Mais pourquoi ne pas faire de temps à autre aussi jouer le français par et pour lui-même ?
21Le lecteur pourra à juste titre s’en étonner, mais c’est à dessein que je n’ai encore rien dit de l’étymologie de Bann. Elle va grandement nous instruire ; mais elle aurait, par sa radicalité générale et originaire, obéré le libre déploiement du champ sémantique spécifique que nous venons d’explorer.
22Bann nous renvoie à un radical indo-européen, bha, lequel ne signifie pas moins que « parler, dire ». Il est à rapprocher du latin fari [2], dont une forme développée a donné fabulare (d’où hablar en espagnol), de la racine grecque incluse par exemple dans le mot « aphasie ». Le verbe associé bannan se spécialise déjà dans un sens qui va en direction de Bann : « Autoriser ou interdire sous peine de punition. » (On notera qu’en allemand les mots qui signifient « autoriser » et « interdire » ne se différencient que par un préfixe monosyllabique : ge- und verbieten, ce qui soulignerait une nouvelle fois, s’il en était besoin, combien le concept de Bann est essentiellement bifide et susceptible d’un basculement permanent sans sursomption.)
23Mais la saisie étymologique va nous permettre de développer une approche sémantique qui sera cette fois plus chronologique et historique. Certes, c’est d’emblée la dimension autoritaire, de pouvoir qui prévaut dans le type de parole ici en jeu. Mais, surtout au vu de la suite, il sera permis de dire que, comme le plus souvent dans la nuit de notre temps, la parole première fut indistinctement religieuse, juridique, politique, bref, sacrée, ces diverses fonctions se différenciant par la suite. C’est ainsi qu’on voit progressivement apparaître un ban royal et un ban papal, dont on sait du reste que cela se monnaya en des conflits très concrets.
24Il est par ailleurs assez « logique » que la « toute-puissance de la parole » perdure en son état le plus pur en tout ce qui est magique, c’est-à-dire dans une sphère à la fois sacrée et « sorcière », c’est-à-dire en quelque sorte mise « au ban » de la nouvelle légalité, plus rationnelle.
25L’aboutissement ultime du processus sera d’ordre métaphorique, donc, apparemment purement intralangagier. Mais l’on sait, surtout depuis Freud et Lacan, que c’est tout sauf rien que la métaphore, et que la dimension performative, instauratrice, fondatrice du langage s’y manifeste à vif. La psychanalyse, écrit Freud, ne fait que rapatrier dans la subjectivité ce que la superstition avait projeté dans le monde extérieur.
26Je conclurai cette sinueuse analyse ainsi. De toute évidence, Bann et bannen conjoignent pouvoir et langage. L’extrême paradoxe et le mystère de cette notion sont qu’en même temps elle ne renvoie à rien qui serait quelque chose comme un pouvoir absolu. Tout au contraire. Elle semble avoir pour fonction essentielle d’inscrire le pouvoir dans l’espace, de tracer et définir donc strictement sa limite. Bann et bannen ne disent rien d’autre que la limite et ce qui se joue autour, en une réversibilité instable et permanente. Limite qui, en fin de compte, ne donne pas pour autant une assise à ce rempart fragilisant…
27Conclure ainsi, c’est énoncer l’énigme, mais non l’éclairer. La suite est laissée, à ses risques et périls, à la méditation de chacun…
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Je rapppelle quand même l’argument de ce film, tourné en 1962. Buñuel y met en scène une soirée festive de la grande bourgeoisie mexicaine, qui a lieu dans une très spacieuse villa. Le petit jour approchant, des individus et des couples s’apprêtent à quitter les lieux ; mais ils en sont chaque fois empêchés par une sorte de mur invisible. Tout d’abord, il n’y prennent pas garde, « rationalisent ». Mais le phénomène se faisant massif et insistant, les convives ne peuvent que, peu à peu, en « prendre conscience ». Avec la durée, ils s’affolent, n’ont bientôt plus rien à manger, paniquent, etc. Je ne sais plus comment cela se dénoue. Toujours est-il que, dans la séquence finale, on voit un troupeau de moutons bêlants sortir d’une église…
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Je ne sais par quelles voies le « bh » indo-européen a régulièrement abouti à un « f » en latin, ce qui s’atteste par exemple par la forme « fui » du verbe être, laquelle a pour pendant allemand les formes du type « bin, bist ».