Essaim 2012/1 n° 28

Couverture de ESS_028

Article de revue

Le sujet retrouvé ?

Pages 69 à 84

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 857.
  • [2]
    Ibid., p. 856.
  • [3]
    A. Koyré, « La Renaissance », dans Histoire générale des sciences, t. II, La science moderne (1450-1800), Paris, puf, 1958.
  • [4]
    H. Cornelius Agrippa von Nettesheim, De incertitudine et vanitate scientiarum, 1530.
  • [5]
    J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 875.
  • [6]
    A. Church, « The present situation in the foundations of mathematics », dans Philosophie mathématique, éd. Ferdinand Gonseth (Paris, Hermann, 1939). Tout n’est pas calculable au sens d’un traitement de l’information.
  • [7]
    Il n’est d’ailleurs que de faire l’expérience de la lecture des Méditations cartésiennes de Husserl. On a entre les mains un livre de philosophie qui est en dialogue direct avec les Méditations métaphysiques de Descartes, je ne parle pas bien entendu d’un commentaire universitaire, car le livre de Husserl se situe à la même hauteur que ces dernières, ce qui est exceptionnel. En termes analytiques, les deux livres sont dans le même discours.
  • [8]
    J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 859.
  • [9]
    Ibid., p. 372.
  • [10]
    Ibid., p. 865.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    J. Lacan, Encore, op. cit., p. 74
  • [13]
    Ibid., p. 86.
  • [14]
    J. Lacan, Encore, op. cit., p. 116.
  • [15]
    J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 484.
  • [16]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2008, p. 220-221.
  • [17]
    Le point est central, car la « grammaire » au sens de Wittgenstein porte sur la possibilité de nommer quelque chose, elle touche à la nomination elle-même, et cela par les critères d’identification des objets qui sont à nommer.
  • [18]
    Ce qui fait fonction surface et temps, marqueur de l’identification, comme dit E. Porge, cf. Lettre du symptôme, versions de l’identification, Toulouse, érès, 2010, p. 117.
  • [19]
    E. Porge, Lettres du symptôme, op. cit. L’hypothèse de Porge sur la non-identité de la lettre est ici déterminante. C’est la non-identité de la lettre qui remplace l’identité de l’ego pur.
  • [20]
    Ni non plus sa version hégélienne : la conscience désespère/elle se néantise/l’Esprit qui se sait est vérité de la certitude de soi.
  • [21]
    Voir notre ouvrage Analytique de la chair, Le chiasme Lacan/Merleau-Ponty, Paris, Cerf, 2011.
  • [22]
    Voir l’article de David Corfield « From mathematics to psychology : Lacan’s missed encounters », dans Lacan and Science, Londres, Karnac, 2002.
  • [23]
    Archives de philosophie, n° 73, printemps 2010.

1La mathématisation de l’inconscient est un des traits les plus remarquables de la psychanalyse lacanienne. Au fil des pages, le lecteur de Lacan ne peut en effet manquer de tomber sur un mathème ou sur une figure de topologie. On pourrait donc d’emblée compléter la célébrissime thèse de l’inconscient structuré comme un langage en disant que l’inconscient lacanien est plus précisément structuré comme un langage mathématique. C’est ce qu’exhibe dans l’évidence, par exemple, le mathème du discours de l’analyste. L’espace de la clinique analytique apparaît algébrisé sous la forme d’un jeu de lettres et de places capturées par des règles. On peut même rapprocher ce mathème lacanien des mathématiques stricto sensu, puisque le fonctionnement des quatre discours est comparable à celui d’un groupe de quaternalité de Klein. L’idylle de Lacan et des mathématiques est donc évidente. Mais, ici comme ailleurs, nous ferons nôtre la maxime de Husserl, selon laquelle toute évidence à caractère formel est le titre d’un problème. Scepticisme d’inspiration transcendantale, qui ne va pas sans d’autres bonnes raisons, empiriques, cette fois-ci.

2En effet, si nous observons le discours analytique, sur son versant clinique, nous pouvons constater que, comme analysant, sur le divan, nous ne pensons pas du tout au mathème du discours analytique. Comme analysant, nous ne pensons et ne parlons que de ce qui nous tracasse dans l’existence. Le terme de « jouissance », avec sa connotation de souffrance, semble plus approprié pour décrire ce qu’il en est. De même, comme analyste, nous ne pensons à rien, nous écoutons les patients dans le souci de la ponctuation de leur propos. Quoi qu’il en soit, selon Lacan, il n’en demeure pas moins que l’acte de parole et son écoute prennent place dans une structure de discours, où il n’est pas en effet question d’énoncés et de paroles, mais bien plutôt de lettres changeant de places en vertu d’une grammaire similaire à celle des mathématiques. On peut dès lors se demander pourquoi Lacan a eu besoin de formuler le mathème du discours analytique, alors que la formalisation de la situation basale de la clinique ne semble pas, du moins à première vue, s’imposer dans la praxis. Cette question peut aisément être étendue à tous les mathèmes ou schémas de Lacan impliquant un domaine quelconque des mathématiques. Aussi ma question de départ sera-t-elle la suivante : quel lien peut-il donc exister entre l’écriture des mathèmes et l’expérience analytique ?

