Notes
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[1]
L’audace d’une telle lecture, que peut-être nous ne mesurons plus à force d’en répéter l’énoncé, donne à ceux qui se réclament de l’enseignement de Lacan une avance théorique décisive pour penser la situation de la psychanalyse aujourd’hui.
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[2]
J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p. 34.
-
[3]
Lacan ne partagea pas l’idéologie structuraliste qui alimenta la croyance en une fin de l’histoire, au profit du règne éternel des invariants, et n’hésita pas par exemple à déclarer que les événements récents (de 1968) avaient bien montré que « les structures descendent dans la rue ».
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[4]
Cf. par exemple Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, Points ; Barbara Cassin, L’effet sophistique, Gallimard.
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[5]
C’est par exemple la tonalité du chapitre « Phénoménologie des néo-sujets », dans l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007, p. 262.
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[6]
C. Melman, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002, p. 32.
-
[7]
Op. cit., p. 250.
-
[8]
Soulignons qu’il est constant que de nombreuses formulations tranchées et argumentées soient démenties par des propos nuancés, en fait strictement contradictoires. Ainsi peut-on lire que « l’Imaginaire social n’atteint en fait que l’individu, et pas nécessairement le sujet. La distinction individu-sujet, que nous n’avons pas faite jusqu’ici, est bien sûr nécessaire et mériterait de longs développements », La perversion ordinaire, p. 37. Ou bien encore, dans une note p. 40 : « Nous préférons rester prudents et réservés face à cette question cruciale : sommes-nous face à une mutation anthropologique ? », tandis qu’à la page suivante on apprend que « dans l’Imaginaire social, il n’y a plus d’Autre ». Comprenne qui pourra.
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[9]
« La demande n’est plus la même qu’autrefois. C’est une demande qui exige d’emblée la saturation par la satisfaction ». C. Melman, op. cit., p. 188.
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[10]
On sait que, pour de nombreux analystes qui travaillent dans le champ social et ses institutions multiples, l’agencement du « discours psy » est de plus en plus contraint, lesté de procédures et de protocoles encadrant les pratiques soumises à évaluation.
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[11]
J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, op. cit., p. 264 et 260.
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[12]
On ne peut ici, sauf à alourdir le propos, que supposer connue l’écriture des discours par Lacan. Le discours capitaliste constitue la forme contemporaine du discours du maître.
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[13]
Guy Lérès en a déplié rigoureusement la logique : « Lecture du discours capitaliste. Un outil pour répondre à la crise », Essaim, n° 3, Toulouse, érès, 2001 ; « Copulation discursive », Essaim, n° 15, Toulouse, érès, 2005.
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[14]
J. Lacan, Le savoir du psychanalyste, 6 janvier 1972, inédit.
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[15]
G. Léres, Essaim n° 3, op. cit., p. 105.
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[16]
Notons à cet endroit que le profil de ce « nouveau sujet » a été décrit dans des termes sensiblement identiques par la sociologie américaine des années 1970, en particulier par Richard Sennett puis Christopher Lasch.
-
[17]
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi – dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
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[18]
Les références aux travaux sociologiques sont majeures dans les ouvrages de J.-P. Lebrun.
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[19]
M.S. Gazzaniga, « The law and the neuroscience », Neuron, 6 novembre 2008, Elsevier Inc.
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[20]
M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
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[21]
Ce ne sont bien sûr pas les termes de Foucault. Un ouvrage récent développe cette réflexion : W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Les prairies ordinaires, 2008.
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[22]
La psychanalyse prend acte de la singularité radicale de toute parole. C’est à ce titre, celui de la part des sans-parts selon Jacques Rancière (La mésentente, Galilée, 1995), qu’elle intervient dans la politique.
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[23]
C’est le cas de la très belle construction d’Hannah Arendt, affine à la psychanalyse à bien des égards, mais où les sujets ne sont que des maîtres, réglés sur l’idéal de virtù. H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Pocket. Les masses comme sujets de l’histoire sont une autre variante de ce sujet maître.
Conflictualité des discours
1Nous les articulerons autour de quatre propositions, centrées sur le concept de discours, certaines pouvant être considérées comme allant de soi, d’autres étant ici soumises à discussion.
- la psychanalyse, comme théorie et comme pratique, s’inscrit dans l’histoire. Il y a une histoire des formes du lien social, dans laquelle l’avènement du discours analytique prend place ;
- le nouveau lien que met en œuvre la psychanalyse ne saurait être dissocié des trois autres, avec lesquels il fait structure. Les quatre discours entrent en tension et participent de ce que l’on nomme le politique, soit la pluralité agonistique des discours ;
- la psychanalyse, comme lien social, est l’objet d’un rejet et d’un attrait. Elle est rejetée du fait de la mise au jour qu’elle opère, mais elle est sollicitée à recueillir ce que les autres discours écartent ;
- c’est pourquoi son avenir n’est pas fixé. Il dépend des psychanalystes, c’est-à-dire de la place que ceux-ci contribuent à ménager au discours analytique dans la ronde conflictuelle des discours, soit une politique de la psychanalyse.
3Freud l’a souvent souligné : la psychanalyse ne saurait avoir une place confortablement et définitivement acquise dans la société, elle ne peut que faire scandale dans la mesure même où elle démasque les fictions qui cimentent une société, c’est-à-dire la méconnaissance nécessaire que celles-ci mettent en œuvre. Elle met au jour le ressort inconscient du lien social, et c’est intolérable. Le vœu criminel à l’endroit du père, en tant qu’il fait fondation à la maison commune, dénonce le récit philosophique et juridique célébrant le contrat social, qui en oublie l’origine. Cette logique freudienne ne cesse d’opérer aujourd’hui, en atteste par exemple l’érection récente de la figure du pédophile, qui ne fait consensus que couplée au rejet du scandale de la sexualité infantile. Mais en même temps, la psychanalyse donne un lieu d’adresse possible à ce qui est rejeté par la culture, et à ce titre elle participe d’une respiration, d’une ouverture. La psychanalyse, comme pratique, fait objection à toute institution et suscite en conséquence de violentes réactions, et cependant, tout comme l’art, elle rend moins impossible le « vivre ensemble ». Pour n’être pas optimiste – c’est lui qui a désigné le malaise dans la civilisation comme fait de structure – Freud n’était pas non plus pessimiste, et il situait la psychanalyse dans l’esprit des Lumières. Tenir nouées ensemble ces deux propositions peut conduire à situer une politique de la psychanalyse.
