Essaim 2003/1 n° 11

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Article de revue

Le pur amour au temps de la mort de Dieu

Pages 249 à 265

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend la première partie d’une intervention faite le 7 mars 2003 lors d’une séance publique du séminaire du professeur Ossola au Collège de France consacrée à la discussion du livre de Jacques Le Brun.
  • [2]
    « Il y a quand même eu dans la suite un certain nombre de personnes sensées, qui se sont aperçues… que le comble de l’amour de Dieu, ça devait être de lui dire [… ] “si c’est ta volonté, damne-moi”, c’est-à-dire exactement le contraire de l’aspiration au souverain bien. Ça veut tout de même dire quelque chose : mise en question de l’idéal du salut, au nom justement de l’amour de l’Autre. C’est à partir de ce moment-là que nous rentrons dans… dans le champ de quoi ?… dans le champ de ce que ça devrait être l’amour, si ça avait le moindre sens », Lacan in Italia, La Salamandra 1978, p. 89. Dans cette même conférence Lacan parle à la fois de Rousselot, du pur amour et du couple uti/frui, ce qui montre à quel point l’ensemble de la problématique lui était effectivement présente.
  • [3]
    Jacques Le Brun Le pur amour de Platon à Lacan, Le Seuil 2002, p. 306 (référencé dans la suite « PAPL »).
  • [4]
    J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le Seuil, 1986, p. 152 ; référencé dans la suite « SVII ».
  • [5]
    Ibid., p. 217.
  • [6]
    Lacan conteste en particulier de façon répétée l’idée que « Si Dieu est mort, alors tout est permis ». Cf. F. Balmès Le nom, la loi, la voix, Toulouse, érès, 1997, chap. 3 et 6.
  • [7]
    Précisons ici que ce terme que je propose ne recouvre pas ce que Lacan a nommé les noms du père, comme le montre bien la confrontation à la thématique du pur amour. La chose, das Ding, ou la jouissance de la femme sont par exemple deux noms divins dans la théorie lacanienne, qui sont en relation avec l’expérience mystique, introduits dans les séminaires L’Éthique et Encore, et qui ne sont pas des noms du père justement.
  • [8]
    Je parle de l’expérience de l’être parlant. Le contresens serait de qualifier ces repères de « psychiques », et de rabattre la psychanalyse sur une psychologie, ce que Lacan combat farouchement (il pose par exemple que « la pulsion de mort est un concept ontologique ») et que Jacques Le Brun évite tout à fait.
  • [9]
    La référence à Spinoza est ici purement indicative et très approximative. L’analyse serait complexe. Son nom figure ici comme symbole de ce qui ressemble le plus au pur amour dans un espace autre que celui de la mystique, ou d’une mystique autre, qui est celui de la sagesse.
  • [10]
    Blanchot cité par Jacques Le Brun en donne dans L’écriture du désastre un analogue contemporain : « Puisse le bonheur venir pour tous à condition que j’en sois exclu ».
  • [11]
    PAPL, p. 316.
  • [12]
    Fénelon, Explication des maximes des saints, Œuvres t. 1, La Pléiade, p. 1035-1036 ; J. Le Brun, PAPL, p. 199.
  • [13]
    PAPL, p. 259.
  • [14]
    PAPL, p. 284.
  • [15]
    PAPL, p. 43-44.
  • [16]
    PAPL, p. 315.
  • [17]
    Lacan ne commet pas, le plus souvent, la simplification que nous nous autorisons ici (et que JLB lui reproche de faire dans Encore) en parlant d’amour extatique au lieu de théorie extatique de l’amour comme il faut le faire en toute rigueur.
  • [18]
    Les modernes théories biologiques de l’apoptose, suicide cellulaire programmé, pourraient renouveler les spéculations sur la pulsion de mort, voire altruiste, dans une optique biologique dont on sait que Freud cherche l’appui – à ceci près que la mort y est dénouée de la sexualité.
  • [19]
    J. Lacan, Écrits, Le Seuil 1966, p. 118-119. Référencé dans la suite « E ».
  • [20]
    E. p. 118.
  • [21]
    J. Lacan, Séminaire III, Les psychoses, Le Seuil, p. 286.
  • [22]
    Ibid., p. 287.
  • [23]
    PAPL, p. 314-315.
  • [24]
    L’identité de formule « L’Autre absolu » dans le séminaire sur Schreber, dans un temps de construction de l’autre A et de la même expression pour désigner la Chose, das Ding peut prêter à confusion ou faire difficulté. L’Autre et la Chose sont bien distincts, puisque l’Autre lieu du symbolique se définit justement par l’exclusion ou l’évacuation de la jouissance. Cette équivoque du vocabulaire se justifie pourtant dans une certaine mesure de ce que dans la psychose justement, cette séparation est effacée comme le montre bien le Dieu de Schreber.
  • [25]
    Lacan, SVII, p. 219 ; Jacques Le Brun, p. 314.
  • [26]
    PAPL, p. 339.
  • [27]
    PAPL, p. 318.
  • [28]
    Ibid., p. 319.
  • [29]
    Lacan, SVII, p. 357.
  • [30]
    Lacan S. XI, p. 247.
  • [31]
    PAPL, p. 342.
English version

