Essaim 2011/1 n° 26

Couverture de ESS_026

Article de revue

La fœtalisation de Louis Bolk

Pages 153 à 168

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », Écrits, 1946, p. 186.
  • [2]
    L. Bolk, Das Problem der Menschwerdung, G. Fischer, 1926.
  • [3]
    Sur ce sujet, on lira avec profit de D.-R. Dufour : Lacan et le miroir sophianique de Boehme (epel) ; Lettres sur la nature humaine…, Calmann-Le?vy ; On achève bien les hommes, Denoe?l, et de B. Ogilvie, Lacan, la formation du concept de sujet, puf.
  • [4]
    J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essais d’analyse d’une fonction en psychologie (1938) », Autres écrits, Paris, Le Seuil, p. 34-35.
  • [5]
    J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », p. 186.
  • [6]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, 1949, p. 96-97.
  • [7]
    J. Lacan, « Some reflections on the ego », International Journal of psychoanalysis, vol. 34, 1953, p. 11-17.
  • [8]
    J. Lacan, « Quelques réflexions sur l’ego », Le Coq-Héron n° 78, 1980.
  • [9]
    7e congrès de l’École freudienne de Paris à Rome, conférence parue dans Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, p. 177-203.
  • [10]
    N’étant pas moi-même psychanalyste, c’est dans le cadre d’une thèse portant sur la genèse et la réception de la néoténie dans les sciences humaines que j’ai été amené à m’intéresser à Lacan : Manque et puissance. Généalogie, histoire et interprétation de l’hypothèse néoténique dans les sciences humaines (sous la direction de D.-R. Dufour).
  • [11]
    « Exercices du désir », revue Littoral n° 27/28, avril 1989. Il s’agit de la réédition de la première traduction partielle qu’avait proposée en 1960 la revue Arguments dans son numéro 18.
  • [12]
    Du nom de Petrus Camper, un biologiste hollandais du xviiie siècle, très célèbre en son temps (c’est à lui que Goethe adressa son travail sur l’os intermaxilaire). Convaincu de l’unicité du plan de composition chez les vertébrés, il impressionnait nombre de naturalistes en esquissant la forme d’un animal et en la transformant peu à peu en d’autres (du cheval à la vache, de la vache au chien, du chien au dromadaire, etc.).
  • [13]
    D’ailleurs, il termine plusieurs de ses présentations par une défense de l’inégalité des races que « prouverait » sa théorie (bien sûr), sans qu’il ne relève que d’autres théories en totale contradiction avec la sienne avaient, quelques dizaines d’années plus tôt, abouti à exactement la même justification des races, et à la même hiérarchisation… mais avec des critères exactement opposés. Sur ce sujet, il faut lire de Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme, Paris, Ramsay, 1983.
  • [14]
    L. Bolk, Hersenen en Cultuur, Amsterdam, Scheltema en Holkema, 1918.
  • [15]
    L. Bolk, Brain and Culture, Amsterdam, 1925.
  • [16]
    Proc. Kon. Akad. v. Wetenschappen, vol. XXV, N 7.
  • [17]
    En allemand : « Das Problem der Menschenwerdung », en néerlandais : « Over het probleem der menschwording », en anglais : « On the Problem of Anthropogenesis », en espagnol : « La humanización del hombre ».
  • [18]
    L. Bolk, « Le problème de la genèse humaine », Revue française de psychanalyse, vol. XXV (1961), p. 245.
  • [19]
    Ibid., p. 247.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Ibid., p. 248.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid., p. 249.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Ibid., p. 248, souligné par l’auteur.
  • [27]
    Ibid., p. 250.
  • [28]
    L. Bolk, « Le problème de l’anthropogenèse », Comptes rendus de l’Association des anatomistes de langue française, 1926, p. 86.
  • [29]
    L. Bolk, « Origin of racial characteristics in man », American Journal of Physical Anthropology, 1929.
  • [30]
    L. Bolk, « Le problème de l’anthropogenèse », op. cit., p. 86.
  • [31]
    L. Bolk, « Le problème de la genèse humaine », op. cit., p. 250.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Ibid., p. 251.
  • [35]
    Ibid., p. 252.
  • [36]
    Ibid., p. 253.
  • [37]
    Signalons, et Bolk le reconnaît lui-même, qu’une explication se basant sur le système endocrinien n’est pas originale. Les termes mêmes d’hormone et d’endocrine sont contemporains de la théorie de la fœtalisation (respectivement 1904 et 1912). Comme les humeurs plus tôt, comme les gènes plus tard, les hormones sont alors la clé explicative de nombre de phénomènes du vivant et un livre comme The glands regulating Personality est un succès de librairie.
  • [38]
    Ibid., p. 255.
  • [39]
    H. Neuville, « De certains caractères de la forme humaine », L’anthropologie (1927), p. 307.
  • [40]
    Ibid., p. 505.
  • [41]
    Ibid.

De 1938 à 1975, de l’anatomie comparée…

1L’anatomiste hollandais Louis Bolk présente la caractéristique d’avoir été cité par Lacan pour ainsi dire tout le long de son activité (de 1938 jusqu’à 1975), à chaque fois dans le même contexte, lorsqu’il s’agissait pour lui d’assurer un fondement biologique à ce qui conditionne le stade du miroir : la prématuration de la naissance dans l’espèce humaine. Pour étayer ce constat connu « depuis que l’homme existe [1] », Lacan semble préférer recourir à une caution scientifique fort connue des biologistes dans les années 1930, la théorie de la fœtalisation. En France, cette théorie est accessible dès 1926, année durant laquelle Louis Bolk son créateur la présente lors du congrès organisé par l’association des Anatomistes de langue française, dont il est membre à vie. Mais c’est une conférence partiellement prononcée la même année lors d’un congrès d’anatomistes à Freiburg et ensuite publiée dans son intégralité qui va devenir le texte de référence : Das Problem der Menschwerdung[2].