4Il est possible d’amplifier ces quelques remarques en prenant appui sur la théorie des discours de Lacan, qui permet de situer plus rigoureusement la pratique analytique au sein de ce que Freud nommait « la civilisation » (Kultur). C’est en effet en cherchant à écrire le lien transférentiel analytique qu’il a situé la psychanalyse comme lien social, à la fois dans la rupture qu’elle instaure et dans une certaine continuité historique. Avec la théorisation des discours le pas franchi est considérable, car il permet aux analystes de serrer au plus près l’articulation logique du lien que leur acte instaure et en même temps de situer ce lien par rapport aux autres. Que l’un (le lien analytique) ne puisse se concevoir sans les autres, la lecture des séminaires en atteste, où l’on voit que Lacan ne cesse d’aller de l’un aux autres. Son souci premier – établir la logique du lien analytique – passe par l’élaboration des autres. Un des exemples les plus marquants de cette nécessité est sans doute le passage qu’il effectue par Marx pour préciser le statut de l’objet a, en tant qu’il est produit d’un discours. La plus-value est bien ce qui opère à l’insu du capitaliste et du prolétaire et qui pourtant les lie de sa loi d’airain ; il y a une articulation logique des places de l’un et l’autre dont le ressort loge dans cet étrange objet. Le discours capitaliste (la nomination est de Lacan, non de Marx) permet de situer l’efficace de ce qu’il désigne comme sa véritable invention, l’objet a. La place de cet objet dans le mode de production capitaliste, son « ressort secret » (Marx), devient chez Lacan ce qui permet d’écrire la perte de jouissance que tout lien social met en jeu du fait de la parole, et qui occupe dans le lien analytique la place de l’agent. Ce qui est repéré par les analystes comme étant au cœur de l’acte de parole dans la cure, cet objet insaisissable – objet « perdu », disent les freudiens –, c’est cela même qui est au principe du lien engendré par le capital [1].
5Préciser ce qu’il en est du lien analytique passe donc par l’analyse des autres liens. Mais en retour ceux-ci sont isolés et nommés non pas selon les typologies habituelles de la sociologie ou de la philosophie politique, mais à partir de ce que la psychanalyse a mis au premier chef de son expérience, à savoir la parole. Que la psychanalyse soit une « cure de parole » nous paraît une évidence aujourd’hui, mais il faut se souvenir qu’il ne fallut rien de moins que le détour par la linguistique et l’efficacité symbolique d’un Lévi-Strauss pour l’établir. Cette parole n’est au fondement de la pratique analytique qu’en tant qu’elle est prise dans un certain régime, dit d’association libre, lequel dépend d’un dispositif commandé par l’acte analytique. C’est à partir de la prise en compte de ce que produit cette parole sous contrainte – sous contrainte d’un certain mode de discours – que Lacan déplie la logique des autres liens sociaux. Il le fait en tant qu’il considère que les hommes sont êtres de parole, des « parlêtres », et que les liens sociaux sont des liens de parole, raison pour laquelle il les nomme discours.
6Cela ne va certes pas de soi ni pour la sociologie ni pour la philosophie. Non seulement parce qu’elles ne donnent que rarement un tel statut à la parole mais parce que, lorsqu’elles le font, c’est en lui donnant valeur de communication – comme chez Habermas ou Rawls – et non dans sa dimension de traitement de la jouissance et de foncière incomplétude.
7Que les hommes soient liés entre eux on le savait déjà, et la philosophie en particulier l’avait de longue date établi. Mais que ce lien social soit lien de parole au sens où nous venons de le dire, c’est ce qui est résolument nouveau et qui se déduit pour le psychanalyste de considérations méthodologiques et éthiques. C’est parce que la cure de parole s’effectue sous condition d’un acte qui lui permet de déployer ses effets d’après-coup, que la psychanalyse est amenée à considérer de ce point de vue les effets de tout dispositif de parole sur ceux qui s’y trouvent pris. Les hommes font société du fait que la parole circule entre eux – car l’échange qui les lie n’est autre qu’un échange de paroles – et s’effectue sous une certaine contrainte, que l’on nomme discours. On ne parle pas à ses semblables de n’importe quelle manière : il existe un nombre fini de possibilités, et prendre la parole implique de s’inscrire, ou pas, dans l’une ou l’autre de ces modalités. Cette inscription, cette prise de parole qui est en même temps une prise dans la parole produit des effets de liens avec un autre, pour autant que celui-ci s’y laisse prendre. Ainsi les discours impliquent-ils des places corrélées, articulant des paires : pas de maître sans esclave, d’hystérique sans maître, etc.
8Le discours analytique, dernier venu du fait de Freud, vient s’inscrire dans la succession historique d’un nombre fini de types de discours (trois), et une fois apparu au tournant du XX e siècle il fait structure à quatre, avec le discours du maître, de l’hystérique et de l’universitaire. Ce nombre de quatre caractérise l’ensemble : quatre places, quatre lettres et un type d’engendrement par rotation d’un quart de tour, d’où résultent quatre agencements distincts, quatre discours. Si un discours est caractérisé par une certaine disposition des places et des lettres, cette organisation stable et caractéristique n’est pas sans lien avec la structure des quatre comme telle. Ainsi on ne passe pas d’un discours à l’autre n’importe comment mais selon un sens de rotation de la figure, ainsi il existe une mémoire des places, sédimentée lors de ces rotations. Cela permet de penser différemment la situation du lien analytique dans « la civilisation ».
