Notes
-
[1]
Cf. Le livre noir de la psychanalyse, dans lequel les débuts de Freud restent le principal angle d’attaque, considérant que l’abandon de sa théorie de la séduction paternelle équivalait à refuser de reconnaître l’existence des abus sexuels sur les enfants, position proprement absurde.
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[2]
Lettre 69 devenue 139 avec la traduction récente de l’intégrale de la correspondance, p. 334.
-
[3]
J. Lacan, Le moi, Paris, Le Seuil, 1978, p. 123.
-
[4]
La remarque est impropre puisque en réalité le propos de Freud nous fait comprendre que l’autoanalyse comme telle prend fin avec cet aveu. On retrouvera la même notation avec le même résultat dans le journal de Ferenczi à propos de son « analyse mutuelle », à quoi ce dernier ajoute qu’une analyse en bonne et due forme aurait mieux valu.
-
[5]
Lettre 147, p. 357 de l’édition nouvelle.
-
[6]
Le moi, op. cit., p. 149. Les deux analystes présents lors de cette leçon de séminaire, et auxquels Lacan s’adresse explicitement, ont plus tard publié sur cette question : Anzieu, L’auto-analyse de Freud, à laquelle Lacan s’oppose, et surtout Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire, « l’analyse originelle », p. 115-130.
-
[7]
Appelée par lui « congrès » non sans witz.
-
[8]
Note du traducteur : « Depuis plusieurs mois déjà, Freud s’intéressait aux fantasmes infantiles, il étudiait leur fonction dynamique et avait acquis dans ce domaine des notions durables. […] Il approchait du complexe d’Œdipe où il découvrait les pulsions agressives de l’enfant contre ses parents, mais sans avoir nié encore la réalité de la scène de séduction. On peut facilement admettre que c’est l’auto-analyse de l’été qui lui a permis de faire le pas décisif, c’est-à-dire de rejeter l’hypothèse de la séduction. »
-
[9]
Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1998, I, p. 117.
-
[10]
« II apparaissait que la forme de l’affection, neurasthénie ou névrose d’angoisse, montrait une relation constante avec la modalité de la nuisance sexuelle. Dans les cas typiques de neurasthénie, on pouvait régulièrement déceler la masturbation ou des pollutions répétées, dans la névrose d’angoisse des facteurs, comme le coïtus interruptus, l’“excitation frustrée” et d’autres où l’élément commun semblait être la décharge insuffisante de la libido produite. » L’étude sera reprise plus tard dans Inhibition, symptôme, angoisse.
-
[11]
Sigmund Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », dans Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, Poche, 2004 (1914), p. 16.
-
[12]
Cf. Erik Porge, Vol d’idées ? Wilhelm Fliess, son plagiat et Freud, suivi de « Pour ma propre cause », de Wilhelm Fliess, Aubier, 1994.
-
[13]
Cf. O.C., p. 386.
-
[14]
O.C., p. 586.
-
[15]
O.C., p. 371.
-
[16]
Payot, p. 244.
-
[17]
L’accent mis sur Fliess comme semblable et non comme père est bien mis en valeur par Octave Mannoni.
-
[18]
Melanie Klein bien sûr et sa suite.