3Un début de réponse à cette question nous est donné à la page 857 des Écrits, quand Lacan dit qu’il est « impensable que la psychanalyse comme pratique, que l’inconscient, celui de Freud, comme découverte, aient pris leur place avant la naissance au siècle qu’on a appelé le siècle du génie, le xviie, de la science [1] ». La science et son « corrélat essentiel », le sujet, apparaissent sous la plume de Lacan comme la condition sine qua non de la praxis analytique. Sur cette base, on peut supposer que la nécessité d’une mathématisation de la clinique reposerait sur le rapport de conditionnant a conditionné entre, d’une part, la science et son corrélat essentiel – le sujet – et, d’autre part, la pratique analytique. Formaliser la clinique, c’est alors rendre égale ladite clinique à ses conditions. Par là même, c’est être assuré d’une certaine cohérence. On devine que psychanalyser n’irait donc pas sans formaliser, même si nous ne savons pas encore exactement ce que signifie le mot « formaliser » en contexte analytique, et psychanalyser n’irait pas non plus sans une interrogation sur le sujet corrélatif à la formalisation mathématique. Ledit sujet de la science est en effet étroitement lié au mathématisme qui structura les pensées de la Renaissance et de l’âge classique. L’expression « sujet de la science » ne fait d’ailleurs pas mystère pour Lacan, elle désigne explicitement le Cogito[2]. L’avant-coup de la psychanalyse résiderait donc dans un certain nouage du sujet aux mathématiques, tel qu’il fut historiquement mis en place dans et par le Cogito. Nous avons bien là une partie essentielle des coordonnées de notre problème. La mathématisation de la clinique aurait pour condition un certain rapport du sujet aux mathématiques. Réfléchir sur la mise en place de ce nouage initial ne sera donc pas peine perdue pour entendre, comme elle doit l’être, l’expression « formalisation de la clinique », au-delà de son apparente trivialité.

Comment donc comprendre le lien initial entre les mathématiques et leur sujet ?

4Dans une conférence donnée au Caire, en 1937, pour célébrer le tricentenaire du Discours de la méthode, Alexandre Koyré [3] soulignait que la nouvelle expérience du monde, celle de l’époque de Descartes, pouvait être caractérisée par le type de langage au moyen duquel le scientifique adressait ses questions à la nature. Au cœur du programme cartésien, il y avait donc la thèse selon laquelle la nature parle le langage des mathématiques. Ainsi, la nature répond au scientifique parce qu’ils parlent tous les deux le même idiome.

5De plus, la « valeur réelle du mathématisme », comme le dit encore Koyré, réside dans sa dimension métaphysique. La nécessité d’une nouvelle métaphysique est intrinsèque aux exigences de la science moderne. La théorie mathématisée qui interroge la nature doit également mettre fin au doute sceptique sur les sciences, qui hante la première partie de la Renaissance. Les sciences sont incertaines et vaniteuses, comme le disait Agrippa au début du xvie siècle [4]. « Tout branle », ajoutera Montaigne. Le sujet de la science émerge donc à la suite d’une violente crise sceptique portant sur le savoir, mais aussi bien sur celui qui pose les questions à la nature, le savant lui-même. Ainsi, à partir de Koyré, on peut extraire une sorte de temps logique à l’œuvre dans l’histoire. Premier temps : je doute, deuxième temps : les visions du monde deviennent incertaines, troisième temps : la science et son sujet sont certains d’eux-mêmes. Nous sommes ainsi passés du monde clos à l’univers infini.

6Toutefois, pour que l’épreuve de la crise sceptique soit totalement surmontée, il aura fallu, par surcroît, répondre à une exigence de fondation qui nous entraîne encore plus loin dans le vertige du doute. Il aura fallu mettre fin à une sorte de sublimation de ce doute sous l’espèce du doute hyperbolique. Le doute hyperbolique aurait pu, en effet, anéantir la certitude mathématique et, avec elle, la solidité doxique des nouvelles sciences émergentes. À suivre le fil des Méditations métaphysiques, et à se rapprocher de l’abîme vers lequel elles nous entraînent, nous voyons en effet que, tant que l’existence de Dieu n’est pas prouvée, toute certitude, y compris par conséquent celles des mathématiques et du Cogito, peut basculer, et que nous pouvons dès lors replonger dans une crise encore plus profonde que la première, car cette fois-ci sans issue. En cas de victoire de l’hypothèse du malin génie, l’univers infini des sciences modernes n’aurait donc pas mieux résisté que les anciennes visions du monde antiques et médiévales.

7Si vous me permettez la fantaisie intellectuelle que constitue le recours à un parfait anachronisme, je dirais que les Méditations métaphysiques sont une sorte de centrale nucléaire de la pensée. Ce qui correspond assez bien malgré tout à l’idée d’un homme maître et possesseur de la nature. On y déclenche une explosion atomique pour l’arrêter immédiatement, et en tirer des bénéfices énergétiques considérables. Mutatis mutandis, pour que les idées claires et distinctes des sciences soient fondées, il ne suffit pas de faire des mathématiques, il ne suffit pas davantage de prononcer le Cogito sur un mode performatif, il est nécessaire, et seulement alors suffisant, que l’Autre majuscule garantisse l’évidence du Cogito, modèle de toute évidence. Pour ce faire, il est nécessaire que l’Autre ne soit pas le malin génie. Car, avant même le Je pense, si toutes mes pensées étaient fausses et résultaient d’une tromperie divine, l’énonciation d’un simple Je serait impossible. L’Autre, comme tel, c’est-à-dire comme lieu de la vérité et de la parole, s’effondrerait, et moi avec. Autrement dit, tant que j’ignore l’origine métaphysique de mon être au lieu de l’Autre, la catastrophe symbolique est donc possible. Avec la certitude performative du Cogito, rien n’est donc réglé. La dislocation du Je – c’est cela l’explosion nucléaire de la structure – est cette catastrophe psychotique virtuelle que nous proposent les Méditations métaphysiques. Comme on le sait, cette puissance de désintégration du Je sera finalement jugulée par l’argumentation et annulée par la position d’une seconde substance métaphysique, celle de Dieu. Avec Dieu, la centrale fonctionne. En termes lacaniens, le Nom-du-Père clôt l’affaire. Remarquons au passage que, dans l’avant-coup de la psychanalyse, la métaphysique introduit le Nom-du-Père dans la considération scientifique [5]. Précisément sous la forme du sujet supposé savoir. Quoi qu’il en soit, on s’aperçoit qu’au regard d’un philosophe de l’âge classique, la certitude mathématique, tant qu’elle n’est pas garantie par Dieu, ne vaut guère plus que l’évidence perceptive.