9La simultanéité des quatre discours – soit la structure comme synchronie – permet de considérer ce que l’on désigne ordinairement comme « société » au titre d’agencement de discours. Les divers types de regroupements sociaux qui forment une société, quel que soit l’objet autour duquel ils se constituent, se placent sous la dominante d’un certain discours. Tel se fera sur un mode hystérique, tel autre sous le commandement du signifiant maître, ce qui ne signifie en aucun cas que les autres discours soient inexistants dans le même temps mais bien qu’il existe une dominante d’un discours, à un moment donné, dans la structure à quatre. C’est en ce sens que l’on peut caractériser une société par le discours qui y est dominant dans la structure, et Lacan ne s’en est pas privé quand il notait par exemple que la société bureaucratique se caractérise par la dominante du discours universitaire [2].
10On peut faire un pas de plus et considérer qu’il y a de l’histoire [3] et qu’une société réalise en permanence un certain mode d’équilibre de la structure à quatre, selon des dominantes susceptibles de changer. Ces changements peuvent se faire par glissements progressifs vers des équilibres nouveaux, ou par des moments de ruptures, de discontinuité. Si la politique inventée par les Grecs n’est rien d’autre que la prise en compte de la nécessaire conflictualité de la pluralité des paroles [4], on peut la considérer comme étant la mise en tension des différentes modalités de discours, lesquelles engendrent des modes de liens distincts et contradictoires. Cet affrontement, cette tension, c’est la matière même du politique.
11Nous en déduisons deux propositions, essentielles pour notre débat. Tout d’abord, il n’est d’avènement et de maintien du discours analytique que sur fond d’une tension avec les autres discours. C’est le cas bien sûr dans chaque cure où non seulement rien n’assure que la parole se déploie toujours selon le discours analytique, mais où il est de règle au contraire que le glissement à l’un des autres est constant. Mais c’est le cas aussi de la situation du discours analytique dans le champ des autres discours. C’est pourquoi dans l’espace de la cure comme dans l’espace public le psychanalyste endosse une responsabilité dans l’avenir de la psychanalyse.
12En second lieu le sujet, pour autant qu’il prenne la parole, est contraint par l’existence d’un nombre fini de discours. Selon les lieux et les moments de son existence, il se trouvera lié à l’autre selon tel ou tel. Il y a une pluralité de discours, et il s’en déduit pour un même sujet une pluralité d’effets que l’on dira effets de subjectivité.
Un sujet contemporain ?
13Nous pouvons à présent revenir à notre débat. Que « le monde ait changé » est une constatation triviale, et on ne voit pas bien qui pourrait le contester. Reste à qualifier ce changement, et c’est là que nos points de vue divergent.
14Remarquons que le mode énonciatif pour désigner ce changement n’est pas indifférent. Que le monde ne soit « plus comme avant » est une proposition récurrente qui signe qu’une génération ne reconnaît plus les repères qui furent les siens, en son temps. Elle est énoncée le plus souvent sur le mode d’une certaine nostalgie et se double régulièrement d’une stigmatisation du réel. Le réel est en défaut d’être, il est jugé à l’aune d’un passé érigé en idéal. Ainsi ce que l’on nous dit être « le monde contemporain » est décrit comme foncièrement manquant, manquant de ce qui était et qui n’est plus (le père, l’autorité, etc.) et ceux qui le peuplent sont identifiés par ce qu’ils n’ont pas, ce qu’ils n’ont plus au regard de ce dont étaient pourvus les anciens. La description du « nouveau sujet » est ainsi foncièrement déficitaire, et les « sujets contemporains » sont définis par ce qui leur manque [5].
15Cette affection, cette dégradation des individus est-elle partielle, contingente ou au contraire structurale, essentielle ? Là est le point d’achoppement : les sujets qui sont nos contemporains – c’est-à-dire pris dans ce qui est nommé « la nouvelle économie » – sont, nous dit-on, le lieu d’une « nouvelle économie psychique » qui autorise à parler de « nouveaux sujets ». Aucun doute n’est possible quant à la thèse centrale : ils sont différents, et c’est comme sujets qu’ils sont différents. Parmi toutes les occurrences des propositions soutenues à cet endroit on en retiendra une seule, pour sa netteté : dans un ouvrage-manifeste, Charles Melman soutient ainsi sans ambages qu’« il n’y a plus de division subjective, le sujet n’est plus divisé. C’est un sujet brut [6]. »
16Propos qui ne saurait être tenu pour approximatif compte tenu de la qualité de son auteur et qui en outre est précisé d’un renvoi au glossaire en fin de livre, dû à la plume de Jean-Pierre Lebrun. Il y est écrit que Lacan « a qualifié de “division du sujet” cet effet du langage, divisant le sujet entre ce qu’il dit et le fait de dire, entre énoncé et énonciation [7] ». Si on lit bien, le sujet contemporain non seulement ne serait plus ce qu’il était, mais à proprement parler il ne serait plus… un sujet au sens où Lacan l’a extrait de Freud. C’est donc une proposition massive et pour tout dire déterminante quant à l’acte analytique lui-même puisqu’il s’agit de mieux caractériser le monde contemporain afin d’en déduire des propositions pratiques pour les analystes.
17À cet endroit on reste perplexe. La définition du sujet, telle qu’elle est précisément rappelée, semble invalider l’ensemble du propos de l’ouvrage, si on la prend au sérieux : on ne sache pas que les « sujets », fussent-ils addicts à la postmodernité, ne parlent plus ! Serait-ce donc la définition même du sujet qui se trouve mise en cause ? Rappelons cette définition qui, fait remarquable dans l’œuvre de Lacan, n’a pas varié d’un iota tout au long de son enseignement : un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. Cette proposition serre au plus près la logique de la cure de parole, elle situe le sujet comme effet d’une prise du corps dans le langage, d’où choit un objet. On ne voit aucune raison – et d’ailleurs nulle part argumentée dans les textes que nous discutons – qu’elle soit aujourd’hui caduque.
18Comment d’un côté soutenir que l’on se réfère à Lacan et rappeler cette définition canonique du sujet, et de l’autre annoncer que ce sujet n’est plus [8] ? Que déduire de ce qui n’est donc pas une méconnaissance, sinon que c’est par un véritable abus de langage que le terme de « sujet » est employé le plus souvent. On parle de « sujet contemporain », de « nouveau sujet » ou de « néo-sujet » non pour désigner le sujet mais pour nommer les effets de subjectivité liés à la prise des sujets dans les discours. D’être plongés dans notre monde – soyons plus précis : dans le discours capitaliste – les sujets sont poussés à endosser des modes de subjectivités dont on décrit les profils.
