Essaim 2005/1 no14

Couverture de ESS_014

Article de revue

Effets de l'analyse dans l'après-coup

Pages 91 à 103

Notes

  • [1]
    Voir mon texte dans « Dispositifs de parole », dans M. Moscovici (sous la dir. de), L’Inactuel, Ed. Circé, 2000, p. 71.
  • [2]
    Voir note précédente : « Faire lien avec des mots », parabole de la tenture.
  • [3]
    Voir sur le croisement de ces deux voix le roman de Donia Fervante (à paraître) : Désarrois, Paris, Éditions d’Écarts.
  • [4]
    Caractérisé par une attention aux « aspects », aux questions de philosophie, de la psychologie.
  • [5]
    Voir mon article « Dicter ses pensées : questions de style », Essaim, n°7, Toulouse, érès, printemps 2001.
English version

1Le sujet qui m’est proposé est une question à laquelle tôt ou tard il me fallait répondre. Non qu’elle ne se soit pas déjà posée. Mais a-t-on besoin de se la poser en termes clairs un jour pour y répondre ? La réponse n’est-elle pas déjà donnée dans le fait de vivre l’après d’une analyse ? Une certaine paresse explique que je n’aie pas trouvé jusqu’à maintenant l’énergie de coucher sur papier ce qui a suivi mon expérience analytique. Une paresse, la vie avec ses urgences, le travail, l’impossibilité de s’arrêter et de se dire : « Voyons, où en suis-je ? Qu’est-ce qui est en train de se passer depuis la fin de mon analyse ? » Je n’ai pas pris ce temps.

2Je n’ai pas pris ce temps parce que, comme on dit, la vie a repris le dessus. Pourtant, elle a repris le dessus sans revenir en arrière, sans que le début de cette voie d’après l’analyse se soit collé exactement à l’endroit où l’analyse a commencé à un certain point de ma vie d’avant l’analyse. L’analyse ne se passe pas dessous la vie, et la vie dessus l’analyse. Elle se glisse dans la vie comme un courant dans la masse d’eau d’un fleuve. L’analyse n’est pas davantage un entre-deux mais elle accompagne la vie. Ou plutôt les vies qui, dirait-on, se décomptent : ma vie d’enfant, ma vie d’adulte, ma vie professionnelle, ma vie sentimentale, tout cela fait beaucoup de vies. Mais dira-t-on ma « vie d’analyse » comme s’il y avait des cours séparés des choses ? Non. Pourtant, certains d’entre nous qui ont en commun l’expérience de l’analyse font bien la différence, et nous reconnaissons qu’il y a comme un gouffre entre ceux qui ont fait une analyse et les autres. L’analyse change, vous change sans être une vie qui s’ajoute aux autres, sans multiplier les vies. L’analyse est une expérience qui parasite les autres expériences, les colore, leur donne un goût d’autre chose, une teinture humorale proprement singulière. Elle apporte le petit quelque chose d’autre, cette résonance, ce quale inaliénable qui, comme en informatique, vous « reconstruit ». En ce qui me concerne, et sans qu’il se soit ajouté une vie de plus, il y a eu un avant et un après très nets dont je parle encore à l’occasion.

3On dit « faire une tranche d’analyse », mais elle n’est pas une tranche qui s’ajoute à ma vie. Elle ne me qualifie pas comme ceci ou cela, enfant, adulte, professeur, mère, ou autre. Elle ne m’assigne aucun « en tant que ». Et pourtant, il m’arrive de penser que lorsque je réagis à quelque chose, ou ressens un affect particulier qui me ramène en arrière d’une façon que l’analyse a en réalité produite ou modifiée, ma modalité d’être ou de sentir est celle de quelqu’un qui a fait une analyse. Le mot important ici, on le voit, est le mot « faire ». On dit bien « faire une analyse » en un sens qui implique qu’il s’agit d’une expérience, comme on dit « faire une expérience ». Mais je n’aurais pas l’idée de me présenter « en tant qu’analysée » !

