Notes
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[1]
Ce texte est une version légèrement remaniée et réécrite d’un exposé prononcé le 25 mars 2004 à Paris, dans le cadre du Séminaire d’École de l’EPFCL intitulé « Conceptions de la fin de l’analyse ».
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[2]
Sol Aparicio, « Justesse et insuffisance de la fin selon Balint », dans Le Mensuel, Bulletin interne de l’École de psychanalyse des Forums du champ lacanien, 1, Paris, 2004.
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[3]
Jacques Lacan, Séminaire L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 16novembre 1976. Un établissement de ce séminaire est paru dans la revue l’Unebévue n° 21, Paris, hiver 2003.
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[4]
Id., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, Bulletin périodique du Champ freudien, avril 1977, n° 9, p. 7-14.
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[5]
Cf. sur ce point l’Avant-propos des traducteurs français du recueil Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, Folio-Essais, p. 8.
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[6]
Jacques Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.
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[7]
Maurice Bouvet, Œuvre psychanalytique, vol. 2, Paris, Payot, 1968.
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[8]
Ici et plus bas, c’est nous qui soulignons (S.A.).
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[9]
Jacques Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 505-506.
-
[10]
Jacques Lacan, Séminaire La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 170-171.
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[11]
Sur ce point, nous avons évolué : il y a bien une différence de fond entre l’inconscient freudien – tel qu’élaboré dans la Traumdeutung à partir de l’idée d’un appareil psychique – et l’inconscient lacanien, c’est-à-dire le symbolique, l’Autre. Je me permets de renvoyer sur ce point à mes contributions au séminaire d’École « L’inconscient lacanien », paru en supplément au n° 7 de L’En-je lacanien, aux éditions érès, Toulouse, 2006, p. 41-57 et 115-142.
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[12]
Jacques Lacan, « Ouverture de la section clinique », op. cit., p. 10.
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[13]
Id., « Joyce le symptôme II », dans J. Aubert (sous la direction de), Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 32.
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[14]
Ibid., Séminaire L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, leçon du 16 novembre 1976, op. cit.
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[15]
Sur l’éthique du célibataire dont la figure paradigmatique est, chez Lacan, l’écrivain français Henri de Montherlant, cf. « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2004, p. 509-545.
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[16]
Les opérations topologiques auxquelles il est ici fait allusion mériteraient à elles seules tout un article. Lacan les présente d’une manière relativement accessible dans les trois premières leçons de son séminaire de 1976-1977, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, op. cit.
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[17]
Jacques Lacan, « Joyce le symptôme II », dans J.Aubert (sous la direction de), Joyce avec Lacan, op. cit., p. 33.
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[18]
Jacques Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6/7, Paris, Le Seuil, p. 33.
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[19]
Ibid., Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 15-16.
1De son enseignement, Lacan a toujours fait valoir la finalité. Quelle est-elle ? La formation des analystes. Or, depuis le débat qui a opposé Freud à Ferenczi, la question de la formation des analystes recoupe invariablement celle de la fin de l’analyse : la question de sa finitude et celle de sa finalité.
2Comme la plupart des théoriciens et cliniciens prestigieux dont le nom a marqué l’histoire de la psychanalyse, Lacan a participé à ce débat. Davantage que nul autre, il a contribué à renouveler et à enrichir sa problématique. Seul peut-être parmi tous, il a placé la fin de l’analyse au cœur de son enseignement, la nouant pour ainsi dire doctrinalement, cliniquement et institutionnellement à la formation des analystes, ce dont atteste la « passe », tout à la fois moment clinique, concept du passage à l’analyste et dispositif de recueil et d’élaboration du témoignage.
3Que la question de la fin de l’analyse ait été au départ et au centre de cet enseignement explique sans doute qu’elle ait connu divers traitements, différentes coordonnées, toute une série de déplacements en fonction de son expérience de « didacticien » et ce qu’il a pu en théoriser.
4Dans le présent travail, je vais m’attacher à élucider ce qu’on s’accorde à tenir pour l’ultime formule de Lacan sur la fin de l’analyse, celle qui condense le dernier de sa doctrine sur ce problème : l’identification au symptôme.
Plus loin que l’inconscient
5Dans son remarquable travail intitulé « Justesse et insuffisance de la fin selon Balint [2] », Sol Aparicio avait exploré la question de la fin de l’analyse chez cette figure majeure du post-freudisme que fut Balint, par ailleurs référence et interlocuteur de Lacan sur cette question. Cette conception, on le sait, s’est cristallisée en une formule qui a fait florès : l’identification à l’analyste.
6Connaissant le destin qu’a pu avoir cette expression d’identification à l’analyste dans l’enseignement de Lacan, on serait tenté de lire dans la formule lacanienne d’identification au symptôme l’ultime ponctuation de son désaccord avec Balint.
7Cette hypothèse n’est pas fausse ; simplement, elle est réductrice et se situe en deçà de la puissance et de la portée de ce que Lacan, avec cette formule, introduisait.
8On peut, à cette hypothèse, lui opposer et lui préférer une autre : audelà de Balint, le débat oppose Lacan à Freud !
9Pourquoi ? Parce que, à bien prendre en compte les coordonnées de l’énonciation de cette thèse, on s’aperçoit assez aisément que la référence à Balint arrive de manière quasi associative, métonymique, dans la leçon du 16 novembre 1976 [3]. Elle se situe entre deux affirmations fondamentales de Lacan qui sont très éclairantes pour la question qui nous occupe.
