Notes
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[1]
S. Freud, Sur l’engagement du traitement (1913), Œuvres complètes, t. XII, Paris, Puf, 2006, p. 170 – GW VIII, Zur Einleitung der Behandlung, p. 462.
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[2]
J. Lacan, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 17.
-
[3]
S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, Œuvres complètes, t. XII, op. cit., p. 257 – GW XX, p. 52.
-
[4]
S. Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », dans Œuvres complètes, t. XII, op. cit., p. 195.
-
[5]
S. Freud, « Les voies de la thérapie psychanalytique », dans Œuvres complètes, t. XV, Paris, Puf, 1996, p. 102.
-
[6]
Ibid., p. 101-102.
-
[7]
S. Freud, Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1970, p. 90-91.
-
[8]
Ibid., p. 89.
-
[9]
J. Lacan, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 134.
-
[10]
Ibid., p. 135.
-
[11]
Ibid., p. 146.
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[12]
Remarque émise, à la lecture de ce texte, par E. Porge.
-
[13]
S. Ferenczi et O. Rank, Perspectives de la psychanalyse, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, 2011, p. 34
-
[14]
Ibid., p. 58.
-
[15]
Y. Lugrin, Impardonnable Ferenczi, Paris, Campagne Première, 2012. Ce livre comporte une très pertinente et exhaustive analyse des malentendus entre Freud et certains de ses compagnons de route, Ferenczi, Rank, d’autres encore, dont celui fondateur et traumatique avec Fliess.
-
[16]
Beaucoup de ses errances, de ses tentatives quelquefois maladroites furent le prix à payer pour sortir de ce conformisme qui menaçait (et menace toujours, conformisme lacanien inclus) l’existence même de la psychanalyse.
-
[17]
S. Ferenczi, Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Paris, Payot, 1982.
-
[18]
Ibid., p. 50-51.
-
[19]
S. Ferenczi, Psychanalyse II, Œuvres complètes, Paris, Payot, p. 331-332.
-
[20]
J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 315.
-
[21]
À noter que – clin d’œil ou omission, p. 293 – Lacan évoque « l’élasticité de la maïeutique de Socrate », sans évoquer cet accoucheur de l’élasticité en analyse que fut Ferenczi.
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[22]
P. Rey, Une saison chez Lacan, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 68.
-
[23]
S. Ferenczi, Psychanalyse III, Œuvres complètes, Paris, Payot, 1974, p. 367.
-
[24]
Ibid., p. 118.
-
[25]
Cf. D. Simonney, Essaim, n° 28, note de lecture sur C. Soler, Les affects lacaniens, p. 238-241, et aussi, « Lalangue en questions », Essaim n° 29, p. 14-16.
-
[26]
Nous laissons à réel, symbolique et imaginaire leurs minuscules, telles qu’employées dans les premiers textes de Lacan, dont celui du séminaire La relation d’objet, auquel nous nous sommes référé.
Dans les premières années de mon activité psychanalytique, je rencontrais la plus grande difficulté à amener les malades à rester ; ces difficultés se sont depuis longtemps déplacées, à présent je dois m’efforcer avec angoisse de les obliger aussi à s’arrêter [1].
1La patience est-elle un élément indispensable au savoir-faire de l’analyste ? Le patient, lui, se doit… de l’être, et l’analyste ne saurait répondre à ses demandes d’accélération du processus de guérison. Le plus souvent, la cure analytique permet que se tarisse ce type de demande. Il arrive alors que ce soit du côté de l’analyste que se manifeste quelque impatience.
2Celle-ci se trouve alors, comme la résistance, du côté où on ne l’attendait pas : celui de l’analyste. Résiste-t-il alors à ce qu’implique sa pratique ? Certes il peut trouver le temps long, celui même qui a fait évoquer à Freud l’interminable d’une analyse.
3Un mieux-être dont peut témoigner le patient, la levée de certains de ses symptômes ne signe pas la terminaison d’une analyse, sauf à la réduire à une psychothérapie. Cette terminaison a connu, de Freud à Lacan, en passant par bien d’autres, dont Ferenczi, de multiples définitions, qui toutes dénotent une certaine position, qui implique non seulement l’idée que se fait l’analyste de l’inconscient, mais aussi celle qu’il se fait de sa place dans le transfert de son analysant.
4La patience se tient au cœur même du déroulement de la séance. Elle a pour corollaire la hâte, qui n’est pas impatience, mais pertinent usage de la temporalité. Une interprétation ou une scansion « n’attend pas », ou alors, il faudra « patienter » jusqu’à ce que l’occasion d’intervenir se représente.