1Sur Jacques Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002.

2Pour qui pense à partir de la psychanalyse, et pour qui la pensée désormais est impensable sans passer par l’apport immense et problématique de Jacques Lacan, le livre de Jacques Le Brun est précieux à bien des égards [1]. Il donne une confirmation, et il faut bien noter qu’elles ne sont pas si nombreuses, surtout à présenter la rigueur scientifique, de la fécondité de cette élaboration dans sa multiplicité successive qui permet ici une lecture renouvelée d’un champ historique extérieur, celui de la mystique – lecture qui, sans rien céder de la rigueur et de l’érudition universitaires les plus exigeantes, témoigne à l’égard de la psychanalyse et de Lacan d’une dette radicale.

3Disons aussi qu’inversement le lecteur de Lacan trouve un éclairage irremplaçable par la mise en perspective historique de la problématique de l’amour, du désir et de la jouissance chez Lacan avec l’expérience et la pensée du pur amour dans la mystique moderne, à y inclure les sources bibliques, augustiniennes, platoniciennes et médiévales.

4Il faut dire qu’il ne s’agit pas d’un rapprochement plus ou moins arbitraire opéré par l’historien : la référence à la mystique est chez Lacan constante même si le plus souvent rapide ou allusive ; la référence à la thèse de Rousselot également : on la retrouve dès 1948 et jusqu’en 1973. Cette année-là dans une conférence à Milan, la formulation précisément du pur amour et de la supposition impossible [2] s’y voit conférer une signification cruciale : c’est à partir de là, dit Lacan, qu’on entre dans le champ de ce que devrait être l’amour, « si ça avait le moindre sens ». En sorte que si Jacques Le Brun déchiffre chez Lacan la solution aux impasses du pur amour, cela répond aussi au fait que Lacan trouvait chez les mystiques les moyens nécessaires à penser l’amour dans la psychanalyse même.

5Ce « si ça avait le moindre sens » de Lacan nous met sur la voie d’une question majeure du livre et de notre lecture, qui se condense dans le mot « impensable ». Il y a dans le pur amour, au travers de ses différentes figures quelque chose d’impensable, le terme revient de façon lancinante. La condamnation de 1699 n’est donc que la face politique d’un échec plus essentiel. Impensable –, pourquoi précisément ? – devrons-nous demander. Jacques Le Brun le considère selon trois dimensions, théologique, philosophique et anthropologique diversement combinées.