10La première affirmation concerne le projet, la visée théorique même du séminaire auquel il va consacrer ses efforts sous le titre L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre : « Cette année, disons que, avec cette insu que sait de l’une-bévue, j’essaie d’introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient. » La critique de la topologie freudienne de l’intérieur et de l’extérieur, de l’endo-psychique et le retour au concept d’identification procèdent de ce projet.
11La seconde affirmation vient juste après le rejet de la conception de la fin de l’analyse par« identification à l’analyste ». Je cite de nouveau Lacan : « À quoi s’identifie-t-on à la fin de l’analyse ? Est-ce qu’on s’identifierait à son inconscient ? C’est ce que je ne crois pas. Je ne le crois pas, parce que l’inconscient reste […] l’Autre. C’est de l’Autre avec un grand Aqu’il s’agit dans l’inconscient. »
12C’est donc après la formulation d’un projet d’aller au-delà de l’inconscient et le rejet de deux conceptions de la fin de l’analyse – la fin par identification à l’analyste et la fin par identification à l’inconscient – que Lacan en vient à énoncer ce qui va nous occuper dans le présent article.
13Rappelons le passage en question : « Alors en quoi consiste ce repérage qu’est l’analyse ? Est-ce que ça serait ou ça ne serait pas, s’identifier, s’identifier en prenant ses garanties, une espèce de distance, s’identifier à son symptôme ? »
14C’est donc cette formule, qui est presque un hapax – Lacan ne la reprend, à notre connaissance et d’ailleurs de manière indirecte, que dans son « Ouverture de la Section clinique [4] » –, qui est devenue pour nombre d’élèves ou lecteurs de Lacan sa dernière conception de la fin de l’analyse.
15On ne peut qu’être frappé par l’« obscure clarté » de cette formule.
16De toutes les formules forgées par Lacan sur la fin de l’analyse, c’est celle qui paraît le plus « freudiennement correct ». Avec l’identification d’une part et le symptôme de l’autre, nous avons le sentiment d’être en terrain de connaissance. Leur association ne manque pourtant pas de sidérer, de faire énigme.
17Cette opacité de la formule – rappelons d’ailleurs qu’opacité est un terme que Lacan utilise justement à propos de la jouissance du symptôme –, sous son apparente simplicité, peut-elle être percée ? Laissons cette question à son indétermination et faisons l’hypothèse, à charge pour nous de tenter de l’établir, que cette formule est le résultat, le précipité d’une série de remaniements doctrinaux que nous nous devons de relier entre eux si nous voulons saisir la portée de ce que Lacan introduit avec le « s’identifier à son symptôme ».
18Aussi allons-nous essayer, dans un premier temps, de rassembler quelques-uns des éléments qui vont nous permettre une approche et une mise en perspective de cette conception de la fin, et éventuellement d’en dégager les conséquences pour le discours analytique.
Thérapeutique, pragmatique, didactique
19Commençons par quelques remarques d’ordre général.
20Notre première remarque sera pour souligner qu’en 1964, quand il s’est agi pour Lacan d’établir les fondements de la psychanalyse, d’en dégager les concepts fondamentaux, il n’en retiendra que quatre. Ce qui constitue une réduction drastique par rapport à Freud qui en voyait au moins douze [5]. Le rasoir d’Ockham du structuralisme est passé par là. Les élus, nous les connaissons : inconscient, répétition, transfert et pulsion. Ne figurent parmi ces concepts fondamentaux donc, ni l’identification, ni le symptôme et pas même le fantasme, c’est-à-dire aucune des grandes notions à l’aide desquelles Lacan a tenté de situer, de repérer et de théoriser la fin de l’analyse.
21Mais à ce constat on peut en opposer un autre, qui le relativise. Au terme de son enseignement, Lacan a convoqué et repris certains concepts freudiens qu’il a soumis sévèrement à l’épreuve du borroméen. Paradoxalement, ce ne sont pas les concepts posés antérieurement comme fondamentaux qui feront l’objet de cette reprise et de ce réexamen. Il s’agit d’une part de l’inhibition, du symptôme et de l’angoisse – pour reprendre l’ordre freudien – et de l’identification d’autre part.
22Les séminaires RSI et celui consacré à Joyce, Le sinthome, avaient déjà attribué une place de choix au symptôme en tant que fonction d’ek-sistence de l’inconscient, fonction de nouage des trois consistances et fonction de jouissance de l’inconscient.
23L’identification va avoir quant à elle le privilège d’une troisième, voire quatrième reprise et réélaboration après celle du stade du miroir, du sémi-naire éponyme de 1961-1962 et celle de RSI qui en livre la version borroméenne. Nous verrons plus loin qu’avec l’identification du parlêtre à son symptôme à la fin de l’analyse, Lacan ajoute un type inédit d’identification aux trois identifications freudiennes de « Psychologie des foules et analyse du moi ».
24Notre deuxième remarque porte sur la diversité des conceptions de la fin de l’analyse chez Lacan. Sans doute Lacan a-t-il exploré la fin de l’analyse selon plusieurs perspectives et celles-ci ne sont-elles pas facilement articulables entre elles. Au plus simple on peut distinguer une fin thérapeutique, une fin pragmatique et une fin didactique. Faut-il pour autant les tenir pour totalement hétérogènes, les hiérarchiser ou tenir la dernière en date pour nécessairement plus juste ou plus « vraie » que les précédentes ? Et s’il ne s’agissait que de l’approfondissement de la même doctrine et de tentatives renouvelées pour cerner un même réel au travers de la diversité et des contingences de l’expérience ?