8Naissance de la science, rôle fondateur du langage mathématique, mathématisme de la métaphysique, pour toutes ces raisons l’accroche du sujet pensant aux mathématiques apparaît comme des plus solides. Toutefois, malgré cette botte d’escrime qui semble avoir touché le sceptique au cœur, le sujet de la science apparaît paradoxalement comme étant des plus fragiles au regard de la science qu’il vient pourtant de fonder. Par une sorte d’ironie ou de renversement dialectique de l’histoire, Descartes a pensé si clairement et si distinctement l’âme et le corps, à la faveur d’un dualisme impeccable, que leur union – soit l’homme concret – est devenue proprement incompréhensible. Par suite, la psychologie rationnelle du Je pense, limpide sur le plan métaphysique, demeure obscure sur le plan empirique. Elle virera même au statut d’obstacle épistémique. Le sceptique tient là sa revanche et Hume, comme de juste, ne percevra qu’une fiction dans l’idée du moi, et toute psychologie empirique conçue à l’imitation du formidable succès de Newton dans les sciences de la nature, de l’empirisme anglais du xviiie aux sciences cognitives contemporaines, s’inscrira plus volontiers dans le prolongement du Traité de la nature humaine de Hume que dans celui des Méditations métaphysiques de Descartes. Enfin, indépendamment de la philosophie, le renouvellement interne aux mathématiques du projet de leur fondation sera lui aussi notoirement marqué du sceau de l’impossible, comme le montreront les travaux de Gödel et de Church [6], au xxe siècle.

9Par la suite, il y eut tant de critiques du Cogito et du mathématisme métaphysique né avec le siècle du génie et de la science que l’on peut aujourd’hui se demander si le sujet de la science a survécu à Descartes. Le sujet de la science n’a-t-il pas purement et simplement disparu sur les écrans radars de la pensée ?

10Force est pourtant de constater que, malgré tous ces courants et ces critiques éminentes, le sujet de la science n’a pas été pour autant effacé. C’est sous la forme de la conscience phénoménologique pure, et de son pôle égoïque, que ce sujet renaîtra dans les années trente du xxe siècle, dans les Méditations cartésiennes de Husserl (et déjà dans les Ideen), années qui seront celles précisément de Gödel et de Church. Husserl épure le Cogito sous la forme d’une corrélation intentionnelle qui, pour un lacanien, exhibe superbement la refente hystérique du sujet de la science. Tout Cogito contient en soi son Cogitatum, remarque Husserl. Autrement dit, toute pensée vise un objet de pensée, dit objet intentionnel dans le sillage de Brentano, mais aussi en rupture continue et de plus en plus radicale avec l’approche psychologique du maître autrichien de Husserl. Quoi qu’il en soit, la phénoménologie husserlienne reprendra une voie cartésienne : celle de la corrélation du Cogito et de son Cogitatum. Le Cogito n’aura donc pas disparu, il se sera même élargi jusqu’à inclure l’objet de conscience.

11Enfin, l’hypothèse d’une renaissance du sujet de la science à travers la pensée de Husserl est confirmée par le fait que le noyau méthodologique de la phénoménologie transcendantale reproduit très exactement les trois temps logiques que nous avons identifiés pour scander l’émergence du sujet de la science. La fameuse epôché peut en effet se décomposer en :

  1. Je doute ;
  2. L’existence du monde est suspendue ;
  3. La corrélation cogito-cogitatum est indubitable.
Pour toutes ces raisons, il n’est pas très risqué de dire que la phénoménologie transcendantale a servi de refuge au sujet de la science au xxe siècle [7]. Le conditionnant du discours analytique est donc toujours plus ou moins actif. Au sortir de ce rapide tour d’horizon sur le conditionnant philosophique de la praxis analytique, quelles conclusions, à mi-parcours de notre intervention, pouvons-nous déjà en tirer ?

12Première conclusion transitoire : les revers historiques du mathématisme dans la constitution d’une science empirique du sujet, autrement dit dans la constitution d’une psychologie scientifique expérimentale, ces revers donc, me semblent être la raison, ou du moins l’une des raisons pour lesquelles Lacan refusa de conférer à la psychanalyse le statut de science du sujet. Comme il le dit dans « La science et la vérité » à propos d’un autre célèbre n’y a pas : « Il n’y a pas de science de l’homme […]. Il n’y a pas la science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet [8]. » Le message est clair : tout comme La femme, l’homme n’existe pas. Jusqu’à la fin de son enseignement, la psychanalyse sera donc rangée du côté non pas des sciences mais de La science. Refus de la ranger aux côtés des sciences humaines et par conséquent des psychologies ou de l’herméneutique, et refus également de situer la psychanalyse aux côtés des sciences dites dures, puisque la psychanalyse, en 1978, sera reconnue et assumée comme « infalsifiable », sans aucun état d’âme. Lacan conservera donc le sujet de La science, mais il rejettera l’idée d’une science du sujet. Notre réflexion historique, si besoin était, confirme le jugement de Lacan.

13Seconde conclusion transitoire : la clinique analytique ne peut être qu’une clinique du sujet de la science, tel que, paradoxalement, les sciences le laissent choir en optant pour l’objectivisme, et telle que la science du sujet empirique, c’est-à-dire la psychologie, sous toutes ses formes et variantes, n’en veut rien savoir par principe. À contre-courant des sciences humaines et des sciences naturelles, l’objet de la clinique analytique repose donc sur le postulat d’une équivalence entre la structure de l’âme humaine et certaines structures mathématiques. En ce sens, mathématiser la clinique n’est pas un geste déplacé, c’est, au contraire, un geste absolument requis, mais, dans le contexte actuel de montée en puissance et même de domination des sciences cognitives, c’est devenu un acte « excentrique ».