2Chez Lacan, on en trouve la première évocation dès 1938 [3] dans « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », lorsqu’il écrit :

3

« Il faut remarquer que le retard de la dentition et de la marche, un retard corrélatif de la plupart des appareils et des fonctions, détermine chez l’enfant une impuissance vitale totale qui dure au-delà des deux premières années. Ce fait doit-il être tenu pour solidaire de ceux qui donnent au développement somatique ultérieur de l’homme son caractère d’exception par rapport aux animaux de sa classe : la durée de la période d’enfance et le retard de la puberté ? Quoi qu’il en soit, il ne faut pas hésiter à reconnaître au premier âge une déficience biologique positive, et à considérer l’homme comme un animal à naissance prématurée [4]. »

4Bien sûr, on pourrait objecter que « naissance prématurée » peut tout aussi renvoyer à Freud et à son Hilflosigkeit. Toutefois, les éléments qu’il donne (retard de la dentition, durée de l’enfance…) sont, nous le verrons, inspirés de la théorie de Bolk. Quoi qu’il en soit, il se montre parfaitement explicite en 1946, et précise que par « prématuration de la naissance chez l’homme », il faut entendre :

5

« … l’incomplétude et le “retard” du développement du névraxe pendant les six premiers mois. Phénomènes bien connus des anatomistes et d’ailleurs manifestes, depuis que l’homme existe, dans l’incoordination motrice et jubilatoire du nourrisson, et qui n’est probablement pas sans rapport avec le processus de fœtalisation où Bolk voit le ressort du développement supérieur des vésicules encéphaliques chez l’homme [5]. »

6Trois ans plus tard, dans « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique », il se réfère une nouvelle fois à Bolk, sans le citer, mais en employant le terme qui le signe :

7

« Mais cette relation à la nature est altérée chez l’homme par une certaine déhiscence de l’organisme en son sein, par une Discorde primordiale que trahissent les signes de malaise et l’incoordination motrice des mois néonataux. La notion objective de l’inachèvement anatomique du système pyramidal comme de telles rémanences humorales de l’organisme maternel, confirme cette vue comme nous formulons comme la donnée d’une véritable prématuration spécifique de la naissance chez l’homme. Remarquons en passant que cette donnée est reconnue comme telle par les embryologistes, sous le terme de fœtalisation, pour déterminer la prévalence des appareils dits “supérieurs du névraxe [6]”… ».

8Deux ans passent et Lacan nomme une nouvelle fois Bolk lors d’un exposé à la British Psycho-Analytical Society intitulé « Some reflections on the ego » (« Quelques réflexions sur l’ego »), publiée en 1953 dans le International Journal of psychoanalysis[7], et ensuite en français [8].

9

« L’animal humain peut être considéré comme né prématurément. Le fait que les faisceaux pyramidaux ne soient pas myélinisés à la naissance est une preuve suffisante de cela pour l’histologiste, tandis qu’un nombre de réactions posturales et de réflexes satisfont le neurologue. L’embryologiste aussi voit dans la “fœtalisation”, pour employer le terme de Bolk, du système nerveux humain, le mécanisme responsable de la supériorité de l’homme sur les autres animaux – c’est-à-dire les courbures céphaliques et le développement du cerveau antérieur. »

10Enfin, il revient à Bolk presque vingt-cinq ans plus tard à l’occasion de « La troisième », conférence prononcée à Rome [9]. Dans un passage qui reprend la prévalence de son image pour l’homme, Lacan en voit la source dans la prématuration de la naissance, dans ce que, pour un temps, il faut bien dire que le petit d’homme reste spectateur, contraint de ne faire qu’anticiper sa maturation. Et à ce moment-là, il attribue à Bolk l’idée de la prématuration.

11Il n’est pas sûr que l’on trouve d’autres occurrences de Bolk dans l’œuvre de Lacan, mais il reste remarquable que celles présentées ici couvrent quasiment toute sa carrière. L’influence sur la psychanalyse, de cet intérêt très précis de Lacan pour Bolk, a été en quelque sorte combinée avec le succès d’un terme, celui de néoténie. Mais alors que l’on se met à assimiler fœtalisation et néoténie, et parler de néoténie chez l’homme, lui s’en tient au néologisme inventé par un anatomiste. Ni Bolk ni Lacan ne parlent de néoténie [10].

12L’intérêt de la psychanalyse pour la théorie de la fœtalisation va se traduire par le fait qu’en France, sur trois publications de Das Problem der Menschwerdung, deux sont dues à des revues de psychanalyse : tout d’abord dans le numéro de mars-avril 1961 de la Revue de psychanalyse française puis par la revue Littoral[11].

13Cet intérêt, combiné avec un certain succès du thème d’un homme néoténique rend nécessaire une connaissance, même minimale, de cette théorie. Ce texte se propose donc de donner de la consistance à cette « fœtalisation », ainsi qu’à son créateur. Il commence par une présentation de l’homme, Bolk, pour ensuite venir à la théorie qui l’a rendu célèbre au-delà de sa discipline. Ce serait une erreur de penser que fœtalisation est un synonyme ésotérique de prématuration et que l’apport de Bolk se réduirait à une étude de la façon dont le petit d’homme naît singulièrement inachevé. Bolk est un scientifique de haute stature, reconnu très tôt en Europe pour ses travaux d’anatomie et lu par les psychanalystes avant même ses communications sur la théorie de la fœtalisation. Celle-ci, on va le voir, propose une compréhension alors révolutionnaire de la genèse de l’homme, ou plus précisément, car c’est une différence à laquelle Bolk est attaché, à la genèse de la forme humaine.