6Or, à lire les chapitres sur Freud et sur Lacan on est frappé par l’affirmation récurrente que là les impasses de la théorie, voire de l’expérience du pur amour, trouvent des solutions ou un dépassement – au prix certes d’une mutation. Le pur amour, avec la pensée lacanienne de la psychanalyse deviendrait-il pensable – ou dépassé – ou les deux ? Le « si ça avait le moindre sens » cité plus haut indique bien que ce n’est pas si simple et Jacques Le Brun ne le méconnaît pas. Sa conclusion va plutôt vers un impensable essentiel, et nullement négatif. « Pourquoi impensable ? » ; « Quelles solutions des impasses grâce à la psychanalyse ? », ces deux questions nous les aborderons à partir de ce qui est nécessairement central, la question de Dieu – et celle corrélative de l’athéisme contemporain, mis en un premier temps par Lacan sous le signe d’époque de la mort de Dieu.

7Avant d’y entrer, je voudrais proposer à Jacques Le Brun une lecture possible de la place donnée à Lacan dans la construction originale de son objet. Je dirai que d’un point de vue purement formel cette place est homologue à celle du savoir absolu dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Je me hâte d’écarter les malentendus que peut faire naître cette provocation. S’il s’agit bien ici, comme chez Hegel de la succession des figures d’un objet qui n’est, à travers ces avatars ni identique ni différent, cette succession n’obéit à aucune téléologie, et aucune dialectique ne vient forcer la contingence ni plier à sa logique la précision historique de chacune des figures ou de leur enchaînement – tous travers d’une histoire philosophique dont Jacques Le Brun est bien éloigné. Aucun forçage ici des données empiriques au profit du système. L’accent mis sur la recherche impossible d’un système par Fénelon et les analyses très précises de cette notion données par Jacques Le Brun ne font pas argument pour mon parallèle, pour autant que lui, Jacques Le Brun, n’entreprend pas la construction d’un système.

8Voici maintenant l’analogie :
1. Comme le savoir absolu, Lacan dans le livre est à la fois la figure dernière de la série, et la figure de clôture qui en permet l’intelligibilité – non pas que l’histoire s’arrête, mais c’est la dernière historiquement produite.

92. En cette figure les impasses des figures précédentes trouvent, comme dans le savoir absolu, leur dépassement, leur solution et leur vérité. Ici, la référence hégélienne je ne l’invente pas. Qu’on se reporte aux pages 318-319 : la série des opérateurs hégéliens y est explicite pour caractériser l’apport de Lacan par rapport à la problématique du pur amour : dépasser, accomplir ou réaliser, donner la vérité de – et le terme d ’Aufhebung est formellement convoqué.

103. Cette figure porte sur l’ensemble des figures précédentes une lumière transversale, elle est ce qui permet de les lire (sans que ça aille jusqu’au fait qu’elle donne la loi de la série). Là encore, faut-il le préciser, le respect historien de l’objet interdit toute retraduction sauvage dans le vocabulaire de la psychanalyse. La lumière est plus secrète, un peu comme le savoir « en réserve » du psychanalyste.

114. À la fois figure ultime et lumière présente en toutes, ce point terminal est donc celui d’où le livre peut s’écrire, et en ce sens point de départ. Ce que Jacques Le Brun indique en disant que la psychanalyse ne change pas l’objet, mais chez l’historien, le sujet et donc le regard sur l’objet.

125. Enfin, pour la beauté de la chose, ce qui est la fin s’avère avoir été là au début, ou bien inversement le commencement contenait la fin : le Platon du Banquet lu à la fois par Fénelon, pour soutenir sa thèse, mais aussi par Lacan qui ici fournit la grille la meilleure. La corrélation est également puissante entre saint Augustin (uti/frui) et la problématique lacanienne de la jouissance, et Jacques Le Brun pointe chez Lacan une sorte de retour à saint Augustin.

136. Le point extrême de ce parallèle formel avec le savoir absolu serait de se demander si, comme chez Hegel, ce moment ultime n’implique pas en fait un véritable renversement de point de vue, une « conversion ». Le discours analytique, nous dit Jacques Le Brun, ne s’ajoute ni ne se substitue aux autres, « mais pénétrant les autres et pour ainsi dire le retournant, jouerait le rôle de révélateur de la vérité de ces autres [3] ». Et là on débouche sur mon sujet – la question de Dieu, et la nature de l’athéisme.

