Essaim 2010/1 n° 24

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Article de revue

De l'étranger à l'Absurde

Pages 97 à 108

Notes

  • [1]
    « En venir aux mots plutôt qu’aux mains », entretien par Mona Chollet avec Marie-Rose Moro, psychiatre d’enfants et d’adolescents, responsable de la consultation transculturelle à l’hôpital Avicenne de Bobigny, 2003.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, leçon du 18 février 1970.

1Les consultations psychiatriques de la banlieue parisienne se dotent aujourd’hui volontiers de centres transculturels depuis que l’idée s’est imposée de reconnaître et d’affirmer la différence des cultures pour améliorer les soins. Cultures et religions fourniraient un premier appui thérapeutique qui prévaudrait dans la rencontre avec le patient sur la pathologie, le traumatisme, ou toute autre raison de consultation. Cela ne concernerait pas que les émigrés récents. Les Français d’origines diverses, grandis sur le sol, gagneraient également à être abordés par cet angle identitaire. Être étranger exigerait d’être revendiqué pour « éveiller l’altérité chez les consultants ». L’identité culturelle et territoriale apparaît pour certains si définitive et si déterminante que, dans un entretien [1], le professeur Marie-Rose Moro se surprend de ce que « penser l’altérité soit interdit dans la société française ».

2 À notre tour, nous souhaiterions nous surprendre de cette question. Dans une consultation psychiatrique et psychologique, la « société française » a-t-elle à penser l’altérité imaginaire comme constitutive d’une identité différentielle, ou bien le thérapeute doit-il permettre au sujet de dépasser cette altérité sociale pour considérer les conséquences de l’Altérité (avec un A majuscule) signifiante sur l’inconscient du sujet ?

3 Dans ce contexte, une remarque [2] de Lacan donnera notre orientation. Évoquant trois cures de ressortissants du Togo, suite à la Seconde Guerre mondiale, il remarque que leur analyse ne portait pas trace des croyances et des usages tribaux et que s’ils en avaient connaissance, dit-il, cela ne dépassait pas une considération ethnographique. En revanche, les traces portées par leur inconscient étaient celles du discours du maître, en l’occurrence colonialiste, dont ils dépendaient. Et Lacan d’insister : « Sur place, il en eût été de même. »

4 Malgré sa concision, cette indication nous semble précieuse. Le problème relève ou de l’inconscient, ou de la société, et non pas de la société et, secondairement, de l’inconscient. Or, pour l’inconscient, le signifiant maître qui ordonne le discours du maître prévaut sur tout autre savoir. Ce n’est que parce qu’il s’émet vers un savoir concerné par la jouissance, et non par la différence des pays et des cultures, que le signifiant maître détermine la castration et fait figure d’étranger. On en déduira que si le signifiant maître prévaut pour son rapport à la castration, primauté est à donner à la structure sur la culture. En ce sens, dans une consultation psychiatrique, reconnaître d’emblée une altérité imaginaire culturelle ou identitaire nous semble davantage procéder du discours du maître que de celui du psychanalyste, ce qui se vérifie par l’invocation de l’État français par le thérapeute.

5 Nous nous proposons de cerner le point de butée trouvé par ce signifiant « étranger », si embué d’imaginaire, dans le roman d’Albert Camus : L’étranger. Si Lacan indique que le psychanalyste peut apprendre de l’homme de lettres, ce qu’il fit amplement, n’est-ce pas, entre autres raisons, parce que le désir ne peut se prendre qu’à la lettre et que, par conséquent, l’inconscient est concerné par l’écriture ? En cela, les traces suivies par l’écrivain offrent à l’analyste un contrefort utile et favorable au questionnement théorique.