Présentation de Louis Bolk

14Lodewijk, plus couramment Louis, Bolk naît à Overschie, aux Pays-Bas, le 10 décembre 1866. Il se forme en droit puis en 1888, contre la volonté de ses parents qui le voulaient pasteur, s’inscrit à la faculté de médecine d’Amsterdam. Diplômé en octobre 1896, il commence à travailler comme assistant de G. Ruge qui y enseigne l’anatomie humaine, dont il prend la place seize mois plus tard. En 1900, il fonde avec Cornelius Winkler la revue d’anatomie Petrus Camper[12] dans laquelle il publie une partie de ses études sur le cervelet et son innervation et qui lui valent en 1902 un doctorat honoraire de l’université de Leiden. En 1901, encore avec Cornelius Winkler, il rédige le rapport qui permettra la création du International Academic Committee for Brain Research, organisme visant la structuration internationale des recherches sur le système nerveux. La première institution spécialement créée dans cet objectif va loger dans une aile du nouveau département d’anatomie et d’embryologie de l’université d’Amsterdam où travaille Bolk.

15À la même époque, l’exhumation de cadavres d’un vieux cimetière à proximité de l’institut d’anatomie l’amène à étudier des crânes humains et aussi des dents. Il va alors travailler sur l’ontogenèse des dents, la latéralisation et les différences de morphologie humaine selon les « races ». En effet, Bolk est, et il l’affirme lourdement à plusieurs reprises, un partisan de la théorie de l’inégalité des races. Bolk est, à la lettre, raciste [13]. Il ne s’agit en rien de minimiser ce point, mais il faut indiquer ici qu’il n’est pas un cas isolé et que la consultation des revues scientifiques de cette même période confronte à un niveau de racisme inimaginable aujourd’hui.

16En 1918, l’université d’Amsterdam lui décerne le titre de rector magnificus, et c’est lors de la cérémonie qu’il aurait exposé pour la première fois en public sa théorie de la fœtalisation qui fera l’objet de plusieurs communications. Quelques années plus tard, il est décoré commandeur de l’ordre d’Orange-Nassau (un ordre honorifique néerlandais). En 1927, il reçoit la Swedish Retzius Medal, pour son travail sur le cervelet. Toute sa carrière, Bolk est resté un chercheur et un enseignant (à la fin de sa vie, la totalité des professeurs d’anatomie de Hollande avaient été ses étudiants). Il fut un scientifique de tout premier plan, et ce dès le début de sa carrière et mena plus de trente années durant des recherches scientifiques au plus haut niveau. Sa bibliographie est constituée d’environ deux cents articles, de 1894 à 1929, dans les principales langues européennes (outre le néerlandais, l’anglais, l’allemand et le français), avec une moyenne de huit communications par an.
De sa vie privée, nous ne savons que peu de choses. Il est resté célibataire, se consacrant semble-t-il entièrement à son travail et a subi une amputation de la jambe droite en 1918. Atteint d’un cancer, il meurt à Amsterdam le 17 juin 1930.

Genèse de la théorie de la fœtalisation

17Après ces éléments biographiques, abordons la genèse de la théorie de la fœtalisation.

18En 1901 ou 1902, Bolk procède à l’autopsie d’un travailleur agricole adulte chez lequel il constate, aussi bien au niveau du cerveau que des intestins ou encore des côtes, des caractéristiques qui sont présentes chez le fœtus humain, mais normalement transitoires et donc totalement anormales chez un adulte. Il observe également une absence de pilosité sur les jambes et le torse. Chez cet homme, des traits normalement fœtaux étaient devenus permanents. Bolk en publie l’observation en 1902, en la traitant comme une simple anormalité individuelle, mais le terme de fœtal est introduit dans sa pensée et ne cessera de prendre de l’ampleur.

19Quelques années plus tard, il établit que chez l’homme la première molaire trouve son origine dans une dent de lait. Il saisit l’importance qu’un organe, temporaire dans d’autres espèces, est devenu permanent dans une autre. Un trait spécifique de la forme humaine s’expliquerait donc par un arrêt, ou un ralentissement, de développement. Plus tard, il parvient à une conclusion similaire lorsqu’il étudie le trou occipital. Ces résultats discrets mais concordants lui font franchir un seuil dans ses recherches, puisque le caractère fœtal va alors devenir une hypothèse de travail qu’il va mettre à l’épreuve dans l’étude d’autres caractères de la forme humaine.

20Il faut bien avoir à l’esprit que, à cette époque, le darwinisme bouleversait la science, et que la loi fondamentale de Hæckel (l’ontogenèse récapitule la phylogenèse) dominait la pensée biologique. Or, la récapitulation des étapes de la phylogenèse implique des processus accélératoires : une espèce serait d’autant plus accélérée qu’elle est évoluée et réciproquement. Dans ce cadre qui pense les rapports entre ontogenèse et phylogenèse à partir d’accélérations, Bolk découvre donc une possibilité de profond ralentissement dans une ontogenèse, et pas n’importe laquelle, celle de l’homme.

21Il commence à rendre publique sa théorie de la fœtalisation à partir de 1918, d’abord en hollandais, Hersenen en Cultuur[14], texte traduit assez rapidement en anglais sous le titre Brain and culture[15]. Il poursuit ses études et les publications (par exemple, en 1922, un important argument en faveur de sa théorie, l’orthognathisme de l’homme, est traité thématiquement : « The problem of orthognathism [16] »). À partir de 1926, quelque chose semble se précipiter (le cancer qui allait l’emporter ?), il multiplie alors rapidement les communications annonçant dans les principales langues européennes l’aboutissement à venir de son grand travail sur la théorie de la forme humaine, la théorie de la fœtalisation [17].
Il importe de souligner que ce qui soudainement fait l’objet de plusieurs communications rapprochées est avant tout l’annonce d’un travail de grande ampleur, à venir. À chaque exposé, Bolk répète qu’il s’agit là simplement d’une présentation rapide d’un travail systématique, précis et complet en cours d’élaboration… Opus Magnus dont nous ne possédons aucune trace.