5Lacan fait cette remarque dans le séminaire Le Sinthome : « Il arrive que je me paye le luxe de contrôler, comme on appelle ça, un certain nombre de gens qui se sont autorisés d’eux-mêmes à être analystes, selon ma formule. Il y a deux étapes. Il y a celle où ils sont comme le rhinocéros. Ils font à peu près n’importe quoi, et je les approuve toujours. Ils ont en effet toujours raison. La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait libérer du sinthome [2]. » On remarque l’humour ambigu du « ils ont en effet toujours raison », rapporté au « ils font à peu près n’importe quoi ». Lacan, en bon analyste, a toujours laissé ceux qui venaient le voir, patients ou contrôlants, errer jusqu’au point où ils prenaient la mesure de cette erre.
6Nombre de jeunes analystes, je fus de ceux-là, fascinés par l’intelligence de l’inconscient de leurs patients, sont pressés de « dialoguer » avec lui, d’où une tendance à l’interprétation prématurée, voire au bavardage. C’est la pratique qui leur apprendra la vanité d’une telle approche et, dans le meilleur des cas, leur enseignera la patience et l’usage « millimétré » de l’équivoque interprétative.
7Nous soutiendrons donc que la patience, avec son corrélat, la hâte, font partie du savoir-faire de l’analyste. Elles se trouvent, comme éléments du savoir-faire, à l’articulation de la technique, de la théorie et du style de chacun.
8Concluons cette introduction par une question, qui s’impose forcément à qui traite de la patience de l’analyste : qu’est-ce qui, à l’inverse, le rend impatient ? Ne serait-ce pas ce que Freud et Lacan disent chacun à leur façon, le premier en écrivant que la psychanalyse est un « métier impossible », le second en disant que « le psychanalyste à horreur de son acte » ? N’arrive-t-il pas que ce soit le psychanalyste qui se trouve « prisonnier du transfert », objet certes promis au rebut mais en attendant soumis à la jouissance d’un Autre, qui peut parfois prendre la figure de la mante religieuse dont Lacan fait parabole dans son séminaire sur l’angoisse ? Il se peut que le psychanalyste en arrive à s’impatienter et se demande, à propos de son patient : « Mais qu’est-ce qu’il me veut encore ? »
Patience et impatiences de Freud
9Au début, publiées en 1895, il y a les Études sur l’hystérie. Là où Breuer prend la fuite, face au transfert amoureux d’Anna O., Freud écoute et supporte (aux deux sens du mot, s’en faire le support et en accepter les conséquences) les manifestations transférentielles des séduisantes (et séductrices) hystériques.
10Reste que la méthode, hypnose et catharsis, ne procure que des résultats inégaux et labiles. Freud écrit, en 1921, dans Psychologie des masses et analyse du moi, que l’hypnose n’est rien d’autre qu’une « formation de masse à deux », et regrette de s’être laissé aller à la pratiquer.
11Reste que Feud supporte, dans l’équivocité que j’ai signalée de ce mot, le transfert. À ce titre, il acquiert les premiers rudiments de la technique qui deviendra celle de la psychanalyse, à travers la patience et aussi le courage, celui d’un sujet qui, confronté aux exigences pulsionnelles de l’Autre et en même temps tenu à la retenue, ne se dérobe pas. Sa Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique (1913) a en exergue la devise de la ville de Paris, Fluctuat nec mergitur.
12Dans ce texte, il raconte comment un certain nombre de ses maîtres (Breuer, Charcot, le gynécologue Chroback) avaient une intuition du caractère sexuel des symptômes de leurs patientes, mais ne possédaient pas l’« intelligence des choses qu’ils transmettaient à leur insu » à Freud. Il sait trop, écrit-il, « qu’émettre une idée une ou plusieurs fois sous la forme d’un aperçu fugitif, c’est autre chose que la traiter avec sérieux, la prendre à la lettre, la suivre en long en large dans tous ses détails contradictoires et lui conquérir sa place parmi les vérités reconnues [3] ».
13L’allemand sie wörtlich zu nehmen est ici traduit par « la prendre à la lettre ». Il peut se traduire aussi par « la prendre mot à mot ». La patience de Freud est ici synonyme de sérieux (de sériel, dirait Lacan : Freud suit la série signifiante qui se déroule). Patience, sérieux et courage sont indissociables de l’invention par Freud de la psychanalyse.