Contextes

6Pour être né et avoir vécu à Alger au temps de l’Algérie française, Camus, par sa pauvreté sociale, n’appartenait pas à la classe des colonisateurs dirigeants. Aussi se trouvait-il moins étranger au peuple algérois qu’à l’élite française. En outre, orphelin de père à 6 mois, il resta seul garçon entre deux femmes, sa grand-mère et sa mère. Très pauvre, il fut élevé dans un profond dénuement pécuniaire et affectif puisque sa mère, dont il évoque volontiers la surdité, ne s’adressait pratiquement jamais à lui. Est-ce en réaction à ce contexte qu’il sera un élève passionné et brillant ? Toujours est-il qu’il fut remarqué par ses professeurs et obtint une bourse avec laquelle il accéda aux classes préparatoires traditionnellement réservées à l’élite sociale. Camus s’orientait donc vers l’agrégation de philosophie et le professorat, quand une maladie pulmonaire vint bouleverser ses projets, toute carrière dans la fonction publique lui devenant inaccessible. Au lieu d’un échec, cela fit sa réussite. Il deviendra écrivain de renommée internationale en 1946 et sera accueilli triomphalement aux États-Unis ; en 1957, il obtiendra le prix Nobel. Ce n’est pas tout. Quand la guerre éclata, il voulut s’engager dans la résistance armée. De nouveau, les mêmes raisons médicales s’y opposeront. De nouveau, il trouvera la parade. Faute d’un combat armé, il sera journaliste à Combat, où ses articles seront remarqués. Ces deux refus à des volontés décidées pouvaient le briser, ils le firent rebondir.

7 Camus achèvera L’étranger en mai 1940. Il paraîtra deux ans après la débâcle militaire française. Installé depuis peu à Paris, il assistera à l’exode en masse des Parisiens ; tout de suite après, dès 1945, débuteront les événements d’Algérie. C’est donc dans un climat de guerre, de désarroi et de violentes revendications des différences identitaires de part et d’autre que L’étranger sera écrit.

8 Pourtant, ce n’est pas ce versant qu’il privilégie mais une réflexion philosophique sur l’Absurde, dans une filiation avec Kafka et avec Sartre dont, et c’est là son intérêt, il se décale en refusant les implications psychologiques ou existentialistes. De façon originale, Camus situe son roman dans un triptyque constitué par un essai, Le mythe de Sisyphe, et une pièce de théâtre, Caligula. L’étranger, Caligula et Sisyphe nous semblent décliner la mort sous toutes ses formes. L’ouverture de son essai sur Sisyphe situe le centre de gravité de sa pensée. Il écrit : « Le seul problème vraiment sérieux : c’est le suicide. » Nous ne sommes pas spécialistes de Camus, cependant il ne nous semble pas trahir sa pensée en considérant qu’est absurde le fait de pouvoir faire acte de sa mort et non de sa vie. On peut tuer ou être tué, vivre comme un mort ou se suicider, mais faire acte pour sa vie relève toujours du semblant. Aussi aurons-nous à considérer les modalités selon lesquelles l’étrangeté d’un sujet qui se présente comme étranger interroge l’absurde chez Camus.

Étranger ?

9Camus a le sens des incipit. Après celui de Sisyphe, le ton insolite du début de L’étranger a marqué toute une génération : « Aujourd’hui maman est morte ou peut-être hier je ne sais pas… » Le télégramme qui vient d’annoncer à Meursault la mort de sa mère produit chez lui une réaction déconcertante. Dès la première phrase, Meursault se présente étranger par étrangeté. Le lecteur peut en juger. Il n’est pas étranger pour être français en Algérie malgré sa différence de culture, de religion et de pays. Au contraire, les rares moments de bien-être qu’il connaît dans sa vie, il les doit à Alger, ses criques, sa mer et son ciel. Ce n’est donc pas d’avoir franchi une limite territoriale, culturelle ou religieuse que Meursault est étranger, mais plutôt par son apathie, a-pathos qui le soustrait à toute émotion.