4Le propre d’une expérience justement est de ne comporter aucun bord net. Une expérience déborde d’elle-même, empiète sur une autre, se mêle au cours d’une autre, se fond en une autre. Elle ne se distingue pas nettement d’une autre expérience. Par exemple, quand j’ai commencé une analyse au début des années 1980, je traversais une période marquée par de grosses crises d’angoisse. Ces crises et l’analyse formaient un tout indistinct. J’avais le cœur battant à tout moment accompagné d’un léger vertige. Les séances faisaient une brèche, suspendant ces phénomènes pénibles, mais les symptômes reprenaient ensuite. Il y a eu pendant tout un temps, disons à peu près trois mois, avec une intensité décroissante il est vrai, des passages difficiles où l’analyse et les symptômes occupaient le plus clair de ma vie. Tandis que ma vie, elle, la vie qu’il me fallait assurer quoi qu’il en soit de mon état, constituait une sorte de problème. Il y avait donc presque une inversion. D’un côté l’analyse et mes symptômes prenaient une énorme place, de l’autre ma vie au quotidien avec le travail, la tenue de la maison, les tâches journalières, tout cela devenait une énigme difficile à résoudre. Mon sentiment de vivre s’était déplacé. L’analyse avait pris toute ma vie et n’en laissait qu’une interrogation : comment dormir, comment manger, comment marcher jusqu’à cette place, comment traverser cette avenue, tout cela était devenu un problème à résoudre alors que normalement c’est ce que l’on fait « sans y penser ».

5J’avais donc une double vie. Oui, c’est cela. L’analyse a été ma double vie, comme on dit : « J’ai une double vie », par exemple un amant. Cette double vie prenait une importance je ne dirais pas exorbitante, mais tout de même en intensité, en densité, très accaparante. Les mots de la veille à l’occasion prononcés sur le divan prenaient plus de relief, et tout se passait comme si, dans le caisson de l’analyse, les mots lâchés retentissaient plus fort, s’auréolaient d’une résonance plus grande faisant tache et donnant aux mots un surplus d’effet sur moi. Ces mots, en petit nombre, mais changeants, saillaient, comme détachés des phrases qui les amenaient. Il m’arrivait alors de comprendre autre chose que leur sens ordinaire, tel un détail dans un tableau qui prendrait toute la place, éclipsant le voisinage normal des formes et couleurs. C’est un mot prenant force de signifiant, tel un détail dans un tableau par exemple le bec du milan dans le fameux tableau de Léonard. Le détail fait tache. La tache touche à tout. Voir la tache est l’envers de la saisie d’ensemble nécessaire à la création. En apprenant à marquer ce détail, l’analyste incline l’analysant à poser son regard sur un trait et fera que les regards de l’un et de l’autre se rencontreront peut-être juste un instant à cette extrémité.

6Je rentrais de l’analyse avec des effets de sons plein les oreilles, mes propres sons, mais ils n’étaient pas innombrables ni si variés. C’était simplement « ma musique », comme Reger dit dans le roman de Thomas Bernhard, Maîtres anciens, « ma logorrhée ». Ils réverbéraient ma vie en ses lieux de problèmes, chaque lieu formant nœud autour d’une affaire centrale majeure, mon père. Il y avait aussi un ou deux mots inattendus toujours ou presque toujours associés à une image qui faisait irruption en séance. Et bien sûr ceux que la présentation d’un rêve presque impossible à raconter faisait venir sous la pression, sous une pression étrange, celle de désirer faire venir « ce » mot plutôt qu’un autre, le plus adéquat à l’image aussi entr’aperçue et fuyante que dominante. L’aiguillage de l’analyste avait comme vertu de faciliter la venue de la chose sans en indiquer l’accès. Il fallait frayer l’accès par le mot qui ne disait pas forcément la chose mais constituait une sorte de centre de variation pour une nouvelle donne. « Aiguillage » est la meilleure expression pour dire la manière dont l’analyste facilitait le frayage d’un signifiant pour induire l’accès sans rien connaître par avance. Cette expérience que j’ai appelée tout à l’heure « réverbération » était l’autre phénomène qui me tenait captive un moment ; et ce qui se réverbérait m’arrivait comme l’effet d’un choc. Le mot proféré indiquait tout un parcours, quitte à marquer d’une place vide la lacune d’une chaîne sonore articulée, laquelle se démembrait d’elle-même, perdant son liant habituel. L’usage ordinaire a souffert de cet état de choses où, comme dit James, les « pensées m’arrivent » plutôt que je les détermine, altérant le venue des phrases normales, ce qu’on appelle la communication.

7Ce phénomène m’a suggéré une image que j’évoque volontiers quand quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est que de faire une analyse m’interroge. Je dis alors que l’analyste est tel une surface réfléchissante contre laquelle rebondit une balle que je lancerais. L’analyste était en effet pour moi ce mur qui me renvoyait autrement ce que je disais d’une certaine façon, selon une direction déviée, et il me fallait saisir cette effet dévié, cette modification. Aiguillage, reprojection sonore avec altération, tout cela passait par l’analyste et sa fonction placide de mur là disposé, occupant une certaine place de réalité invisible mais incontournable. Ce qu’on appelle un « dispositif [1] ». Ce dispositif m’amenait à rejouer des scènes dans l’espace clos du caisson analytique avec quelques mots en guise de balles dont je ne maîtrisais jamais le lancer puisque leur jet les faisait aboutir toujours ailleurs que prévu.