14Après quelques années de pratique de la psychanalyse, Freud, dans les conseils et mises en garde qu’il adresse à ses jeunes collègues, à travers ces articles que l’on regroupe en français sous l’intitulé La technique psychanalytique, insiste à de nombreuses reprises sur la nécessaire patience dont doit s’armer le praticien de l’analyse. Ces mises en garde sont nécessitées par le développement, aux confins de la psychanalyse officielle, d’une autre psychanalyse, sauvage et incontrôlée, dont lui reviennent aux oreilles des échos qui le terrifient. Il en pressent le danger, celui de disqualifier cette discipline naissante dont il s’efforce d’établir les règles.
15Tout au long de cette Technique psychanalytique, dont les textes vont de 1904 à 1919, il précise la nature des résistances, au premier rang desquelles se trouve l’amour (et éventuellement la haine) de transfert auquel se trouve confronté l’analyste. Il insiste sur l’importance du tact : celui-ci implique une certaine retenue, le choix des mots employés pour s’adresser à un patient (et encore plus à une patiente) quand il faut évoquer sa sexualité. De même, il conseille à ses collègues de ne pas tout fonder sur des interprétations dont le « trop-plein » peut finir par nuire au développement des associations libres. Ses conseils (pour ne pas dire injonctions) de « maîtriser le contre-transfert » vont dans le même sens : l’analyste doit laisser la parole au patient, ne pas l’embrouiller avec des remarques sur son propre ressenti.
16Le grand travail sera donc de vaincre les résistances. Freud constate, dans son article célèbre de 1914, « Remémoration, répétition et perlaboration », qu’à travers la répétition, la névrose du sujet a muté en névrose de transfert et que communiquer sa résistance au patient ne suffit pas à lever celle-ci. Là encore, Freud met en garde les jeunes analystes contre leur impatience : « […] le médecin avait seulement oublié le fait que nommer la résistance peut ne pas avoir pour conséquences la cessation immédiate de celle-ci. On doit laisser au malade le temps de se plonger dans la résistance qui lui est inconnue, de la perlaborer, tandis que, défiant la résistance, il poursuit le travail selon la règle fondamentale de l’analyse. […] Le médecin n’a alors rien d’autre à faire que d’attendre un déroulement qui ne peut être évité et qui ne peut pas toujours non plus être accéléré [4]. » Freud conseille la patience (« laisser au malade le temps »), mais ne se demande pas moins si le processus analytique peut être accéléré.
17Dans son dernier écrit technique, « Les voies de la thérapeutique analytique » (1919), il avance : « Notre thérapie empruntera donc sans aucun doute d’autres voies, avant tout celle que Ferenczi a récemment caractérisée […] comme étant l’ “activité” de l’analyste [5]. »
18Quelques lignes auparavant, Freud avait appelé à une psychosynthèse (dans le texte original, Psychosynthese). Il vaut de citer le contexte dans lequel ce terme (jungien) apparaît : « Le malade névrosé nous apporte une vie d’âme déchirée, disloquée par des résistances, et tandis que nous appliquons sur elle l’analyse, éliminant les résistances, cette vie d’âme se regroupe, la grande unité que nous appelons son moi s’agrège toutes les motions pulsionnelles qui étaient séparées d’elle par clivage et liées d’autre part. C’est ainsi que chez celui qui est traité par l’analyse la psychosynthèse s’effectue sans notre intervention, automatiquement et inéluctablement [6]. » Plus tard, Freud prendra ses distances avec cette technique active, qui lui semblera alors, telle que pratiquée par son inventeur, vraiment trop… active.
19Mais qu’en est-il de ses rêves de psychosynthèse ? À ma connaissance ce terme ne sera pas repris par lui, mais fera son chemin chez nombre d’analystes des générations suivantes qui vont donner au moi ce rôle de « grand synthétiseur ».
20Nous sommes insensiblement passés de la grande patience de Freud à une certaine impatience de sa part, dont ce terme de psychosynthèse nous semble le révélateur. Il est aisé, beaucoup trop, dans cet après-coup d’une centaine d’années, de pointer les manifestations d’impatience de la part de l’inventeur de la psychanalyse dans le maniement de certaines de ses cures. Mais voyons cependant ce que ses impatiences nous enseignent.
