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F. Deligny, L’arachnéen et autres textes, Éditions L’Arachnéen, 2008.
1L’histoire est souvent le sourire ou la grimace qu’adresse à hier le bel aujourd’hui, dans la perspective du lendemain qu’il appelle. Publier en 2008 des textes de Deligny – dont quelques inédits – faire entendre le souffle de sa voix en donnant une chance nouvelle à la voie qu’il chercha ou défricha sans relâche, procède d’une exigeante politique éditoriale : ces italiques soulignent le projet de faire entendre à la cité une œuvre négligée, souvent oubliée parce qu’inclassable ; il était juste de la rendre aux affaires du collectif – c’est le projet du politique – dans la mesure où Deligny ne s’adresse jamais à un secteur, une niche sociologique, pis aux professionnels de la profession. Politique éditoriale, par ailleurs, puisque l’éditeur y a adopté, c’est-à-dire engagé, le nom de son entreprise, le vif de son projet : l’arachnéen sera celui de Deligny, puis des éditions qui lui rendent aujourd’hui, après leur fort complet Fernand Deligny-Œuvres, paru l’an dernier, un hommage instructif. Si le facteur sonne deux fois, il ne sera pas ici funeste d’ouvrir la porte à cet insistant messager : car on l’a deviné, L’arachnéen et autres textes n’a rien d’un post-scriptum, de fonds de tiroirs ; ou de ce que l’on appellerait aujourd’hui des bonus, inévitablement supplétifs.
2Lire ce nouveau recueil de textes présente quelque chose d’une traversée littéraire. Par le ressort du temps que l’édition des manuscrits, chronologiquement ordonnée, comprime chez ses lecteurs, d’abord. On avance, vague après vague, texte après texte, suivant un cap qui ne fait jamais défaut malgré roulis et tangage. Les côtes s’éloignant assez rapidement, une première illusion se présente : ne pourrait-on lire ces écrits en leur succession comme un journalier, finalement, une écume des jours dressée par la houle de l’existence, les leçons de l’autisme ou les péripéties de l’actualité, sociale et intellectuelle, en ces années 1970 (1976-1982) ? N’y aperçoit-on pas d’ailleurs Lacan, Vasse, Althusser, Gramsci, Deleuze, Verdiglione et quelques faits divers ? Ce serait rebrousser chemin, caboter le long des terres. Il y a de la haute mer dans l’écriture de Deligny : du souffle, de l’inconnu, de la solitude. Du non cartographié, aussi. On naviguera sur la seule confiance parfois en ce déboussolant skipper ; et davantage aux étoiles qu’aux compas et autre sextant. Mais l’on ne s’égare jamais : apparaissent alors des pays intérieurs que l’on ne savait pas. Des arrière-pays, aurait corrigé Bonnefoy. L’auteur de L’arachnéen entraîne ses lecteurs entre « chercher et vaguer » : là où d’autres modes que « le vouloir » se décèlent.
3C’est le second temps de cette traversée, la questionnance de l’auteur dont remarques, aphorismes, commentaires, surgissent comme trouvailles vives, épis de pensées, qu’une réflexion ombilique : « il s’agit de l’arachnéen, et d’en écrire », déclare l’opiniâtre voyageur dont l’écriture poétique, certes en prose, n’est pas sans évoquer le réalisme sensible d’un Ponge. Il sera donc question de réel, mais pour commencer de faits, insistants et rétifs aux idéologies… Deligny leur préfère les observations, en s’éloignant pourtant de l’éthologie à laquelle on voulut parfois le domicilier. Il s’agit d’autre chose, d’une sensibilité de l’écart. Un exemple ? « Quand un enfant “autiste” regarde fixement la paume de sa main, il n’y manque qu’un miroir pour que nous comprenions ce qu’il contemple. » Est-on si loin de Supervielle (« quand nul ne la regarde / la mer n’est plus la mer / elle est ce que nous sommes / lorsque nul ne nous voit ») ? Cette proximité d’avec la poésie ne se compromet cependant jamais avec la joliesse, les compliments à la langue. C’est de réel qu’il s’agit, encore et toujours et autour duquel Deligny, plus opiniâtrement qu’Achab et une baleine blanche, active sa plume.
4C’est le troisième intérêt de ce petit volume bicolore (gris ou jaune), sa discussion structurale. Le navigateur a lu Freud et surtout le Lacan des premières publications. Embarquera-t-il l’éléphant du séminaire I dans cette traversée où Deligny ne cesse de border ou relâcher ses voiles selon les vents contraires du langage et de l’erre, de la langue et du vernaculaire, du symbolique et de ce qui a lieu sans projet ? L’auteur parle avec et contre Lacan comme l’on navigue parfois contre le vent :
Quant à l’arachnéen, il n’est pas, n’a pas, ne naît pas, de langage, qu’il soit vernaculaire ou maternel. Qu’il s’agisse du haut parler ou du bas parler ou de parler bas ou de se taire, c’est toujours de langage qu’il s’agit et même le silence qui vient de ne pas parler est encore silence de langage. Reste le silence réel – qui d’ailleurs n’existe pas – qui serait ce que perçoit quelque être qui n’entend pas, n’entend rien de ce qui peut se dire et s’entredire.