8L’analyse était donc en un mot tout le contraire de la vie que j’allais reprendre en sortant et qui me ferait encore problème : lire, préparer un cours, me lever le matin. Cette deuxième vie qu’elle me faisait vivre à part était si importante en intensité qu’un jour il m’est apparu une tenture magnifiquement bariolée de couleurs vives, émergeant d’une eau en mouvement, celle d’une très belle mer plutôt tranquille, inquiétante peut-être de tranquillité ondoyante. Je parlais d’un rêve de la veille qui m’avait émerveillée. Dans le mot « émerveillement », j’ai tout, « mer », « rêve », « veille », et l’accent subjectif, cette part d’excès qui fait « ma musique ».

9Sous l’emprise de l’image du rêve, irracontable d’ailleurs, le mur m’était apparu haut en couleur. Pourtant, il était dans la séance tout ce qu’il y a de plus gris, d’éteint, et de neutre. Le contraste entre le mur qui était la fonction de mon analyste et la vision maritime m’a longtemps frappée. Ma deuxième vie a été faite de ce contraste vibrant.

10Récemment, alors que la fin de mon analyse date de la fin 1986, m’est revenue cette image. C’était aux fenêtres de mon nouvel appartement près du parc Montsouris. J’ai été émue presque aux larmes en voyant à l’automne ondoyer un tapis de vigne vierge rougeoyant sur le mur de pierre qui borde les réserves d’eau du lac Montsouris, en face de mes fenêtres. Le scintillement de lumière perçait à travers les feuilles devenues translucides. La pierre grise de réalité soutenait cette masse qui ondulait à la lumière, sous la brise. La vigne vierge était soulevée doucement. Ces lueurs d’un beau rouge éclairé de l’intérieur m’arrivaient comme un parfum un peu chargé, parfum pourtant insensible. La lumière et le vent s’accordaient dans un souffle de respiration d’une régularité animale. C’est à cet instant que, dans un flash, l’image de mon ancien rêve me revint, re-mémorable, de la tenture montée en mer [2].

11Je parlais de contraste. L’expression qui en français n’est pas si jolie m’évoque pourtant des émotions de différence marquée, généralement sonore ou même musicale. Ce n’est pas parce que c’est le titre d’une œuvre de Bartok, mais voilà, le « contraste » dit ce qui fait la différence entre une chose et une autre, entre des timbres d’instruments différents par exemple, mais il dit surtout le « trait ». Le trait de visage, le trait qu’on tire, le trait qui tue, le trait du retrait, du portrait. Le mot qui s’achève sur une dentale sèche est rythmé. Il tranche par son rythme comme deux baguettes de percussioniste.

12Mais alors, cette double vie, riche en couleurs sonores, qui me prenait tant d’énergie, m’en ôtait-elle pour vivre comme tout le monde ? Voilà le plus étonnant. Non, car justement, ce que le « contraste » de ma tenture m’apportait était la vie de désir que ces sons me révélaient l’un après l’autre chemin faisant. L’analyse m’a redonné la vie par le désir ainsi suscité, re-suscité, tandis que le mur faisait doucement glisser la tenture d’une vie, celle de l’analyse, dans l’autre qui avait perdu sa saveur, la quotidienne.

13Oui, la tenture tente et cache. C’est cette alternance qui faisait contraste et il fallait ce mur pour soutenir l’alternance, lui servir de fond. Pour lui servir de fond, un dispositif s’imposait dont j’ai déjà parlé, un dispositif orienté avec un haut, un bas, une droite et une gauche, bref une orientation pour des places qui me situaient. Tout cela a été le fruit lentement venu de l’analyse.

14L’analyse est arrivée pour rectifier le tir d’une expérience d’impossible menée jusqu’au bout, jusqu’à épuisement d’une quête où j’aurais pu laisser ma peau. En bref, une recherche de père. Il m’a fallu d’abord foncer tête baissée. Le vertige s’ensuivit. Puis l’analyse s’est imposée.