14Il est temps maintenant de passer du conditionnant au conditionné, de Descartes à Lacan, et de nous demander si le nouage du sujet aux mathématiques est similaire dans les deux cas.

Le deuxième nœud du sujet aux mathématiques

15Je voudrais toutefois énoncer une remarque préalable avant d’en venir à la lecture d’un des mathèmes exemplaires de Lacan. La relation du conditionné au conditionnant n’est manifestement pas linéaire. La psychanalyse lacanienne a elle-même contribué à la mutation de son conditionnant. Nombreuses, en effet, sont les critiques du Cogito dans les Écrits et les séminaires de Lacan. Il y a donc eu un effet rétroactif du conditionné sur le conditionnant. Si elle n’a pas produit une science naturelle du sujet, c’est-à-dire une psychologie empirique, la psychanalyse a profondément modifié, en revanche, le sens du sujet de la science. Dans « La science et la vérité », Lacan parle même d’un « sujet vrai [9] », celui de l’inconscient, par opposition implicite à un faux sujet – le moi – auquel renvoie aussi bien la conscience cartésienne. Il s’est donc produit un double mouvement, un aller et un retour, entre la psychanalyse et le Cogito. Une sorte d’hainamoration, de sympathie antipathique, comme aurait dit Kierkegaard. D’un côté, Lacan a produit une reprise, une répétition de Descartes, tout comme Husserl, mais, d’un autre côté, il s’est engagé dans une critique du sujet classique, en dévoilant sa dépendance au signifiant. Comment cerner dès lors l’effet en retour de cette critique sur le Cogito ? Lacan écrit de nouveau dans « La science et la vérité » : « Pour quoi il n’est pas vain de redire qu’à l’épreuve écrite : Je pense : "donc je suis", avec des guillemets autour de la seconde clausule, se lit que la pensée ne fonde l’être qu’à se nouer dans la parole où toute opération touche à l’essence du langage [10]. »

16La dimension du langage dans son essence via la parole est ici placée en position de tiers entre la pensée et l’existence. Avec la psychanalyse, le sujet de la science apparaît donc comme altéré par une division causée par le langage. Toutefois, la division noue – le terme n’est évidemment pas neutre – ce qu’elle sépare, à savoir le sujet de l’existence et le sujet transcendantal, le « je suis » et le « je pense ». Ils sont tous deux conjoints en même temps que disjoints, par le clivage du signifiant et du signifié. De plus, comme de juste, cette transformation du Cogito vient s’inscrire dans un débat serré avec la phénoménologie. La citation se poursuit ainsi : « Si Cogito sum nous est fourni quelque part par Heidegger à ses fins, il faut remarquer qu’il algébrise la phrase, et nous sommes en droit d’en faire relief à son reste : cogito ergo, où que rien ne se parle qu’à s’appuyer sur la cause [11]. » Comme le premier Heidegger, Lacan plonge le sujet transcendantal de Descartes-Husserl dans l’existence, mais, à la différence du Dasein heideggérien, le sujet de l’inconscient demeure un sujet, d’être lié à la parole et au langage, ce que laisse tomber la compréhension herméneutique des choses, à partir de leur utilité dans la Zuhandenheit. En ce sens, ce n’est pas tant Heidegger qui algébrise le Cogito que Lacan lui-même. Exactement comme le fit Descartes en créant la géométrie algébrique, Lacan utilise la lettre pour restructurer le sujet de la science, au-delà de l’imaginaire. Lacan, par le biais de son algèbre, répète donc Descartes contre Descartes. Ainsi, plus encore que la reprise d’une structure de langage qui transcende l’imaginaire, je suppose que c’est du côté de la traversée du symbolique lui-même que la répétition lacanienne du Cogito opère sa reprise la plus décisive et la plus intéressante à décrypter. Ce que Lacan reprend de Descartes, par-delà les penseurs qui le séparent et l’éloignent de lui (Hegel-Heidegger), c’est l’atteinte d’un réel par le biais des mathématiques, quand on les pousse jusqu’à leur limite, comme ce fut le cas avec le malin génie qui permit le dévoilement de l’idée limite d’infini. Car, avant même la célèbre démonstration de Gödel ou le paradoxe de Russell, n’est-ce pas ce qu’accomplit avec ses propres moyens la fiction métaphysique du malin génie, cette folie philosophique du doute hyperbolique, qui fait ployer l’évidence mathématique ? Lacan est sensible à la folie philosophique, fût-elle encore placée sous le contrôle de la méthode. Il n’enferme pas cette folie de la raison ! Bien au contraire, il la répète, en comprenant que, dans la faille révélée par l’angoisse du sujet quant à son origine métaphysique, un réel a été atteint. Le rapport de Lacan à Descartes est donc bien « ambivalent ».