1La parution en français de l’intégrale de la correspondance de Freud avec Fliess nous fournit l’occasion de revenir sur ce moment très particulier de la vie de Freud, entre 1896 et 1897, où le champ freudien comme tel se constitue au dire de Freud lui-même. Il est de ce fait crucial pour tous ceux qui se réclament de la psychanalyse, conservant au-delà du temps toute son actualité. D’une part elle est le lieu de la critique toujours actuelle de la psychanalyse [1], d’autre part il s’agit bien du fondement théorique de la pratique analytique à condition de bien préciser à la décharge de Freud que l’abandon de la thèse traumatique ne signifie nullement que les abus sexuels dans l’enfance n’ont pas existé à ses yeux mais qu’il convient de séparer nettement la gravité du trauma de l’effet produit sur le sujet. C’est en ce point précis que Freud place le fantasme comme la modalité selon laquelle le trauma est saisi, « lu » par le sujet, étant entendu que le trauma, le seul qui vaille, est le trauma sexuel. On peut sans doute contester que tout trauma soit sexuel, mais le postulat freudien est que seul le trauma à valeur sexuelle vaut comme principe structurant du sujet. On peut sans doute risquer ici le terme d’interprétation, le fantasme « interprétant » le trauma, quoique ce terme d’interprétation puisse prêter à confusion. Le fantasme est ainsi la chose à la fois la plus ordinaire et la plus insaisissable. C’est ce qui occupe chaque sujet sans qu’il le sache. C’est par conséquent ce dont il est question en permanence dans l’analyse mais comme ce dont il n’y a pas lieu de se plaindre, ce qui va de soi, au point qu’il soit inutile de le formuler, de sorte que l’analysant ne songe pas à le mentionner. Dès que Freud évoque le fantasme il y adjoint le refoulement, moment où le fantasme devient inconscient, avec comme trace, comme témoin de ce passage son produit, le symptôme. Lacan lorsqu’il reprend la question devra préciser en quoi un fantasme peut être inconscient, ce qui ne va pas de soi, et par conséquent déployer ce qu’il entend par fantasme comme ce qu’il retient de l’inconscient freudien. Ce qui s’écrit procède du palimpseste du fait que ça s’écrive et non de ce qu’il y aurait quelque chose à cacher. Cette question est centrale dans notre affaire entre trauma et fantasme puisqu’il s’agit de la question de la trace. Souvenons-nous de la place dévolue par Lacan au trait unaire, soit ce qui marque ce que dès lors il sera permis d’appeler sujet.
2Plus je lis et je relis les textes de Freud sur ce moment crucial pour lui de sa découverte, datée de la lettre qui suit celle où il en fait la révélation à Fliess en ces termes : « Je ne crois plus à mes neurotica [2] », plus je m’interroge sur ce en quoi consiste ce moment de bascule, et conteste vivement ce qui nous est énoncé au titre d’une évidence incontournable, à savoir que cet abandon correspondrait à l’abandon de la théorie du trauma, soit de la séduction par le père dans l’hystérie. Cette réponse me semble quelque peu hâtive : en réalité il vaudrait mieux se demander ce que sont ces « neurotica » avant de trancher sur un point qui engage l’expérience analytique dans son entier. On a affaire ici à un Freud des plus sympathiques, lorsqu’il fait état de son désarroi, de ce qu’il ait perdu ses repères, à la veille de sa découverte. L’intégralité de la correspondance nous permet de suivre avec beaucoup plus de précision « la naissance de la psychanalyse ». Je voudrais y revenir un instant pour nous assurer de ce qui fonde notre pratique, car c’est bien de ça qu’il s’agit, ce qui sépare le trauma d’après les neurotica, de la conception d’avant, celle qui suppose un effet « direct » du trauma. C’est bien l’interposition du langage qui fait du trauma ce qu’il deviendra avec la seconde topique freudienne.
3En effet, l’invention de la psychanalyse consiste dans ce passage du trauma au fantasme. Il se trouve que ce passage est très précisément articulé au début de ce qui est appelé « auto-analyse de Freud », terme que Lacan conteste chaque fois qu’il en est question jusqu’à la fin de son enseignement. Par exemple :
« Il [le texte de l’Esquisse] date de septembre 1895, donc d’avant la Science des rêves, du temps où Freud poursuivait non pas son auto-analyse, mais son analyse tout court, c’est-à-dire qu’il était sur le chemin de sa découverte [3]. »
5Lacan n’est pas précis dans les dates, puisque l’auto-analyse commence en 1897, mais il est par contre exact que le parcours avec Fliess débute bien avant cette « auto-analyse ». Il ajoute d’ailleurs à propos de la lettre suivante :