14Il n’y a dans cette homologie formelle aucune préméditation, j’en suis persuadé, plutôt l’attestation d’une rigueur logique qui s’invente. C’est une rencontre, qui vérifie à mes yeux l’applicabilité des schémas hégéliens par delà leur version dogmatique, ce que Lacan d’ailleurs a constamment affirmé.

15Je partirai maintenant de quelques étonnements et paradoxes, à travers lesquels je tente de m’approprier ce que nous apporte Jacques Le Brun.

16En abordant le livre je me demandais si ou comment la notion de pur amour, qui avait trouvé son élaboration spécifique dans un contexte théologique et plus précisément mystique gardait sa pertinence hors de ce contexte. Ceci est le pari de tout le livre, et l’idée même de configuration est faite pour répondre à cette question. La crise de la mystique moderne et l’élaboration fénelonienne étant clairement le point de départ et le centre, projette en arrière lumière et questions sur des figures antérieures qui lui servent de référence ; en avant, et là l’hypothèse est originale, et de type freudien : le refoulement historique dans le champ théologique à partir de la condamnation de 1699, de la problématique du pur amour, produit des retours ailleurs, dans des espaces non théologiques.

17Or, nous l’avons dit, Jacques Le Brun présente l’élaboration de Lacan comme apportant des solutions ou des issues aux impasses inlassablement soulignées dans les tentatives de théorisation du pur amour. Mais si on se souvient que l’exposé de la question chez Lacan est mis au départ sous le signe époqual de la mort de Dieu, on arrive alors au paradoxe suivant : le pur amour, cette thèse mystique, ne parvient à être pensé qu’au temps de la mort de Dieu – quand c’est la psychanalyse, et spécialement Lacan qui la pense. Je dirai d’emblée ma thèse.

18Si Lacan peut jouer rôle que Jacques Le Brun lui donne, c’est que ce qu’il a pu revendiquer comme l’athéisme psychanalytique est bien loin d’une pure et simple négation de Dieu. À cet égard le titre de mon exposé est quelque peu un trompe l’œil et un piège : en effet si, dans les séminaires L’Éthique et Le transfer t, Lacan, notamment sous influence heideggerienne, considère « Dieu est mort » (formule qui participe de l’oxymore souligné dans le livre comme inhérent à la théologie mystique) comme la vérité qui domine l’époque, il dira bientôt que telle n’est pas selon lui la vraie formule de l’athéisme au temps de la psychanalyse, mais bien plutôt « Dieu est inconscient » – autre oxymore. Qu’est-ce à dire ? Déjà L’Éthique en donnait la ligne qui est une déconstruction de « Dieu est mort » : « Il est clair, dit Lacan, que Dieu est mort [4]. » Ou bien : « On sait que Dieu est mort [5]. » Rigoureusement freudien, il précise alors que Dieu étant sorti du père mort, est mort depuis toujours, mort par essence. Oui, mais « Dieu, lui, ne le sait pas ». Et donc, qu’on le sache mort, eh bien ça ne fait rien de changé, notamment pour la jouissance aussi interdite que devant [6].

19Que signifient ces paradoxes (non moins impensables que le pur amour !) ? C’est ici que j’introduirai un terme que j’avais avancé naguère : les noms divins dans la psychanalyse. La psychanalyse repère un certain nombre de points de structure dans l’expérience de l’être parlant lue à partir de l’inconscient, qui correspondent à ce que la tradition religieuse et philosophique a nommé Dieu – et ceci donc indépendamment des convictions religieuses du sujet. C’est bien pourquoi contestant de plus en plus complètement l’énoncé « Dieu est mort », Lacan interpelle son auditoire en s’engageant à démontrer à tous et à chacun qu’ils croient en ce Dieu auquel la plupart sont assurés de ne pas croire. La psychanalyse produit ainsi une nouvelle analytique de Dieu, une multiplicité de noms divins [7], qui s’avèrent ici précieux pour relire l’expérience mystique et sa théorisation – mais il faut aussi noter à nouveau que Lacan s’est instruit auprès des mystiques jugés « moins bêtes que les philosophes [8] ».