10 Rien ne le concerne de ce qui intéresse les autres. Ni la mort maternelle, ni la religion, ni l’ambition. Étranger à la mort de sa mère, Meursault le reste à l’amour de Marie, avec laquelle il veut bien se marier, juste pour lui faire plaisir. De même, il décontenance son patron en restant indifférent à toute promotion, ou à un retour en France. Cela, son employeur en convient, n’est pas normal. Si donc Meursault est étranger, c’est à la société plus qu’à un pays. Est-il fou ? Pour ce qu’on peut en juger, pas vraiment. Il se soutient dans la société, est un employé estimé dans son travail, fait des rencontres amoureuses et amicales. Alors, le dirons-nous étranger aux signifiants maîtres qui ordonnent le discours social où il évolue selon l’orientation actuelle, ou bien, selon l’indication donnée plus haut par Lacan, nous le dirons plombé par un signifiant maître lequel, pour ne pas être articulé à un savoir, le laisse flottant et incapable de s’orienter ?

11 Poursuivons et constatons que c’est précisément à cause d’une pseudo-amitié nouée avec un dénommé Sintès, son voisin de palier, qu’il trouvera la mort. Ce rapprochement amical prend une autre fonction dans le roman. Le contraste des qualités morales de Meursault et de Sintès indique que l’éthique n’est pas la valeur de référence d’une société. L’infamie morale n’est pas en rapport avec cette position d’étranger à la société. Si Meursault est droit et sympathique, Sintès est abject : crapuleux, médiocre, machiste, veule, brutal, raciste, souteneur amateur, il pourrait être assassin avec préméditation. Reste que Sintès sait circuler dans la société. S’il avait lui-même tué l’Arabe comme il l’avait organisé, sans doute eût-il été acquitté en invoquant la légitime défense et malgré la préméditation. Au contraire, bien qu’il soit étranger à cette querelle, bien que ce soit dans un temps de dépersonnalisation qu’il tuera comme pour se libérer du soleil capturé vif dans la lame du couteau et bien que ce soit en position de légitime défense qu’il tira, Meursault sera condamné à mort. Cette condamnation sanctionne et reconnaît sa position d’étranger à la société qui supporte Sintès, mais redoute Meursault.

12 Du reste, dans la seconde partie, le procès de Meursault s’organise accessoirement autour du meurtre de l’Arabe car, foncièrement, ce qui est jugé est cet étrange détachement de Meursault des valeurs communes. Meursault est indifférent à la mort de sa mère décédée à l’hospice où, de surcroît, il l’avait lui-même placée, et, pis que tout, indifférent devant le crucifix. Tueur, soit, indifférent, soit, mais la société ne peut tolérer que ce soit à une mère et au Christ ! Cela le constitue étranger à la société, donc au genre humain.

13 Camus fait valoir plusieurs façons d’être étranger dans le roman. Car l’Arabe, à sa façon, est aussi étranger. Étranger dans son propre pays colonisé où sa sœur se fait battre par un Français, où lui-même se fait tuer par un autre, événements ordinaires puisque les lois du pays ne les protègent que mollement. Est-ce pour être étranger dans son propre pays et donc par pur racisme que l’Arabe n’a ni prénom ni nom ? La majuscule impose une autre lecture. L’Arabe est l’Arabe avec un A majuscule. Cela se lit mais ne se dit pas. La majuscule introduit un ordre symbolique. L’altérité se déplace, situant ce trait identitaire imaginaire différentiel dans un contrefort d’une tout autre envergure que celui où les consultations trans- ou interculturelles le localisent et le renforcent.

14 Une troisième façon d’être étranger dans le roman est celle du lecteur que Camus déstabilise par une pratique de la phrase en rupture. Ce que l’on attend n’est jamais ce qui vient. Rien ne colle. Reprenons l’incipit. Ou bien ma mère est morte et tant pis ; ou bien maman est morte et je suis bouleversé. Or, ici, la tendresse du « maman » de l’enfance ne reçoit que l’indifférence. De même quand le télégramme arrive : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Réaction : « Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » Le centre de gravité de l’information n’est pas le décès, mais la surdité de Meursault et l’incohérence de sa réaction. Si bien que le lecteur éprouve à son tour un malaise qui « l’étrange », selon une forme ancienne du participe passé du verbe « étranger ». Ainsi, dans une chasse à courre, on étrangeait le gibier de son aire. Cette forme transitive indirecte nuance l’approche. L’Arabe est étrangé de son aire par le discours colonial, mais Meursault est étranger de ne s’inscrire dans aucun discours. En cela, Meursault est plus étranger que l’Arabe, en cela, il suscite un certain mépris social.