19La confusion se lit par exemple lorsque quelques vignettes cliniques sont produites pour montrer que les « néo-sujets » construisent leur adresse à l’Autre – celui qui est désigné dans le texte comme « le psy » – de manière fondamentalement différente de ce qui aurait été le cas « il n’y a même pas une vingtaine d’années ». La preuve de ce que les sujets ne sont plus les mêmes est ainsi administrée par la description du style et de l’objet même de leur demande [9]. Que l’on puisse montrer que quelque chose a changé dans les modes d’adresse au « psy », qui songerait à s’en étonner ? On pourrait d’ailleurs remarquer malicieusement à cet endroit que ce changement est d’autant plus avéré que, il y a vingt ou trente ans, le « psy » en question… n’existait tout simplement pas ! Il n’existait pas tel qu’il a été construit désormais socialement comme lieu d’adresse, lieu d’une injonction à consommer des biens et services de « psy », injonction qui se décline aujourd’hui sur tous les modes. « Victimes », « traumatisés », « harcelés », « agités », etc., sont sous prescription d’une commande sociale qui, en effet, a des effets majeurs sur… la demande. Le psychanalyste serait-il naïf au point de croire que, dans l’espace de son cabinet, le commandement de ce discours n’opérerait pas sur la parole de ceux qui lui demandent d’y satisfaire ? Dire que le changement de la demande traduit un changement des sujets ne peut se soutenir qu’à moins d’ajouter… que les « psys » aussi ont changé dans l’affaire !
20Si on ne voit pas de raison de supposer que ceux-ci aient changé en tant que sujets, on peut supposer qu’ils ont été affectés par le « discours psy », peut-être dans leur subjectivité (leur représentation d’eux-mêmes dans cette place), mais à coup sûr en tant qu’ils sont inclus aujourd’hui dans ce discours [10]. On ne s’adresse pas au « psy » aujourd’hui de la même façon qu’on le faisait dans les années 1970 ou 1980 car le « psy » lui-même est inscrit dans ce nouveau dispositif. C’est une affaire de discours ou si l’on préfère de place de l’analyse dans la culture.
21Du coup il apparaît que l’adresse au « psy » dépend de ce discours dominant, mais aussi de l’offre du psychanalyste. Car si on s’adresse à lui sur ce mode, comment lui-même se place-t-il pour ne pas s’y laisser assigner et pour orienter l’échange de parole vers un autre lien, régi par le discours analytique ? C’est une question éthique – il y va à chaque fois d’un acte singulier – et une question politique – car une telle position intervient dans le champ de la conflictualité des discours. Chacun sait que cela peut être difficile voire impossible dans certaines institutions.
22On mesure ici les effets de la thèse que nous discutons. Dire que « les sujets » ont changé, c’est situer le changement dans leur être et non dans le discours dans lequel ils sont pris et c’est passer à la trappe le fait – strictement indissociable – que dans cette clinique, les analystes sont inclus. Dire que ce n’est plus comme avant car les sujets sont différents, c’est reléguer au second plan sinon esquiver la question de l’acte analytique ici et maintenant, et spécialement dans le « champ psy » où les praticiens se trouvent placés dans des situations ambiguës, en leur proposant comme boussole une idéalisation de la psychanalyse d’« avant » et une dépréciation des sujets d’« aujourd’hui ». Le public auquel on s’adresse est en effet celui de professionnels inclus dans la galaxie des « psys » et non pas celui des analysants des années 1970. Les travailleurs sociaux, éducateurs, psychologues qui se trouvent effectivement aux prises avec cette injonction généralisée de parole et dont le malaise est lié à cette nouvelle place ménagée par le discours, reçoivent ainsi la proposition d’un énoncé plein de sens, référé à la psychanalyse, qui leur assure que si le monde est cul par-dessus tête en comparaison du passé, c’est que « le sujet » n’est plus comme avant. Il est « poreux, sans vraie colonne vertébrale », « si l’on peut encore parler de sujet vu ce qu’il en reste » (sic) [11].
Sujet, discours, subjectivité
23Il nous faut donc poser autrement la question : le sujet change-t-il du fait des discours où il se trouve pris ? Les discours [12] (quatre), ce sont des modes d’agencement de quatre lettres (la paire signifiante, l’objet a, le sujet barré), logées dans un nombre identique de places. Ces lettres sont fixes, elles ne changent pas selon les discours ; ce qui change, c’est leur localisation à telle ou telle place. Ainsi, le sujet est écrit $ dans les quatre discours, qu’il s’agisse du maître antique ou de l’analysant, de l’hystérique ou de l’« astudé ».
24Insistons pour souligner qu’il n’est de sujet qu’écrit avec la lettre $ dans ces différents discours, bien que cette écriture, formalisant le sujet divisé, ne date que du XX e siècle puisque c’est la psychanalyse et elle seule qui a permis de l’écrire S barré. Rappelons en outre que cette écriture de Lacan n’a été possible selon lui qu’après Descartes et son extraction du « sujet de la science ». De la même manière l’objet, par lequel le sujet entre en lien à l’autre et s’en sépare, est écrit dans tous les cas a, bien que cette désignation n’apparaisse à strictement parler qu’avec la psychanalyse et plus exactement avec Lacan et après Marx.