20J’introduirai ici une remarque sur le statut différent de Freud et de Lacan au regard de la question du pur amour, et dans le livre. Freud invente la psychanalyse comme pratique, comme savoir et comme point de vue. Il forge les outils conceptuels fondamentaux qui vont permettre à Jacques Le Brun d’interroger à nouveaux frais l’expérience mystique du pur amour – la pulsion de mort, le narcissisme, le surmoi pour ne nommer que ceux-là. Les innovations lacaniennes restent entièrement conditionnées par la percée freudienne.

21Freud constitue-t-il pour autant une figure du pur amour ? Je n’en suis pas persuadé, et je marquerai donc là un petit écart à la position de Jacques LeBrun dans le livre. Lacan, explicitement, fait siennes les questions du pur amour et de la théorie extatique. Il n’est pas sûr que ces questions fassent sens pour Freud. Certes on ne peut qu’admirer la sorte de provocation par laquelle Jacques Le Brun trouve dans L’avenir d’une illusion, ce pamphlet rationaliste et antireligieux d’une rare virulence, un avatar du pur amour mystique. Et en effet la critique de Freud met en avant l’appel à renoncer à toutes les récompenses illusoires de l’au-delà, – ce qui consonne avec le sacrifice des biens éternels de la supposition impossible –, sans céder sur une passion intransigeante pour la vérité et en maintenant un amour désintéressé de l’humanité. Il s’agit là, notons-le, d’une position personnelle du sujet fondateur de la psychanalyse, plus que d’une position inhérente à la psychanalyse. Ce désintéressement-là, conjugué à la critique rationaliste des illusions du moi, me paraît s’inscrire davantage dans la ligne d’une sagesse de type spinoziste que dans la mystique du pur amour. L’absence pure et simple du partenaire divin fait ici la différence. Chez Spinoza, certes il n’est question que de Dieu, hors de toute récompense (amor intellectualis Dei) mais les religieux ont bien vu que ce Dieu ressemblait peu au leur [9].

22Quoi qu’il en soit ceci me conduit à une question : si le pur amour s’est avéré à la fois être la forme conséquente d’une certaine foi chrétienne, et impensable dans l’espace de la théologie où il s’inscrivait sans réserve, suf-firait-il de se retrouver dans un cadre athée pour que les obstacles tombent et qu’il devienne pensable ? On aurait ce paradoxe que le pur amour, invention mystique, trouverait sa vérité et son accomplissement par l’effacement de Dieu.

23Ne peut-on être tenté de penser au contraire que l’athéisme n’apporte pas tant la solution qu’il ne fait disparaître le problème en le vidant de sens ?

24Ainsi prenons la fameuse supposition impossible. Dans le traité Sur le pur amour Fénelon en donne une formulation remarquable. Soit dit-il, la supposition très possible que Dieu décide que mon âme s’éteigne avec mon corps – la mienne, pas celle des autres [10]. La libre souveraineté de Dieu autorise pleinement à penser, exige même, qu’on admette la possibilité qu’il ait une telle volonté pour moi sans contester les promesses de salut faites gratuitement par Dieu aux hommes dans leur ensemble. Devrais-je aimer moins Dieu pour autant ?

25Or bien sûr cette supposition de la mort pure et simple est devenue pour nous très possible (et peut-être malgré tout l’a-t-elle toujours été) non comme un décret singulier de Dieu qui me ferait la faveur d’une extermination particulière, mais comme la loi commune de l’être pour la mort. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de Dieu à qui on aurait pu le reprocher et qu’on pourrait malgré cela persister à aimer d’un amour entier et désintéressé. La supposition est donc possible mais, avec l’impossible, ce qui disparaît c’est la possibilité de l’amour que l’artifice de la supposition permettait de poser dans sa radicalité.