« En 1897, Freud n’est pas encore loin dans sa propre analyse [4]. J’ai relevé à l’usage d’Anzieu quelques remarques sur les limites de la self-analyse. Lettre 75 [5] – Je ne peux m’analyser que sur la base de connaissances objectives, comme je pourrais le faire pour un étranger… La self-analyse est à proprement parler impossible. Sans cela, il n’y aurait pas de maladie. C’est dans la mesure où je rencontre quelque énigme dans mes cas, que l’analyse doit s’arrêter. Il définit ainsi les limites de sa propre analyse – il ne comprendra que ce qu’il aura repéré dans ses cas. Alors qu’il est en train de découvrir génialement une voie nouvelle – et c’est un témoignage extraordinairement précis par sa précocité – il pointe lui-même que son auto-analyse n’est pas un processus intuitif, un repérage divinatoire à l’intérieur de soi-même, que ça n’a rien à faire avec une introspection [6]. »
7Soulignons qu’avant l’abandon des neurotica, Freud se précipite à Berlin à son retour de vacances pour une « séance [7] » avec Fliess juste avant de solliciter vivement ses rêves pour une Traumdeutung à venir. Voici donc le texte dans la première version :
« Je ne crois plus à ma neurotica, ce qui ne saurait être compris sans explication ; tu avais toi-même trouvé plausible ce que je t’avais dit. Je vais donc commencer par le commencement et t’exposer la façon dont se sont présentés les motifs de ne plus y croire. Il y eut d’abord les déceptions répétées que je subis lors de mes tentatives pour pousser mes analyses jusqu’à leur véritable achèvement, la fuite des gens dont les cas semblaient le mieux se prêter à ce traitement, l’absence du succès total que j’escomptais et la possibilité de m’expliquer autrement, plus simplement, ces succès partiels, tout cela constituant un premier groupe de raisons. Puis, aussi, la surprise de constater que, dans chacun des cas, il fallait accuser le père de perversion…, la notion de la fréquence inattendue de l’hystérie où se retrouve chaque fois la même cause déterminante, alors qu’une telle généralisation des actes pervers commis envers des enfants semblait peu croyable [8]. »
9Je donne la version première(Naissance de la psychanalyse) à cause de la note du traducteur parce qu’elle me paraît régler de façon bien légère la question de l’abandon de la théorie de la séduction. Ainsi après le « congrès » à Berlin :
Lettre 141 ; Vienne, 3 octobre 1897 «[…] en moi-même quelque chose de très intéressant se passe. Depuis quatre jours, mon auto-analyse, que je considère comme indispensable à la compréhension de tout le problème, se poursuit dans mes rêves et m’a fourni les preuves et les renseignements les plus précieux. »
11Pourquoi est-il si important pour Anzieu, mais aussi pour tous ceux qui le suivent sur ce terrain, de nier l’évidence d’une relation transférentielle à Fliess ? C’est une question que je me suis posée et que cette traduction intégrale rend impossible à écarter. Il maintient le secret sur la relation à Fliess et évite l’épineuse question du délire manifeste de ce dernier et surtout de l’adhésion de Freud à ce délire. On comprend.
12Bien d’autres textes, soit contemporains, comme celui sur les psycho-névroses de défense (1896), soit un peu plus tardifs comme celui de 1905 sur « L’étiologie sexuelle des névroses », voire bien plus tardifs, viennent préciser en quoi consiste cette coupure. En effet, l’étiologie sexuelle des troubles avait été bien décrite par Charcot et d’autres mais sans distinguer l’hystérie de la neurasthénie. L’avancée freudienne consiste d’abord à séparer ce qui relève du trouble actuel, qu’il soit par excès (neurasthénie) ou par défaut (névrose d’angoisse) – trop ou pas assez de jouissance –, de ce qui a été à l’œuvre dans l’enfance réactualisé dans l’âge adulte et qu’il appelle psychonévrose (hystérie et névrose obsessionnelle), dont les effets sont manifestes chez l’adulte sous la forme des symptômes et qu’il faudrait préciser dès lors « analysables ». La « réaction à ces expériences vécues » dans l’enfance est décisive plus que l’expérience elle-même. Le fantasme constitue cette réaction : « Entre les symptômes et les impressions infantiles s’inséraient maintenant les fantasmes des malades (fictions mnésiques) [9]. » La phrase est très précise, le fantasme s’insère entre le trauma infantile, quel qu’il soit mais toujours sexuel, et son produit à distance au-delà de la phase de latence, le symptôme.
13Prenons comme repère pour ce qu’est le fantasme cette expression de « fiction mnésique » et qui est sans doute autant que l’inconscient la véritable invention freudienne. Le lien à l’inconscient dans la découverte freudienne est manifeste, de même qu’à ladite auto-analyse.