25À partir de ce simple constat, posons la question triviale : lorsqu’il écrit le discours du maître antique Lacan utilise-t-il d’autres lettres que celles que sa formalisation lui a permis d’écrire, des siècles après ? Bien évidemment non, il utilise les quatre lettres, et spécialement s’agissant du sujet il écrit, bien sûr, $. Il s’en déduit un corollaire décisif pour notre propos : il n’y a pas plus d’« ancien sujet » dans le discours du maître qu’il n’y en a de « nouveau » dans le discours du capitaliste. D’ailleurs, lorsque Lacan écrit à Milan la formule de ce dernier discours – c’est-à-dire du discours qui commande l’essentiel des effets dont il est question dans les textes que nous discutons – il ne change ni la nomination des places ni celle des lettres, mais il effectue une certaine torsion de la figure, qui a des conséquences sur la logique des places [13]. Si le discours capitaliste « met de côté les choses de l’amour [14] », si apparaît au premier plan « l’échec de la relation entre $ et S2 et sous elle (est consacrée) la rupture de tout lien entre vérité et jouissance [15] », cela signifie-t-il que le sujet en sa structure même est affecté ? Faudrait-il par exemple ne plus l’écrire $, mais S ? La réponse est claire, si l’on se reporte à l’écriture même de Lacan.
26Peut-on en conclure qu’aucun effet ne s’en déduit concernant les rapports du sujet à l’objet, au savoir et à la jouissance ? Évidemment non, et nous venons de l’évoquer en lisant les implications des lettres selon les places. Pensons par exemple au maître dont il est dit qu’il ne veut rien savoir de la castration (ce qui s’écrit $ sous la barre de S1), et que de cette barre l’esclave lui-même n’est pas sans en avoir une idée : les effets sur leur subjectivité, c’est-à-dire sur la manière dont l’un et l’autre endossent cette place, en découlent. S’agissant du discours capitaliste, n’est-ce pas chez Marx lui-même que l’on peut trouver des descriptions pertinentes des effets de subjectivité sur le capitaliste, lequel se trouve divisé entre sa soif d’accumulation (auri sacra fames) et la nécessité de la mise en circulation du capital (il ne saurait avoir « la psychologie du rentier ») ? Quant au prolétaire, c’est comme soumis aux impératifs de jouissance de la marchandise incluant le leurre fétichiste qu’il apparaît dans de nombreux textes.
27Si l’on ne peut dire que le sujet $, dans sa structure de coupure, est affecté comme tel comment situer ces effets de discours, comment les nommer ? Le terme employé volontiers à cet endroit par Jean-Pierre Lebrun est celui de subjectivité, ainsi qu’il apparaît dans le titre du colloque cité en référence. Pourquoi ne pas le retenir en effet, non sans remarquer que l’on pourrait employer aussi bien les termes d’énoncé, de fiction, de figure moïque, de personne ou de personnage ? Effets de discours commandés par ce que Lacan a tout d’abord nommé « agent » et qu’il précise ensuite du nom de semblant, produisant ce que l’on pourrait plus justement désigner comme effets d’assujettissement, pour faire entendre le caractère d’imposition du discours. C’est ici qu’il convient de se rappeler que le terme même de sujet a deux filiations distinctes. Subjectum, supposition, renvoie au grec hupokeimenon et partant au sujet logico-mathématique et ontologicotranscendental, tandis que subjectus ouvre une lignée de significations juridiques, politiques et théologiques. C’est dans ce deuxième champ que s’inscrivent par exemple les théorisations des modes d’assujettissement au pouvoir, comme celle d’un Althusser (« interpellation des individus en sujets ») ou d’un Foucault (« processus de subjectivation »).
28Qu’il y ait donc des effets du discours capitaliste sur les subjectivités contemporaines, et même des effets massifs, n’est pas douteux. Les sciences humaines – psychologie, sociologie, épidémiologie de la santé, etc. – n’ont cessé de décrire depuis une trentaine d’années les profils de l’individu « autonome », « incertain », du « sujet postmoderne », « hypercontemporain » ou « hypermoderne [16] ». Du fait même de ces énoncés, les silhouettes de nos contemporains sont ainsi devenues familières, elles ont pris consistance et trouvé place dans les fictions de notre époque. « Déprimés », « addicts », « hyperactifs » sont devenus des personnages, des formes vouées au travail de la représentation, et qui parlent de nous : ne dit-on pas, après Ehrenberg [17], que le déprimé exprime « la fatigue d’être soi » qui serait la nôtre dans un monde de la performance, et que l’addict dénonce notre dépendance au règne multiforme de la marchandise, tandis que l’emprise du travail sur nos vies ressemble à celle d’une drogue, et que la violence est un harcèlement ? La « nouvelle clinique » qui va de pair avec ces nominations, clinique dite de la « souffrance psychique », produit ainsi des typologies de subjectivité (le déprimé, l’hyperactif) et participe d’un savoir qui construit un « monde contemporain » peuplé des sujets de ce monde, c’est-à-dire des assujettis à ce monde.
29Nous avons dit pour commencer la nécessité pour les psychanalystes de prendre connaissance de notre époque qui change et donc du savoir constitué sur elle, qui la constitue comme monde et lui donne forme nouvelle. Mais ce savoir est strictement dépendant d’une position énonciative. Celle des sciences humaines a sa pertinence, sans aucun doute [18], mais est-ce celle de la psychanalyse ? Les signes de « souffrance psychique » sont-ils des symptômes au sens psychanalytique ? Les sujets de ce monde sont-ils les sujets de la psychanalyse ?
Sujet de la psychanalyse, sujet des sciences humaines
30Notre réponse est non, sans aucune hésitation. Le « nouveau sujet » dont on nous parle (rectifions : les nouvelles subjectivités) n’est pas le sujet de la psychanalyse, car le sujet avec lequel travaille le psychanalyste, c’est le sujet barré, le sujet de l’inconscient, Lacan l’a répété sur tous les tons, et non pas le moi ou quelque habillage de fiction ou de représentation. La psychanalyse est ce lien social qui permet d’isoler le sujet de l’inconscient qu’elle repère dans l’après-coup de ses effets, dans ses moments d’évanouissement et non pas dans une quelconque consistance identitaire subjective. Si tous les liens sociaux mettent en jeu le sujet de l’inconscient – $ figure dans les quatre discours – seul le lien analytique le met au travail comme tel ($ est situé en haut à droite dans le discours analytique).