15Il y a un ordre dans l’imbrication des expériences qui n’est pas de pure succession. Cet ordre est de lente transformation avec décantage, recomposition. Je devais traverser l’expérience qui m’a menée à me débarrasser finalement de la tenture. Peau pour peau, je devais en laisser une, celle de la tenture ou la mienne. Et pour cela, commencer par chercher derrière la tenture, la retourner pour voir. Quoi voir m’a littéralement piégée au pays des airs de famille. J’ai dû le faire et d’une certaine façon, je n’avais pas le choix. Je me trouvais plongée en pleine mythologie de la ressemblance. Je souffrais d’une curiosité généalogique irrésistible et sans bornes, mais je me heurtais aux bornes d’une disparition. Réel borné, désir illimité, l’un face à l’autre dans une lutte dont je sortis vaincue, non sans avoir parcouru du pays, non sans avoir exploré les sources. Ma quête ne fut pas un insuccès. Seul l’essentiel recherché fit défaut. Il fallait qu’il en sortît une place inoccupée, celle du mort dont j’hallucinais tant l’apparition. L’analyse agit alors par corrosion lente de l’hallucination. Le noyau devint thème, échappatoire providentielle par laquelle je me trouvai une sortie à l’air libre. Pour que le revenant ne revienne plus, je devais faire disparaître le mort par un deuil voulu, provoqué. L’analyse fut cette provocation qui remit tout en scène d’un désir fou d’expérimentation dont le danger m’avait attirée d’abord. Changer de peau ne réclame pas conversion. Mais j’ai frôlé l’appât de la conversion.

16Oui, je dis bien qu’il m’a fallu passer par là, connaître l’illumination d’un engagement à tous égards, allant de l’apprentissage d’une langue supplémentaire à la découverte de toute une philosophie dont je suis devenue ensuite, comme on dit, une « spécialiste ». Tout cela s’est fait en même temps. Mais c’est le travail qui a survécu à l’idole et l’idole qui a cédé devant le travail. L’analyse a servi de carrefour ferroviaire aux rails tracés par ces deux mouvements contraires. Tout le temps de sa durée, je voyageais dans les deux sens, en permanence, le travail gagnant toujours un peu plus sur la quête personnelle dont le mirage reculait toujours davantage. La dimension temporelle a été décisive. Il ne sert à rien de proclamer trop fort le danger de la quête identitaire, ni de démontrer les errements à qui s’enferre dans ces voies. L’argument tout seul est sans forces. Il faut la chair de l’expérience, le vécu de déchirement, jusqu’à la percée. Ce qui touche à l’identité n’est ni vrai ni faux. Il reste que ce genre de « problème » se règle mieux sur le divan que dans des discours. Aucun raisonnement n’a raison d’un vécu de souffrance identitaire. En même temps, celui-ci ne doit pas faire loi, car rien n’est plus dangereux qu’un tel grattage de plaie. C’est à ce point que l’expérience de l’analyse est la plus forte, quand elle conduit à traverser ces mirages dont on croit tirer la substance de son existence.

17Ma conclusion a donc pris cette forme : d’abord d’épreuve touchant mes croyances auxquelles mon désir conférait une apparence tentante ; puis, de là, passer à la leçon d’histoire, le cas singulier dans la grande histoire avec un grand H. Expérience de fusion dans la collectivité concernée. Ce qu’il en reste devint alors un indice d’appartenance, dont il est souhaitable que l’obsession identitaire se détache. Faire parler l’autre voix a été dès lors mon choix, voix tue d’abord, hésitante, puis renforcée, la voix de l’issue que l’analyste a ménagée tout ce temps et qui disait à la première qui courait l’aventure : attention [3] !

18Je disais que le travail m’a frayé l’issue, le travail d’abord noyauté au cœur par l’obsession identitaire, puis le travail critique corrodant ce cœur. L’obsession, disais-je, a fait thème qui a délogé l’obsession. On dit que thématiser, c’est encore de la maîtrise. Mais il arrive que la thématisation soit motivique. Le motif garde son attache au noyau de folie, et pourquoi pas s’il s’ensuit une restructuration ? Le « motif » est à la fois, à sa racine philologique dans les trois langues au moins de l’allemand, du français et de l’anglais, mouvement de poussée de la volonté et dessin ou thème musical. Il entre dans la « volonté d’art », le Kunstwolle qui féconde les gestes de l’artiste. Si mon action s’est trouvée un temps entravée, sous la forme par exemple de l’impossibilité de lire ou de travailler, une chose a pu soudain me relancer de nouveau : la musique, une émotion de cette espèce, ou simplement l’envie d’une belle chose. Je réserve l’esthétique à ce genre d’expérience sauvée.