Saisir l’essence de la forme humaine

22Lorsque Bolk commence à présenter les grandes lignes de sa théorie, les caractéristiques de la structure du corps humain commencent à être bien connues. Toutefois, toutes les recherches entreprises s’inscrivent dans un projet autre : elles sont moins menées pour comprendre cette structure elle-même que dans le but de constituer un possible arbre généalogique de l’homme, en comparant les résultats obtenus avec d’autres, portant sur des primates et des fossiles. La question qui anime ces recherches, c’est, finalement, d’où vient l’homme ? Et l’étude du corps humain est un moyen d’accéder à sa généalogie. S’il ne remet pas en cause l’intérêt de telles recherches, Bolk s’en écarte. Ce n’est pas qu’il nie ce qu’on appelle désormais l’évolution des espèces, ou qu’il réfute une origine phylogénétique commune à tous les primates, Homo sapiens sapiens compris. Mais cela ne l’intéresse guère, et par ailleurs, il doute de la pertinence de la méthode choisie pour l’atteindre. Pour lui, « le problème de la forme humaine est étranger à celui de la filiation de l’homme. Chacun de ces problèmes exige pour sa solution ses propres méthodes de recherche [18] ». Il accepte que l’on appréhende « dans une vue d’ensemble » les résultats distincts, mais uniquement a posteriori. Il faut d’abord disposer d’une explication du développement de la forme humaine avant de tenter de reconstruire l’arbre phylogénétique de l’homme.

23Voici donc ce à quoi s’est attelé Bolk : comprendre l’essence de la forme du corps humain, pour elle-même, indépendamment de la question de l’origine de l’homme, pouvoir saisir la genèse de la forme humaine et non pas une phylogenèse de l’homme.
Les questions qu’il formule quant à l’origine de la forme humaine portent :

24

  1. Sur la forme qui pouvait spécifier l’ancêtre de l’homme ;
  2. Sur la cause principale qui a opéré la transformation, de la forme de l’ancêtre à la forme actuelle de l’homme.
Les deux questions sont liées et la réponse à la première dépend de la réponse à la seconde, laquelle ne peut se construire qu’à partir de l’étude de la forme du corps de l’homme. Bolk est à sa manière essentialiste, il est à la recherche de l’essence : l’essence de l’homme comme forme (face anatomique) et l’essence de l’homme comme organisme (face physiologique).

La théorie de la fœtalisation

25Nous allons suivre le cours de Das Problem. On pourra trouver l’exposé trop assertif. Bolk va trop vite et ne démontre pas. C’est l’occasion de rappeler que le texte le plus détaillé à notre disposition n’était, dans l’esprit de son auteur, qu’une brève présentation générale d’un travail systématique qui devait suivre. On peut le croire. Ses travaux, non pas leur présentation, sont d’une extrême minutie. Lorsqu’il travaille sur l’ontogenèse dentaire chez les primates, il y consacre deux cent cinquante pages serrées, incluant des illustrations, des schémas et des modélisations mathématiques. Ainsi, en ce qui aurait concerné son exposé argumenté de la théorie de la fœtalisation chez l’homme, on ne peut imaginer un travail d’une ampleur moindre. Ce sont probablement plusieurs centaines de pages que l’exposé complet de la théorie de la fœtalisation eût réclamées.

26Le chemin suivi par Bolk va de la structure du corps de l’homme à sa physiologie.

27Il commence par distinguer deux groupes de caractères de la forme humaine, les uns « primaires », qui sont « nés de l’action des facteurs d’évolution qui conditionnèrent la genèse de la forme du corps humain », et les autres « consécutifs », avant tout constitués d’adaptations à « la locomotion érigée, acquise, de l’homme, qui se sont constitués comme nécessité plus ou moins mécaniquement conditionnée, ou comme régulations fonctionnelles, sous l’influence du nouveau rapport de statique [19] ». Il s’oppose à la théorie qu’un jour un singe a été contraint de se redresser, « la presque totalité des caractères spécifiquement humains [20] » n’en étant alors que la conséquence. C’est ici qu’il faut souligner que cette logique de deux groupes de caractères procède de sa position critique à l’égard du darwinisme, entendu comme théorie de la transformation des espèces sous la stricte influence du milieu. Bolk accepte les transformations par adaptation au milieu, on le comprend bien par ces caractères consécutifs et il le déclare lui-même. Toutefois, là où Bolk se démarque du darwinisme tel qu’il est compris en ce début de xxe siècle, c’est que non seulement d’autres facteurs que la dialectique milieu/population agissent (il n’est pas le seul à le penser), mais que surtout, ce sont les facteurs internes qui sont prépondérants dans la transformation des espèces, tout au moins dans celle qui mena à l’homme. D’où cette typologie des caractères, les premiers, primaires, poussant depuis l’intérieur, activant une transformation d’origine et de nature interne, et les seconds, secondaires, consécutifs, adaptatifs, réactifs aux effets des premiers dans la modification de l’adaptation qu’ils entraînent.

28C’est ainsi que, pour lui, la station verticale ne constitue qu’un « ajustement nécessaire aux changements qui surgirent dans la structure » du corps devenant humain. Non, le propre de l’homme, ce n’est pas son intelligence et donc son gros cerveau, ce n’est pas non plus sa bipédie, qui n’est qu’une conséquence de ce qui l’a fait homme. Ce qui fait de l’homme ce qu’il est a contraint, par des forces internes, par des modifications de sa constitution même, à la bipédie. Il faut lire les mots de Bolk :

29

« Ce n’est pas parce que le corps s’érigea que fut préparée la naissance de l’homme, mais c’est parce que la structure prit un caractère humain que le corps s’érigea [21]. »

30Des forces internes modifient la structure du corps d’un organisme vivant qui, dès lors, va cesser d’être adapté à son environnement : un écart à l’équilibre adaptatif qui va rendre nécessaires des adaptations inédites.