17Il est temps cependant, comme je l’ai dit, d’en venir au conditionné. Prenons, par exemple, le fameux mathème de la sexuation dans Encore. Lacan le commente en ces termes :

18

D’abord les quatre formules propositionnelles, en haut, deux à gauche, deux à droite. Qui que ce soit de l’être parlant s’inscrit (nous soulignons gfd) d’un côté ou de l’autre. À gauche, la ligne inférieure, ?x?x, indique que c’est par la fonction phallique que l’homme comme tout prend son inscription (nous soulignons) à ceci près que cette fonction trouve sa limite dans l’existence d’un x par quoi la fonction ?x est niée, ?xfigure im1 (nous soulignons). C’est là ce qu’on appelle la fonction du père, d’où procède par la négation la proposition ?x, ce qui fonde l’exercice de ce qui supplée par la castration à l’absence de rapport sexuel – en tant que celui-ci n’est d’aucune façon inscriptible (nous soulignons). Le tout repose donc ici sur l’exception posée comme terme sur ce qui, ce ?x, le nie intégralement.
En face, vous avez l’inscription (nous soulignons) de la part femme des êtres parlants. À tout être parlant, comme il se formule expressément dans la théorie freudienne, il est permis, quel qu’il soit, qu’il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité – attributs qui restent à déterminer – de s’inscrire dans cette partie (nous soulignons). S’il s’y inscrit, il ne permettra aucune universalité, il sera ce pas-tout, en tant qu’il a le choix de se poser dans le ?x ou bien de n’en pas être [12].

19Dans le commentaire de Lacan, le premier trait distinctif qui saute aux yeux est l’opposition entre ce qu’il est possible d’écrire et ce qu’il est impossible d’écrire. La distinction cardinale passe ici entre, d’une part, ce qui peut faire écriture et, d’autre part, ce qui ne peut pas faire écriture. Le caractère érotique du sujet homme ou femme, son identité sexuelle, obéit ainsi à une « logique », mais cette logique n’est ni celle de la vérité ni celle du sens, mais celle d’une écriture. Il n’est plus en effet question dans les propositions lacaniennes sur les genres masculin et féminin de repérer, à travers des variations de concepts, le moment critique où la valeur de vérité de la proposition serait compromise, ni même celui où leur sens serait menacé, mais de saisir l’émergence d’un point limite, qui ne peut plus s’écrire ou s’inscrire dans la proposition, un point où un élément de la proposition, voire la proposition tout entière ne peuvent plus être écrits. C’est d’abord le cas, à gauche, pour le point du père : ?xfigure im2 instancie un impossible à écrire ; il n’est pas un point où ?(x) est fausse, mais un point d’où on ne peut pas écrire ?(x). La négation forclusive de la fonction est donc, en mathématique lacanienne, condition d’écriture de la fonction phallique. Elle est point d’exsistence qui la fonde (vide ou saturée).

20Le mathème de la sexuation formalise donc un réel au sens d’un impossible à écrire. Or, quelles que soient les vertus du formalisme, il convient toutefois de souligner que ce réel n’est pas une catégorie vide. Les occurrences mathématiques prélevées au fil des séminaires nous révèlent invariablement que la frontière structurelle n’est pas celle du vrai et du faux, mais celle du possible et de l’impossible à écrire quant à la jouissance. La distinction cardinale entre ce qui s’écrit et ce qui ne s’écrit pas ne se réfère pas exclusivement pour cette raison même (l’écriture de lettres) à la logique pure. La formalisation en question demeure en effet sise entre le formel (la logique mathématique) et le matériel (la jouissance), comme en témoigne à nouveau ce passage d’Encore, dans lequel la formalisation apparaît comme la mise en formes abstraites d’une matière ou étoffe corporelle dont s’occupe la psychanalyse :

21

[…] la formalisation de la logique mathématique, si bien faite à ne se supporter que de l’écrit, ne peut-elle nous servir dans le procès analytique, en ceci que s’y désigne ça qui retient les corps invisiblement [13] ?

22Dans cette perspective, la jouissance inconsciente, structurée par une logique, ne touche donc à « l’âme » que par le corps. La manifestation de la jouissance passe, par exemple, par le symptôme, par l’événement de corps. Une bonne partie, si ce n’est la totalité, de ce que désigne la formalisation des jouissances se phénoménalise par le biais de ce qui ne cesse de s’écrire de pensées inconscientes sur le corps, voire invisiblement entre les corps, ou encore dans tout ce qui embarrasse la pensée à titre de dysharmonie quant à l’âme. Je retrouve finalement dans ce constat ce que j’appelais, pour commencer, « ce qui tracasse » l’analysant. Quant à l’articulation de cette problématique du corps de la jouissance avec l’idée de langage mathématique, c’est, comme on le sait, la topologie des nœuds, en plus de la logique, en tant qu’elle implique le corps et la jouissance, qui fera la connexion.

23Toutefois, en quoi cela concerne-t-il encore de près ou de loin le sujet de la science ? Lacan, dans les années 1970, à partir d’Encore, n’aura-t-il pas fini par tourner la page et par ranger le Cogito au magasin des accessoires ?

24Certes, le passage du primat du symbolique à une équivalence topologique de principe entre toutes les dimensions change considérablement la donne. Pour le Lacan des Écrits, c’est le langage dans sa puissance causale qui opérait la division et le nouage entre le Je pense et le Je suis. Cependant, on notera que cette division impliquait déjà une pluridimen-sionnalité articulée. La coupure symbolique de l’ergo reliait l’imaginaire du cogito au réel du sum. C’est donc la coupure du lien borroméen qui prendra le relais de la coupure du signifiant. Du Lacan du symbolique au Lacan du réel, le sujet invariablement n’a d’autre « substance » que la coupure. Toutefois, rien ne nous dit que ce soit le symbolique qui puisse encore prétendre au titre de dimension nodale de l’institution du sujet. À quelle dimension rapporter la coupure constituante du nœud ? Comme on le sait depuis rsi, pour nommer le réel du nœud, il faut ajouter un quatrième rond, le rond dit justement de la nomination. Le langage ressurgit dès lors, en filigrane, avec cette fonction du quatrième rond, qui effectue une conjonction-disjonction entre les différentes consistances. Quoi qu’il en soit, la coupure doit donc être associée à la nomination pour être identifiée. Avec le nœud borroméen, du moins dans R/S/I, c’est une nouvelle dimension causale du sujet qui est ainsi mise en lumière, celle de la nomination borroméenne. Or, il est troublant de voir également que le nœud borroméen implique le langage mathématique en général, tel que l’entendait Lacan, quand il écrit, dans Encore :

25

Le propre du langage mathématique, une fois qu’il est suffisamment repéré quant à ses exigences de pure démonstration, est que tout ce qui s’en avance, non pas tant dans le commentaire parlé que dans le maniement même des lettres, suppose qu’il suffit qu’une ne tienne pas pour que toutes les autres non seulement ne constituent rien de valable pour leur agencement, mais se dispersent. C’est en quoi le nœud borroméen est la meilleure métaphore de ceci, que nous ne procédons que de l’Un [14].

