1Nestor Braunstein, psychanalyste d’origine argentine, exerçant à Mexico, est connu du public français grâce à un ouvrage qui fit date : La jouissance, un concept lacanien, publié en 1992, reparu dans une nouvelle édition, revue et actualisée [2].
2Depuis Freud, après Lacan est constitué de fragments : un certain nombre de chapitres entièrement inédits voisinent avec des articles déjà publiés (essentiellement en espagnol ou en anglais), des reprises de conférences ou encore des recueils d’aphorismes.
3Cette énumération peut faire craindre un certain manque d’unité de l’ouvrage, donc, pour le lecteur, un parcours quelque peu heurté.
4En fait, malgré son hétérogénéité (l’auteur revendique cette « disponibilité vagabonde ») l’ensemble se lit sans difficulté, grâce à la clarté du propos, restituée par une traduction fluide de Daniel Koren.
Les côtés de…
5Nestor Braunstein, dans son introduction, fait allusion à Proust. Les « côtés » de chez Swann et de chez Guermantes deviennent sous sa plume ceux de Freud et Lacan. Le chemin de Freud mène-t-il à Lacan, comme celui de Swann, contre toute attente du narrateur, à Guermantes ? En quoi se rejoignent-ils, dans ce temps retrouvé qu’est l’après-coup de leurs œuvres ? Que reste-t-il entre eux d’irréductible ?
6Questions cruciales pour l’auteur, comme pour nombre d’analystes.
7Il constate que la dispersion théorique, les hypothèses souvent contradictoires pour ne pas dire incompatibles, au nom desquelles chacun soutient sa pratique, favorisent un désintérêt pour la théorie et alimentent « un pragmatisme détaché de la pensée » que nourrit un recours, dont la vogue ne fait qu’accroître, à la « carte forcée » de la clinique.
8Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, l’auteur se livre à un travail de déconstruction de certains textes ou concepts canoniques freudiens (« On bat un enfant », le complexe d’Œdipe) ou lacaniens (le phallus, le semblant).
Déconstructions
9L’auteur reprend, sur un mode vif, percutant, la question du travail de déconstruction dans la cure, cela au travers de la réfutation d’une idée convenue de la construction, ainsi énoncée dans un des derniers chapitres, portant le titre de « Construction, interprétation et déconstruction dans la psychanalyse contemporaine » : « Toute construction n’est pas reconstruction d’un passé oublié, mais proposition d’un fantasme, soutenu par l’autorité paternelle, qui vient renforcer et non pas dissoudre le pouvoir de l’Autre » (p. 165).
10Braunstein ne réfute pas la nécessité du travail sur les fantasmes de l’analysant, pas plus qu’il ne propose de négliger les « romans et épopées » qui se construisent dans la cure, mais il invite l’analyste à « les désarmer avec l’arme de l’équivoque, et le caractère dissolvant du silence et de la coupure » (p. 164).
11Donnons maintenant au lecteur quelque idée des remarques de l’auteur de Depuis Freud, après Lacan à propos, précisément, de textes ou concepts de ceux-ci.
12Concernant le premier nommé, un chapitre est consacré à « On bat un enfant », un autre à l’œdipe.
Naissance du sujet
13« On bat un enfant » est revisité d’une manière audacieuse, digne de susciter l’intérêt du lecteur.
14Braunstein soutient l’équivalence d’« un enfant est battu par le père » avec cette autre proposition : « Un enfant est castré par le père. » Certes le mot castration n’apparaît pas dans cet écrit de 1919, mais Braunstein, non seulement en traque la présence en creux à partir d’indices, il faut le dire, ténus, comme une allusion énigmatique de Freud à « un autre thème qu’il ne traitera pas », mais surtout il s’efforce de démontrer que la suite de l’œuvre de ce dernier, toute son élaboration ultérieure concernant le primat du phallus, rend nécessaire d’opérer l’équivalence qu’il propose entre être battu et être castré par le père.
15Pour lui, il ne fait pas de doute qu’« un enfant est battu » est dans le dire de Freud « le substitut régressif, un mode d’annulation de la référence phallique, et son expression en mode sadique-anal. Être battu (castré) par le père est un fantasme originaire, celui qui met en scène le père réel, qui ne peut être défini que d’une seule manière, comme agent de la castration » (p. 64). D’ailleurs, remarque l’auteur, Freud n’affirme-t-il pas, dans son article de 1924, « Le problème économique du masochisme », qu’être fouetté a une autre signification : être castré, être coïté ou enfanter.
16Le sujet n’apparaît que dans sa séparation avec la jouissance première, impossible, antérieure au langage et à la loi, et cela grâce à l’intervention du père qui lui permet d’entrer dans l’univers symbolique donné par la signification phallique et la jouissance sémiotique, argumente Braunstein.
17Ce qui l’amène à formuler l’hypothèse que les fantasmes de dévoration, par exemple, ne sauraient être qu’une conséquence logique et chronologique du fantasme de castration. On n’est pas moins kleinien, n’est-ce pas !