21En fixant une limite à la durée de la cure de l’Homme aux loups, Freud précipita certes ses associations, mais le laissa en plan : sa cure n’était pas terminée. Quand celui-ci, après la guerre, revint le trouver, Freud ne lui offrit rien de moins que « son cas », écrit par lui. Après quelque temps de reprise d’analyse, il l’adressa à Ruth Mack Brunswick.
22Ferenczi signale qu’une des occurrences des manifestations d’impatience chez un psychanalyste peut être sa hâte de publier un « beau cas ». Si ce terme désigne l’infatuation narcissique du psychanalyste qui veut rendre publics ses « exploits » cliniques (infatuation qui se devine même dans l’exposé d’un ratage qui met en avant le « franc-jeu » de celui qui le rapporte), il ne nous semble pas viser Freud. Par contre, l’empressement de celui-ci à « boucler », puis à publier un cas utile au progrès de la science est probable. Le savoir vient alors, dans la cure, déloger le supposé savoir et imposer sa version.
23D’autres cures relatées par Freud témoignent d’un certain empressement à clore l’expérience sur un « dernier mot » lui revenant. Nous ne saurions trop insister sur ce point : le dernier mot, dans une cure, doit revenir à l’analysant. C’est lui qui conclut de la terminaison de la cure.
24On ne fait pas la leçon à Freud, on constate ce que l’expérience a enseigné, depuis les premiers pas de la psychanalyse, aux analystes !
25Dans l’analyse de la « jeune homosexuelle », la crainte que celle-ci le trompe, en produisant des rêves de normalité sexuelle alors qu’il sent bien que son désir est tout autre, conduit Freud à mettre un terme à la cure, sans mettre au travail cette duplicité de sa patiente.
26Même avec Dora, l’impatience de Freud est palpable. Celle-ci, quinze mois après la fin de son traitement, revient lui demander son aide. Mais, dit Freud, « sa physionomie révélait au premier coup d’œil que cette demande ne pouvait être prise au sérieux » et, un peu plus loin, il ajoute : « J’ignore quelle sorte d’aide elle avait voulu me demander, mais je promis de lui pardonner de m’avoir privé de la satisfaction de la débarrasser plus radicalement de son mal [7]. » Il faut dire que Dora, selon les propres termes de Freud, en mettant un terme à la cure, l’avait « abandonné », et « qu’elle se vengea de [moi], comme elle voulait se venger de lui (M. K) […]. Ainsi, elle mit en action une importante partie de ses souvenirs et de ses fantasmes, au lieu de la reproduire dans la cure [8] ».
27Nous pouvons certes mettre au compte du contre-transfert, que Freud demande aux analystes de maîtriser, cette « non-maîtrise », justement, des sentiments de Freud d’être joué, floué par ces si charmantes et intelligentes jeunes filles, comme il ne manque pas de le remarquer, que sont Dora et la « jeune homosexuelle ».
28Mais le plus important n’est peut-être pas là, mais plutôt dans cette remarque incroyable à propos de Dora : « Lui pardonner de m’avoir privé de la satisfaction de la débarrasser plus radicalement de son mal »… Il est ici clairement question de la jouissance de l’analyste, ici identifiée à sa puissance thérapeutique. Furor sanandi, dira-t-on, pourtant dénoncée par ce même Freud dans ses écrits portant sur la technique psychanalytique. Peut-être convient-il de nuancer. Nous pouvons entendre ce que Freud reproche à ces deux jeunes femmes : le fait que, chacune à sa manière, n’ait pas joué le jeu, l’une en interrompant prématurément sa cure, l’autre en s’efforçant, à travers ses « rêves trompeurs », de saborder celle-ci.
29Cependant, force est de constater que c’est Freud qui ne joue pas le jeu, celui de permettre pour l’une des jeunes femmes la reprise, pour l’autre la poursuite du travail analytique, c’est-à-dire la poursuite d’un travail basé sur l’association libre. On pourrait ici s’attarder, comme je l’ai signalé, sur le contre-transfert de Freud, sa crainte d’être « trompé par une femme », mais là n’est pas notre propos, puisque c’est le savoir-faire qui essentiellement nous occupe.
30Freud, dans l’article de 1913 plus haut évoqué, conseille de suivre ses propres idées, de les prendre à la lettre. Il semble bien que concernant ces deux jeunes femmes, il ne leur ait pas appliqué, à un moment clé, celle d’une manifestation aiguë de répétition dans le transfert, le précepte qu’il se prescrivait pour lui-même. Pour la jeune homosexuelle, qu’il bute sur le fait qu’elle veut, comme elle le fait avec son propre père, le défier est plus surprenant que pour Dora. Nous sommes en 1919, la publication du cas aura lieu en 1920, cette même année où, dans l’« Au-delà du principe de plaisir », il montre comment un patient trouve dans le transfert un lieu « idéal » pour y rejouer son histoire et y asseoir une répétition dont il lui est fort difficile de se départir.