26Comme cela est patent dans cette citation, le nœud borroméen est pour Lacan la figure par excellence qui condense, comme en gros caractères, le maniement des lettres propre au langage mathématique. Or, par ce rapprochement, Lacan fait plus qu’établir un constat d’isomorphie. Réalisant le programme de 1965, il introduit par conséquent la vérité comme cause matérielle dans le champ des mathématiques. Selon « L’étourdit », l’usage du langage mathématique est en effet un dire à l’œuvre, un « dire que non », qui suspend le dit par sa réduction à l’impossible et fait basculer un groupe de lettres d’un agencement à un autre. Introduire la vérité comme cause matérielle dans la mathématique, c’est alors reconnaître dans le nœud un dire dont on fait les discours. Lacan le signifie explicitement, quand il énonce dans « L’étourdit » que la coupure de la topologie, c’est le dit du langage à ne plus en oublier le dire [15]. Ce que rejette au contraire la science ordinaire, dans la forclusion de son histoire et de son sujet.

27La position du nœud comme dire est encore manifeste dans le fait que le nœud borroméen ne porte pas tant un nom qu’il donne plutôt des noms, et cela grâce à son trou tourbillonnant qui les « recrache », trou du rond innommable, illustré par le « je suis ce que je suis » de l’Élohim biblique. Le nœud borroméen apparaît dès lors comme ce Nom de nom de nom qui ex-siste comme trou du Nom-du-Père, trou qui nomme les noms génériques des dimensions, les noms premiers que sont le symbolique, l’imaginaire et le réel, et qui serviront, eux aussi, à nommer. Si tout cela est exact, nous devrions percevoir les conséquences de cette forme de nomination topologique au niveau même du sujet.

28Que se passe-t-il en effet pour le sujet quand le quatrième rond de la nomination est couplé à une consistance partenaire et qu’une nomination est ainsi produite ? Par exemple, y a-t-il un effet de sujet à partir de la nomination imaginaire ? Une réponse positive est possible, car c’est très exactement ce que réalisa Merleau-Ponty avec la notion de chair, elle-même comparée à un tourbillon et présentée comme un nom inouï en philosophie. La chair est la nomination imaginaire du corps, et le corps s’en trouve institué du même coup comme sujet. C’est un « je peux » qui succède au « je pense » dans l’histoire de la phénoménologie.

29Quelle sera maintenant la nomination réelle du sujet ? Selon Lacan, elle procède de l’objet « a », entre énigme et certitude. Elle est l’angoisse produite par la rencontre chez le sujet de sa position d’objet « a » dans l’Autre ; bref, la situation de la nomination réelle aura lieu dans la rencontre du sujet avec quelque chose de la Chose. C’est alors la destitution du sujet du savoir qui en résultera. Sa chute du paradis de la connaissance. C’est le cas dans la découverte angoissante de la pure possibilité du péché, telle que l’a décrite Kierkegaard dans le concept d’angoisse, ou encore dans la résolution de l’être-jeté-au monde chez Heidegger. La nomination réelle du sujet met celui-ci à l’épreuve des situations où il est réduit à l’état d’objet « a » : le péché, le Rien, la liberté, la mort. En contexte phénoménologique, c’est donc Heidegger qui accomplit le pas décisif quant à la nomination réelle du sujet. On passe en effet du Cogito au Dasein, et ce dernier est comme de juste dans une relation de destruction avec le premier. C’est en tant que je ne pense pas que j’existe, car l’angoisse angoisse, et ne pense pas. Elle nomme le sujet de la résolution (Entschlossenheit) à exister authentiquement. L’angoisse nomme ainsi le sujet du choix pour le choix, plutôt que de subir le dévalement dans l’inauthenticité du On qui ne choisit pas.

30Que dire enfin de la nomination symbolique ou symptomale du sujet ? Identifier le sujet comme symptôme ne peut être le fait que d’une philosophie à prétention thérapeutique. Le sujet est bien en effet une obsession de philosophe ! On songera ici aux analyses logiques et grammaticales de Wittgenstein, qui a parfaitement repéré ce trait obsessionnel (Fiches, § 140) ; ces analyses avaient précisément pour finalité explicite d’élucider les usages qui coordonnent le moi, ses mots et ses actions, indépendamment des pathologies philosophiques concernant la conscience ou l’esprit, fondées sur un usage déviant du langage ordinaire. Comme, par exemple, la pathologie qui consiste à considérer que les processus intérieurs sont « cachés ». « Que ce qu’un autre se dit intérieurement me soit caché fait partie du concept “dire intérieurement”. Mais “caché” est ici le mot qui ne va pas (das flasche Wort) », remarque Wittgenstein dans ses Recherches[16]. Dire qu’un mot « ne va pas » est bien l’expression d’une attitude philosophique « thérapeutique ». Le sujet nommé par l’analyse grammaticale wittgensteinienne est en ce sens un sujet de l’usage, connecté aux règles pragmatiques, dont l’analyse est exposée de façon canonique dans le Cahier bleu (« Je, L.W. [17] »).

