Notes
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[1]
L. Wolfson, Le schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970, p. 43.
-
[2]
S. Beckett, L’innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953, p. 175.
-
[3]
J.-B. Pontalis, Préface de Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. vii.
-
[4]
G.-A. Goldschmidt, « Une forêt et ses lisières », L’écrit du temps, n° 2, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 208.
-
[5]
Ibid., p. 237.
-
[6]
E. Jones, « Un facteur linguistique dans la caractérologie des Anglais », dans Essais de psychanalyse appliquée, tome 1, Paris, Payot, 1973, p. 71.
-
[7]
Ibid., p. 76.
-
[8]
J. Lacan, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 17.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, Paris, Le Seuil, 1967, p. 36.
-
[11]
G.-A. Goldschmidt, « Chamonix et Courmayeur », L’écrit du temps n° 7, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 82.
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[12]
G.-A. Goldschmidt, « Une forêt et ses lisières », L’écrit du temps n° 2, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 237.
1Écrire, en français, un article sur « lalangue » n’est pas chose facile pour l’anglophone que je suis et cela suscite bien des questions. S’exprimer en langue étrangère pendant de nombreuses années permet paradoxalement de mieux comprendre sa langue maternelle. En s’en éloignant, on comprend également qu’elle sera toujours irremplaçable. La langue étrangère sera par contre toujours dotée d’une inquiétante étrangeté, à la fois familière et distante.
2Pour celui dont la langue maternelle n’est pas celle du pays où il vit, « lalangue » se traduit-elle d’une langue à une autre ? Langue maternelle, langue étrangère, comment faire le pont entre les deux ? Quels signifiants occupe l’entre-deux ? Comment traduire les dires d’une langue pour lesquels les mots de l’autre langue manquent ? Que faire de l’intraduisible ? La rencontre analytique est-elle la même d’une langue à une autre ?
3Une langue maternelle n’est pas apprise. Elle appartient. Elle s’approprie en même temps que les premiers soins, les caresses, les sons, les odeurs. C’est une langue à deux, fusionnelle (lalangue), incestuelle, passionnelle. Jusque dans le corps, elle titille, elle tripote, elle lèche et elle mord. Et lorsque l’homme parle, c’est qu’il reconnaît la dette. Du fait que nous parlons, nous acceptons que nous sommes dépendants du grand Autre, lieu des signifiants, lieu du langage. Et du fait que nous parlons, nous perdons l’objet. La langue maternelle est donc trouée, trou d’où émergent le désir et la demande. La demande est-elle différente dans une langue étrangère ? Est-elle traduisible ? En quelle langue exprimons-nous le désir ?
4À l’inverse de la langue maternelle, une langue étrangère gardera toujours sa distance. Elle exige du travail, de la mémorisation, de la compréhension. C’est le règne de l’unheimlich et le familier, « comme on dit », cède à l’erreur, « comment dit ? » Elle s’apprend, se fait mériter et garantit une certaine autonomie par rapport à la toute-puissance des signifiants maternels. Dans certains cas elle sert même de véritable protection contre ces derniers et permet un moyen de survie psychique contre une mère mortifère. Louis Wolfson, dans Le schizo et les langues décrit un processus de destruction de sa langue maternelle et son remplacement systématique par une ou plusieurs langues étrangères. Ce n’est qu’en supprimant les propres mots de sa mère que celle-ci devient moins dangereuse. Pour se libérer de son emprise toute-puissante et pour que son monde devienne supportable, Wolfson doit annihiler toute référence à l’anglais, effacer toute trace sémantique, « en ayant chaque oreille bouchée d’un doigt pour ne pas écouter sa mère [1] », comme Ulysse face aux sirènes.
5Samuel Beckett a également investi une partie de son travail d’écriture dans une entreprise d’arrachement à une mère toute-puissante. Comme Wolfson, il commence à échapper vraiment à l’emprise maternelle le jour où il parvient à écrire des livres en langue française, langue inconnue de sa mère. « Je cherche ma mère pour la tuer. Il fallait y penser plus tôt, avant de naître », dit-il dans L’innommable [2]. En 1946 Samuel Beckett cesse d’écrire dans sa langue maternelle et par cette décision il marque une rupture définitive avec sa mère et l’Irlande.