31Lacan remarque dans le séminaire La relation d’objet : « Freud, loin de prendre le texte du rêve au pied de la lettre, n’y voit qu’une ruse de la patiente, destinée expressément à le décevoir, plus exactement à l’illusionner et le désillusionner à la fois [9] […]. » Si le transfert a un sens, dit-il, c’est celui de la Wiederholungszwang de Freud : « C’est pour autant qu’il y a insistance propre à la chaîne symbolique, qu’il y a transfert [10]. » Et il poursuit en expliquant que cette attention portée à la chaîne symbolique (nous sommes toujours dans le champ du « prendre à la lettre ») aurait évité à Freud de ne considérer que l’élément imaginaire que contenait le rêve trompeur.
32Remarquons que l’accent mis par Freud sur l’analyse des résistances, qui va être repris très largement et durablement par les analystes, donne au versant imaginaire en jeu dans une cure un rôle qui dépasse largement celui qui devrait être le sien. L’analyse des résistances, même si elle est versée au compte de l’interprétation analytique, va durablement infléchir le savoir-faire des analystes vers un « combat » qui s’infléchira encore plus, avec l’ego-psychology, dans les années 1940 et 1950, vers une lutte pour faire « reconnaître » au patient ses résistances.
33Lacan, toujours dans son séminaire La relation d’objet, suggère une explication d’un autre ordre aux difficultés auxquelles se trouve confronté Freud avec sa patiente. Il s’agirait alors d’une mise à l’écart de la dimension symbolique non plus au profit de celle de l’imaginaire, mais cette fois-ci au profit de celle du réel.
34Lacan remarque à propos des amours de Dora avec M. K. : « Freud a voulu introduire dans cette métaphore, ou a voulu forcer, l’élément réel qui tend à se réintroduire dans toute métaphore en disant à Dora – ce que vous aimez, c’est ceci précisément. Bien entendu, quelque chose a tendu à se normaliser dans la situation par l’entrée en jeu de M. K., mais ce quelque chose est resté à l’état métaphorique [11]. »
35Imaginaire prenant le pas sur le symbolique dans un cas, réel sur ce même symbolique dans l’autre, ces remarques de Lacan nous mettent sur une piste : le savoir-faire de l’analyste aurait à faire avec rsi, et donc avec le nouage des trois consistances [12].
36Nous verrons, à la fin de ce texte, une autre occurrence d’un nouage où la corde d’une des dimensions tend à se tendre, dans la pratique d’un analyste, aux dépens d’une autre, ce sera celle de l’imaginaire aux dépens du réel.
Ferenczi et Lacan : le jeu de l’élastique
37Nous allons passer, en quelque sorte sans transition, à propos du sujet qui est nôtre, « patience et hâte », du fondateur de la psychanalyse à deux de ses plus illustres successeurs, l’un incontournable, l’autre indispensable pour que la psychanalyse vive, que sont Ferenczi et Lacan.
38Deux des élèves les plus chéris par Freud publient un livre commun en 1924, Perspectives de la psychanalyse [13].
39On peut y lire, sous la plume de Rank, dans le chapitre II, intitulé « La situation analytique » : « L’une des résistances les plus fréquentes, au début de l’analyse, est l’identification au Père avec le désir de le défier […]. » On ne saurait confondre de manière plus flagrante le matériel inconscient et la résistance.
40Autre est la position de Ferenczi qui dans le chapitre III, dont le titre est « Rétrospective historique critique », écrit : « Ce n’est pas parce que Freud a dit un jour : “Tout ce qui perturbe le travail est une résistance”, qu’on peut affirmer dès que l’on rencontre un obstacle dans l’analyse : “C’est une résistance.” Cette conception créait, surtout avec les patients atteints d’un sentiment de culpabilité très virulent, une atmosphère analytique où le malade craignait de commettre le faux pas d’une “résistance”, tandis que l’analyste était sans recours devant cette situation [14]. »
41Ferenczi met en garde l’analyste contre cette façon de traquer la résistance. Dans la phrase suivante, que nous résumons, il rappelle que Freud lui-même a constaté que les forces en jeu dans les résistances étaient les mêmes que celles qui, en leur temps, ont produit le refoulement. On peut en déduire que, pour Ferenczi, la tentative de levée du refoulement est une tâche qui permet d’éviter cette lutte quelque peu stérile contre la résistance.