Mépris

15Le mépris permet d’approcher la spécificité de l’étranger pour Camus. Sintès méprise tout ce qui n’est pas lui, mais cela ne nuit pas à la société. Au contraire, l’apathie de Meursault devant la mort de sa mère, devant l’amour, l’ambition ou devant le comportement de Sintès traduit son mépris des valeurs communes, celles du maître. Le mépris est un concept qui fomente l’absurde chez Camus. Dans Caligula, Scipion interroge Caligula sur une douceur sur laquelle il doit bien aimer lui aussi à se retourner. Et Caligula répond : « Oui, le mépris. » La réponse est inattendue.

16 Le mépris serait la façon la plus primaire de se dégager de la captation imaginaire d’une identification. Le mépris prémunit contre l’impuissance, ce qui ne peut que sembler doux à Caligula qui cultive la toute-puissance.

17 Camus dira de Meursault qu’il meurt par amour de la vérité. N’est-ce pas indiquer son mépris des valeurs communes à la société ? La vérité me semble signaler sa position d’étranger au semblant inhérent au discours. Faute d’être concerné par cette valeur commune, on est étranger au corps social et cette position de structure ne se confond pas à la façon imaginaire dont l’Arabe « est étrangé » par le discours du maître.

18 Meursault ne fonde pas le sens de sa vie sur une petite différence qui lui manquerait ou qu’il aurait en plus, soit le semblant phallique cher à la société, contrairement à Sintès. Pour n’être pas dupe du semblant, Meursault erre désamarré. Ainsi, avec la vérité, Meursault ne cherche-t-il pas le point de butée d’un réel indispensable ?

Témoin

19Si Meursault est étranger, le roman n’en est pas moins écrit à la première personne du singulier. Qui parle ? Camus, Meursault, le narrateur ? Est-ce un journal, un roman, une autobiographie, un essai philosophique ? Difficile à dire, mais si le lecteur, comme nous l’avons signalé, est lui-même concerné par ce statut d’étranger, il importe de le préciser. Chacun, à un détour de sa vie, peut devenir étranger. En outre, si l’étranger parle Je, il est responsable. Ne pas être inscrit dans un discours n’épargne pas de la responsabilité. Reste à savoir laquelle.

20 Le recours très original que fait Camus au passé composé, et non à l’imparfait de la tradition romanesque, fournit une indication précieuse.

21 Du passé composé, Benveniste dit qu’il est « le temps du discours qui relate les faits en témoin ». Cela me semble préciser la position de l’étranger pour Camus. L’étranger serait celui qui resterait témoin de sa vie. Étranger serait celui qui refuserait de s’engager dans un groupe. En effet, Meursault sera le témoin indifférent des exactions de Sintès, cela le conduira au meurtre puis au procès. Rester témoin organise l’exclusion du sujet. Témoin de la lâcheté morale de Sintès, Meursault l’autorise et la sert par absence d’engagement subjectif. La structure n’exonère pas le sujet. Son refus de prendre position le délie des autres et le constitue étranger. Quelles que soient les raisons, imaginaires ou de structure, se tenir à l’extérieur du discours condamne. Cette position n’est pas sans intérêt dans un contexte comme le nôtre. Appartenir à un ensemble ne dépend pas seulement d’un droit de vote. Être étranger ne justifie pas l’exclusion d’un ensemble social, au contraire. C’est le refus du sujet d’assumer sa responsabilité dans le corps qu’il compose qui le constitue étranger. Il revient au sujet d’être responsable de sa position éthique dans un groupe.