6La question de la langue étrangère soulève la question de la traduction. Comment rendre justice à un texte de telle sorte que la traduction ne trahisse pas le message original ? De quelle manière peut-on éviter les transformations, voire les déformations ? Les difficultés rencontrées en traduction sont rarement provoquées par des mots compliqués ou ambigus. « Au contraire, nous dit J.-B. Pontalis, ce qui arrête le traducteur est le plus souvent ce qui va de soi pour l’auteur, ce qui s’impose à lui comme une évidence enracinée aussi bien dans sa langue maternelle que dans le sol de sa pensée [3]. » J’ajoute une remarque. Ce sont des mots courants qui posent problème dans les débuts de l’apprentissage d’une langue étrangère. Parler et comprendre des discussions sérieuses peuvent être acquis assez rapidement dans la deuxième langue mais il faut de nombreuses années avant de pouvoir bavarder, de pouvoir parler de rien. À l’inverse, ce qui est oublié dans la langue maternelle au fur et à mesure qu’on s’éloigne d’elle, ce sont justement ces petits mots de tous les jours. Dans mon modeste travail de traducteur, ce sont les termes les plus simples (le regard, le cri, la relation, comme ça…) qui nécessitent l’aide du dictionnaire. C’est parce que ces petits mots ne peuvent pas être isolés et traités d’une façon abstraite. Ils font partie d’une chaîne de signifiants intimement liés à un vécu lointain et renvoient directement à la langue maternelle.
7Chaque langue a ses trous et ses failles et l’espace de la traduction est un espace transitionnel entre deux langues défaillantes. Que faire de cet « entre-deux », de cet espace de l’intraduisible ? Le traducteur parviendra-t-il à le traduire quand même, à utiliser cet espace pour qu’il y ait une rencontre entre les deux langues ? Comment faire passer dans une langue ce qui ne peut pas se dire, car inexistant dans l’autre langue ? « Il n’y a pas de rapport sexuel » est très difficile à traduire en anglais, puisque « rapport » se traduit par relation, et sexual en anglais est une notion bien moins large. Le désir et la demande dont parle Lacan ne renvoient pas aux mêmes signifiants anglais, desire et demand. Comment traduire l’équivoque, les jeux de mots (les non-dupes errent !) ? Que faire avec la « jouissance », totalement absente du lexique anglais. Aucune traduction française n’a pu transmettre le sens de la good-enough mother. Il n’existe pas en français d’équivalent du mot Witz, ni d’ailleurs du sentiment d’Unheimlich.
8Georges-Arthur Goldschmidt dans son article « Une forêt et ses lisières », évoque l’absence de ce sentiment d’Unheimlich en langue française et se pose la question : d’où vient le fait que la langue ne possède pas de terme pour un sentiment que tout Français éprouve pourtant ? Selon lui, « si le mot en français n’existe pas, la chose n’en existe pas moins : c’est donc que le français s’y prend autrement [4] ». Il ajoute qu’il n’existe pas de mot allemand pour « leurre », mais que tout le conte Sandmann (Hoffmann) tourne autour. Et il conclut : « L’intraduisibilité est le propre, non des langues, mais de qui les parle [5]. »
9Les Français revendiquent, les Anglais font la queue ! Peut-on dire qu’une langue influence les valeurs et les codes de ceux qui la parlent ? Le pragmatisme anglais est-il renforcé par la langue ? L’exception culturelle dont se réclament les Français est-elle aussi véhiculée par la langue ? La langue française est intellectuelle, abstraite, et souvent immuable, ce dont témoignent un surinvestissement administratif et une rigidité institutionnelle. L’anglais est simple, transparent et se prête facilement aux changements, d’où un manque de stabilité et l’apparition de nouveaux mots dans le monde des affaires. Il est à remarquer que certains de ces mots, tels coaching, debriefing, speed-dating, se sont frayé un chemin dans la vie française mais restent en version originale. L’efficacité et la visée pragmatique derrière ces mots ne sont tout simplement pas traduisibles.