31Si tout ce qui touche à la verticalité n’est que secondaire, quels sont alors les caractères les plus essentiellement humains, ceux qui seraient primaires et non pas consécutifs du redressement du corps ? Bolk donne une liste d’exemples qui deviendra fameuse :

32

« […] l’orthognathie, l’absence de pelage, la dé-pigmentation de la peau, des cheveux et des yeux, la forme du pavillon de l’oreille, le pli mongol (Mongolenfalte), la situation centrale du Foranem magnum, le poids élevé du cerveau, la persistance de la fontanelle, les Labia majora chez la femme, la structure de la main et du pied, la forme du bassin, l’orientation ventrale de l’orifice génital chez la femme, les variations précises de la dentition et des sutures crâniennes [22]. »

33Bolk a bien conscience qu’une énumération ne prouve rien ; d’ailleurs, il ne prétend que présenter les exemples « les plus notables ». Il est possible, il en convient, d’interpréter certains de ces caractères comme des adaptations nécessaires à la locomotion bipède. Toutefois, ces caractères présentent tous la même particularité, celle d’être présents dans l’ontogenèse de tous les primates, mais à l’exception de l’homme, uniquement pour une durée finie, c’est-à-dire qu’ils sont transitoires.

34

« […] des propriétés structurales ou des rapports de forme, qui sont passagers chez les fœtus des autres primates, sont stabilisés chez l’homme [23]. »

35Voici donc l’unité de l’homme, voici ce qui permet de traiter ces différents caractères comme constituant une unité complexe : leur commune appartenance à toute ontogenèse de primate et leur caractère stabilisé uniquement dans l’espèce humaine. Le procédé apparent d’argumentation par énumération, par choix de caractères vérifiant l’hypothèse de départ sera repris par la suite, et partisans comme opposants à Bolk vont s’affronter sur des regroupements de caractères, différents selon que l’on conforte ou bien réfute cette théorie. Mais n’oublions pas que nous ne disposons que d’un exposé global et bref. Gardons à l’esprit que l’anatomie n’est à la fois qu’une moitié de la démarche de Bolk et le moyen de parvenir au niveau selon lui le plus pertinent, à savoir la physiologie. Nous serions presque tenté de dire que ce premier temps anatomique ne vaut que comme paradigme de la démarche qui s’est constituée peu à peu dans son œuvre.

36À sa première question, « quel est l’essentiel de la structure humaine, qui fonde le visible contraste entre la Gestalt humaine et celle des singes ? La réponse est la suivante : le caractère fœtal de sa structure [24] ». Il lance à cette occasion une formule qui connaîtra le succès :

37

« Si je voulais exprimer en une phrase un peu lapidaire le principe de ma théorie, je présenterais l’homme, du point de vue corporel, comme un fœtus de primate génériquement stabilisé [25]. »

38Les caractères spécifiques qui distinguent d’un point de vue corporel l’homme des autres primates sont « universels pendant l’évolution individuelle du fœtus de primate, mais sont perdus chez celui-ci au cours de la différenciation évolutive [26] ». Il est remarquable que ce qui est spécifique chez l’homme est dans le même temps universel, si l’on considère statiquement le caractère ! Soulignons ici la pensée de la différenciation de Bolk. L’évolution des espèces passe par la spécialisation, c’est-à-dire par une différenciation poussée plus loin. Tel est l’acquis darwinien. L’ontogenèse autre que humaine pousserait plus loin la différenciation spécifique, une différenciation qui, selon Bolk « n’existe plus chez l’homme ». Bolk participe alors à l’invention d’une nouvelle étape dans la théorie de l’évolution lorsque celle-ci procède par dé-différenciation. Une différenciation se serait atténuée.

39

« Les ancêtres de notre race possédaient tous les caractères spécifiques primaires de l’actuelle descendance humaine, mais seulement pendant une courte phase de leur croissance individuelle [27]. »

40L’hominisation est par conséquent essentiellement une fœtalisation.

41Si l’on accepte de le suivre jusqu’à ce point, il n’est pas possible de faire l’économie d’une question. Comment expliquer, dans le cadre du darwinisme, que tant de caractères différents aient évolué corrélativement, alors que, théoriquement, chaque caractère est censé évoluer indépendamment, en fonction de contraintes environnementales ? Notons ici que Bolk ne prend aucun exemple. Et, dès lors qu’on ne peut comprendre l’évolution d’un caractère par un gain adaptatif au milieu, dès lors que des caractères fort différents ont évolué dans le même sens et que peut-être certains ne constituent pas un gain adaptatif pour le caractère lui-même, il devient difficile de soutenir la thèse d’une évolution par pression extérieure. Si cette évolution n’a pas d’origine externe, c’est que cette origine est interne.