Effets de l’analyse dans l’après-coup

191. Mon symptôme a en effet bel et bien nourri mon travail sur le cercle de Vienne, les philosophes du langage, Wittgenstein. Le voyage a été le même vers eux et vers une partie des miens. Les deux directions en ont fait une durant au moins une bonne dizaine d’années. Puis les voies se sont séparées, laissant ma vie décider des choix qui ont suivi. La tenture bariolée est restée une vision de rêve illustrant « le motif dans le tapis », dont la parabole, venue du romancier Henry James, frère de William, hante la philosophie du langage de ce qu’il est convenu d’appeler le dernier Wittgenstein [4]. C’est la psychanalyse qui m’a fait mesurer l’importance de cette parabole. Du coup, elle est devenue pour moi, non pas une affaire de savoir philosophique, d’érudition, mais un événement dans mon parcours propre, faisant écho à mes visions personnelles. En ce sens, la psychanalyse prépare à vivre ce qu’on apprend, à répondre à un élément de connaissance autrement que par une connaissance de même niveau. C’est alors que lire un philosophe, c’est vivre aussi son dire, entrer dans son monde de telle façon que sa pensée fait vibrer quelque chose en soi. Une pensée peut ainsi « toucher ». Cet effet de l’analyse a retenti jusque dans l’après-coup et retentit encore maintenant au cœur de mon travail. Avec un grain d’exaltation peut-être un peu pathogène qui m’évita en tout cas l’enfermement professionnel.

20Quand je parle, comme à l’instant, de voyage, c’est en plusieurs sens, au propre et au figuré. Le voyage est essentiel dans ma vie professionnelle et partir à l’étranger est toujours une source de grand plaisir. L’attention au prononcé d’une langue étrangère me transporte même si je ne la comprends pas. Comme Canetti à l’écoute des voix de Marrakech. Enfin, je demeure attirée par les visages autres, mais ma quête est orientée non plus vers des gens qui me ressembleraient, mais à l’inverse, vers ce qui, si je puis dire, me « dissemble ». Trop d’accord entre soi m’ennuie, même si j’en ai évidemment besoin. La vision, d’une, s’est diffractée en aspects multiples. Mais, que l’on ne s’y trompe pas ! L’obsession de l’autre ne pourrait être qu’un mirage de plus, un feu follet du même qui me ferait faussement croire que j’ai tourné le dos à l’obsession identitaire. Je n’exclus rien de tel et je n’ai pas de réponse à cette remarque.

212. Je ne suis pas devenue analyste, mais la question m’a été posée. Je n’y ai jamais pensé sérieusement, car d’abord j’avais un métier prenant et dont je n’ai jamais eu à me plaindre, et ensuite j’avais une mère et un beau-père analystes et cela me suffisait. Ma mère en particulier m’y poussait. Mais je ne voulais pas pour moi de ce qu’elle voulait de moi. Je les voyais vivre. Par esprit d’opposition, ou réelle absence de curiosité, j’avais besoin d’autre chose. Une chose est frappante qui n’a pas laissé d’étonner certains de mes proches amis : j’ai arrêté en même temps la thèse d’État que j’estimais finie et l’analyse dont j’avais assez au bout de six ans. Mais la recherche philosophique a continué et le travail avec des analystes a pris forme, une forme que j’estimais cruciale. C’est le deuxième effet de l’analyse dans l’aprèscoup : la conviction qu’un travail philosophique ne pouvait plus se faire sans cette dimension du travail analytique. Il fallait à ma recherche un crible analytique venu de la psychanalyse.

22Les deux « analyses » se sont donc en quelque sorte donné le mot, chacune travaillant à son objet propre, parallèlement, rarement conjointement. Quelques questions cependant ont sollicité un double regard de ma part : ce que Lacan a pu dire de Wittgenstein, et plus récemment l’approche du « style de pensée [5] » chez tous deux intimement lié à la vérité du rapport à soi dans le travail de pensée parce que, chez tous deux, la démarche de langage croise nécessairement le démantèlement du soi à travers une expérience cruciale de supposition mettant hors jeu les adhérences subjectives. Par « analyse », Wittgenstein n’entend jamais la seule analyse de décomposition d’un complexe de sens, et par « analyse », Lacan n’entend jamais la seule approche de l’inconscient. La complémentarité des deux « analyses » n’a d’ailleurs pas besoin d’être parfaite, mais elle existe à un certain degré chez Wittgenstein et Lacan. L’examen de la critique de Freud par Wittgenstein n’ôte rien à cette complémentarité. Il exige seulement de nuancer le rapprochement avec la psychanalyse. La comparaison entre les deux approches m’intéresse et c’est un aspect du deuxième effet de l’analyse dans l’après-coup.