25Pour ne m’en tenir qu’aux quatre grandes conceptions de la fin de l’analyse qu’on peut recenser dans l’enseignement de Lacan : fin par le désir, son interprétation et sa reconnaissance ; fin par le fantasme, sa construction et sa traversée ; fin par le transfert, sa résolution, versant névrose de transfert, destitution de l’analyste comme sujet supposé savoir et sa résolution, versant séparation de l’analyste, de a en tant qu’objet de rejet ; fin par le symptôme, identification au symptôme/sinthome et/ou savoir, se rendre compte de pourquoi on a ces sinthomes.
26Pour ne s’en tenir qu’à ces quatre conceptions, il paraît impensable de les poser comme exclusives les unes des autres. On pourrait même établir sans grande difficulté leur interdépendance, comment elles s’appellent les unes les autres. Comment concevoir, en effet, le fantasme sans le désir, ou l’inverse, la sortie du transfert sans le repérage par le sujet de sa position d’objet dans le désir de l’Autre, l’identification au sinthome sans la traversée du fantasme ?
27Notre troisième remarque enfin sera pour situer le problème des conceptions lacaniennes par rapport à Freud. À dire vrai, on pourrait distinguer jusqu’à trois systèmes d’opposition si l’on peut dire :
- un Lacan avec et contre Freud ;
- un Lacan contre les – ou certains – postfreudiens ;
- un Lacan contre Lacan.
28Pour la clarté de la présente contribution, ne retenons pour l’instant que le « Lacan avec et contre Freud ».
29Des différentes conceptions ou versions de la fin, nous dirons que seules la fin par la résolution du transfert et celle par l’identification au symptôme semblent se situer dans la veine freudienne. Ces deux fins sont pourtant fort dissemblables. Leur différence tient au moins en ceci que la fin par la résolution du transfert (celle relative à la névrose de transfert) a été non seulement aperçue mais thématisée et élaborée dans la psychanalyse depuis Freud. La fin par l’identification au symptôme, elle, n’est freudienne que sur un seul point : elle entérine le constat freudien qu’à la fin d’une analyse, il y a de l’incurable. Seulement Freud ne semble pas placer cet incurable au même point que Lacan. En effet, non seulement Freud visait et croyait en la disparition des symptômes par le traitement analytique, mais il faisait de l’aptitude à ne pas former de nouveaux symptômes le critère même de la guérison par la psychanalyse (cf. ce qu’il en dit, par exemple, dans les Conférences d’introduction à la psychanalyse). Mais sans doute que sur ce point, ce qu’il introduira au titre de la réaction thérapeutique négative déplace quelque peu les perspectives.
30Terminons ces quelques remarques par ceci : à maints égards, on ne peut donc qu’être surpris, sidéré par cette expression paradoxale : « … s’identifier à son symptôme. » Pourquoi ? Parce que d’une part, et la présentation de la psychanalyse par les psychanalystes n’y objecte pas, il est communément attendu de la psychanalyse qu’elle déchiffre, interprète et dissolve les symptômes. D’autre part, parce qu’on a tendance à penser que l’opération analytique défait les identifications, allège, voire dégage le sujet de l’identification aux signifiants-maîtres de son histoire. N’est-ce pas d’ailleurs ce que Lacan soi-même nous donne à lire avec l’écriture qu’il a proposée du « discours de l’analyste » ?
31Ce sont là raisons suffisantes, nous semble-t-il, pour se donner la peine de chercher à cerner plus avant en quoi consiste cette énigmatique « identification au symptôme ».
De l’amour du symptôme…
32Comme première approche, première tentative de situer la nouveauté et le tranchant de l’identification au symptôme, choisissons l’option de l’opposer non pas à la fin par l’identification à l’analyste – si connue et si brocardée – mais à celle par l’amour du symptôme.
33Ce n’est bien évidemment ni une plaisanterie ni une spéculation à partir de l’opposition freudienne célèbre entre identification et choix d’objet, identification et amour, être et avoir.
34Alors, de quoi s’agit-il ?
35C’est en 1958, dans son séminaire consacré aux Structures freudiennes des formations de l’inconscient [6], que Lacan envisage pour la première fois à notre connaissance – et même si c’est pour la critiquer et la récuser – une sortie par le symptôme.
36Vers la fin de ce séminaire, Lacan examine trois articles de Maurice Bouvet et tout particulièrement son observation portant sur un cas de névrose obsessionnelle féminine. Il s’agit du cas présenté par Bouvet dans son article de 1950 intitulé « Incidences thérapeutiques de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose obsessionnelle [7] ».
37Il ne s’agit bien évidemment pas de reprendre ce cas dont le commentaire par Lacan s’étale sur trois leçons du séminaire. Pour ce qu’il est utile d’en extraire, le rappel des symptômes à l’entrée, celui de la critique par Lacan de la direction de la cure de Bouvet et surtout le jugement qu’il énonce quant au mode de sortie suffiront amplement.
38Il s’agit d’une dame de 50 ans, mère de deux enfants et exerçant une profession paramédicale. Elle consulte en raison de symptômes obsessionnels : obsession d’empoisonnement, obsession d’infanticide et surtout obsession d’avoir contracté la syphilis associée à un « interdit porté sur le mariage de ses enfants ». À la suite de Bouvet, Lacan insistera sur les obsessions à thème religieux et les phrases blasphématoires qui s’imposent au sujet en contradiction évidente avec ses convictions religieuses chrétiennes. Un des phénomènes les plus marquants de sa névrose a trait à la présence du Christ dans l’hostie. Il s’articule ainsi : « À la place de l’hostie, elle se représente imaginairement des organes génitaux masculins, sans qu’il s’agisse de phénomènes hallucinatoires. »
39Selon Lacan, pour autant que le Christ est le Verbe, « la totalité du Verbe », le phallus se substitue à lui dans ce symptôme, phallus qui est « le signifiant privilégié, unique, en tant qu’il désigne l’effet du signifiant comme tel sur le signifié ».