26L’amour (de Dieu) pourrait être désintéressé, il ne pourrait même être que cela sauf que son objet ayant disparu, il disparaît en même temps que ce qui le rendait impossible. Le consentement radical à la mort ne fait pas encore du pur amour.

27Jacques Le Brun le dit bien : « Il semble qu’avec la mort de Dieu et l’absence radicale de celui qui donne et est toute “récompense” soit radicalement dépassé le problème séculaire de la pureté de l’amour et du désintéressement total. Cependant Lacan mesure bien que cette mort ne fait que reposer à nouveaux frais la question [11]. »

28Dans des communications récentes Jacques Le Brun indique qu’à la fois le Dieu des mystiques n’est pas différent du Dieu de l’Église, que les mystiques ont toujours signé toutes les professions dogmatiques qu’on leur demandait, et qu’en même temps ils ont développé des manœuvres de suspension qui permettaient de contourner des aspects essentiels du dogme – ainsi la bonté divine contournée par la supposition impossible, l’arsenal d’une distinction de l’apparence et du fond dans l’épreuve de l’abandon par Dieu [12], etc.

29On pourrait presque symétriquement dire que Lacan sans contester l’athéisme, développe des manœuvres de suspension qui maintiennent possibles certains dimensions liées à l’expérience religieuse.

30Beaucoup de choses dans le livre vont dans le sens de cette hypothèse qu’il faut que quelque chose de Dieu soit maintenu pour que la configuration du pur amour garde son sens. Je ne peux ici examiner sous cet angle toutes les figures analysées dans le livre, mais par exemple dans le très riche chapitre sur Sacher Masoch [13] Jacques Le Brun, ayant montré que se trouve présentée la figure particulièrement convaincante d’un pur amour sécularisé (pas de mission, pas de prédestination, pas de salut) ajoute « Resterait à nous demander si un Dieu “propre” ne serait pas ici à la fois le destinataire et celui qui offre la récompense : une intériorisation de l’Autre, et en même temps la recherche d’un Autre sous la figure du témoin serait alors la contrepartie de cette sécularisation. »

31On peut formuler le problème autrement : la question du pur amour est-elle seulement celle d’un amour désintéressé, ou bien la relation au partenaire divin, à un partenaire absolu ou absolutisé est-elle une donnée constitutive de la configuration ? Cette question en recoupe une autre sur l’impensable : l’impensable tient-il au caractère radicalement désintéressé de l’amour et alors il serait d’ordre anthropologique ou philosophique, ou est-il théologique, et tient-il au fait que cet amour s’adresse à Dieu, à un Dieu personnel ? Dans cette dernière hypothèse se distinguent l’idée du Dieu de la promesse et du salut – source juive du christianisme, et l’idée de Dieu identifié au souverain bien, fondée dans la philosophie grecque.

32À cet égard on se rappelle l’argument très fort de Fénelon dans le même petit traité Sur le pur amour analysé par l’auteur au chapitre I : faut-il qu’un amour purement désintéressé, qui était très pensable pour les païens de l’Antiquité, de la créature à la créature (même si on concède que la grâce leur manquait pour vraiment le réaliser) devienne impensable pour « nous » qui avons la grâce ? De même madame Guyon demande : on admet très bien que couramment des hommes se sacrifient par amour pour le roi, pour la patrie, et on ne pourrait admettre le sacrifice d’amour pour Dieu ?

33Symétriquement on serait tenté de dire : est-ce que pour nous, au temps de la mort de Dieu, pour parler rapidement, l’amour désintéressé ne serait pas redevenu aussi facile à concevoir, quoique sur d’autres bases, que pour les anciens d’avant le christianisme ? « la fin des représentations du désir et de l’amour comme appétit général de la nature auquel participent non seulement l’homme mais toutes les créatures [14] », sanctionne la disparition de l’obstacle intellectuel du souverain bien (disparition que Lacan tentera de radicaliser au nom de la psychanalyse dans L’Éthique, mais qui est un effet du discours de la science).

