L’une des « scies » les plus populaires d’Allemagne fut jadis : Das Wandern ist des Müllers Lust « randonner fait la joie du meunier ».
1Il est vrai que les vers sont de Wilhelm Müller et la mélodie de Schubert. En effet, le voyage à petites journées, au fil des chemins qu’exprime ce verbe wandern est au cœur de la langue allemande, essentiellement eine Wanderersprache, une langue de nomades et de colonisateurs. À l’origine, et très tard encore, jusqu’après les début de l’ère chrétienne, les Germains étaient essentiellement nomades, à l’Est surtout, ce qu’attestent les nombreuses désinences géographiques en rode, qui signifie défrichage, ou le mot Berg,« montagne », ce qui cache une tribu aux regards d’une autre. Ces peuplades mobiles emportaient avec elles tout ce qu’il leur fallait et en particulier une boîte à outils perfectionnée et qui s’est enrichie au cours des âges, la langue allemande, la seule peut-être des grandes langues européennes à être à ce point liée à la figuration concrète, à partir d’une métaphorisation première mais très vite cachée par l’agglutination propre à l’allemand (élément métaphorique + élément métaphorique = terme descriptif), si bien que le vocabulaire est auto-explicatif.
2On ne peut rien dire sans indiquer l’emplacement de ce qu’on décrit. Si on dit à quelqu’un « monte », on dit en même temps où on est par rapport à lui : geh, ou mieux komm herauf indique qu’on est soi-même en haut, alors que si on dit geh hinauf, c’est qu’on est soi-même en bas. Toute la langue est un inventaire matériel qui situe tout ce qui est dit dans une configuration visible : die zweite Auflage des Buches est la seconde édition d’un livre, soit la seconde mise par dessus; ein Nudelauflauf, un gratin de macaronis, soit des nouilles qui montent en courant les unes sur les autres; die Aufmachung, la présentation, c’est la façon dont on a fait monter les choses par dessus.
3Ein Abkommen, un engagement politique, donc un traité, c’est le moment où tout le monde se disperse (kommen, « venir », et ab, « se détacher ») de même le président est celui qui est assis devant ceux qui sont debout devant, der Vorstandsvorsitzende.
4Tout l’édifice linguistique est construit sur deux orientations spatiales fondamentales et toujours présentes, qui font que l’on sait toujours non seulement où l’on en est, mais encore où l’on est puisque tout repose sur l’articulation stehen/stellen et liegen/legen : « être debout/mettre debout » et « être couché/coucher ». La verticale et l’horizontale articulent tout l’édifice expressif, de sorte que la plupart des mots et surtout les concepts freudiens sont situés quelque part, ils ont un aspect physique, une tête : das Vergreifen, la « méprise de geste », c’est « mal-empoigner »; Fortsetzung, continuation, c’est « asseoir plus loin » ; l’expérience, c’est « avoir voyagé », Erfahrung (qui veut voyager loin ménage sa monture); l’élimination, c’est « la remise », le fait de « remiser, de mettre à côté » ; Beseitigung, la moyenne c’est « la coupe à travers », der Durchschnitt. Des exemples ainsi pris au hasard, à la va-comme-je-te-pousse, on peut en énumérer des centaines, chez l’épicier comme chez Freud.
5La langue de Freud, sauf par le recours aux termes directement issus du français, et ils sont nombreux, ne fait que parler l’allemand le plus quotidien, le plus usuel. La langue donc est entièrement construite sur auf, « dessus », ab, « mouvement de détachement » (Abfuhr, « rejet », Abhängigkeit, « dépendance », an Anpassung, « adaptation ») über (Übertragung, « transfert »), durch (Durchgang « passage »), um (Umbau, etc.). Ce sont des « prépositions séparables », c’est-à-dire qui peuvent être séparées du mot dont elles font partie (ich hänge von ihm ab = « je dépends de lui ») ou inséparables, prépositions ou conjonctions qui se retrouvent pratiquement dans un mot sur deux et qui marquent toutes soit une position dans l’espace, soit un changement de lieu, une transformation ou une dégradation (ver-), un changement d’état (er-), une disqualification (miss-), un passage de l’intransitif au transitif (be-), le fait de se débarrasser (ent-), etc. Le changement de lieu est marqué par l’emploi de l’accusatif.
6Toute la langue allemande dans ses articulations premières est décrite par un cube. Tout professeur d’allemand sait cela, car l’allemand est une sorte de canevas, de carte géographique pour voyageur, il indique itinéraires et emplacements. Les Wirtschaften sont ces auberges où l’on s’en met plein la lampe, c’est peut-être la raison pour laquelle ce même mot signifie aussi économie (politique). On n’emploie pas les mêmes éléments grammaticaux selon qu’il y a changement de lieu ou non. Un mot sur deux, presque, indique comment il est fait. De plus, c’est une langue qu’on voit autant qu’on l’entend.