22 En effet, Camus ne fut jamais témoin. Par sa plume, il résista comme romancier et comme journaliste. Finement, discrètement, Camus distingue la morale de l’éthique. Être sans morale dans une société amorale n’est pas condamné, et Sintès ne le sera pas, mais être sans éthique, dans une société, morale ou non, condamne le sujet, et Meursault le sera. Ainsi, on est étranger faute d’une éthique politique, en restant témoin exilé de toute responsabilité d’une société avec laquelle on refuse de faire lien et de s’engager.

De l’étrangeté vers l’étranger ou de la chose à l’objet

23Nous avons remarqué dès le début que Camus construit la position d’étranger en allant de l’étrangeté vers l’étranger. Résumons ! Absurde est le pouvoir de Caligula sur les vies ; absurde la position de l’étranger demeuré captif en un point qui l’empêche de s’engager dans la société où il vit ; absurde enfin pour Sisyphe de n’avoir pas d’autre choix que le suicide. Et l’essai de conclure : « Il faut alors imaginer Sisyphe heureux. » « Absurde est la révolte de la chair », énonce Camus, si, par définition, elle doit subir. Alors quelle différence y a-t-il entre un imbécile et Sisyphe ? L’un et l’autre sont heureux. C’est ici qu’intervient la responsabilité civique chez Camus. Ne pas pouvoir intervenir sur la chair ne justifie pas l’abandon moral. Dans le roman, Sintès et Meursault sont condamnables.

24 Or, Sintès est aussi le nom de famille de la mère de Camus ! Cela invite à déplacer le questionnement du politique vers le sujet. Dans L’envers et l’endroit, Camus cite sa mère : « On s’habitue à tout. » Sans doute était-ce là sa façon d’être heureuse.

25 Dans la Verneinung, Freud saisit la racine du processus constitutif de ce qui devient étranger (Fremde) pour un sujet par la double fonction du jugement d’existence et d’attribution. Cette fonction attribue ou refuse une propriété à une chose dont il lui faut reconnaître ou contester l’existence d’une représentation dans la réalité psychique. Cela mobilise le principe de plaisir par l’introjection du bon objet pour le moi. Le rejet du mauvais deviendra étranger. De plus, le bon devra retrouver un idéal lequel, pour être à jamais perdu, sera toujours décevant.

26 Donc, il n’est pas de bons ou de mauvais objets. Aucun n’est le bon, aucun n’est le familier. Les deux ont le goût d’amertume de ce qui est toujours déjà perdu. Il ne s’agit donc pas de juger de ce qui est bon ou non pour le moi, puisque ce qui est bon ou non pour le moi le sera moins en fonction du moi qu’en fonction du souvenir de la chose perdue, d’un temps où l’objet n’était pas constitué.

27 Pour être exclu, séparé, jeté au dehors de das Ding (convoquée par Freud dès L’esquisse), le moi est rendu étranger à la réalité, tiraillé entre plaisir-déplaisir et une tension pour retrouver l’idéal à jamais perdu.

28 La cause de l’étranger devient double. Au versant bon ou mauvais pour le moi s’ajoute la non-reconnaissance de ce qui fut perdu, et Lacan, relisant Freud, en déduit que cette jouissance a affaire non pas à un mauvais objet toujours perdu, mais au signifiant. La chose pâtirait du signifiant. Pour être prélevé à la chose, le signifiant blesse toujours. À venir de l’Autre, le signifiant est toujours hors sujet et le sujet, étranger à son langage.

29 Dans Encore, Lacan isole ce cri : « Ce n’est pas ça. » Toute jouissance obtenue sera refusée au nom de la jouissance attendue. La négation est ici. Non, non pas au plaisir, mais à toute jouissance substitutive prétendant remplacer cette jouissance fantasmée. L’objet fait mirage dans la chose. À reprendre ce que Lacan dit de la mélancolie dans Le transfert, ne peut-on pas situer la position mélancolique à ce croisement ? Ni en deuil, ni dépressif à cause de la perte de l’objet, mais plutôt un certain remords dont le dénouement peut être le « suicide de l’objet ». Confondu à cet objet, le sujet, pour n’avoir pas su préserver la jouissance de la chose, mériterait la mort.