42

« Elle ne peut pas être l’effet, ni d’une adaptation à des circonstances externes changées, ni de la force régulatrice d’un struggle for life ; elle n’était pas le résultat d’une sélection naturelle ou sexuelle, parce que tous ces facteurs évolutifs, dont je ne nie pas du tout l’existence dans la nature organisée, n’exercent pas leur influence sur la totalité d’une forme, mais sur des parties ou propriétés isolées du corps [28]. »

43Dans ce struggle for life, le paléontologue Stephen Jay Gould a voulu lire une explicite opposition de Bolk à Darwin. Pour appuyer cette thèse, il renvoie à un article de 1929 dans lequel Bolk affirme que les théories de Lamarck et de Darwin sont insuffisantes à expliquer l’évolution des espèces [29], et qu’à l’époque, on tend à invoquer des facteurs internes dans la création de nouvelles espèces. Cela est bien curieux, car dans les textes qui nous occupent ici, Bolk s’arrête un temps sur la différence fondamentale entre son « opinion sur l’anthropogenèse » et « celles défendues dans les théories existantes, puisque celles-ci reposent toutes sur le principe des facteurs externes [30] ». Bolk ne nie pas du tout l’existence dans la nature organisée des phénomènes de sélection naturelle (c’est-à-dire d’adaptation), simplement, comme ceux-ci n’exercent leur influence que sur des parties ou propriétés isolées, il est logique de chercher ailleurs un principe explicatif à une évolution globale. Le caractère non darwinien de Bolk tiendrait davantage à ce qu’il ne tente pas de comprendre les transformations en gain adaptatif. Encore une fois, il vise la compréhension de la forme humaine.

44

« Du fait de son perfectionnement, la cause régulatrice de l’évolution doit avoir son siège dans l’organisme lui-même, c’est une cause interne, conditionnelle. En résumé : une genèse de l’homme, conséquence d’un principe unitaire, organique, d’évolution [31]. »

45Quel est l’effet de ce principe unitaire et interne ? Des caractères transitoires se stabilisent et deviennent permanents, « la forme humaine, en tant que tout, a atteint son caractère typique comme conséquence d’un arrêt de développement [32] ». Ce principe a pour effet d’arrêter le développement de l’ontogenèse. Pour Bolk, c’est là quelque chose d’inédit, d’inouï : « On doit, de ce fait, aux facteurs d’évolution connus, en ajouter un autre, à savoir : le retardement de l’évolution. »
Reprenons. Bolk isole un ensemble de caractères distinctifs de l’homme, à la lettre, spécifiques, qui possèdent entre eux la remarquable particularité d’être des caractères présents transitoirement dans l’ontogenèse des primates, en général. Dit autrement, les caractères spécifiques de l’espèce humaine appartiendraient à l’ontogenèse générique des primates. Ces caractères ayant perdu leur caractère transitoire ont persisté, alors que normalement, ils auraient dû subir des transformations, voire disparaître. Il faut alors postuler une cause unique qui empêche le cours normal de l’ontogenèse, chercher à identifier le « facteur qui entrave l’évolution [33] ».

46Il donne pour cela plusieurs indications importantes. Tout d’abord que ce facteur d’évolution ou développement est déjà connu, notamment par la pathologie de la croissance et que, par ailleurs, il n’est en aucun cas spécifique, ni de l’homme, ni des hominidés : ce serait un principe bien plus général. Il passe ainsi de la présentation d’une série de caractères spécifiques discrets à l’affirmation qu’ils résulteraient tous d’une unique cause interne, laquelle déterminerait la forme et toute l’existence de l’homme…

47Cela nous amène à ceci que le retardement agit sur tout le cours de la vie humaine. Comme arguments, Bolk propose :

48

  • la durée de la croissance de l’homme dépasse celle de tout autre mammifère ;
  • la très longue durée de dépendance vis-à-vis de ses parents ;
  • la longueur de sa « période d’épanouissement [34] » ;
  • la longue durée de vie après l’extinction de ses fonctions de reproduction.
Bolk répète que le temps lui est compté (il n’a plus que quelques années à vivre ?) et qu’il n’a pas le temps de traiter chaque point dans le détail, et c’est bien dommage parce qu’il nous semble que c’est justement ici qu’aurait résidé la véritable démonstration de sa théorie. Il s’autorise donc à affirmer que ces quelques phrases constituent la réponse à sa seconde question : « Quelle est la caractéristique essentielle de l’homme en tant qu’organisme ? » La réponse est maintenant claire : la lenteur du cours de sa vie.

49La forme du corps humain est fœtalisée, la cause de la fœtalisation résiderait dans le retardement du cours de la vie de l’homme.

50Nous devons donc comprendre que, puisque le cours de la vie de l’homme a été retardé (Bolk affirme que ce retardement a commencé chez les hominiens, ce qui le placerait comme principe d’hominisation), ce qui se développe plus vite chez les primates a le temps de se développer plus loin. Chez l’homme, le retardement fait que, en quelque sorte, un retard s’accumule qui entrave le développement : l’ontogenèse ne se poursuit plus jusqu’à son terme, laissant la forme fœtalisée ; d’autres, plus tard, diront même inachevée. Mais il faut bien dire que sur ce point l’argument de Bolk paraît faible : s’il s’agissait d’un simple retardement, ou ralentissement, alors la forme du corps humain ressemblerait à celles des autres primates ; simplement, elle mettrait plus de temps pour y parvenir. C’est que Bolk distingue mal ce qu’un de ses contemporains, Émile Devaux, avait formalisé comme différence entre croissance, qui concerne la taille, et développement, qui concerne la forme. Dans un livre paru un an avant De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité et chez le même éditeur (Librairie Le François), Devaux exposait en quoi il était possible de modéliser les différences entre espèces ainsi que la dynamique de leur évolution à l’aide de variations de vitesses de croissance et de développement. Pour lui, l’homme était alors à la fois un ralenti de croissance et un ralenti de développement, ce qui expliquait, relativement à ses plus proches « cousins », à la fois sa forme infantile et sa grande taille.
Bolk s’épargne cette distinction (que retrouveront les théoriciens des hétérochronies bien des années plus tard) et affirme que « la fœtalisation de la forme est une obligatoire conséquence du retardement de l’évolution structurale [35] » car sa cause entraîne un ralentissement général de l’ensemble des fonctions, y compris, mais non seulement, de la morphogenèse. Pour expliquer que l’ensemble d’un organisme soit ralenti, il fait l’hypothèse d’une modification du système endocrinien. Citons un long passage où il condense sa théorie :