14L’amusant est que dans ce développement il oppose :
- Neurasthénie et névrose d’angoisse d’un côté, qu’il compare chaque fois aux névroses toxiques, dans lesquelles c’est le désordre sexuel proprement dit qui est causal, que ce soit en trop ou en pas assez, dans le moment de la maladie, c’est pourquoi il les appelle aussi névroses actuelles [10] et qui sont donc traumatiques même si c’est le sexe qui constitue le trauma, donc contingentes et facilement traitables en corrigeant ce qui doit l’être. C’est un Freud en quelque sorte sexologue qui dit que le coïtus interruptus est un drame pour l’homme et que l’absence de satisfaction sexuelle est cause de troubles sévères chez la femme, mais qu’il distingue de l’hystérie. L’écart selon le sexe est seulement suggéré avec la neurasthénie pour l’homme et l’angoisse pour la femme.
- Et psychonévrose d’un autre côté, elle non toxique mais, ça peut surprendre, « congénitale et héréditaire » en ce qui concerne l’abord sexuel « traumatique » de l’enfance où se déploieront les névroses que nous connaissons, hystérie et obsession.
15La clé de son invention semble tenir dans cette phrase : «… mais entre les symptômes et les impressions infantiles s’inséraient maintenant les fantasmes des malades (fictions mnésiques) » de 1905 ou ce qu’il reprend en 1914 :
« Sous l’influence de la théorie traumatique de l’hystérie qui se rattache à l’enseignement de Charcot, on n’était que trop disposé à attribuer une réalité et une signification étiologiques aux récits dans lesquels les malades faisaient remonter leurs symptômes à des expériences sexuelles qu’ils avaient subies passivement au cours des premières années de leur enfance, autrement dit à ce que nous appellerions vulgairement le “détournement de mineurs”. […] Lorsque les hystériques rattachent leurs symptômes à des traumatismes inventés, le fait nouveau consiste précisément en ce qu’ils imaginent ces scènes, ce qui nous oblige à tenir compte de la réalité psychique, autant que de la pratique. Je ne tardai pas à en conclure que ces fantaisies étaient destinées à dissimuler l’activité auto-érotique de la première enfance, à l’entourer d’une certaine auréole, à l’élever à un niveau supérieur. Et, une fois cette constatation faite, je vis la vie sexuelle de l’enfant se dérouler devant moi dans toute son ampleur.
Enfin, cette activité sexuelle des premières années de l’enfance pouvait également être une manifestation de la constitution congénitale [11]. »
17L’idée de Freud est donc que le traumatisme est sexuel, foncièrement, mais qu’il n’est pas nécessairement le produit d’un traumatisme dont le sujet serait victime de la part d’un autre.
18L’affaire donc se joue sur une partition où il faut inscrire l’hystérique qui souffre, la rencontre avec Fliess, la mort du père de Freud, le tout sur une période de temps très limitée et dans un mouvement tournant susceptible de donner le vertige.
19J’ajoute tout de même ceci qui en est l’enjeu : si nous devons à ce moment extraordinaire l’invention freudienne, n’oublions pas que c’est à la subversion lacanienne que nous en avons reçu un usage tempéré. Avec Lacan il ne faudra donc pas méconnaître la trace du péché originel, à savoir cette analyse impossible d’être la première et dont nous sommes issus, impossible à accepter dans la série mais également impossible à rejeter. Se retrouve ici le paradoxe sur lequel l’élaboration lacanienne ne cesse de revenir avec l’outil mathématique, théorie des ensembles ou topologie, qu’il s’agisse du phallus, du Nom du père, du S1 ou même de l’objet a, à la fois élément de la chaîne et élément qui s’en excepte d’être le premier. On sera donc particulièrement attentifs aux inflexions lacaniennes de la pensée freudienne. Lorsqu’il est question chez Lacan de Totem et tabou ou de Moïse et le monothéisme, chaque fois qu’il est question des origines et de la fiction nécessaire à rendre raison de la structure, c’est-à-dire lorsque Lacan se tient en équilibriste patenté entre d’un côté la nécessité de reconnaître la fonction père, les mythes du père, et de l’autre la critique des élucubrations freudiennes sur le père de la horde, sur les deux Moïse qu’une étude soigneuse peut circonvenir sans peine, se décèle une pointe allusive à la position de Freud lui-même, à compter comme le premier des analystes, mais aussi celui qui, de ce fait, conserve son statut d’exception, à entendre ici : qui doit en être excepté. Je veux dire que si Lacan valide la théorie de Freud au titre du signifiant, du mathème, là où Freud tient bon envers et contre toute réalité factuelle à l’instar d’un Galilée : « E pur si muove », ou d’une nouvelle Toinette : « Le père vous dis-je ! » plus réaliste, il sera loin d’adhérer aux modalités de la démonstration. Nulle part ailleurs que dans cette incroyable correspondance, fondatrice d’un nouveau discours, le discours analytique, se vérifie davantage le contraste entre une théorie articulée et fondée sur une pratique reproductible comme l’est la psychanalyse et son appui sans faille sur une autre théorie, celle de Fliess, franchement délirante et que la moindre pratique sérieuse vient démentir. Or cet écart ne cessera pas avec la rupture avec Fliess.