31C’est parce que l’on ne peut dissocier ce qui se dit du discours où il est proféré, qu’il est abusif d’importer les énoncés produits par les sciences humaines au titre d’objets du champ analytique. Les « nouvelles pathologies » s’imposent ainsi comme des faits, parées de l’autorité des sciences humaines – sociologie et épidémiologie de la santé – et devraient être prises en compte comme telles par les psychanalystes, comme si « la » clinique du psychanalyste était indépendante de son acte et du discours analytique ! Cette nouvelle clinique est une clinique des sciences humaines d’aujourd’hui, voilà ce dont il faut prendre acte plutôt que d’incorporer sans sourciller ses productions toujours renouvelées.
32La psychanalyse n’est pas une sociologie, elle ne considère pas « les sujets » et leurs « pathologies » du haut d’une position d’extériorité surplombante. On pourrait certes dire que les discours sont des structures d’assujettissement si l’on voulait faire entendre que l’agencement des places enserre, contraint celui qui parle dans une certaine position subjective, désignée du nom de la place d’agent-semblant. Mais à condition d’ajouter immédiatement qu’ils ne sont pas des structures d’assujettissement au sens de déterminations sociologique qui s’imposeraient aux sujets du haut de leur nécessité implacable. Les discours ne sont pas, pour le dire avec une pointe d’humour, des machines bourdieusiennes.
33C’est parce que la psychanalyse place la parole au cœur du discours que sa théorie du lien social n’est pas une sociologie, car le fait qu’il y ait discours n’a de portée qu’en tant qu’un sujet s’y prête, et le fait que des places soient offertes ne dit rien du fait qu’un sujet s’y logera, ou non. Tel est le pari et l’éthique de la psychanalyse. Une telle offre n’a rien de léger, et l’on peut rappeler par exemple que le discours du maître est placé tout entier sous la menace de la mort et le choix d’une renonciation à la jouissance. Se loger dans un discours, c’est prendre un risque.
34La clinique des premiers moments de la vie de l’infans montre à quel point il y va d’un acte : les déterminations génétiques, sociales ou médicales n’abolissent en rien la question de l’engagement du sujet ou de son refus radical. La causalité que l’on invoque si volontiers comme nécessité ou destin tente de masquer ce fait troublant de l’acte du sujet infans. On déduira ainsi d’une « situation » familiale médicale ou sociale des effets sur la subjectivité comme si le sujet, lui, comptait pour rien. Or le moindre nourrisson anorexique, le plus retiré des enfants autistes y est pour quelque chose, d’occuper une place, ou de la refuser. L’acte analytique s’accorde à cette supposition de ce qui est posé en dessous (hupokeimenon), et l’analyste est celui qui soutient ce pari, ce qui n’est pas le cas de la génétique ou de la médecine dont ce n’est pas le travail (le discours), pas plus que celui des « sciences humaines ».
35Il faut donc préciser : la psychanalyse a affaire au sujet, sous condition d’un acte, celui du psychanalyste. Il faut qu’il se prête au transfert d’un analysant qui aura fait le pas, mais il faut ajouter que cela n’est possible que sous condition qu’il en fasse l’offre. On pourrait penser que cela va de soi et que dans la mesure où un psychanalyste a fait savoir qu’il était disposé à recevoir des patients, l’offre allait de soi. Mais ce faire-savoir n’est pas si simple qu’il y paraît et ne se résume pas à se faire connaître… Cette offre n’est pas sans rapport avec la situation de la psychanalyse dans la conflictualité des discours.
Acte analytique et discours capitaliste
36C’est spécialement le cas aujourd’hui où le discours capitaliste implique un régime de la demande réglé par la logique du marché, soit ce qu’il vaudrait mieux appeler une offre impérieuse de consommation. Loin de se réduire à la production massive de biens matériels, cet impératif s’étend désormais aux « services » et en particulier aux productions des sciences humaines et de la psychologie, qui offrent de nouveaux « objets » : réponses ciblées aux « souffrances psychologiques », propositions diverses d’optimisation de l’existence, coaching et aide au management.
37L’offre du psychanalyste ne saurait méconnaître cette pression du discours, car elle fait obstacle à sa proposition. Il est aisé de constater en effet que bien des sujets sont empêchés, détournés, fourvoyés, dissuadés de soutenir une demande d’ordre analytique du fait des courts-circuits multiples qui leur sont proposés : prescriptions de médicaments « psy »chotropes, produits « psy » divers – thérapies adaptatives de tous ordres.
38Il n’est pas vrai qu’ils ne présentent nul symptôme, il n’est pas exact qu’ils se satisfassent si volontiers (« nouveaux sujets ») de la proposition omniprésente de la saturation de leur manque, et c’est la raison pour laquelle l’angoisse est si souvent au rendez-vous (manque du manque), masquée ou non par le recours à l’acte. Plutôt que de lire les subjectivités modernes à l’aune d’un sujet qui se vautrerait dans la jouissance (comme si c’était de tout repos !), n’est-il pas plus pertinent d’entendre à quel point la prescription généralisée de psy redouble l’offre généralisée de marchandises ? Ne peut-on saisir du même coup que cette offre de « psy » prend place dans ce registre de l’injonction de jouissance et donc que l’adresse au psy, y compris au psychanalyste, fait partie de ce régime de la saturation par les objets ? L’analyste, s’il veut ouvrir à autre chose, doit prendre acte de sa propre situation dans ce discours dominant et donner à entendre à celui qui lui parle qu’il refuse de participer de ce régime discursif. En quoi toute cure implique un acte de portée politique, au sens où nous l’avons défini.
39La tâche est d’autant moins aisée que nombreux sont les psychanalystes qui sont complices et participent du discours universitaire, courant les médias pour asséner sans vergogne les propositions normatives les plus détaillées sur tous « sujets de société ». Experts de l’intime ou thérapeutes du malaise au nom d’une référence affichée à la psychanalyse ils nourrissent, le sachant ou non, un « discours psy » dont ils prétendent pourtant se démarquer. Certes la psychanalyse n’est pas la seule à pouvoir jouer la partition positiviste, et les neurosciences participeront sans aucun doute de plus en plus à la légitimation d’un ordre qui se prétend naturel. Si Jean-Pierre Changeux a ouvert la voie en France d’une éthique prétendant se fonder sur l’ordre naturel des échanges synaptiques, il est un courant en pleine ascension aux États-Unis qui envisage la généralisation de l’application des techniques d’imagerie cérébrale pour guider le jugement des criminels [19].