40Du matériel produit, on retiendra ce qui converge vers la signification du phallus dans la cure : le rêve dans lequel la patiente écrase la tête du Christ à coups de pied – en notant que cette tête ressemble à celle de son analyste –, le scénario qu’elle énonce dans le texte associatif – elle rapporte que « chaque matin pour se rendre à son travail, elle passe devant un magasin de Pompes funèbres où sont exposés quatre christs. En les regardant, j’ai la sensation de marcher sur leur verge. J’éprouve une sorte de plaisir aigu et de l’angoisse ». Ajoutons que ses reproches à l’endroit de l’analyste vont venir se cristalliser en un nouveau symptôme : l’impossibilité de s’acheter des souliers. Souliers dont la valeur phallique est ici évidente et qui ont par ailleurs servi dans le rêve pour écraser la tête du Christ.
41Enfin, les interventions de Bouvet orientées dans le sens de suggérer au sujet qu’il s’agit chez elle d’un désir de possession du phallus, du désir d’être un homme, conduiront l’analysante à la réplique suivante : « Quand je suis bien habillée – entendez, quand j’ai de jolis souliers, ajoute Lacan –, les hommes me désirent, et je me dis avec une joie très réelle : en voilà encore qui en seront pour leurs frais. Je suis contente qu’ils puissent en souffrir. »
42Qu’a fait Bouvet selon Lacan ? Il a orienté l’analyse tout entière vers ceci : que la patiente veut être un homme. Jusqu’au bout, elle n’en est pas entièrement convaincue. Ce qui n’empêche pas Lacan de souligner cependant qu’« il est vrai que la possession ou non de ce phallus a trouvé là son apaisement ». Mais c’est un apaisement qui laisse irrésolu l’essentiel, à savoir la signification du phallus en tant que signifiant du désir.
43Quelle direction de la cure aurait pu conduire à cette résolution ? Lacan propose la suivante : « Ce qu’il faut l’amener à voir dans le traitement, c’est que ce n’est pas en lui-même que l’homme est l’objet de ce désir, que l’homme n’est pas plus le phallus que la femme, alors que ce qui fait son agressivité à l’égard de son mari en tant qu’homme […], c’est qu’elle considère qu’il est, je ne dis pas qu’il a, qu’il est le phallus, et c’est à ce titre qu’il est son rival, et que ses relations avec lui sont marquées du signe de la destruction obsessionnelle. […] Selon la forme essentielle de l’économie obsessionnelle, ce désir de destruction se retourne contre elle-même. Le but du traitement est de lui faire remarquer que tu es toi-même ce que tu veux détruire, pour autant que toi aussi tu veux être le phallus [8]. »
44Bouvet a orienté tout autrement les choses selon Lacan. Il a remplacé le « tu es ceci que tu veux détruire par un désir de destruction du phallus de l’analyste, pris dans des fantasmes improbables et fugaces. Tu veux détruire mon phallus d’analyste, dit l’analyste, et moi, je te le donne. Autrement dit, la cure est tout entière conçue comme le fait que l’analyste donne fantasmatiquement le phallus, consent à un désir de possession phallique. »
45Or ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Et la preuve de cette méprise, Lacan la voit dans le résultat de cette cure telle que Bouvet soi-même en témoigne, à savoir « qu’au point quasi terminal où semble avoir été poursuivie l’analyse, on nous dit que la malade conserve toutes ses obsessions à ceci près qu’elle n’en angoisse plus. Elles ont toutes été entérinées par l’analyse, et se bloquent. Le fait qu’elles existent toujours a tout de même quelque importance ».
46À bien lire Lacan, il semble qu’il ne reproche pas seulement à Bouvet son orientation doctrinale ou la manière dont il a dirigé cette cure. Il semble présenter l’insuccès thérapeutique, la persistance des symptômes comme la preuve de la non-justesse de la direction de la cure.
47Dans la dernière leçon du séminaire, Lacan revient sur le cas pour cerner de manière plus précise l’incidence de la direction de la cure de Bouvet sur le devenir de la névrose de sa patiente.
48« Le phallus, l’analyste en a changé le sens pour la patiente, il le lui a rendu légitime. Cela revient à peu près à lui apprendre à aimer ses obsessions. C’est bien ce qui nous est donné comme le bilan de cette thérapeutique – les obsessions n’ont pas diminué, simplement la malade ne ressent plus de sentiment de culpabilité à leur endroit. Le résultat est opéré par une intervention essentiellement centrée sur la trame des fantasmes, et sur leur valorisation comme fantasmes de rivalité avec l’homme, rivalité supposée transposer je ne sais quelle agressivité envers la mère, dont la racine n’est nullement atteinte. […] On aboutit à ceci, que l’opération autorisante de l’analyste disjoint la trame des obsessions d’avec la demande de mort fondamentale. À opérer ainsi, on légitime en fin de compte, le fantasme, et comme on ne peut que légitimer d’un bloc, l’abandon de la relation génitale est consommé comme tel. À partir du moment où le sujet apprend à aimer ses obsessions, pour autant que ce sont elles qui sont investies de la pleine signification de ce qui lui arrive, nous voyons se développer à la fin de l’observation toutes sortes d’intuitions extrêmement exaltantes [9]. »
49C’est donc sur ce point que Bouvet rejoint Balint, les effets subjectifs de l’amour du symptôme apparaissent homogènes à ceux de l’identification à l’analyste : « On y trouve assurément, note Lacan, ce style d’effusion narcissique dont certains ont mis en valeur le phénomène à la fin des analyses. »
50Pas étonnant dès lors que les deux conceptions tombent également sous le coup de la critique de Lacan.