« Les produits de notre système endocrinien, les hormones, ont la faculté d’entraver ou de stimuler la croissance, cela est connu de tous. Toute particularité en elle-même peut être stimulée ou ralentie dans son développement, et il en est de même du corps et de la vie dans son ensemble. La ligne évolutive des hominidés a subi ainsi une influence freinatrice, un retard, qui a atteint un degré maximum pour certaines particularités corporelles. Le retard maximum est l’arrêt, ce qui signifie, en langage morphologique : la répression de l’édification d’un caractère. Ainsi peut finalement se traduire le retardement de l’évolution : par l’élimination d’une propriété. Telle est la cause pour laquelle plusieurs caractères spécifiques de l’homme – je citerai par exemple son absence de pelage, son absence de pigmentation – sont des caractères négatifs par rapport aux propriétés correspondantes chez les singes [36]. »
Au fil de l’hominisation, des « hormones freinatrices » auraient donc vu leur action s’intensifier, réprimant le développement de certains caractères présents chez les autres primates, ne se manifestant plus chez l’homme, mais persistant à l’état latent. Comme exemple, il propose que l’absence de pelage chez l’homme soit en fait un pelage latent [37].
Selon la théorie de la fœtalisation, seule l’action permanente de ces « hormones freinatrices », réprimant nos caractères simiesques, permet le développement humain de notre forme. Que cette action vienne à faiblir et les caractères simiesques se manifesteront, ce qu’attesterait la pathologie. Bolk confirme donc son explication en présentant brièvement des cas pathologiques où une altération endocrinienne se manifeste par des symptômes ayant « un caractère atavique ». Il propose notamment un exemple qui retiendra l’attention des lecteurs de Freud, celui de ces « fillettes précoces de 5 ou 6 ans » pour qui une perturbation hormonale fait qu’alors « l’enfant est devenue pubère à un âge qui, pour nos ancêtres, était la norme [38] » (idée que l’on trouve telle quelle dans L’abrégé de psychanalyse).
Voici, de résumé, le principal de sa théorie. Ce dont nous disposons par ailleurs concerne avant tout des démonstrations de certains des points exposés, démonstration nettement techniques pour un lecteur de sciences humaines.

Réception

51La réception de cette théorie est fulgurante et dépasse tout de suite le strict champ de l’anatomie. C’est ainsi qu’en France, dès 1927, Henri Neuville, qui est avec Édouard Retterer un des spécialistes de l’anatomie, publie un minutieux travail d’une cinquantaine de pages dans lequel il discute plusieurs arguments de Bolk, sur son propre terrain, l’anatomie comparée (précisément, Neuville va l’éprouver à propos de : « La main, le pied, l’appendice cæcal, le pénis, les grandes lèves et l’hymen [39] »). Nous n’entrerons pas dans le détail du texte, très technique. Mais ce qui peut nous intéresser particulièrement ici, dans ce travail encore une fois très technique, l’anatomiste Neuville qui discute les propositions d’un autre anatomiste va trouver nécessaire de recourir à Freud. Après avoir rappelé que la précocité des accouplements « accélère en général l’évolution et hâte le cours de l’existence [40] », il fait l’hypothèse que, dans le cours de l’hominisation, « la nécessité de réduire la progéniture » s’est amplifiée, ce que, compte tenu de la si longue durée de l’enfance et de la régulière fertilité de la femme au fil de l’année, nous comprenons fort bien. Cela aurait alors eu pour conséquence de rendre nécessaire de retarder les manifestations de la vie sexuelle.

« Que de telles différences dans l’exercice de la fonction qui est l’essence même de la vie aient fini par régler le cours de celle-ci, c’est pour le moins fort possible [41]. »
Si même des anatomistes font dialoguer Freud et Bolk, on devine alors que les psychanalystes aient été intéressés par celui-ci. C’est notamment le cas de Ferenczi et Balint qui le connaissent dès les années 1930 (et à la lecture de Inhibition, symptôme et angoisse ainsi que L’abrégé de psychanalyse, la question reste posée de savoir si Freud avait lu ou non Bolk). Les deux premiers psychanalystes qui ont fait un usage propre dans leurs travaux seront Geza Roheim, à partir de 1936, dans son développement du thème de l’enfance prolongée, et donc assurément Jacques Lacan, à partir de 1938 et probablement même avant, compte tenu des points communs entre sa communication à Marienbad et entre « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » et « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu ».

Martin Monnickendam, La leçon d’anatomie du professeur Louis Bolk, 1925

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Martin Monnickendam, La leçon d’anatomie du professeur Louis Bolk, 1925

© droits réservés

Revue Gegenbaurs Morpholisches Jahrbuch, n° 65, 1931

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Revue Gegenbaurs Morpholisches Jahrbuch, n° 65, 1931