40Les « sciences humaines » participent ainsi de ce que Foucault a nommé « gouvernementalité », soit la production discursive de savoirs, de pratiques et de normes, c’est-à-dire de la fabrique de modes de subjectivités homogènes au discours dominant. La lecture du séminaire Naissance de la biopolitique [20] montre le souci d’un nouage de discours, d’un couplage du discours capitaliste et du discours universitaire [21] : comment le discours libéral utilitariste, articulé à une logique des droits, cède-t-il la place à un discours néo-libéral dans lequel le référent est le calcul rationnel concurrentiel exclusif, et quels en sont les effets de subjectivité ? Le passage à la fiction néo-libérale de l’école de Chicago se traduit par un envahissement de la logique concurrentielle jusque dans les territoires de l’intimité, nouveauté radicale par rapport à la conception du « laisser faire » d’Adam Smith. La fabrique des « néo-sujets » ne tombe pas du ciel ni de leur propre involution structurale ; elle est le produit d’un travail des fictions (Bentham), d’un agencement des discours dont les effets de subjectivité participent de la gestion moderne du pouvoir.
41Compte tenu de la place des travaux sociologiques dans les textes de J.-P. Lebrun, on est en droit de s’interroger sur l’absence très remarquable de références à Foucault, alors que son travail permet de situer les effets de discours sous les fausses évidences de la naturalité. Qu’on ne puisse dissocier ce qui est dit d’un agencement de discours, voilà qui pourtant devrait parler à des lacaniens. Sans doute le rapport de Foucault à la psychanalyse a-t-il conduit beaucoup d’analystes à le rejeter et à le méconnaître. Il est clair que le « sujet » de Foucault n’est pas celui de la psychanalyse, que la logique des discours qu’il développe ne lui fait aucune place, et que sa quête – via le détour par la parrhesia – pour tenter de réintroduire un sujet de la parole échoue dans la méconnaissance répétée de la division structurale du sujet. Le « courage de la vérité », l’éthique du sage, la politique des usages de soi ne cessent d’exalter une posture de maîtrise qui est aux antipodes de l’éthique de la psychanalyse.
42Mais ce n’est pas une raison pour ignorer sa lecture des discours en tant que fabrique de processus de subjectivations, et cela d’autant plus qu’elle s’est développée en prenant comme objet la psychiatrie, la psycho-logie et ce qu’il a nommé la « fonction psy ». Elle nous paraît au contraire incontournable pour tout analyste qui essaie de tenir sa place dans la tension des discours, en repérant au plus juste les effets du « discours psy » sur la place de l’analyste dans les fictions normatives.
Sujet de l’inconscient, subjectivation politique
43Le symptôme n’est pas indépendant de son lieu d’adresse. Aujourd’hui le maître s’est fait universitaire, et la machinerie de son discours « psy » tourne à plein régime et ne cesse de débusquer les nouveaux malaises pour les requalifier, fabriquer de nouveaux noms et alimenter le marché de nouveaux produits miracles, garantis par la technique dernier cri ou l’espoir new age. C’est au point qu’avant même que le sujet ne s’avise de souffrir on lui fait savoir préventivement que cela va lui arriver. Il ne se sait pas encore victime ou traumatisé mais c’est une ignorance dont il ne souffrira pas, puisqu’on lui propose la réponse à un trouble avant qu’il n’en soit affecté. Demain sans doute (sûreté sanitaire) cette ignorance deviendra coupable…
44La réponse est le malheur de la question, disait Blanchot, et notre monde ne cesse de répondre pour le malheur des questions qui pourraient ouvrir à autre chose, une chose indécidable, incommensurable, imprévisible. Ce monde est saturé d’objets-réponses, fétiches de procédures, de protocoles, de prescriptions et de « lieux d’écoute ».
45Il est essentiel en effet que les psychanalystes prennent acte des effets de l’air du temps, des effets d’assujettissement des discours, non pour en déduire de « nouvelles pratiques » à l’endroit de « nouveaux sujets », mais pour tenter de situer l’acte analytique dans ce nouveau contexte de conflictualité des discours. Il n’y a pas plus de raison de définir autrement l’acte analytique ou le désir de l’analyste qu’il y en a de redéfinir le sujet. Par contre, les coordonnées de discours ne sont pas indifférentes et c’est à cet endroit qu’il s’agit de s’avancer. La psychanalyse est une, et ce qui la rend possible est un mode de lien transférentiel précis, nommé discours analytique. Si les psychanalystes sont dans leur temps – et ils le doivent pour que la psychanalyse reste possible –, ce n’est pas en changeant la définition ou l’objet de la cure, mais en la situant dans la tension conflictuelle des discours. Cela vaut aussi bien pour la psychanalyse en intension qu’en extension.
46Au lieu de penser que les résistances supposées à la psychanalyse sont dues aux sujets, à leur refus ou à leur être même, il convient de se souvenir que les résistances à la psychanalyse sont d’abord le fait des analystes eux-mêmes. Il n’est pas si loin le temps où de beaux esprits analytiques avaient déclaré que les psychotiques n’étaient pas accessibles à la cure faute d’une capacité au transfert, tout comme d’autres nous ont assuré que les pervers et les criminels ne sauraient y accéder. Opinions qui prévalent un temps, jusqu’à ce que quelques-uns viennent y faire objection, par leur engagement, par leur pari risqué. On nous dit à présent que ceux qui sont au bord de la ligne (tracée par qui ?), les « border line », sont pareillement rétifs ou incapables. Jusqu’à ce que certains mouillent un peu la chemise et démontrent comment ils seront parvenus à faire un pas pour faire mentir ce verdict.