51Mais comment passer de l’amour du symptôme et de l’identification à l’analyste à l’identification au symptôme ?
à « … s’identifier à son sinthome »
52L’identification au symptôme se détache donc comme s’opposant aussi bien à la passion du symptôme(au pathos du symptôme à l’entrée) qu’à l’amour du symptôme que nous venons de voir. On sait que chez Freud identification et amour, identification et choix d’objet, sont souvent liés sans jamais se confondre. Lacan remarque que « les deux termes apparaissent dans un grand nombre de cas comme se substituant l’un à l’autre avec le plus déconcertant pouvoir de métamorphose, de façon telle que la transition même n’en est pas saisie. Il y a pourtant une nécessité évidente à maintenir la distinction des deux, car, comme le dit Freud, ce n’est pas pareil que d’être du côté de l’objet ou du côté du sujet. Qu’un objet devienne objet de choix, ce n’est pas la même chose que s’il devient support de l’identification du sujet [10] ».
53Nous sommes donc placés d’emblée devant un problème ou en tout cas une difficulté. L’identification freudienne n’admet grosso modo, comme support de son opération, que l’image, le signifiant (le trait) ou l’objet, et se situe par ailleurs résolument du côté de l’être – par opposition à l’amour qui vise à avoir, à s’approprier ce qu’on est pas. Or, d’une part le symptôme n’est en tant que tel tout à fait aucun des trois – image, trait, objet – et, d’autre part, on ne peut pas dire véritablement que le sujet l’ait ou qu’il le soit. Il ne l’a, le symptôme, qu’en tant qu’il en est porteur et il ne l’est qu’au sens où comme signifiant, il le représente, et comme jouissance, il le divise.
54Aussi, que Lacan en vienne à proposer le symptôme comme support de l’identification du sujet – support de l’identification terminale du sujet, devrions-nous dire – n’a de sens que référé aux profonds remaniements qu’il a opérés dans la doctrine analytique.
55Le problème au point où nous en sommes est que ces remaniements dans la dernière partie de l’enseignement de Jacques Lacan se font à une telle allure qu’il est pratiquement impossible de les recenser tous et surtout de les articuler entre eux et d’en tirer les conséquences.
56Malgré cette précaution qui n’est pas qu’oratoire, il est possible de proposer une lecture de cette fameuse « identification au symptôme » et des articulations qui y conduisent.
57Pour éclairer cette fin par identification au symptôme, le point de départ indispensable nous paraît être ce que nous évoquions au tout début de cet article, à savoir l’option de Lacan d’aller au-delà de l’inconscient freudien. Ce n’est plus simplement la fameuse « boutade [11] » de l’« ouverture de la section clinique » – « l’inconscient donc n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan [12] » –, ni même que son signifiant, le parlêtre, se sub-stitue à l’inconscient, « pousse-toi de là que je m’y mette [13] », mais bien d’introduire « quelque chose qui va plus loin que l’inconscient [14] ».
58Nous inclinons à entendre ce « plus loin » au sens de « au-delà », soit : incluant l’inconscient freudien, même s’il faut mobiliser là une topologie plus fine, celle du symbolique ouvert comme donnant le statut topologique de l’inconscient comme tel.
59Les conséquences doctrinales de ce changement d’axiome, le parlêtre en tant que supporté par le nœud borroméen à la place de l’inconscient freudien, sont bien évidemment énormes. Qu’il nous soit permis de ne retenir que celles qui nous sont nécessaires pour essayer d’avancer sur l’identification au symptôme.
60Une des conséquences, et qui n’est pas la moindre, est que l’identification au symptôme ne viendrait pas invalider ou annuler ce que Lacan a pu soutenir antérieurement sur la « réalisation du complexe de castration », la « destitution subjective » ou la « traversée du fantasme ». Ces repérages gardent tout leur intérêt en tant que moments de l’expérience, mais ils semblent rester dans la dépendance d’une doctrine de l’analyse conçue comme analyse de l’inconscient freudien et de ses formations. Et d’ailleurs, comment concevoir une cure analytique qui ferait l’impasse sur les identifications du sujet ou qui renoncerait au déchiffrement du symptôme, à sa réduction, à la dévalorisation de la jouissance qu’il contient – en levant ou en réduisant sa dépendance à l’endroit du Surmoi –, à la rupture de son lien d’avec l’Autre qui en faisait le signifié de cet Autre : s (A)? Il nous faudrait, pour penser cette inclusion de l’inconscient freudien dans le parlêtre lacanien, concevoir un mode d’articulation homologue à celui que Lacan a élaboré des deux topiques freudiennes en construisant son schéma L.
61Si l’on adopte cette hypothèse et ce principe de lecture, on s’aperçoit que Lacan ne peut parler de l’identification au symptôme que parce que ce qu’il dit du symptôme comme de l’identification va bien au-delà de ce qui peut s’en soutenir d’un point de vue strictement freudien. Pour filer une métaphore architecturale, ce n’est pas un étage qu’il ajoute au bâtiment freudien, il le refonde, l’étend et le consolide.
De l’inconscient au parlêtre
62Venons-en à présent aux incidences doctrinales du passage au-delà de l’inconscient freudien qui sont susceptibles de nous éclairer un peu plus.