20C’est ainsi qu’il convient de séparer ce que Lacan prélève chez Freud de ce qu’il met en question, très souvent sans le dire. Et je reviens sur cet article de Freud – celui sur l’hystérie et la bisexualité de 1908 – afin de rappeler que cette invention freudienne, la bisexualité, avait été précisément l’objet d’une plainte en plagiat, motif de la rupture avec Fliess [12]. À vrai dire, je comprends Fliess dans son délire. Freud adhère si pleinement, si complètement à la théorie de Fliess qu’il néglige les observations de bon sens, qu’elles viennent de Breuer ou de Rie, lequel n’est autre que le beau-frère de Fliess et est très proche de Freud puisqu’il se trouve être le médecin généraliste de la famille Freud et notamment des enfants alors encore petits. Toute l’opération de vérification des périodes soutenue par Freud vient tenter de codifier la différence sexuelle et cette question de la symétrie entre les sexes, au moins quant au fantasme sexuel, puisqu’il aboutit à rien de moins que de dire qu’il faut deux fantasmes pour gérer la situation, l’un orienté vers un objet mâle et l’autre vers un objet féminin, l’un conscient et l’autre inconscient. Notons que cela résout au passage le problème de l’homosexualité puisqu’il suffira d’inverser les termes. Le symptôme, quant à lui, reste le produit du fantasme inconscient.
21La bisexualité est le point où les deux hommes ont convergé depuis le début [13] avant de s’opposer. Le commentaire de Freud [14] sur le plagiat est d’ailleurs étonnamment proche de celui que fera Lacan quelques années plus tard. Quant à la bisexualité [15], il n’en conteste que la latéralité attribuée par Fliess à chaque sexe, ce que ce dernier lui reprochera d’ailleurs au moment de la brouille.
22L’affaire porte sur la symétrie entre les sexes et la volonté de Fliess d’établir des axes de symétrie. Et Freud, même avec le complexe d’Œdipe, aura les plus grandes peines à se dégager de cette symétrie. Lacan avec ses catégories de l’imaginaire et du symbolique sera plus net, et s’il passe beaucoup de temps à labourer du symbolique son « champ freudien », c’est avec plus de discrétion qu’il construira l’imaginaire… en vérité contre Freud, avant de retrouver Freud et la compulsion de répétition pour y creuser cette fois son réel à bonne distance de toute réalité.
23Dans « Le moi et le ça », bien plus tard donc, Freud insistera encore sur les deux aspects constitutifs de la complexité, à savoir l’Œdipe ou le père, et la bisexualité [16].
24Ce qui frappe donc dans ces lettres, c’est l’étrangeté de l’homologie dans la construction des deux théories, la sorte d’appui que Freud trouve dans une théorie certes délirante. Mais peut-être est-il nécessaire à toute théorie, dès lors qu’elle se fonde sur la science, de ne pas pouvoir se fier exclusivement à la réalité. Il y faut sans doute un mathème qui anticipe sur la vérification, un réel fait de chiffres et de lettres. Et les lettres dans leur excès passionné, dont on comprend qu’elles aient dû être quelque peu censurées, montrent surtout ce qui avait été caché, l’étendue du délire de Fliess et surtout la participation active de Freud comme élève du maître Fliess, ne cessant d’encourager ce dernier à parfaire sa théorie, comme si sa théorie à lui ne pouvait prendre corps si l’autre théorie en miroir [17] ne devenait publique et reconnue : faire la preuve de chacune des deux théories, chacune selon ses voies propres.