47Un pas vers le discours analytique et non un pas en deçà de la psychanalyse. Car il ne s’agit pas de psychanalyse au rabais, de « psychothérapie d’inspiration analytique » ou de toute autre formule qui situerait ce travail comme par défaut d’une cure-type érigée en idéal. Il s’agit que le désir de l’analyste permette d’en soutenir la gageure. L’avenir de la psychanalyse dépendra de la capacité des analystes à se faire le lieu d’adresse de sujets en mal de parole. Il se peut qu’il faille pour cela s’avancer autrement, en tenant compte de la férocité sociale qui s’exerce aujourd’hui à l’égard de ceux qui sont victimes de ségrégation, jetés à la rue, enfermés dans les prisons ou au contraire de tous ceux que l’on inclut de force, à coups de médicaments, de coaching ou d’assignation judiciaire. S’avancer autrement oui, mais se soutenir d’un autre désir pour s’adresser à de nouveaux sujets, certes non.
48Pour y parvenir, mieux vaut n’être pas ignorant de son temps, c’est-à-dire situer le discours analytique dans la tension conflictuelle contemporaine des quatre discours, eux-mêmes en mouvement. La politique, telle que nous en avons hérité des Grecs, est une certaine manière de faire tourner la parole. C’est un mode de traitement formel qui ne permet pas le dernier mot, pour autant que chacun, un quelconque, ait part égale à la parole [22]. C’est une fiction bien entendu, mais comme chacun sait les fictions habillent, donnent forme aux sujets dans l’espace politique de la cité. Prendre place dans un discours, c’est être pris dans des effets de subjectivité, que le dispositif implique. Il n’empêche qu’il y va d’un choix, à entendre au sens du choix inconscient dont a parlé Freud. Chacun y va, selon le moment, d’une certaine mise qui emporte des effets de subjectivité. Dans la cité, dans le contexte de la conflictualité des discours, nous dirons qu’il y va d’une subjectivation politique.
49Les sujets, en tant que les êtres sont parlants, font irruption dans la politique à chaque instant, à chaque tour de parole. Mais la politique ne veut rien savoir des sujets divisés : la théorie politique n’en dit rien, ou si peu et alors sur un mode de maîtrise héroïque [23]. Seule la psychanalyse essaie d’en dire quelque chose rigoureusement, à partir de son expérience de la cure. C’est en quoi les psychanalystes ont une responsabilité, dans la « culture ».
Notes
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[1]
L’audace d’une telle lecture, que peut-être nous ne mesurons plus à force d’en répéter l’énoncé, donne à ceux qui se réclament de l’enseignement de Lacan une avance théorique décisive pour penser la situation de la psychanalyse aujourd’hui.
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[2]
J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p. 34.
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[3]
Lacan ne partagea pas l’idéologie structuraliste qui alimenta la croyance en une fin de l’histoire, au profit du règne éternel des invariants, et n’hésita pas par exemple à déclarer que les événements récents (de 1968) avaient bien montré que « les structures descendent dans la rue ».
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[4]
Cf. par exemple Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, Points ; Barbara Cassin, L’effet sophistique, Gallimard.
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[5]
C’est par exemple la tonalité du chapitre « Phénoménologie des néo-sujets », dans l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007, p. 262.
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[6]
C. Melman, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002, p. 32.
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[7]
Op. cit., p. 250.
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[8]
Soulignons qu’il est constant que de nombreuses formulations tranchées et argumentées soient démenties par des propos nuancés, en fait strictement contradictoires. Ainsi peut-on lire que « l’Imaginaire social n’atteint en fait que l’individu, et pas nécessairement le sujet. La distinction individu-sujet, que nous n’avons pas faite jusqu’ici, est bien sûr nécessaire et mériterait de longs développements », La perversion ordinaire, p. 37. Ou bien encore, dans une note p. 40 : « Nous préférons rester prudents et réservés face à cette question cruciale : sommes-nous face à une mutation anthropologique ? », tandis qu’à la page suivante on apprend que « dans l’Imaginaire social, il n’y a plus d’Autre ». Comprenne qui pourra.
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[9]
« La demande n’est plus la même qu’autrefois. C’est une demande qui exige d’emblée la saturation par la satisfaction ». C. Melman, op. cit., p. 188.
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[10]
On sait que, pour de nombreux analystes qui travaillent dans le champ social et ses institutions multiples, l’agencement du « discours psy » est de plus en plus contraint, lesté de procédures et de protocoles encadrant les pratiques soumises à évaluation.
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[11]
J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, op. cit., p. 264 et 260.
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[12]
On ne peut ici, sauf à alourdir le propos, que supposer connue l’écriture des discours par Lacan. Le discours capitaliste constitue la forme contemporaine du discours du maître.
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[13]
Guy Lérès en a déplié rigoureusement la logique : « Lecture du discours capitaliste. Un outil pour répondre à la crise », Essaim, n° 3, Toulouse, érès, 2001 ; « Copulation discursive », Essaim, n° 15, Toulouse, érès, 2005.
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[14]
J. Lacan, Le savoir du psychanalyste, 6 janvier 1972, inédit.
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[15]
G. Léres, Essaim n° 3, op. cit., p. 105.
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[16]
Notons à cet endroit que le profil de ce « nouveau sujet » a été décrit dans des termes sensiblement identiques par la sociologie américaine des années 1970, en particulier par Richard Sennett puis Christopher Lasch.
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[17]
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi – dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
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[18]
Les références aux travaux sociologiques sont majeures dans les ouvrages de J.-P. Lebrun.
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[19]
M.S. Gazzaniga, « The law and the neuroscience », Neuron, 6 novembre 2008, Elsevier Inc.
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[20]
M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
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[21]
Ce ne sont bien sûr pas les termes de Foucault. Un ouvrage récent développe cette réflexion : W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Les prairies ordinaires, 2008.
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[22]
La psychanalyse prend acte de la singularité radicale de toute parole. C’est à ce titre, celui de la part des sans-parts selon Jacques Rancière (La mésentente, Galilée, 1995), qu’elle intervient dans la politique.
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[23]
C’est le cas de la très belle construction d’Hannah Arendt, affine à la psychanalyse à bien des égards, mais où les sujets ne sont que des maîtres, réglés sur l’idéal de virtù. H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Pocket. Les masses comme sujets de l’histoire sont une autre variante de ce sujet maître.