31Ainsi, comme nous venons de le voir, si le Nom-du-Père se déploie selon une triplicité, le nom du sujet, lui, nomme le sujet d’un acte en contexte dimensionnel : celui qui est dirigé sur quelque chose par le biais de cet acte. L’ego pur nomme le sujet des actes de la pensée, le Dasein le sujet de l’acte de choisir le choix, la chair nomme le sujet-objet de l’acte de percevoir ; enfin, l’usage du pronom « Je » nomme, lui, l’agent des actes du langage. Ce sont là les noms du sujet.

32Toutefois, la perspective terminale du nœud borroméen généralisé (cf. La topologie et le temps) permet de repenser l’articulation formelle de cette multiplicité. Avec le nœud borroméen généralisé, il n’est plus nécessaire en effet de faire tenir les trois consistances par une quatrième, puisque ce nœud résulte, entre autres, de la mise en continuité de deux consistances d’un nœud à quatre, et devient du même coup un nœud à trois, qui enveloppe le quatre du symptôme, dans la temporalité de son nouement, qui est aussi, paradoxalement, un dénouement (la topologie est le temps, nous sommes ici dans la conjonction de l’espace et du temps [18]). Le symptôme est donc lui aussi généralisé au sens où n’importe quelle dimension peut alors prétendre nommer le réel du nœud sur un mode symptomal. Pour nous, ce dernier type de nœud ouvre du même coup la possibilité de concevoir une généralisation de la nomination du réel de l’existence du sujet. Qu’est-ce que cela signifie ? Rien de moins que le nouage-dénouage possible entre les différents types d’identification du sujet de la science à ses images, angoisses ou obsessions, repérées par la philosophie du xxe siècle.

33En première analyse, on dira que la coupure instituante du nœud borroméen généralisé remplace l’ego pur de Descartes ou de Husserl : elle est le nouveau centre identitaire des vécus. Dans ce nouveau contexte, c’est le symptôme de l’identification formé par le nœud – comme l’a explicité et avancé récemment Erik Porge [19] –, soit la nomination du réel de l’identité de la lettre, qui se substitue à la saisie réflexive de l’identité de l’ego pur. Identification n’est plus identité. C’est même la non-identité à soi qui est ici articulée par le nœud, puisque c’est elle qui ouvre la possibilité des identifications et des transformations par l’image, le symbole ou le réel. Ainsi, avec la coupure instituante du nœud borroméen généralisé, le sujet de l’inconscient est soustrait à l’espace du Cogito. Nous sommes passés de la substance métaphysique des cogitationes à l’espace-temps topologique des événements de corps. C’est pourquoi je dirais que le nœud borroméen généralisé et subjectivé dans l’identification au symptôme correspond à une mutation du sujet de la science. C’est la coupure opérée par la lecture du nœud qui produit dorénavant le sujet. Le sujet de la science naît alors de la lecture du réel de l’existence humaine (d’où, selon nous, l’usage du terme de « parlêtre » par Lacan, à la fin de son enseignement). La rétroaction du conditionné sur le conditionnant est alors maximale. Ce n’est plus la science qui supporte la psychanalyse, mais la psychanalyse qui supporte la science. Les positions se sont inversées. Pour surligner cette thèse à l’aide d’une formule, je dirais que le tempo de la réflexion n’est plus comme au siècle de la science : je doute/le monde est néantisé/Je suis certain d’exister [20]. Mais, bien plutôt, au siècle de l’objet « a », le xxe : le père est incertain/Y a de l’Un/le réel de mon existence est nommable par la lecture de mon symptôme. La proximité des deux scansions est palpable, tout autant que la distance qui les sépare dorénavant.

34À travers cette mutation, le sujet n’a toutefois pas rompu ses amarres avec les mathématiques. Bien au contraire, si le nœud lacanien est bien un dire mathématique, il faut compter la nomination du sujet parmi ses effets, jusqu’à la nomination du réel de son être par la lettre d’un symptôme. Toutefois, s’il n’a pas rompu son lien aux mathématiques, il est clair que le sujet dit de la science a malgré tout très nettement changé de registre et de contenu : ce n’est plus le Cogito. Une juste évaluation philosophique de cette transformation du sujet reste à produire. En première esquisse, on peut dire que le gain est un éloignement de la tendance « paranoïaque » de l’ego pur, mais que le rapport au monde, chez Lacan, reste indéterminé. Le nœud reste à lire selon la chair [21].

Pour conclure

35Il est clair que la question de la mathématisation de la clinique enveloppe des enjeux cliniques et philosophiques. Enjeux cliniques tout d’abord. Ceux-ci résident essentiellement dans la nette distinction que la mathématisation lacanienne permet d’établir entre la clinique psychologique et la clinique psychanalytique. L’une renvoie aujourd’hui au programme des sciences cognitives et à leurs applications thérapeutiques possibles, l’autre à une praxis qui enveloppe la reprise du sujet de la science, jusqu’à sa destitution et sa mutation identificatoire. Le rationalisme de cette position, très continentale comme diraient nos amis anglais, doit être me semble-t-il assumé [22], mais de manière subtile, car il implique l’introduction de la causalité signifiante dans la conceptualité mathématique.