42Freud n’apprécia pas ce livre collectif et le fit savoir aux intéressés [15]. Ferenczi resta, non sans remous, dans le sillage freudien, Rank pris une autre voie.
43Le traumatisme de la naissance, publié en 1924, confirme et amplifie la dérive que le passage plus haut cité annonce. Rank propose d’abréger la durée des cures en s’évitant d’analyser toute la problématique œdipienne considérée alors comme simple résistance à l’angoisse fondamentale, la seule « digne » d’être revécue et abréagie pour repartir sur de plus saines bases, celle de la naissance. Ce raccourci imaginaire et guidé par un fantasme de retour régressif et salvateur au corps maternel faisant l’impasse sur tout fait tiers laisse supposer que l’absence de cure analytique de Rank n’est pas pour rien dans cette dérive. Cure dont précisément Ferenczi, au même moment, fait une condition sine qua non à la pratique de l’analyse.
44Ferenczi reste dans le champ de la psychanalyse, tout en cherchant à inventer un savoir-faire qui sorte celle-ci d’un conformisme dont il pressent qu’il peut lui faire perdre sa dimension subversive [16]. Ainsi, au moment même où l’institut de Berlin, avec la bénédiction de Freud, établit la différence entre analyse personnelle et analyse didactique, il affirme dans Le problème de la fin de l’analyse (1927) : « J’ai souvent signalé, dans le passé, que je ne pouvais voir aucune différence de principe entre analyse thérapeutique et analyse didactique [17]. » Ce que Lacan dit à sa manière : « Il n’y a d’analyse que didactique. »
45De même, les remarques suivantes de Ferenczi à propos de la fin de l’analyse valent d’être rapportées, car elles y montrent l’aspect éthique d’un savoir-faire qui ne recule pas devant une vraie ténacité : « L’analyse est vraiment terminée lorsqu’il n’y a congé ni de la part du médecin, ni de la part du patient ; l’analyse doit pour ainsi dire mourir d’épuisement, le médecin devant toujours être le plus méfiant des deux et soupçonner que le patient veut sauver quelque chose de sa névrose, en exprimant la volonté de partir. Un patient vraiment guéri se détache de l’analyse, lentement, mais sûrement ; donc, tant que le patient veut venir, il a encore une place dans l’analyse [18]. »
46Revenons sur deux innovations de Ferenczi, l’activité et l’élasticité de la technique analytique.
47Ces innovations sont déjà en germe en 1918, dans une communication faite à Budapest à propos de la technique psychanalytique. Il évoque « l’abus de la liberté d’association ». Le patient, explique-t-il, associe sur le mode superficiel. Et que propose-t-il : « Quand il nous importe plus de hâter certaines explications que d’exercer les forces psychiques du patient, nous devons exprimer simplement devant lui certaines idées que nous lui supposons mais qu’il ne sait pas communiquer et l’amener ainsi à en faire l’aveu. La situation du médecin dans la cure analytique rappelle à maints égards l’accoucheur qui lui aussi doit autant que possible se comporter passivement, se borner au rôle de spectateur d’un processus naturel, mais qui aux moments critiques aura le forceps à portée de la main pour terminer une naissance qui ne progresse pas spontanément [19]. »
48Comment ne pas penser, en lisant ces lignes, à un autre accouchement ? Dans « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), Lacan dit qu’au moyen de « ce qu’on a appelé nos séances courtes, nous avons pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne, dans un délai où autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïevski [20] ».
49De l’usage du forceps chez Ferenczi et Lacan [21] ! Les moyens ne sont pas les mêmes, on sait les tâtonnements de Ferenczi, Lacan, lui, a dès 1953 l’usage déjà théorisé par lui-même de la fonction de la parole (avec jeu de la patience et de la hâte repéré dès 1953 dans son « Temps logique ») et du champ du langage, à travers sa théorie du signifiant. Mais tous deux montrent, chacun dans le style qui leur est propre et à leur manière, la différence entre l’usage de la fonction de la hâte et l’usante pression de l’impatience, qui est souvent un autre nom de l’angoisse.