L’étranger et le deuil

30Revenons donc à ce qui fait le trait particulier de Meursault, ce n’est pas son deuil, mais l’impossibilité d’être en deuil de sa mère. Souvenons-nous. Quand le roman s’ouvre par la mort de la mère, Meursault est déjà orphelin d’un père mort à la guerre alors qu’il n’était encore qu’un nourrisson. Surviennent ensuite l’assassinat de l’Arabe et la condamnation à mort de Meursault. Toutes les morts figurent dans ce bref roman à l’exception d’une : le suicide. Il sera interrogé dans l’essai sur Sisyphe, qui appartient à la trilogie. Cependant pour se suicider encore faut-il être déjà né. N’est-ce pas de n’être jamais vraiment né que Meursault est étranger ? Dans L’envers et l’endroit, se trouve cette formulation étonnante : « Sa grand-mère mourra, puis sa mère, lui. » Sa mère, lui, c’est le même. Ainsi, Meursault ne pourrait pas être en deuil, puisqu’il serait mort avec sa mère. Né et mort par elle.

31 Dans Le désir et son interprétation, Lacan fait une remarque précieuse sur le deuil. Concluant que ce qui met fin au deuil chez Freud est l’introjection de l’objet perdu, il remarque : « Encore faut-il, que celui-ci soit constitué. » Cela saisit la spécificité de l’étranger. Il ne peut pas être en deuil de sa mère, car, pour constituer l’objet, il lui faut avoir été extrait de la chose. Si aucun interdit n’est venu constituer la mère comme objet, le sujet ne peut qu’y rester confondu. Dans L’envers et l’endroit, Camus écrit sur sa mère : « Autour d’elle, la nuit s’épaissit dans laquelle ce mutisme est d’une irrémédiable désolation. Si l’enfant entre à ce moment… il a peur… À peine s’est-il aperçu de sa propre existence. Mais il a mal à pleurer devant ce silence animal. Il a pitié de sa mère, est-ce l’aimer ? Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentir étranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend pas, car elle est sourde… Pour l’instant ce silence marque un temps d’arrêt, un instant démesuré. Pour sentir cela confusément, l’enfant croit sentir dans l’élan qui l’habite, de l’amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu’après tout c’est sa mère. »

32 Telle nous semble être la cause de l’apathie. Glu de la jouissance dont il est captif, glu du silence d’une mère muette. Pas né. Du coup, le seul acte susceptible de faire détachement devient le suicide. Dans la préface de L’envers…, Camus écrit : « Jouir de soi est impossible. Je le sais malgré les grands dons qui sont les miens pour cet exercice. » Meursault est étranger, moins par sa différence ou son indifférence que par son indifférenciation.

Du style de la structure

33Cette indifférenciation est sensible dans l’écriture du roman. Difficile de distinguer les hommes des choses. La nature se personnifie. Les hommes se chosifient. Lors de l’enterrement de la mère, la chaleur est si forte que Pérez « tombe comme un pantin ». Durant la rencontre avec les Arabes, ceux-ci « coulent » derrière le rocher.

34 En revanche, sur le sable, la mer « haletait » de toute la « respiration rapide et étouffée de ses petites vagues », puis toute la chaleur « s’appuie » sur Meursault, lequel se tend tout entier pour triompher du soleil dont les « mâchoires » se crispaient à chaque « épée de lumière » jaillie du sable, d’un coquillage blanchi ou d’un débris de verre.

35 Si le deuil procède d’une forclusion dans le réel, la psychose procède d’une forclusion dans le symbolique, et cela, chez Meursault, semble s’opposer à ce que puisse avoir lieu la forclusion dans le réel du deuil.

Mythologie

36Cette défaillance symbolique de Meursault se repère dans l’allégorie par laquelle il semble monter à cru le réel, faute d’une médiation métaphorique ou métonymique. Un temps de dépersonnalisation fatal entraînera le meurtre, non pas parce qu’il sera face à l’Arabe comme altérité imaginaire, mais face à l’Arabe comme Autre absolu, porteur de la différence absolue : le soleil, la lumière, la vie donc. L’allégorie couvre le réel sans le métamorphoser.