10Même après trente ans de vie en France, trente ans à parler la langue, avec, heureusement, de plus en plus de facilité, il m’arrive toujours des moments de sidération et d’étonnement face aux différences entre les deux langues. Derrière une similitude superficielle se trouvent deux visions différentes du monde. La langue française, langue des poètes et des diplomates, est subtile, raffinée et ambiguë. Elle est théâtrale, romantique et souvent compliquée pour l’anglophone. Celui-ci est plus habitué aux concepts bien clairs et aux limites bien définies. La langue anglaise est précise, simple et pragmatique. C’est la langue de l’objectivité et de la science, comme en témoignent les traductions de Freud et les descriptions du dsm. Elle est issue de deux racines, germanique et latine, ce qui, d’après Ernest Jones, encourage « l’importance frappante que les Anglais attachent à la bienséance [6] ». Et il ajoute plus loin : « Notre stock de synonymes est sans égal dans toute autre langue européenne… L’existence de cette double strate de mots nous permet de faire les délicats comme nulle autre nation [7]… »
11Pour un concept en français il existe souvent deux mots en anglais. Voici quelques exemples. Comment faire la différence en français entre girl et daughter, entre stranger et foreigner, entre mind et spirit, entre like et as, entre make et do, talk et speak… ? La liste est longue. Quand un Anglais vous invite à monter ou à descendre, c’est sa langue même qui indique où il se trouve au moment où il vous parle (go up/down : il se trouve à la même hauteur que son interlocuteur ; come up/down : il n’est pas au même niveau). La grammaire anglaise est d’une rigueur telle qu’une simple phrase au temps présent (« je travaille ») se conjugue à trois temps différents (« I work, I’m working et I’ve been working »). Il n’est donc pas surprenant d’apprendre qu’il existe bien plus de mots en langue anglaise qu’en langue française. Il est plus étonnant de constater que l’anglophone en utilise bien moins.
12Cette précision en langue anglaise est-elle signe de moins d’équivoque ? À l’inverse du français où la volubilité de la langue parlée donne de nombreuses occasions pour l’équivoque, je pense que l’équivoque en anglais se trouve plutôt ailleurs : dans une ponctuation particulière, dans un glissement sémantique et dans le texte écrit. Les œuvres de Shakespeare, de Lewis Carroll et d’Oscar Wilde sont des témoins majestueux de l’équivoque. « Ce qui caractérise lalangue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont possibles » dit Lacan dans Le sinthome [8], et il ajoute plus loin que « c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère [9] ». Cela veut-il dire que la langue anglaise est peu propice à l’inconscient de lalangue ? Dans une conférence donnée à l’université de Yale (24 novembre 1975), Lacan, sur la question du signifiant et de l’équivoque par rapport à la consistance de la langue anglaise, reprend l’exposé de Jones et répond : « Jones a dit que les Anglais, grâce à la bifidité de leur langue (de racine germanique et de racine latine) pouvaient, passant d’un registre à l’autre, tamponner les choses : ça sert à ce que ça n’aille pas trop loin [10]. »
13La situation analytique en anglais est sûrement, en effet, autre et le chemin qui mène à l’inconscient, trésor de signifiants, est certainement ailleurs que made in France. Pour l’anglophone qui entreprend une analyse en français, le même chemin est entrecoupé de va-et-vient, de voyages aller-retour où l’inconscient s’avère être capable de faire des tresses langagières dans un joli tissage de signifiants bilingues. (Un analysant fait un rêve sur les armes, avec des bras (arms) et des soutiens gorges (bras). Une autre incorpore son accent dans son rêve de vélo à roues blanches : elle habite la rue Blanche.) Qu’on soit uni-langue, bilingue ou polyglotte, la traduction est toujours à l’œuvre et, comme l’écrit Goldschmidt, « rien autant que la traduction ne prouve à quel point le sens n’est pas contenu dans les mots qui l’expriment [11] », et il ajoute : « Personne n’est réductible à la langue qu’il emploie, sa langue ne dit rien de lui (il n’aurait point sinon été nécessaire que Freud inventât l’inconscient) [12]. »
14Exprimer en mots ce qui ne peut pas se dire, tel est notre destin. Je termine par un joli lapsus entendu récemment. Au lieu de dire « la langue ne me convient pas », il a été dit « la langue ne me connaît pas ».
Notes
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[1]
L. Wolfson, Le schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970, p. 43.
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[2]
S. Beckett, L’innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953, p. 175.
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[3]
J.-B. Pontalis, Préface de Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. vii.
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[4]
G.-A. Goldschmidt, « Une forêt et ses lisières », L’écrit du temps, n° 2, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 208.
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[5]
Ibid., p. 237.
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[6]
E. Jones, « Un facteur linguistique dans la caractérologie des Anglais », dans Essais de psychanalyse appliquée, tome 1, Paris, Payot, 1973, p. 71.
-
[7]
Ibid., p. 76.
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[8]
J. Lacan, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 17.
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[9]
Ibid.
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[10]
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, Paris, Le Seuil, 1967, p. 36.
-
[11]
G.-A. Goldschmidt, « Chamonix et Courmayeur », L’écrit du temps n° 7, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 82.
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[12]
G.-A. Goldschmidt, « Une forêt et ses lisières », L’écrit du temps n° 2, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 237.