23Il reste cependant une difficulté : comment le travail peut-il vous autoinclure (auto-inclure le sujet, dit Lacan) sans que l’on soit amené à parler en première personne ou disons, parler de soi ? Comment, dans le travail, être soi sans verser dans l’égocentricité ? Je répondrais volontiers par le cachet de la langue, du style. Beaucoup de philosophes n’ont pas de langue, parlent plat, ou neutre, pour ne pas dire mal. Sans cultiver le style pour le style, et tout en refusant d’écrire « littéraire », je reste attachée à la manière propre d’écrire juste, à l’art de l’expression juste, sans rajout ni fioriture. Si la philosophie à laquelle je m’intéresse m’a détournée des effets phatiques d’une écriture littéraire en philosophie, elle n’a pas réussi à m’éloigner de la recherche du plaisir que je tire de l’écriture en particulier. Il s’ensuit une lutte interne entre philosopher et écrire qui pour moi est source d’une tension intéressante. Je n’irai sans doute pas volontiers mettre de la poésie en philosophie, ni de la philosophie dans la poésie. Mais je ne renoncerais pas sans grand regret à l’écriture, sous prétexte qu’il ne faut pas mélanger les genres. J’ai donc pris mon parti de faire si possible les deux, séparément. Et refusé de préférer définitivement un registre d’expression à l’autre. Si j’avais choisi, j’aurais sacrifié mon désir. On parlera de dédoublement, d’ambidextrie (on m’a fait un jour ce drôle de « compliment » !). Faire de la musique, tricoter et philosopher sont trois activités. Pourquoi pas ? On en fait bien plus, rien que pour vivre chaque jour.

24Je dis que mon métier me suffisant, je n’ai pas jugé nécessaire de le quitter pour devenir psychanalyste par esprit d’opposition ou par manque de curiosité. Je ne tranche pas, mais je ne peux éviter de me demander ce que l’analyse a produit sur la philosophe de métier que j’étais devenue et suis restée. Il est certain que l’expérience analytique ne laisse pas en place la disposition philosophique à enseigner ou écrire dans ce domaine. D’abord, le travail philosophique a suivi la direction du travail analytique. L’un a accompagné l’autre ou en tout cas s’est déployé en concomitance avec l’autre. L’analyse a certainement engendré quelques cassures, ou quelques certitudes philosophiques. À dire vrai, je n’en avais pas beaucoup. Mais tout de même. J’ai appris – mais ne le savais-je déjà pas ? – qu’un travail impersonnel où le sujet ne s’implique pas ne mène pas très loin, ou peut engendrer un porte-à-faux dommageable. Toutefois, je ne me suis pas fixée sur Wittgenstein pour rien. Je peux parler ici de « rencontre » même si c’est avec la pensée d’un mort. Wittgenstein m’a parlé et je reste profondément marquée par son approche thérapeutique de la philosophie, même si par « thérapie », il ne faut pas entendre exactement la même chose que la psychanalyse individuelle. Wittgenstein a parlé de Freud, peu importe s’il l’a compris ou non. Il suffit qu’il ait compté, et il est évident que l’on n’a pas réussi jusqu’à maintenant à saisir l’essentiel de sa référence à la psychanalyse. Certainement, Wittgenstein en attendait non pas une science, mais une pratique. En quoi je ne peux lui donner tort. Quand il dit que l’explication en psychanalyse vaut l’explication en esthétique, ce n’est pas une critique, c’est presque une sorte de louange indirecte. Wittgenstein n’est pas opposé à l’esthétique. Bien au contraire.

25Quant à la lecture lacanienne de Wittgenstein ou le peu qu’on en trouve, c’est une grande chose. Sur la tautologie, Lacan a saisi l’essentiel du Tractatus. Certes, un peu vite et à l’emporte-pièce, mais il a touché juste. J’en ai abordé le point dans un numéro de Lysimaque sur « La réforme de l’entendement ». Lacan n’a pas pu lire le second Wittgenstein, ni le « dernier ». Il est difficile de savoir ce qu’il en aurait dit. Wittgenstein a échappé à bon nombre d’auteurs français, trop marqués par les années 1960 et encombrés de préjugés « anti-analytiques ». On le connaît mieux maintenant. On sait qu’il n’était pas un affreux « néopositiviste », un logicien désincarné, etc. Je dirais qu’un point sur lequel il faudrait même se pencher est la « vérification ». Là-dessus, à y regarder de plus près, on trouverait peut-être plus d’un point de contact entre Lacan et Wittgenstein sur le « réel » qui n’est pas la « réalité ».