Bibliographie

Bibliographie

  • Bolk, L. 1918. Hersenen en Cultuur, Amsterdam, Scheltema en Holkema.
  • Bolk, L. 1925. Brain and Culture, Amsterdam.
  • Bolk, L. 1926. Das Problem der Menschwerdung, G. Fischer.
  • Bolk, L. 1926. « Le problème de l’anthropogenèse », Comptes rendus de l’Association des anatomistes de langue française.
  • Bolk, L. 1929. « Origin of racial characteristics in man », American Journal of Physical Anthropology.
  • Bolk, L. 1961. « Le problème de la genèse humaine », Revue française de psychanalyse, vol. XXV.
  • Dufour, D.-R. 1998. Lacan et le miroir sophianique de Boehme, epel.
  • Dufour, D.-R. 1999. Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants, Paris, Calmann-Le?vy.
  • Dufour, D.-R. 2005. On ache?ve bien les Hommes : de quelques conse?quences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris, Denoe?l.
  • Lacan, J. 1938. « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essais d’analyse d’une fonction en psychologie », Autres écrits, Paris, Le Seuil, p. 23-84.
  • Lacan, J. 1946. « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Le Seuil, p. 151-193.
  • Lacan, J. 1949. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Le Seuil, p. 93-100.
  • Lacan, J. 1953. « Some reflections on the ego », International Journal of Psychoanalysis, 34, p. 11-17.
  • Lacan, J. 1980. « Quelques réflexions sur l’ego », Le Coq-Héron, n° 78.
  • Lapassade, G. 1972. L’entrée dans la vie : essai sur l’inachèvement de l’homme, Paris, Union ge?ne?rale d’e?ditions, coll. « 10-18 ».
  • Neuville, H. 1927. « De certains caractères de la forme humaine et de leurs causes », L’anthropologie, t. XXXVII.
  • Ogilvie, B. 1987. Lacan, la formation du concept de sujet : 1932-1949, Paris, puf, coll. « Philosophies ».

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », Écrits, 1946, p. 186.
  • [2]
    L. Bolk, Das Problem der Menschwerdung, G. Fischer, 1926.
  • [3]
    Sur ce sujet, on lira avec profit de D.-R. Dufour : Lacan et le miroir sophianique de Boehme (epel) ; Lettres sur la nature humaine…, Calmann-Le?vy ; On achève bien les hommes, Denoe?l, et de B. Ogilvie, Lacan, la formation du concept de sujet, puf.
  • [4]
    J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essais d’analyse d’une fonction en psychologie (1938) », Autres écrits, Paris, Le Seuil, p. 34-35.
  • [5]
    J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », p. 186.
  • [6]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, 1949, p. 96-97.
  • [7]
    J. Lacan, « Some reflections on the ego », International Journal of psychoanalysis, vol. 34, 1953, p. 11-17.
  • [8]
    J. Lacan, « Quelques réflexions sur l’ego », Le Coq-Héron n° 78, 1980.
  • [9]
    7e congrès de l’École freudienne de Paris à Rome, conférence parue dans Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, p. 177-203.
  • [10]
    N’étant pas moi-même psychanalyste, c’est dans le cadre d’une thèse portant sur la genèse et la réception de la néoténie dans les sciences humaines que j’ai été amené à m’intéresser à Lacan : Manque et puissance. Généalogie, histoire et interprétation de l’hypothèse néoténique dans les sciences humaines (sous la direction de D.-R. Dufour).
  • [11]
    « Exercices du désir », revue Littoral n° 27/28, avril 1989. Il s’agit de la réédition de la première traduction partielle qu’avait proposée en 1960 la revue Arguments dans son numéro 18.
  • [12]
    Du nom de Petrus Camper, un biologiste hollandais du xviiie siècle, très célèbre en son temps (c’est à lui que Goethe adressa son travail sur l’os intermaxilaire). Convaincu de l’unicité du plan de composition chez les vertébrés, il impressionnait nombre de naturalistes en esquissant la forme d’un animal et en la transformant peu à peu en d’autres (du cheval à la vache, de la vache au chien, du chien au dromadaire, etc.).
  • [13]
    D’ailleurs, il termine plusieurs de ses présentations par une défense de l’inégalité des races que « prouverait » sa théorie (bien sûr), sans qu’il ne relève que d’autres théories en totale contradiction avec la sienne avaient, quelques dizaines d’années plus tôt, abouti à exactement la même justification des races, et à la même hiérarchisation… mais avec des critères exactement opposés. Sur ce sujet, il faut lire de Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme, Paris, Ramsay, 1983.
  • [14]
    L. Bolk, Hersenen en Cultuur, Amsterdam, Scheltema en Holkema, 1918.
  • [15]
    L. Bolk, Brain and Culture, Amsterdam, 1925.
  • [16]
    Proc. Kon. Akad. v. Wetenschappen, vol. XXV, N 7.
  • [17]
    En allemand : « Das Problem der Menschenwerdung », en néerlandais : « Over het probleem der menschwording », en anglais : « On the Problem of Anthropogenesis », en espagnol : « La humanización del hombre ».
  • [18]
    L. Bolk, « Le problème de la genèse humaine », Revue française de psychanalyse, vol. XXV (1961), p. 245.
  • [19]
    Ibid., p. 247.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Ibid., p. 248.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid., p. 249.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Ibid., p. 248, souligné par l’auteur.
  • [27]
    Ibid., p. 250.
  • [28]
    L. Bolk, « Le problème de l’anthropogenèse », Comptes rendus de l’Association des anatomistes de langue française, 1926, p. 86.
  • [29]
    L. Bolk, « Origin of racial characteristics in man », American Journal of Physical Anthropology, 1929.
  • [30]
    L. Bolk, « Le problème de l’anthropogenèse », op. cit., p. 86.
  • [31]
    L. Bolk, « Le problème de la genèse humaine », op. cit., p. 250.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Ibid., p. 251.
  • [35]
    Ibid., p. 252.
  • [36]
    Ibid., p. 253.
  • [37]
    Signalons, et Bolk le reconnaît lui-même, qu’une explication se basant sur le système endocrinien n’est pas originale. Les termes mêmes d’hormone et d’endocrine sont contemporains de la théorie de la fœtalisation (respectivement 1904 et 1912). Comme les humeurs plus tôt, comme les gènes plus tard, les hormones sont alors la clé explicative de nombre de phénomènes du vivant et un livre comme The glands regulating Personality est un succès de librairie.
  • [38]
    Ibid., p. 255.
  • [39]
    H. Neuville, « De certains caractères de la forme humaine », L’anthropologie (1927), p. 307.
  • [40]
    Ibid., p. 505.
  • [41]
    Ibid.
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