50Cependant, les choses se compliquent si on fait intervenir le problème de la suggestion. Dans les techniques active ou élastique, quelle est la part de la suggestion ? La question se prolonge en celle-ci : jusqu’à quel point l’usage de la hâte au cours de la séance peut-il être « contaminé » par la suggestion, qui elle-même renvoie à l’empressement ?
51Prenons cet exemple de technique active, pour nous poser, sans y répondre, la question de la part de suggestion qu’elle comporte.
52Un patient de Lacan, Pierre Rey, qui avait l’habitude de se lever tard, rapporte l’échange suivant avec son psychanalyste :
54Cela ferait une excellente séance de thérapie comportementale, mais le jeu sur l’équivoque du « six heures » en fait une réplique d’analyste.
55Ferenczi dit de sa méthode active qu’elle est le fait du patient. Citons-le, en 1926, dans l’article « Contre-indications de la technique active » : « Freud, ainsi que moi-même, nous avons toujours utilisé le terme “actif” pour signifier que le patient doit parfois accomplir d’autres tâches que la communication de ce qui lui vient à l’esprit [23]. »
56En fait, il arrive plus souvent que cette activité soit celle que l’analyste suggère au patient, et dans ce cas, ladite activité est d’abord le fait de l’analyste. Ainsi, Ferenczi, dans l’article intitulé « Prolongements de la technique active » (1920), donne l’exemple suivant : « C’était désormais ce procédé que j’entendais par le terme de “technique active” qui ne signifiait donc pas tant une intervention active de la part du médecin que de la part du patient, auquel on imposait à présent, outre l’observance de la règle fondamentale, une tâche particulière [24]. » On voit bien que dans l’esprit de Ferenczi l’activité devient une part de la règle fondamentale. Ce qui permet la pirouette de dire qu’elle est due à l’initiative du patient auquel on l’a… prescrite.
57Il n’est pas question ici de parcourir toutes les considérations, souvent contradictoires, et les contre-indications à cette technique qui s’accumulent sous la plume de son inventeur, qui font que ses indications se réduisent comme peau de chagrin.
58Force est de constater que nos réflexions sur patience, hâte et impatience sont limitées par au moins un élément, difficile à apprécier, celui de la part de la suggestion dans l’interprétation ou de ses équivalents que sont la scansion ou la ponctuation signifiante. Encore que cette dernière, par sa discrétion même, puisse échapper à la critique.
59Les analystes gagneraient à se poser la question de la suggestion. Freud lui-même, notamment dans son texte tardif (1937) « Constructions dans l’analyse », reconnaît qu’une construction proposée par l’analyste peut s’avérer fausse. Ferenczi se pose aussi la question, avec son habituelle honnêteté.
60Lacan, dans L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, lors de la séance du 17 mai 1977, se demande : « Est-ce que la psychanalyse opère, puisque de temps en temps elle opère par ce qu’on appelle un effet de suggestion ? Pour que l’effet de suggestion tienne, ça suppose le langage – là, je me répète – que le langage tienne à ce qu’on appelle l’homme. » Un peu plus loin, il ajoute : « Mais d’un autre côté il y a une béance ; que ça tienne à l’homme, ça suppose que nous aurions bien, que nous saurions suffisamment ce que c’est l’homme. »
61Quadrature du cercle ou terres à explorer ?
Pour conclure
62Notre parcours, soupesant patience et hâte, dans leurs rapports au savoir-faire de l’analyste, est centré sur des expériences passées et laisse de côté (excepté pour ce qui concerne l’angoisse de l’analyste, et aussi à l’occasion sa jouissance, questions intemporelles, en quelque sorte) ce qu’il en est du présent.
63Où en est-on aujourd’hui ? Ce pourrait être si le débat s’engageait, ce que je souhaite de tout cœur, l’occasion de très fructueuses controverses.
64Pour l’heure, contentons-nous d’une remarque qui va compléter notre parcours giratoire de rsi appliqué au savoir-faire de l’analyste, à propos d’un certain usage de la précipitation (à différencier de la hâte) dans la conduite d’une cure. Cet usage est le fait d’une interprétation de la pratique et de certaines considérations théoriques de Lacan datant des toutes dernières années de sa vie. Pratiques de séances ultracourtes, théorie visant à privilégier, voire à faire comme seul mode d’accès au « réel » de l’inconscient, l’homophonie signifiante.