34En somme l’amour désintéressé se conçoit bien aussi longtemps qu’il est profane, et ne se conçoit plus quand l’amour est sacré. Voilà bien un paradoxe. Enlevé le présupposé théologique de Dieu identifié au souverain Bien quelle difficulté reste-t-il ?

35L’amour désintéressé jusqu’au sacrifice de soi pour l’être aimé est une constante de l’expérience humaine. Il est clair également que cette perte consentie n’implique de façon nécessaire aucun goût de la mort, aucun désir de se perdre, aucune prévalence de la pulsion de mort. Au contraire on mettrait aujourd’hui en doute le désintéressement d’un acte de sacrifice de soi où l’on sentirait une telle aspiration – une satisfaction égoïste, fût-ce sous forme suicidaire. Donner sa vie par amour, non de la mort, mais de la vie, voilà semble-t-il la forme suprême du désintéressement pour la conscience moderne.

36Cela ne fait pas encore le pur amour dans la spécificité de sa question, et les pages où Jacques Le Brun s’appuie sur Blanchot [15] pour une profonde méditation qui distingue la mort pour d’un pur mourir l’indiquent bien. Mais il y a des formes du mourir à soi-même qui ne relèvent pas du pur amour.

37Cela ne suffit pas je crois à faire le pur amour, celui qui aspire à la perte de l’aimant comme accomplissement de l’amour et qui chante cette bienheureuse perte (comme le dit Jacques Le Brun dans sa belle conclusion). C’est donc à ce point qu’il me semble qu’à la dimension du désintéressement il faut ajouter celle théorisée par Rousselot comme extatique : non seulement se perdre pour l’autre, mais se perdre dans l’autre, jusqu’à, peut-être être perdu pour l’autre. Cet autre n’est pas toujours le partenaire divin ; conférer au partenaire de l’amour une position absolue est un geste qui traverse toute notre culture dans la réversibilité de la lecture mystique et de la lecture profane des dialogues de Platon comme du Cantique des cantiques. On aurait donc deux variables majeures distinctes dans la configuration. Le désintéressement étant constant, il y a – les formes avec Dieu et les formes sans Dieu ; – les formes avec partenaire, et les formes sans partenaire (Freud, Kant). Peut-on parler de pur amour là où il n’y a plus de partenaire et là où la relation à ce partenaire n’aurait pas un caractère « extatique » ?

38C’est la combinaison du désintéressé et de l’extatique (même si cette formulation n’appartient pas aux théoriciens du pur amour) qui expliquerait qu’il ne suffit pas que s’efface la perspective d’un Dieu rétributeur pour que cet amour devienne aisément pensable.

39En réalité sur cette question de l’impensable il faut donc distinguer dans les temps de la configuration les formes profanes antérieures au christianisme et les formes postérieures à la cristallisation du XVIIe siècle et à sa condamnation.

40De ces dernières Jacques Le Brun dit bien qu’elles sont « inévitablement marquées de la radicalité chrétienne ». Qu’est-ce cette radicalité, sinon la trace de l’absolu divin qui tout à la fois fait le pur amour impensable et sans lequel on ne le penserait pas.

41Voyons donc maintenant ce qui chez Lacan fait solution aux impasses du pur amour et ce qui peut-être les reconduit.

42Lacan, nous l’avons dit, ne psychanalyse pas les mystiques (pas plus que les artistes), il y prend appui pour penser l’amour en général.

43Jacques Le Brun indique [16] trois relations entre ce dont parle Lacan (dans L’éthique) et l’expérience des mystiques :

  • une intime parenté;
  • une modification radicale, une différence essentielle ;
  • un profond renouvellement de la question du pur, du désintéressé.
    Trois relations mises sous l’égide de l’absence de Dieu, et de la question du mal reposée dans cet espace.