37 Le monde de Meursault ne se divise pas entre le deuil et la vie, mais entre le soleil et le sommeil. Meursault dort, fait le mort comme son nom l’indique. Entre son sommeil et le soleil de l’Arabe, une seule lettre fait la différence. Meursault se met à l’abri du soleil, en glissant dans le sommeil. Une lettre suffit pour basculer de la confrontation violente à l’Autre, au retour dans l’Un.

38 « Ma joie, dit-il, quand l’autobus est rentré de l’enterrement, d’aller dormir. » Quand il rencontre Marie, ils restent longtemps sur la bouée, endormis. Fatigue de l’investissement du monde, retour à l’oubli, à la chose où la confrontation à l’Autre ne menace pas. Le sommeil favorise un retour au narcissisme, saisit ici par son défaut de narcissisme. La défaillance phallique, donc d’un signifiant qui manque au sujet pour se présenter à l’autre, trouve le moi comme objet livré à la jouissance de l’Autre. Il sort de lui.

39 L’éclipse du soleil par le sommeil l’apaise mais, à peine le soleil surgit-il, l’irruption de l’Autre produit, dans un temps de dépersonnalisation, le meurtre. Ce n’est pas alors un Arabe que Meursault a tué, mais « l’ordre de l’univers qu’il a bouleversé ».

40 L’Arabe avec cette lame éblouissante où gicle la lumière est porteur du feu qui fouille et brûle ses yeux. S’il y a du Sisyphe dans Meursault, il y a, dans l’Arabe, un Prométhée. Meursault n’a aucune échappatoire. Dès la première page, lors de l’annonce de la mort de la mère, Meursault ne parle pas du deuil, mais de la chaleur : « J’ai pris l’autobus, il faisait très chaud. » Puis il note que l’éclat de la lumière blanche le fatiguait, ou que la lumière a une pureté blessante pour les yeux. Ailleurs, il est dit : « Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage, le rendait inhumain et déprimant. L’éclat du ciel était insoutenable… Le soleil avait fait éclater le goudron… » Avec le soleil, il n’y a pas d’issue. « Le soleil était maintenant écrasant et se brisait en morceaux sur le sable et la mer. »

41 La lame surgit où le signifiant du Nom du père est forclos. Il écrit : « Quand Raymond m’a donné son revolver, le soleil a giclé dessus… comme si tout s’était refermé sur nous. »

42 Meursault ne tue pas l’Arabe, mais se dégage de la toute-puissance du soleil. L’Altérité radicale de la majuscule décale l’Arabe de la différence imaginaire, et l’élève à hauteur d’une altérité structurale. Pour être porteur du soleil, l’Autre est impossible. Alors, l’écriture change. Se faisant poétique, elle articule l’étranger à l’étrangeté.

43 Deuil et meurtre sont secrètement liés par le soleil. C’était « le même éclatement rouge ». L’un appelle l’autre.

44 L’Arabe-Prométhée s’oppose à Meursault-Sisyphe. L’Arabe vole le feu solaire de la vie, Sisyphe-Meursault-sa mère roule sa vie comme une mort lente.

D’un imaginaire, l’autre

45Dans « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », Freud décrit un malaise profond. Lors d’un voyage en Grèce, se rendant sur l’Acropole, lieu des dieux grecs, donc de l’Autre, il se trouve victime d’un temps de dépersonnalisation. Cela le déstabilise, à son insu, de sa langue maternelle. Au lieu de l’Autre, pris d’angoisse, Freud recourt à trois langues étrangères. En moins d’une page, il passe de l’anglais au français, puis à l’espagnol. Cela n’indique-t-il pas la fonction de la dimension imaginaire de l’« étranger ». Se dire étranger conférerait une consistance là où le sujet, confronté à l’Altérité symbolique, serait déstabilisé de la lalangue ? Ainsi, est-il possible que l’étranger décale de l’étrangeté, soit de l’étrange rapport à la chose : « J’ai le goût du néant », disait Camus.