65Outre que la théorie de quelqu’un qui a enseigné pendant plus de vingt-cinq ans ne saurait se résumer à ses dernières considérations, pointons la source de confusion dont est porteuse, pour qui interprète idéologiquement, c’est-à-dire sur un mode idéaliste, une pratique dont il est important de souligner qu’elle n’est le fait que des toutes dernières années de la vie de Lacan [25]. Il convient aussi d’éviter la confusion entre séance à durée variable, dont nous avons souligné la fonction, et séance très courte. D’autant que cette extrême brièveté n’a jamais été théorisée par Lacan lui-même.
66Tout un courant de pensée qui se réclame de l’enseignement de Lacan voit dans les séances très courtes et dans la chasse à l’homophonie le nec plus ultra de la traque du réel, au risque de considérer (un peu comme Rank, même si la comparaison est hardie) toute la dimension du fantasme comme simplement encombrante, vil plomb dont il faut dégager l’or de l’homophonie ?
67N’y a-t-il pas confusion alors entre l’imaginaire – celui du patient qui vient livrer quelques bouts de phrases à chaque séance et auquel on laisse accroire qu’il s’agit des si galvaudés « bouts de réel » – et le réel lui-même, le symbolique étant quelque peu oublié au passage (la patience et le « temps qu’il faut » pour que s’effectuent les nombreux tours de la chaîne signifiante, sa répétition certes parfois excédante mais indispensable), confusion qui laisse face à face imaginaire et réel, dans une tension que ne vient pas nouer le symbolique [26].
68Débat insuffisamment ouvert, où l’on ne serait pas étonné de retrouver, au coin de tel ou tel argument, la trace d’une idéologie qui vient si souvent masquer l’angoisse, chez l’analyste aussi.
Notes
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[1]
S. Freud, Sur l’engagement du traitement (1913), Œuvres complètes, t. XII, Paris, Puf, 2006, p. 170 – GW VIII, Zur Einleitung der Behandlung, p. 462.
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[2]
J. Lacan, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 17.
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[3]
S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, Œuvres complètes, t. XII, op. cit., p. 257 – GW XX, p. 52.
-
[4]
S. Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », dans Œuvres complètes, t. XII, op. cit., p. 195.
-
[5]
S. Freud, « Les voies de la thérapie psychanalytique », dans Œuvres complètes, t. XV, Paris, Puf, 1996, p. 102.
-
[6]
Ibid., p. 101-102.
-
[7]
S. Freud, Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1970, p. 90-91.
-
[8]
Ibid., p. 89.
-
[9]
J. Lacan, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 134.
-
[10]
Ibid., p. 135.
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[11]
Ibid., p. 146.
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[12]
Remarque émise, à la lecture de ce texte, par E. Porge.
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[13]
S. Ferenczi et O. Rank, Perspectives de la psychanalyse, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, 2011, p. 34
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[14]
Ibid., p. 58.
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[15]
Y. Lugrin, Impardonnable Ferenczi, Paris, Campagne Première, 2012. Ce livre comporte une très pertinente et exhaustive analyse des malentendus entre Freud et certains de ses compagnons de route, Ferenczi, Rank, d’autres encore, dont celui fondateur et traumatique avec Fliess.
-
[16]
Beaucoup de ses errances, de ses tentatives quelquefois maladroites furent le prix à payer pour sortir de ce conformisme qui menaçait (et menace toujours, conformisme lacanien inclus) l’existence même de la psychanalyse.
-
[17]
S. Ferenczi, Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Paris, Payot, 1982.
-
[18]
Ibid., p. 50-51.
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[19]
S. Ferenczi, Psychanalyse II, Œuvres complètes, Paris, Payot, p. 331-332.
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[20]
J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 315.
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[21]
À noter que – clin d’œil ou omission, p. 293 – Lacan évoque « l’élasticité de la maïeutique de Socrate », sans évoquer cet accoucheur de l’élasticité en analyse que fut Ferenczi.
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[22]
P. Rey, Une saison chez Lacan, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 68.
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[23]
S. Ferenczi, Psychanalyse III, Œuvres complètes, Paris, Payot, 1974, p. 367.
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[24]
Ibid., p. 118.
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[25]
Cf. D. Simonney, Essaim, n° 28, note de lecture sur C. Soler, Les affects lacaniens, p. 238-241, et aussi, « Lalangue en questions », Essaim n° 29, p. 14-16.
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[26]
Nous laissons à réel, symbolique et imaginaire leurs minuscules, telles qu’employées dans les premiers textes de Lacan, dont celui du séminaire La relation d’objet, auquel nous nous sommes référé.