7ll y a probablement en allemand, du fait d’une apparence d’immédiateté, au sein de la langue, une « approche » plus directe, plus soudaine de la réalité qu’elle décrit, comme s’il n’y avait pas ou peu d’écran entre ce que dit la langue et ce dont elle parle, comme si la part métaphorique en était plus réduite qu’en français. Si l’espace relationnel est pour une part déterminé, en tout cas exprimé par la langue, il est certain qu’il y a quelque chose de plus péremptoire et de plus impérieux, qui sollicite plus et contraint plus d’adhérer qu’en français, comme si la langue allemande dissimulait son noli me tangere, comme si, paradoxalement c’était lui qui se cachait.
8L’allemand, curieusement, ne peut dire « sous-entendu », et le manque de mots, toujours réciproque, est toujours plus éloquent que leur tropplein. Ainsi, le préfixe français « re » se divise en zurück (spatial) et wieder (temporel) – Ich komme wieder : « Je reviens », Ich komme zurück : « J’y reviens » (moi pas !).
9C’est ce que les langues ne disent pas qui parle d’elles. Il y a en allemand un dehors, un plein air, qui oriente toute la cénesthésie de la compréhension, une véritable culture de plein air volontiers nudiste. Les choses en allemand se déroulent, pour ainsi dire, dehors, en pleine nature, là où, en français, elles se passent plutôt dedans, au salon. L’allemand a vu naître les Wandervögel, ce mouvement de jeunesse des débuts du XXe siècle où s’affirmait avec une force véhémente la revendication de liberté sexuelle et de nudité et où l’homosexualité était revendiquée comme constitutive par Hans Blüher, dont le livre Le Wandervogel comme phénomène érotiques’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, ou par Gustav Wyneken dont le livre Eros fut aussi un best-seller. Freud connaissait parfaitement ce mouvement et semble même avoir correspondu avec Blüher. C’était l’Allemagne crue et la France cuisinée. Rat des villes et rat des champs.
10L’allemand est plus fait pour être parlé dehors que le français, son amplitude sonore est beaucoup plus grande que celle de ce dernier qui ne perçoit le langage qu’entre 800 et 1 800 hertz alors que l’allemand descend jusqu’à 250 hertz pour les graves et monte jusqu’à 4 000 hertz. La bande passante orale de l’allemand est donc beaucoup plus puissante et étendue que la bande passante française. Ça s’entend de beaucoup plus loin et ça crie plus fort pour rassembler ses gens, c’est plus dans la culture et moins dans la civilisation. Si bien que l’obéissance a quelque chose à voir avec l’audition, puisque horchen, « prêter l’oreille », donne « obéir », et entendre donne « appartenir » (gehören, de hören : « entendre ») – le ralliement se faisait aux cris.
11Dès qu’on exprime une idée en allemand, on la voit apparaître selon un tracé fantôme, comme figurée selon une image physique. Tout s’exprime par une mise en espace. Il est fort difficile de ne pas voir directement disposée l’idée dont il s’agit. L’expression verbale colle visuellement à ce qu’elle désigne, le mot contient en lui-même sa description. Des bretelles sont des Hosenträger, « des porte-pantalons », un cadenas est « une serrure qu’on accroche devant »(ein Vorhänegschloss), le pancréas est « la glande de la bave du ventre » (Bauchspeicheldrüse). L’expression de la réalité quotidienne est toujours triviale, une louche est « une cuiller à puiser » (Schöpflöffel) et le placenta est « le gâteau de la mère » (der Mutterkuchen). Il y a dans l’emploi de la langue allemande une sorte de réalisme concret.
12C’est évidemment bien embêtant pour nos chers philosophes qui auraient tant aimé nager eux seuls dans l’Inaccessible. Manque de pot, rien de moins abstrait que la langue allemande où tout, sauf les mots issus du latin ou du français, est parfaitement matériel.
13L’allemand ne cesse de parler de ce qu’il trouve sur son chemin, dont tous les éléments sont décrits avec précision. Si pour un « locuteur » français, pour peu qu’il n’ait jamais fait de grec, la dénomination du système osseux ou musculaire est indéchiffrable, il est parfaitement explicite pour le locuteur allemand : le grand zygomatique n’est autre que « le grand tireur vers le bas »(der grosse Herabzieher) la clavicule est « l’os clé »(Schlüsselbein) et le tibia est « l’os rail » (Schienbein).
14La plupart des termes sont auto-explicatifs. La représentation consiste à mettre debout devant, die Vorstellung, tout comme la cause est « la chose première », die Ursache; le respect est « la crainte de l’honneur », die Ehrfurcht, et l’orgueil der Hochmut, l’esprit haut ; pardonner, c’est « retirer l’accusation », verzeihen. Ce qu’on sait par cœur, c’est ce qui est tourné vers le dehors (auswendig), le danger de mort, c’est le danger de vie (Lebensgefahr) et le tiroir, lui, il se pousse(die Schieblade).On le voit, Freud avait sa planche pleine de pains et bien des fois il a dû schmunzeln, « rire dans sa barbe ».