26De même, concernant le langage, le Wittgenstein des années 1940 n’est pas loin de tourner son oreille vers les signifiants, bien qu’il en reste aux signes vocaux de mots qui résonnent dans une phrase articulée. Sa notion de l’usage avoisine l’idée de contexte acoustique, d’attention aux « aspects » acoustiques du sens. Mais c’est encore le « sens » qui occupe le devant de la scène. Pas les signifiants de lalangue. Non qu’il les aurait exclus. Mais il n’aurait pas jugé possible ni même souhaitable de les aborder méthodiquement. Ne pas se mêler de la profondeur d’un autre reste sa grande devise (cf. Fiches). Mais dans cette injonction négative retentit indubitablement la formule inverse. S’il y a une bonne façon de « se mêler des profondeurs » de quelqu’un, alors pourquoi pas ? La seule difficulté étant ce qu’il faut comprendre par « profondeur » et si c’est de « profondeur » qu’il s’agit. Jean-Claude Milner a rapproché l’inconscient du privé chez Wittgenstein. Qu’il n’y ait pas de règle publiquement intelligible d’un « langage privé » ne veut pas dire que le privé n’existe pas. Wittgenstein avait l’art de préserver ainsi des aires de « sens important » comme le privé, plus que tout autre. On sait bien que le sens important ne se justifie pas analytiquement. Le Tractatus fourmille de « sens importants », ni factuels ni vides. Et jamais Wittgenstein n’a soutenu que l’indicible était chose à ne pas dire du moment que l’expressif peut s’en emparer. Il faut seulement savoir que s’il fait malgré tout « parler », c’est moyennant des phrases expressives dont on ne tirera jamais un enseignement factuel ni un contenu doctrinal. La conférence sur l’éthique de 1929 est pleine d’expressions limites qui ne sont ni démontrables ni justifiables. Le plus intéressant chez Wittgenstein à mon sens est qu’il n’a jamais soutenu qu’il fallait une « police de la pensée ». Bien au contraire, il s’est penché sur le langage précisément en raison de sa capacité à « sonner drôle » ou étrangement. Les déraillages de langue de la pensée sont au fond ce qui l’interpellait le plus. Il était fasciné par la manière dont les philosophes « classent les nuages par leurs formes ». Voilà ce que j’ai retenu, et la psychanalyse n’est certainement pas pour rien dans ce que j’ai fini par retenir de Wittgenstein, qui d’ailleurs me sépare de bien de mes collègues wittgensteiniens.

27Je n’ai donc pas choisi la philosophie plutôt que la psychanalyse après la psychanalyse, mais la psychanalyse a modifié mon regard sur la philosophie, orientant mes choix sans confusion entre les deux. Mon hésitation à revendiquer un statut de science pour la psychanalyse repose en grande partie sur Wittgenstein, qui me donne un argument externe à la psychanalyse. Sa critique de la justification en philosophie, sa réserve à l’endroit des prétentions intrinsèques à une théorie de la connaissance dotée de fondements, tout cela est à mes yeux très important. J’ai compris en passant par la lecture de Wittgenstein que philosopher était en grande partie une manière de s’autojustifier, de chercher à gagner de l’autre une certaine légitimation. Bref, une affaire de culpabilité même si elle est orientée hors de soi sur autre chose d’apparemment objectif et impersonnel. J’ai donc joué indirectement ma propre culpabilité en participant ainsi à une telle pratique où la justification est la chose la plus communément effectuée quoique sur des objets de raisonnement pur. Il m’a fallu la psychanalyse pour mesurer jusqu’à quelle profondeur allait le désir de « donner des raisons » par la recherche de fondements, par exemple, ou l’examen d’une procédure légitimante. En revanche, ce qu’on pourrait appeler « l’aveuglement au signifiant » chez Wittgenstein pourrait fournir à la psychanalyse une sorte de contre-appui. C’est en confrontant le signe conceptuel au signifiant que l’on pourrait, je pense, donner le prolongement le plus intéressant à l’approche de ces deux « analyses », psychanalyse et philosophie du langage. Pour moi, c’est sur ce qui constitue un contraste entre les deux « analyses », ce sur quoi elles sont proches et différentes, que le travail reste à faire. Je trouve plus limité, quoique intéressant, le diagnostic wittgensteinienwaismannien de « névrosé obsessionnel » à propos du philosophe en particulier logicien « crispé sur l’essence ». De même, le diagnostic de compulsion à propos du logicien. Le psychanalyste s’en emparera avec délectation. Mais il n’ira pas loin. On ne peut aller bien loin à émettre un diagnostic psychanalytique sur des praticiens d’un domaine. On ne juge pas un domaine à un homme qui le pratique. Il reste que, instruit par l’expérience de la psychanalyse, on n’entendra pas de la même façon la charge un tantinet moqueuse, et même tournée contre soi-même, de Wittgenstein quand il décrit le philosophe comme quelqu’un qui, ayant fermé une porte, y retournera trois ou quatre fois pour s’assurer qu’il l’a bien fermée.