18Les hypothèses de Braunstein le conduisent à proposer un autre ordre d’apparition des thèmes du fantasme livré à Freud par sa chère Anna. Selon lui, le temps premier serait celui repéré comme second par Freud, jamais remémoré, toujours reconstruit, au cours duquel le sujet est battu par le père : temps fondateur pour le sujet, temps de la castration.
19Notons que la déconstruction ici opérée n’exclut pas de la part de l’auteur une opération de… reconstruction !
Le « déclin » du complexe d’Œdipe
20Braunstein poursuit son travail de déconstruction en s’attaquant au mythe freudien de l’œdipe : « Œdipe viennois », intitule-t-il le chapitre consacré à cette question.
21Alors, cet Œdipe viennois est-il, ou va-t-il devenir, aussi obsolète pour les psychanalystes que Sissi impératrice l’est devenu pour les midinettes ?
22La démonstration de l’auteur, qui certes emprunte les pas du Lacan du milieu des années 1960, époque où il énonce (dans L’envers de la psychanalyse) que « l’Œdipe est un rêve de Freud », ne manque ni d’originalité ni de pertinence.
23Il montre comment l’œdipe, découverte majeure de Freud, proclamé par lui complexe central des névroses et shibbólet différentiel entre partisans et adversaires de l’analyse, est par lui de plus en plus relégué à l’arrièreplan, à mesure que sa théorie évolue.
24Le complexe d’Œdipe, dit-il, n’est pas une conclusion, un point d’arrivée, le point culminant ou le centre et le noyau de la psychanalyse… (il est) au commencement de tout cela… c’est le trauma originaire de la psychanalyse, le spectre qui maintient les psychanalystes entre rêve et réveil ; le rêve, même le mauvais rêve, dont il faut réveiller les analystes pour qu’il puisse y avoir de la psychanalyse (p. 87).
25Braunstein montre comment Freud, dans sa lecture de la tragédie de Sophocle, omet systématiquement la notion, très explicite pourtant, du désir criminel de la mère. L’oracle prédit qu’Œdipe tuera ses deux parents, et c’est Jocaste qui alors ordonne la mise à mort de son fils. Freud déforme le texte de Sophocle, n’évoquant la menace mortelle qu’envers le père, et imputant à celui-ci l’initiative du projet d’éliminer Œdipe.
26Braunstein rappelle la célèbre réflexion de Freud, formulée en 1933 : le rapport de la mère au fils est « en général la plus parfaite, la plus exempte d’ambivalence d’entre toutes les relations humaines ».
27Mais au-delà de ce que Freud a lu de « personnel » dans Œdipe, et sans oublier ce que la psychanalyse doit à cette découverte, relativiser la place de ce complexe dans la psyché ne semble plus aujourd’hui « un crime contre la psychanalyse ».
28Nous savons depuis assez longtemps que dans certaines sociétés, il n’y a, pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’anthropologue Christian Geffray, Ni père, ni mère (Éd. Arcanes), pour des enfants élevés selon d’autres schémas parentaux.
29Reste, comme invariant, l’interdit de l’inceste maternel. Et là, nous sommes déjà dans une autre problématique, qui introduit comme premier le désir de l’Autre, maternel en l’occasion. Que veut-elle ? N’est-ce pas la première question à laquelle sera confronté l’enfant ? À cette question « répond » le refoulement, car la « vraie » réponse est, comme Freud le découvrit et le développa à partir du milieu des années 1920, laissant quelque peu de côté l’œdipe : le phallus.
30Ici, intervient le père comme séparateur, la Loi, le père mort comme fondement de l’ordre symbolique, etc.
31Revenons aux propos de notre auteur. Concernant le désir de la mère, il remarque que : « C’est son désir qui devra être effacé pour que l’enfant vive dans la société humaine, qu’il soit membre de la cité » (p. 97). L’enfant est confronté, dès le départ, à la disparité des désirs maternels et paternels.
32Braunstein fait un détour par Hegel, relit et relie aux hypothèses du Freud des dernières années le contenu du sixième chapitre de la Phénoménologie de l’esprit. Hegel y interroge, à travers les expériences tragiques d’Œdipe et Antigone, telles que rapportées dans Sophocle, la disparité des positions éthiques de la femme et de l’homme : d’un côté (masculin), le monde humain, l’intérêt général, la cité, de l’autre (féminin), le monde familial, singulier, qui obéit à une loi divine. Braunstein commente : « Collision entre un savoir discutable, celui de la conscience, référentiel, lié à la Loi du père, aux normes écrites, et un savoir indiscutable, textuel : l’inconscient qui porte en soi-même sa propre certitude et dérive des puissances souterraines du désir de la mère. »
33Mais Freud possède, note-t-il, un instrument insoupçonné par Hegel, la méthode analytique. Celle-ci lui permet de mettre au jour l’élément moteur du conflit, ramené par Hegel à une opposition naturelle des sexes : le phallus.
34Masculinité et féminité, conclut-il, se décident comme une prise de position de chaque existant vis-à-vis de la fonction phallique. Les sexes ne préexistent pas à leur affrontement, ils sont le résultat du conflit.