25L’extraordinaire découverte de Freud, impossible sans cet appui, contient du même coup sa limite, son roc. Le mythe du père, affirmé comme dogme infranchissable et que les adjonctions successives ont tenté de corriger avec un rôle de plus en plus important dévolu à la mère [18], va se révéler avec Lacan à la fois nécessaire, soit à maintenir absolument, mais aussi à condition d’en préciser la dimension mythique, la fiction, le semblant. Je crois que ces lettres permettent de toucher du doigt en quoi Fliess autorise Freud à oser le déchiffrage de la combinatoire signifiante (toujours avec le père comme limite, garde-fou de la structure) mais en même temps en quoi la matérialité de la symétrie bisexuelle interdit au psychanalyste de s’emparer complètement de la direction de la cure et des effets de l’aprèscoup. En effet, la temporalité logique lacanienne implique non seulement la saisie « après coup » de l’événement mais aussi que l’événement en question ne prend son sens, n’est produit, que par le déchiffrage même. Or Freud ne renoncera jamais à débusquer concrètement la réalité du trauma initial comme il le fait avec l’homme aux loups. Il vaudrait ici de le vérifier dans le débat avec Jung (les lettres encore) où ce qui est visé est la réalité de la sexualité infantile et non l’invention fantasmatique déployée dans la cure à partir de cette réalité. J’y vois le reste de l’expérience avec Fliess, ce que Lacan appelle le péché originel de la psychanalyse.
26La leçon de cette correspondance doit demeurer vivace pour tout analyste d’aujourd’hui, au risque de se perdre autant dans la théorie que dans la pratique.
Notes
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[1]
Cf. Le livre noir de la psychanalyse, dans lequel les débuts de Freud restent le principal angle d’attaque, considérant que l’abandon de sa théorie de la séduction paternelle équivalait à refuser de reconnaître l’existence des abus sexuels sur les enfants, position proprement absurde.
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[2]
Lettre 69 devenue 139 avec la traduction récente de l’intégrale de la correspondance, p. 334.
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[3]
J. Lacan, Le moi, Paris, Le Seuil, 1978, p. 123.
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[4]
La remarque est impropre puisque en réalité le propos de Freud nous fait comprendre que l’autoanalyse comme telle prend fin avec cet aveu. On retrouvera la même notation avec le même résultat dans le journal de Ferenczi à propos de son « analyse mutuelle », à quoi ce dernier ajoute qu’une analyse en bonne et due forme aurait mieux valu.
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[5]
Lettre 147, p. 357 de l’édition nouvelle.
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[6]
Le moi, op. cit., p. 149. Les deux analystes présents lors de cette leçon de séminaire, et auxquels Lacan s’adresse explicitement, ont plus tard publié sur cette question : Anzieu, L’auto-analyse de Freud, à laquelle Lacan s’oppose, et surtout Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire, « l’analyse originelle », p. 115-130.
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[7]
Appelée par lui « congrès » non sans witz.
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[8]
Note du traducteur : « Depuis plusieurs mois déjà, Freud s’intéressait aux fantasmes infantiles, il étudiait leur fonction dynamique et avait acquis dans ce domaine des notions durables. […] Il approchait du complexe d’Œdipe où il découvrait les pulsions agressives de l’enfant contre ses parents, mais sans avoir nié encore la réalité de la scène de séduction. On peut facilement admettre que c’est l’auto-analyse de l’été qui lui a permis de faire le pas décisif, c’est-à-dire de rejeter l’hypothèse de la séduction. »
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[9]
Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1998, I, p. 117.
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[10]
« II apparaissait que la forme de l’affection, neurasthénie ou névrose d’angoisse, montrait une relation constante avec la modalité de la nuisance sexuelle. Dans les cas typiques de neurasthénie, on pouvait régulièrement déceler la masturbation ou des pollutions répétées, dans la névrose d’angoisse des facteurs, comme le coïtus interruptus, l’“excitation frustrée” et d’autres où l’élément commun semblait être la décharge insuffisante de la libido produite. » L’étude sera reprise plus tard dans Inhibition, symptôme, angoisse.
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[11]
Sigmund Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », dans Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, Poche, 2004 (1914), p. 16.
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[12]
Cf. Erik Porge, Vol d’idées ? Wilhelm Fliess, son plagiat et Freud, suivi de « Pour ma propre cause », de Wilhelm Fliess, Aubier, 1994.
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[13]
Cf. O.C., p. 386.
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[14]
O.C., p. 586.
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[15]
O.C., p. 371.
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[16]
Payot, p. 244.
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[17]
L’accent mis sur Fliess comme semblable et non comme père est bien mis en valeur par Octave Mannoni.
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[18]
Melanie Klein bien sûr et sa suite.