283. Il est un troisième effet, lié à la pratique. Pour embrayer sur cette proximité relative entre les deux « analyses », j’ajouterai volontiers une autre convergence frappante : l’importance du cas de préférence à la généralité. Chez les deux « analystes », le cas seul importe, même si chez Wittgenstein, il s’agit du cas de langage en contexte, et chez le psychanalyste, du cas singulier dans la pratique de la cure. Sous l’effet de la philosophie du langage et de sa critique de la généralité, je m’insurge souvent contre les grandes déclarations généralisantes, rejoignant ainsi également la méfiance du psychanalyste à l’endroit des pensées englobantes et des universelles. Je pense à cet égard que ce que Wittgenstein avait à dire de la psychanalyse a été sous-estimé ou mal compris. Il est difficile de parler en philosophe de la psychanalyse. Il faut déposer l’habit de philosophe pour un temps aborder quelque chose comme la psychanalyse. Freud l’a dit avec netteté. La notion philosophique de « conscience » a bouché la vue, faisant écran à des processus réfractaires à l’introspection, dont la dynamique nécessitait une autre approche que celle des psychologues de son temps. En combattant le primat de l’intellect, Wittgenstein n’est pas loin de rejoindre le point de vue thérapeutique du psychanalyste invitant à travailler sur soi en vue de voir le même autrement. Et s’il reste un parallélisme, c’est moins au sens où les deux approches ne se rejoindront jamais, qu’au sens où leur comparaison invite à des corrélations pour des traits partiels qui sont tout ce qu’il nous faut pour comprendre ce que nous disons.

294. Un quatrième effet contredit ce que l’on a longtemps soutenu à propos de l’analyse, à savoir qu’elle éloignait de la création. Mais les signifiants qui font chaîne dans une expérience de cure sont aussi peu créatifs que les signes vocaux sont thérapeutiques dans une expérience poétique. On ne « guérit » pas en écrivant. On ne devient pas écrivain en faisant une analyse. Cette séparation d’expériences est un bien. En revanche, et par un déplacement de registre dont j’ignore les ressorts profonds, loin de se porter tort, l’une peut faciliter l’autre ou lui profiter. Est-il nécessaire de savoir comment ? Ya-t-il un principe général qui permettrait de comprendre cette espèce de transvasement ? Je n’ai pas réponse à ces questions. Mais je le vis dans l’expérience poétique. Une chose est claire, la création a trait à la « sublimation » que les signifiants lâchés sur le divan devraient plutôt contribuer à déconstruire. Ce qui explique que l’on s’en prenne à l’analyse quand on prétend que la veine créative se tarit au cours de la cure. En réalité, la déconstruction ne met pas un terme à la création mais redistribue les cartes pour un dispositif éventuellement favorable à une activité de création. Dans la poésie, il y a cassure de l’usage. Ce n’est que sur les débris de l’usage que la composition peut s’élaborer. Il s’ensuit dès lors une autre « musique », une musique sans doute impure à laquelle aucun canon harmonique ne convient d’avance, une musique faite de débris, certes, de loques, et autres bouts et bribes, qui ne s’écoute pas en concert, mais se chante selon des modes non accordés dont l’expérience de vie en commun fait entendre plusieurs voix. On est plusieurs dans sa peau, a écrit le poète Henri Michaux. Rien ne me paraît plus vrai.

30Autrement dit, c’est, dans mon cas, à la « musique pure » que l’analyse a porté un coup fatal, à l’obsession de la pureté de l’appartenance quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’appartenance à une communauté de sang ou de travail (les philosophes analytiques forment une famille, les phénoménologues une autre… ), en tous cas au purisme en général, y compris celui de la musique au sens propre, comme certains déclarent n’aimer que la musique classique jusqu’à Beethoven et pas au-delà ! La pensée bien huilée, sans scories, une philosophie sans grincements, c’est comme un mécanisme auquel rien n’arrive et qui tourne à vide. La psychanalyse m’a appris à rechercher la pensée qui s’embraye avec les accidents que les travaux d’ajustement non garanti occasionnent.


Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/ess.014.0091

Notes

  • [1]
    Voir mon texte dans « Dispositifs de parole », dans M. Moscovici (sous la dir. de), L’Inactuel, Ed. Circé, 2000, p. 71.
  • [2]
    Voir note précédente : « Faire lien avec des mots », parabole de la tenture.
  • [3]
    Voir sur le croisement de ces deux voix le roman de Donia Fervante (à paraître) : Désarrois, Paris, Éditions d’Écarts.
  • [4]
    Caractérisé par une attention aux « aspects », aux questions de philosophie, de la psychologie.
  • [5]
    Voir mon article « Dicter ses pensées : questions de style », Essaim, n°7, Toulouse, érès, printemps 2001.

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