63Ce passage au-delà de l’inconscient freudien, on pourrait dire que c’est un passage au-delà de la névrose et en trouver la raison dans le fait que Lacan se laisse proprement enseigner par Joyce et la topologie borroméenne, et qu’il fait de la psychose un véritable laboratoire de la structure. C’est, nous semble-t-il, l’événement majeur. Et c’est cet événement qui va conduire Lacan à construire ou à mettre au jour :
- une nouvelle théorie du symptôme ;
- une nouvelle théorie de l’identification ou plutôt une nouvelle forme d’identification ;
- et, in fine, une nouvelle conception de la fin.
64Sur le symptôme, c’est relativement évident. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour mesurer la distance qu’il y a entre ce que Lacan disait du symptôme au début de son enseignement et ce que cette notion devient à sa fin. Dans le premier temps, c’est-à-dire avant les séminaires borroméens, on est très proche du symptôme freudien, même s’il existe d’importantes variations dans les valeurs conceptuelles qu’il lui attribue : signe (au sens saussurien) – « Fonction et champ de la parole et du langage… » –, signifiant, métaphore – « L’instance de la lettre dans l’inconscient… » –, s (A) – Les formations de l’inconscient –, signe (2) – « Radiophonie » – (au sens de mixte de signifiant et de jouissance). Disons que sa dimension de langage, de signifiant, de message, donc de demande et de désir, reste malgré tout dominante.
65Avec le symptôme comme jouissance, donc comme réel, puis le symptôme comme fonction de nouage, fonction de nomination, comme partenaire, comme « mè pantes », on change réellement de registre et de perspective. À cela s’ajoute une extension du symptôme, une généralisation telle que son concept a pu absorber une partie de ce qui relevait antérieurement de celui de l’objet a : une femme ou l’analyste notamment. D’ailleurs, pourquoi une femme, pour un homme, devient-elle, pour Lacan, le paradigme même du symptôme ? Ce que Nora fut pour Joyce ne suffit pas tout seul à le fonder et à l’expliquer.
66Il convient peut-être d’en situer la raison dans le fait que le symptôme a justement pour fonction de suppléer l’impossibilité d’inscrire le rapport sexuel dans la structure. Mais il y a plus décisif : une femme – pas n’importe laquelle, la femme choisie –, cette femme donc, condense pour cet homme une image qui soutient son narcissisme, un corps au moyen duquel il peut jouir de son inconscient à lui, d’être sa vérité même à son insu étalée, la porteuse d’un savoir qu’il ignore de lui-même, la partenaire qui l’installe dans le lien social et le relève de son célibat et de l’éthique qui lui est relative [15]. Cette femme est aussi ce dont il peut faire quelque chose, une mère par exemple, et par qui il devient quelqu’un. Symptôme donc elle est, éminemment, de par ce qu’elle noue et lie.
67On peut comprendre dès lors que l’on ne puisse pas concevoir pour le symptôme le même destin en fonction de la doctrine à partir de laquelle on l’envisage.
68S’agissant de l’identification, l’élaboration que Lacan lui fait subir paraît moins importante et moins sophistiquée. Il est quand même remarquable qu’après lui avoir consacré toute une année de séminaire, Lacan revienne sur ce concept et veuille en renouveler les fondements topologiques.
69Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est qu’il fasse de l’identification « ce qui se cristallise en identité ». Par les temps qui courent, on sait que ce n’est pas forcément une bonne nouvelle ! Mais ne nous égarons pas.
70Deux points seulement nous semblent devoir être soulignés par rapport à cette problématique de l’identification. Le premier est que malgré le passage « au-delà de l’inconscient », l’identification demeure, aux yeux de Lacan, une fonction nécessaire. Même franchi le plan de l’identification, même après avoir produit tous les S1 qui le déterminaient, le sujet nécessairement se re-identifie. Une fin d’analyse ne peut se concevoir comme une désidentification totale du sujet, ce qui voudrait dire non seulement une abolition de sa représentation en tant que sujet du signifiant mais aussi l’absence de toute forme de narcissisme secondaire. Le pas que fait Lacan et qui le conduit à l’identification au symptôme consiste à séparer identification et introjection, identification et incorporation, et surtout à introduire une forme d’identification qui relève du « s’y reconnaître ».
S’y reconnaître ?
71Par ce « s’y reconnaître », Lacan indique d’une certaine façon que cette identification finale au symptôme n’est pas à concevoir comme quelque chose qui se produirait en dehors de l’opération spécifique du discours analytique.
72Le symptôme partage avec les autres formations de l’inconscient le fait que son statut proprement analytique, son statut de formation analysable tient à ce que le sujet doit s’y reconnaître.
73De même qu’on s’y reconnaît ou qu’on ne s’y reconnaît pas, dans un lapsus relevé par un autre, de même on s’y reconnaît ou on ne s’y reconnaît pas dans son symptôme.
74Sauf que dans le symptôme, on reconnaît non seulement quelque chose de sa vérité mais également son être de jouissance. Là réside en effet sa consistance de symptôme et surtout sa possibilité à pouvoir servir comme support d’identification pour le sujet.
75Cette reconnaissance, Lacan semble la tenir pour homologue au retournement du tore qui, lui aussi, laisse apparaître l’« endo- » en le faisant passer à la surface. La manipulation topologique serait une mise en application de ce « s’y reconnaître ».
76Ce que le retournement torique mettrait en évidence, c’est que derrière l’« une-bévue » se cache un savoir dont la matérialité nouvelle, qui n’est pas réductible à la seule motérialité excède ce que l’homme croit en savoir.
77Lacan soutient ainsi l’idée que l’une-bévue posséderait cette propriété de mettre en évidence pour le parlêtre une structure autre que le seul inconscient freudien qui relève d’une topologie de la sphère.