6Autisme ? Au lecteur de cheminer, et parfois plus loin que Deligny, mais poussé par le tressage de la toile arachnéenne. Mais, questionnera ce lecteur, agacé par la récurrence de l’aragne, pourquoi cette insistance autour de l’animal ? C’est incontestablement le fond de l’affaire ; ce qu’il faut bien appeler son centre de gravité :
C’est un peu l’histoire du recoin de mur et de l’araignée qui finissent par se rencontrer ; si l’araignée l’a bien cherché, on peut dire aussi que le recoin de mur attendait. / Et il est vrai que j’en arrive à me dire que le réseau m’attend à tous les virages. Celui-ci qui va sur ses 15 ans d’âge – ce qui pour un réseau est un âge très avancé – a pour projet la présence proche d’enfants autistes. / Ces jours-ci, je me demande si ce projet n’est pas un prétexte, le projet véridique étant le réseau même qui est mode d’être…
8C’est ici le dernier point d’impact, plus clinique, de l’ouvrage, son utile capacité polémique. Le champ qu’il parcourt ouvre sur des terres aujourd’hui arides et hautement conflictuelles : autisme, la plus haute des solitudes ? Deligny se fait plus offensif, et les camps en présence pourraient s’inspirer de l’étonnant trublion :
Si, dans un espace donné, aux prises avec des tâches coutumières, vous voulez parler à un autiste « dans sa langue », vous pouvez fort bien ne pas vous embarrasser des mots ; vous parlez en n’importe quoi, dans une langue qui n’est qu’une suite de sons modulés d’une manière approximative, quelque chose comme une empreinte sonore vague et brouillée, et il ne faudrait pas vous étonner de voir l’être autiste agir comme s’il comprenait. À partir de quoi vous pouvez entreprendre de lui apprendre à parler et allez savoir jusqu’où vous pousserez l’apprentissage, ou le quiproquo. […] Tout ceci pour arriver à dire qu’il se pourrait que ce que j’appelle réseau ne soit pas d’ordre symbolique. Nul ne saurait s’étonner alors que ce phénomène persistant, évident, échappe à la langue maternelle, fidèle, et pour cause, à l’ordre symbolique ; même si l’usage de cette langue est vernaculaire, le vernaculaire ne répudiant en rien l’ordre symbolique dont il se structure, serait-ce sur un mode aussi singulier, parcellaire, que possible.
10Faut-il le rappeler, Deligny n’est pas psychanalyste. Ces derniers, qui l’approchèrent souvent, prirent la mesure de la difficulté de la tâche : « Reste l’humain doué de manière innée pour le mode d’être en réseau. / Aux réseaux, quand ils se forment, il ne leur manque que la parole. / […] si l’on accepte que le réseau puisse être sans être d’obédience symbolique, il ne faut pas s’étonner de ce qui arrive à celle ou celui qui surgit, le bon vouloir en bandoulière »… La clinique, ici, s’impose en son aridité, l’autisme s’expose en sa répellence conceptuelle. C’est la force et les limites mêmes de la pensée de Fernand Deligny, son vivifiant dé-rangement en ces années de Trente Glorieuses où la psychanalyse avançait, dans notre actualité où behaviorisme et théories cognitives imposent leurs idées arrêtées. La modernité de l’auteur de L’arachnéen est d’y opposer un rien, un trajet, un fil : « Ces lignes d’erre, qui font détour, l’enfant – autiste – qui les prend, qui les suit, peut-on dire qu’il fait un détour, alors que c’est plutôt l’inéluctable détour qui le prend, s’en saisit, et “le” c’est quoi, qui peut se dire : c’est qui ? » On le constate, la psychanalyse n’est jamais éloignée du questionnement même si elle est souvent repoussée : avec raison parfois, avec mauvaise foi aussi. Mais comme pour les grands cliniciens ou sous d’autres climats les sages, l’on progresse moins par les réponses que par la force de déplacement que suscitent les bonnes questions. Deligny est à cette aune une lecture des moins inutiles, des plus vivifiantes, y compris pour des lacaniens parfois désorientés par l’araignée :
Je le crois volontiers, que tout faire est langage, ne serait-ce que ses besoins ou l’amour, ou tout ce qu’on voudra, et y compris la guerre, le cas échéant. / Que lorsqu’il y a des étoiles, le réel soit dehors, c’est à n’en point douter. Mais le réel perçu par un être humain qui n’a pas conscience d’être, c’est encore du réel. Peut-on dire que ce réel est dedans ?
12Les topologues, d’autres aussi, trouveront ici matière à réflexion. L’arach néen et autres textes est un livre d’une très grande tenue, d’une très juste teneur ; on en admirera la facture, les utiles photographies et calques des trajectoires des enfants autistes, si ce terme trop rectiligne ne venait faire disparaître cette incroyable calligraphie que dessinent leurs erres. Erre comme aire. R comme réel. Erre comme air dont on ne saurait trop recommander le souffle que ces pages apportent aujourd’hui.
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F. Deligny, L’arachnéen et autres textes, Éditions L’Arachnéen, 2008.