36Enjeux mathématico-philosophiques ensuite. Nous avons vu que la mathématisation de la clinique présupposait la reprise transformatrice de la littéralité cartésienne. L’expression Y a de l’Un, associée au nouage des consistances, condense de manière canonique l’interprétation lacanienne du langage mathématique. Nous avons souligné la dimension causale de cette lecture et ses conséquences nominales plurielles pour le sujet. Comme l’illustre l’histoire récente de la philosophie, ce sujet peut en effet être nommé de différentes manières : chair, Dasein, ou symptôme grammatical. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, l’odyssée du sujet, de Descartes à Lacan, n’empêche donc absolument pas ledit sujet de l’inconscient de rester, en un certain sens, en tant que lié à la lettre, un sujet pris dans le langage mathématique. Le jeu des identifications demeure en effet surdéterminé par le nouement et/ou dénouement d’une chaîne, dont la conceptualisation initiale est clairement topologique. Lacan nous propose donc une grammaire mathématique de la nomination généralisée d’un sujet identifié à son symptôme, mais, encore une fois, il ne s’agit plus du Cogito, et la signification conceptuelle de ce déplacement reste à approfondir. Elle présuppose en tout cas la réintroduction du Nom-du-Père dans les mathématiques.

37Il en va ainsi en fonction d’une mathématique interprétée comme effet de discours. Ce qui fait une différence très remarquable avec d’autres acceptions possibles des mathématiques, entendues cette fois-ci du côté de la vérité comme « cause formelle » et non plus de la « cause matérielle », pour reprendre les catégories aristotéliciennes utilisées en 1965. Or, c’est sur ce point que la psychanalyse a besoin de la philosophie pour étayer et relayer son dire. Car la psychanalyse ne peut soutenir cette position qu’à réintroduire la vérité du Nom-du-Père comme cause matérielle dans le champ des mathématiques. Ce qui ne peut que heurter le rationalisme mathématique standard, dont la rationalité formelle suture le savoir et la vérité. Le savoir des sciences n’a plus que faire de l’Autre non trompeur de Descartes, ou encore d’une vérité de parole située hors des procédures rationnelles de la preuve. La vérité hors du savoir formel ne fait pas sens en mathématique, comme en témoignent le statut de paradoxe conféré à une vérité mathématique indémontrable (Gödel, Church) ou le défi que constitue un théorème supposé vrai mais encore non démontré (Fermat). Ainsi, je ne vois pas comment la psychanalyse pourrait valider le clivage du savoir et de la vérité sans une réflexion philosophique, qui soit en mesure de réinterpréter le sujet de la science comme je viens de le faire, ou par d’autres gestes de même nature. La réintroduction psychanalytique du Nom-du-Père dans la science signifierait donc eo ipso le retour de la philosophie dans la psychanalyse. Ce qui, en un sens, n’a jamais cessé d’être le cas. C’est en effet essentiellement chez Descartes ou chez Hegel que Lacan est allé chercher la trace de la coupure du savoir et de la vérité, et nulle part ailleurs. À mon sens, c’est en prenant appui sur la phénoménologie contemporaine, une phénoménologie il est vrai elle aussi transformée par la psychanalyse (dans le sens de ce que nous avons désigné ailleurs comme « moment topologique de la phénoménologie française [23] »), que l’actualisation de cette division prendrait un nouveau sens et un nouveau statut. C’est pourquoi à travers tout cela se dessine l’axe d’un programme de recherche interdisciplinaire, qui regrouperait mathématique, philosophie et psychanalyse, programme qu’il me paraît très nécessaire de poursuivre après Lacan. Loin que tout ait été réglé par le frayage du séminaire, en un certain sens, grâce à Lacan, tout (re) commence !

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 857.
  • [2]
    Ibid., p. 856.
  • [3]
    A. Koyré, « La Renaissance », dans Histoire générale des sciences, t. II, La science moderne (1450-1800), Paris, puf, 1958.
  • [4]
    H. Cornelius Agrippa von Nettesheim, De incertitudine et vanitate scientiarum, 1530.
  • [5]
    J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 875.
  • [6]
    A. Church, « The present situation in the foundations of mathematics », dans Philosophie mathématique, éd. Ferdinand Gonseth (Paris, Hermann, 1939). Tout n’est pas calculable au sens d’un traitement de l’information.
  • [7]
    Il n’est d’ailleurs que de faire l’expérience de la lecture des Méditations cartésiennes de Husserl. On a entre les mains un livre de philosophie qui est en dialogue direct avec les Méditations métaphysiques de Descartes, je ne parle pas bien entendu d’un commentaire universitaire, car le livre de Husserl se situe à la même hauteur que ces dernières, ce qui est exceptionnel. En termes analytiques, les deux livres sont dans le même discours.
  • [8]
    J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 859.
  • [9]
    Ibid., p. 372.
  • [10]
    Ibid., p. 865.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    J. Lacan, Encore, op. cit., p. 74
  • [13]
    Ibid., p. 86.
  • [14]
    J. Lacan, Encore, op. cit., p. 116.
  • [15]
    J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 484.
  • [16]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2008, p. 220-221.
  • [17]
    Le point est central, car la « grammaire » au sens de Wittgenstein porte sur la possibilité de nommer quelque chose, elle touche à la nomination elle-même, et cela par les critères d’identification des objets qui sont à nommer.
  • [18]
    Ce qui fait fonction surface et temps, marqueur de l’identification, comme dit E. Porge, cf. Lettre du symptôme, versions de l’identification, Toulouse, érès, 2010, p. 117.
  • [19]
    E. Porge, Lettres du symptôme, op. cit. L’hypothèse de Porge sur la non-identité de la lettre est ici déterminante. C’est la non-identité de la lettre qui remplace l’identité de l’ego pur.
  • [20]
    Ni non plus sa version hégélienne : la conscience désespère/elle se néantise/l’Esprit qui se sait est vérité de la certitude de soi.
  • [21]
    Voir notre ouvrage Analytique de la chair, Le chiasme Lacan/Merleau-Ponty, Paris, Cerf, 2011.
  • [22]
    Voir l’article de David Corfield « From mathematics to psychology : Lacan’s missed encounters », dans Lacan and Science, Londres, Karnac, 2002.
  • [23]
    Archives de philosophie, n° 73, printemps 2010.
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