78Pourtant, ce à quoi conduit l’analyse freudienne, nous dit Lacan, c’est à une préférence donnée en tout à l’inconscient, d’envelopper l’imaginaire et le réel. D’où son idée d’une contre-psychanalyse (qu’il rapproche des tranches recommandées par Freud aux analystes) pour restaurer le nœud borroméen dans sa forme originale [16].
79Ce « s’y reconnaître », c’est donc cela d’abord l’identification au symptôme. C’est pour un parlêtre de se reconnaître dans son symptôme, c’est-à-dire dans le plus particulier de sa jouissance, pas seulement comme ça en passant, mais s’y reconnaître vraiment ou en tout cas assez (satis) pour consentir à en faire autre chose qu’une jouissance parasite, encombrante et importune.
80C’est pourquoi l’identification est aussi, et Lacan le précise immédiatement, «… s’identifier, s’identifier en prenant ses garanties, une espèce de distance, s’identifier à son symptôme ».
81En effet, il est tout à fait essentiel de noter ici que Lacan parle d’un « s’y reconnaître » en gardant ses distances. Point question donc d’une recon-naissance-suture, d’un « s’y reconnaître » au point de s’y perdre en bouchant définitivement sa division constitutive. « S’y reconnaître » trop conduirait au mieux à la connerie, au pire à l’enfermement autistique dans la jouissance du symptôme. Seul un « s’y reconnaître » assez donc, une reconnaissance/satisfaction/distanciation est à même de laisser le sujet ouvert aux symptômes des autres, condition nécessaire mais pas suffisante pour qu’émerge le désir éventuel de les accueillir et de les déchiffrer. N’est-ce pas le trait qui distingue l’analyste de l’artiste ? Lacan le disait très clairement de Joyce : « Joyce n’est pas un Saint. Il joyce trop de l’SK beau pour ça, il a de son art art-gueil jusqu’à plus soif [17]. »
82Revenons à la séance du 16 novembre 1976. Et Lacan de poursuivre : « J’ai avancé que le symptôme, ça peut être […] le partenaire sexuel. […] C’est un fait, j’ai proféré que le symptôme pris dans ce sens, c’est même ce qu’on connaît le mieux, sans que ça aille très loin. Connaître n’a strictement que ce sens. […] Connaître veut dire savoir faire avec ce symptôme, savoir le débrouiller, savoir le manipuler ; savoir, ça a quelque chose qui correspond à ce que l’homme fait avec son image, c’est imaginer lafaçon dont on se débrouille avec ce symptôme. Il s’agit ici, bien sûr, du narcissisme secondaire, le narcissisme radical, le narcissisme qu’on appelle primaire étant dans l’occasion exclu. Savoir y faire avec son symptôme c’est là la fin de l’analyse. Il faut reconnaître que c’est court. Ça ne va vraiment pas loin. »
83Alors, qu’ajouter de plus aux commentaires déjà fort nombreux consacrés à ce « savoir y faire avec le symptôme » ?
84À partir de ce « savoir y faire avec », on peut décliner plusieurs expressions ou termes dont les connotations sont pour le moins hétérogènes : faire, savoir-faire, faire avec, savoir. Soit l’action, la technè, le fatalisme et la résignation, l’épistémè.
Savoir y faire…
85La distinction couramment relevée et admise entre savoir-faire et savoir y faire est par Lacan même indiquée, encore qu’il utilise les deux locutions et qu’il les rapproche toutes deux du « connaître ». Ce n’est donc pas d’une fin par l’acquisition d’une technè qu’il s’agit quand il parle de savoir y faire avec son symptôme, contrairement à ce que suggère le signifiant savoir-faire.
86Le savoir y faire, qui comporte et articule la connaissance, c’est-à-dire l’intimité, la distance et la manipulation se situerait quant à lui du côté de l’usage, voire du bon usage du symptôme. Cette notion accentue donc la valeur d’usage du symptôme, sa valeur de jouissance au détriment de sa valeur d’échange, de sa valeur de lien à l’Autre.
87Pas étonnant dès lors que le paradigme, ici, soit Joyce et en particulier celui de Finnegans Wake. Difficile de ne pas relever cependant le paradoxe qu’il y a à faire du symptôme joycien, c’est-à-dire d’un symptôme hors discours analytique, non complété par l’analyste comme être-de-savoir, fermé à l’artifice de l’analyse, le modèle de ce que l’analyse peut produire de mieux à sa fin. Après tout, ne peut-on pas dire que le savoir y faire avec le symptômede Joyce, c’est un savoir y faire moins le savoir ? Art, artifice, voire poêsis, mais sans l’interrogation du savoir qui le détermine. Pourquoi ? En raison, tout simplement, du rejet de l’inconscient qui fait le fond de la position subjective de Joyce.
88C’est pourquoi il serait plutôt judicieux de rapprocher ce savoir y faire avec le symptôme dont parle Lacan de la mètis, cette intelligence rusée des Grecs qui combine à des fins pratiques l’habileté, la prudence, le savoirfaire, la sagacité, voire la débrouillardise.
89Ces nouvelles considérations et perspectives sur le parlêtre, le symptôme et l’identification débouchent – au-delà de la fin dite thérapeutique – sur une sorte de double conception de la fin : une fin pragmatique et une fin didactique, de formation. Ce n’est certes pas nouveau que Lacan distingue ainsi une analyse thérapeutique d’une « analyse, didactique ». C’était déjà clairement articulé dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, en 1964. Avec les Conférences et entretiens dans les universités nord-améri-caines, Lacan se fait beaucoup plus précis : « Une analyse n’a pas à être poussée trop loin. Quand l’analysantpense qu’il est heureux de vivre, c’est assez [18]. »
90Nous sommes en présence d’un changement et d’un réordonnancement de différentes thèses sur la fin.