Hypothèses sur le semblant
35Venons-en maintenant aux remarques de Braunstein concernant certains points précis de l’enseignement de Lacan. Après un court chapitre consacré au phallus comme SOS (signifiant, organe, semblant), il s’attarde, dans le chapitre suivant, sur le concept de semblant.
36Lacan a surtout développé ce concept au cours des années 1970-1971, dans le séminaire intitulé par lui D’un discours qui ne serait pas du semblant, séminaire qui « annonce » les suivants, … ou pire et Encore, où sera renouvelé son abord des sexualités masculines et féminines au moyen de ses formules de la sexuation. Ce séminaire fait suite à celui consacré aux quatre discours, qui établit les formules des discours en question. En 1970, est également publié Radiophonie, dans lequel Lacan identifie sa définition du discours au lien social.
37C’est donc essentiellement à partir de ces différents textes que Braunstein va donner sa version du semblant lacanien, concept qui n’a rien d’évident chez ce dernier, mais qu’y a-t-il d’évident chez lui ?
38On ne peut qu’inciter à la prudence celui qui trouverait clair Lacan. Entre clarté et aveuglement, il n’y a qu’un pas, vite franchi par qui cherche trop avidement la lumière ! Or, c’est toujours d’une lumière rasante, voire d’un contre-jour, que nous éclaire celui-ci.
39Peut-être le lecteur aura-t-il deviné que ces quelques considérations sur la difficulté à lire Lacan augurent d’un certain embarras ressenti face à l’abord « braunsteinien » du semblant lacanien.
40Le mot semblant a changé très sensiblement de signification depuis son apparition dans la langue française. À croire que le semblant soit quelque peu porté à désorienter le sens !
41Il signifiait d’abord ce qui est similaire, il a maintenant le sens qui s’exprime au mieux dans l’expression « faire semblant », autrement dit de leurre.
42Braunstein part de cette dernière définition, sans toutefois lui donner la nuance de tromperie volontaire qui est habituellement la sienne dans la langue d’aujourd’hui. Il définit ainsi le semblant : « … apparence, forme imaginaire que prend à tout moment pour nous le symbolique, l’induction des images par la parole » (p. 119). Plus loin, à propos de la méconnaissance dans le discours, qui se traduit dans Freud par des mots pourvus du préfixe « ver » (Verdrängung, Verleugnung, Verwerfung, Verneinung), il considère que ceux-ci expriment « tous la manière de considérer le semblant qui habilite et configure les effets imaginaires du symbolique » (p. 132). Donc le semblant serait habilitation et configuration de l’imaginaire du symbolique.
43Il le rapproche du masque : « Ce sujet du semblant, du masque, est consubstantiel au discours, au fait de parler, et avec un langage qui ne nous transmet pas les choses, mais l’apparence de choses » (p. 121).
44Un peu plus loin, Braunstein identifie semblant et fiction, cette dernière lui apparaissant comme le « nom philosophique » du premier.
45« Fictions opérantes, agissantes, écrasantes même, mais fictions néanmoins, entités qui n’existent pas dans le réel mais sont le produit des définitions et des actes de langage ayant des effets performatifs », dit-il.
46Il n’est pas sûr que semblant et fiction puissent être aussi rapidement identifiés, puisque la vérité, qui a statut de fiction, se situe en position d’en dessous la barre de l’agent qu’est le semblant. Mais curieusement, la définition que donne l’auteur de la fiction me ferait me rapprocher d’avantage de celle que donne Lacan du semblant.
47En effet, chez Lacan, le semblant n’est pas la face imaginaire du signifiant. Elle est plutôt manifestation irréelle, comme l’arc-en-ciel, ou le tonnerre, pour s’en tenir aux champs scopique et acoustique, qui, davantage, crée du signifiant que le signifiant ne la crée. On en trouve l’exemple dans les mémoires de Casanova, qui, voulant jouer un bon tour (de magie) à des nigauds en vue de les escroquer, se trouva confondu et troublé, au point d’abandonner la partie, par le surgissement réel d’un tonnerre dont il comptait seulement simuler l’apparition. Cet exemple est rapporté par Lacan à d’autres fins (la question de la croyance), mais elle me semble convenir à définir le semblant.
48Le semblant lacanien n’aurait-il pas plus à voir avec une manifestation du réel, mais qui n’est pas le réel, qu’avec le leurre ? C’est une création d’artifice qui en place d’agent soutient un discours. Ainsi, c’est d’un artifice, donc d’un semblant, que l’analyste se soutient comme petit a, dans le discours analytique. Comme pour l’arc-en-ciel ou le tonnerre, il n’y a rien de caché derrière, ce n’est pas un masque, il n’a d’efficace que du signifiant qu’il produit.
49En revanche, nous suivrons l’auteur quand il décrit la spécificité d’une clinique du semblant que produit le discours analytique.
50Bien d’autres points sont abordés dans ce livre riche et touffu, dont celui de la construction et de la déconstruction en analyse, dont nous avons dit un mot au début de ce compte rendu. Mais il est temps de laisser le lecteur à… sa lecture de Depuis Freud, après Lacan.