46 Il en résulterait que, faute de pouvoir faire de sa vie un acte, Camus proposerait de faire acte de sa mort. Ainsi s’achève le roman. Avec sa condamnation à mort, l’étranger parvient à ne plus l’être. Il trouve sa parole et l’assume. Revendiquant sa position, il choisit la mort vers laquelle il s’avance sujet et non plus victime. Sans doute le jugement et le verdict de la loi procurent-ils à Meursault un contrefort indispensable, mais il faut aussi remarquer qu’il croise une consistance imaginaire du père. Le seul savoir qui lui fut transmis sur ce père est qu’il aurait vomi en regardant une exécution capitale. Et Meursault devient cet objet a, condamné à mort dans le réel. Lorsque le prêtre voudra s’interposer pour le bénir, entre lui et sa mort, Meursault brusquement trouvera « sa » parole et refusera. Responsable, il s’avancera vers la mort.

47 À reprendre l’indication de Lacan mentionnée dans l’introduction, nous dirons que la décision molle de l’Arabe de venger sa sœur, à l’origine de cette gabegie, résulte sans doute de sa capture dans le discours du maître colonial où il se tient en position d’esclave. En revanche, la progression de l’étranger au regard de la philosophie de l’absurde que soutient Camus témoigne plutôt d’une impossibilité de structure mélancolique de faire lien, le sujet étant immergé dans son rapport à la chose.

Ab-surdité

48Alors, qu’est-ce que l’absurde ? L’étymologie d’ab-surde présente un intérêt majeur. Ab-surdus signifie dissonant ; surdus, inaudible, sourd. Ab-surdus est ce qui n’est pas dans le ton, alienus dit Alain Rey, c’est-à-dire hors propos. Absurde signifie fou, contraire à la raison. C’est Albert Camus qui réveillera ce concept dans un mouvement philosophique pour lui conférer une dimension originale. Est donc absurde ce qui échappe au sens logique, mais surtout, si l’ab-surde rencontre la folie, c’est par la surdité, une surdité qui rend fou.

49 Or, Camus dira toujours que parler avec sa mère était impossible, tant elle était sourde ! Camus aurait-il alors fait philosophie de l’insoutenable surdité de la mère dont il lui était interdit de se décaler ? Camus passa son enfance entre une mère sourde et enfermée dans sa tête, un père mort et sa grand-mère autoritaire.

50 Si la relation à l’objet est bruyante, sourde est celle das Ding. Freud parle du silence des pulsions. Du rocher poussé par Sisyphe, Camus dira qu’il est « sa » chose. « Le rocher qu’il [Sisyphe] pousse est sa chose. » N’en est-il pas de même pour Camus de l’absurde ? Si l’absurde prohibe la révolte, le seul acte dont le sujet puisse se prévaloir devient alors le suicide. Dans Les carnets, Camus écrira à propos du suicide : « Il se prépare dans le silence du cœur, au même titre qu’une grande œuvre, inconsciemment. Sans que l’homme le sache. » Il ajoute : « Dans le silence intérieur, le suicide mûrit comme un ver, au cœur de l’homme. Le suicide est une évasion hors de la lumière. » Cette conclusion est ce dont Meursault fit acte. Il s’évada hors du soleil.

51 C’est pourquoi je proposerai de nommer Meursault l’Abasourdit. Ce verbe substantivé, formé d’assourdir, signifie en argot : tuer. Ajoutons alors un t pour indiquer que Meursault a hissé ce dire sourd à hauteur d’un dit.

Notes

  • [1]
    « En venir aux mots plutôt qu’aux mains », entretien par Mona Chollet avec Marie-Rose Moro, psychiatre d’enfants et d’adolescents, responsable de la consultation transculturelle à l’hôpital Avicenne de Bobigny, 2003.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, leçon du 18 février 1970.
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