91Mais on sait bien aussi que Lacan ne parle point ici de l’analyse dont il est attendu qu’elle produise du psychanalyste. De cette analyse dont seule dépend la poursuite et le renouvellement de l’expérience, il y a même lieu de se demander si l’identification au symptôme entendue comme savoir y faire avec son symptôme y suffit. Nous pensons très précisément à ce que Lacan a apporté à la séance du 10 janvier 1978 de son séminaire Le moment de conclure : « L’analyse, disait-il, ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses “sinthomes” puisque c’est comme ça que je l’écris, symptôme. L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on en est empêtré ; ça se produit du fait qu’il y a du Symbolique. Le Symbolique, c’est le langage : on apprend à parler et ça laisse des traces. Ça laisse des traces et, de ce fait, ça laisse des conséquences qui ne sont rien d’autre que le “sinthome” et l’analyse consiste à se rendre compte pourquoi on a ces “sinthomes”, de sorte que l’analyse est liée au savoir. »
92Pour conclure, nous dirons que cette conception de la fin de l’analyse par l’identification au symptôme ponctue et récapitule presque tout l’enseignement de Lacan. S’y lit le mouvement qui le fait passer d’une fin hégélienne fondée sur l’universel du langage et du désir – fin par la reconnaissance– vers la jouissance du plus singulier, la jouissance du symptôme réduit à son réel inanalysable, soit le noyau de particularité irréductible du parlêtre. Ce mouvement pourrait se décrire également comme allant d’une fin par la vérité vers une fin par le réel, le réel de l’inexistence du rapport sexuel et le réel qui supplée à cette inexistence : le sinthome.
93Mais ce qui nous semble devoir être retenu, au-delà des critiques récurrentes sur l’identification à l’analyste et la fin thérapeutique, c’est que l’identification au symptôme – en tant qu’elle correspond au savoir y faire avec le symptôme – ne constitue qu’un aspect de la toute dernière doctrine lacanienne de la fin de l’analyse. Il convient de laisser de la place à la richesse et à la complexité de cette conception qui présente au moins trois faces : le savoir y faire, le s’y reconnaître et le savoir pourquoi. Savoir y faire et s’y reconnaître relèvent de la pragmatique de la fin. Celle-ci ne se confond ni avec la fin thérapeutique, la levée du symptôme – Lacan l’a revendiqué, on l’oublie souvent [19] – ni avec la fin épistémique qui semble être, pour Lacan, la fin proprement psychanalytique : le savoir pourquoi.
94Cette dernière face, le savoir pourquoi, nous rappelle donc ce sur quoi Lacan n’a jamais cédé, à savoir la dimension épistémique de la psychanalyse, la considération qu’elle est essentiellement une « expérience de savoir ». Recueillir ce savoir pourquoi, ce savoir sur la causedonc, n’est-ce pas l’enjeu de la passe et au-delà de toute expérience d’École ?
Notes
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[1]
Ce texte est une version légèrement remaniée et réécrite d’un exposé prononcé le 25 mars 2004 à Paris, dans le cadre du Séminaire d’École de l’EPFCL intitulé « Conceptions de la fin de l’analyse ».
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[2]
Sol Aparicio, « Justesse et insuffisance de la fin selon Balint », dans Le Mensuel, Bulletin interne de l’École de psychanalyse des Forums du champ lacanien, 1, Paris, 2004.
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[3]
Jacques Lacan, Séminaire L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 16novembre 1976. Un établissement de ce séminaire est paru dans la revue l’Unebévue n° 21, Paris, hiver 2003.
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[4]
Id., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, Bulletin périodique du Champ freudien, avril 1977, n° 9, p. 7-14.
-
[5]
Cf. sur ce point l’Avant-propos des traducteurs français du recueil Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, Folio-Essais, p. 8.
-
[6]
Jacques Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.
-
[7]
Maurice Bouvet, Œuvre psychanalytique, vol. 2, Paris, Payot, 1968.
-
[8]
Ici et plus bas, c’est nous qui soulignons (S.A.).
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[9]
Jacques Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 505-506.
-
[10]
Jacques Lacan, Séminaire La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 170-171.
-
[11]
Sur ce point, nous avons évolué : il y a bien une différence de fond entre l’inconscient freudien – tel qu’élaboré dans la Traumdeutung à partir de l’idée d’un appareil psychique – et l’inconscient lacanien, c’est-à-dire le symbolique, l’Autre. Je me permets de renvoyer sur ce point à mes contributions au séminaire d’École « L’inconscient lacanien », paru en supplément au n° 7 de L’En-je lacanien, aux éditions érès, Toulouse, 2006, p. 41-57 et 115-142.
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[12]
Jacques Lacan, « Ouverture de la section clinique », op. cit., p. 10.
-
[13]
Id., « Joyce le symptôme II », dans J. Aubert (sous la direction de), Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 32.
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[14]
Ibid., Séminaire L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, leçon du 16 novembre 1976, op. cit.
-
[15]
Sur l’éthique du célibataire dont la figure paradigmatique est, chez Lacan, l’écrivain français Henri de Montherlant, cf. « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2004, p. 509-545.
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[16]
Les opérations topologiques auxquelles il est ici fait allusion mériteraient à elles seules tout un article. Lacan les présente d’une manière relativement accessible dans les trois premières leçons de son séminaire de 1976-1977, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, op. cit.
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[17]
Jacques Lacan, « Joyce le symptôme II », dans J.Aubert (sous la direction de), Joyce avec Lacan, op. cit., p. 33.
-
[18]
Jacques Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6/7, Paris, Le Seuil, p. 33.
-
[19]
Ibid., Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 15-16.