44Le désintéressement n’est pas un terme spécifiquement usuel en psychanalyse. Mais si on se demande ce qu’il peut représenter, je crois que la psychanalyse en renouvelle ou en déplace sans doute l’idée, mais en renchérissant plutôt sur la difficulté. À certains égards la psychanalyse, qui ne vise en principe aucune élévation spirituelle de ceux qui s’y soumettent, représente pourtant une relève du soupçon que les spirituels et les moralistes chrétiens pratiquaient en traquant l’amour de soi caché sous ses masques : la présence du narcissisme en tout amour est posé comme un fait chez Freud, comme une question permanente chez Lacan – celle de la possibilité d’un amour qui ne s’y réduise pas.

45La pulsion de mort, dans ce contexte ouvre sans doute une possibilité propre à la théorie analytique de rendre pensable le désintéressement, de le fonder « anthropologiquement » ou métaphysiquement (« la pulsion de mort est un concept ontologique », dit Lacan) – mais ne serait-ce pas au prix de lui enlever toute portée morale ou spirituelle, toute valeur particulière.

46Mais le soupçon porte en outre sur une forme nouvelle des intérêts du moi : la psychanalyse montre que l’être parlant est prêt à tout, à tous les sacrifices, aux opérations les plus ruineuses, pour se dérober à cette perte spécifique qui se nomme castration, et l’amour est prédestiné à couvrir l’opération. Ceci ressort très bien de l’analyse par Jacques Le Brun de l’amour de Platon de Sacher Masoch : le renoncement à la possession de la femme a pour sens d’éviter de la perdre, le héros a ainsi trouvé tout, tout en un être qui n’est ni homme ni femme. Jacques Le Brun pointe bien ici la peur de la femme, qui est identique à la fuite devant la castration. C’est en quoi ce désintéressement ne saurait nous convaincre dans l’éthique propre de la psychanalyse.

47C’est par le biais de la possibilité ou non d’un amour extatique [17] que Lacan a rencontré cette problématique, plus que par celle du désintéressement dont la position proprement psychanalytique est pour le moins complexe. Peut-il y avoir un amour qui ne soit pas au bout du compte narcissique, qui s’adresse à l’autre comme vraiment autre, à l’autre en tant que tel ? C’est chez Lacan une question lancinante, souvent résolue de façon apparemment définitive par la négative. Or dans cette voie Lacan se réfère explicitement à Rousselot et à la distinction entre théorie physique et théorie extatique de l’amour.

48Il le fait déjà dans la conférence de 1948 sur L’agressivité en psychanalyse, en des termes qui nous intéressent. Il se livre à une critique impitoyable du thème alors en vogue dans la psychanalyse de l’oblativité de l’amour, conçue comme but à atteindre par la cure.

49Il y a bien, souligne-t-il, dans la sexualité biologique une tendance – mais parfaitement aveugle – dans le sens du dépassement de l’individu au profit de l’espèce [18]. Cette remarque, qui prend la suite de considérations de Freud dans Au-delà du principe de plaisir sur la connexion entre la sexualité et la mort, présente en quelque sorte un support biologique à l’amour désintéressé.

50Mais Lacan accentue surtout le côté indépassable du narcissisme inextricablement mêlé à l’agressivité, qui vient pervertir tout altruisme et dont aucune oblativité ne peut venir à bout [19].

51Or à ce démontage des illusions et des mensonges d’une idéalisation du rapport à l’autre, d’une certaine forme de désintéressement donc, Lacan oppose, un autre conception, plus lucide du dépassement de soi – celle de l’alternative théorisée par Rousselot : « Et les théoriciens du Moyen Âge montraient une autre pénétration, qui débattaient le problème de l’amour entre les deux pôles d’une théorie “physique” et d’une théorie “extatique”, l’une et l’autre impliquant la résorption du moi de l’homme, soit par sa réintégration dans un bien universel, soit par l’effusion du sujet vers un objet sans altérité [20]. »

52Cette indication non développée montre que ce n’est donc pas, bien au contraire, que Lacan pense qu’on ne peut ni ne doit franchir les limites du narcissisme. L’idée qu’il se faisait de l’analyse dans les années cinquante, lorsqu’il déclare que « nous formons des analystes pour qu’ils n’aient plus de moi » ne peut pas ne pas évoquer les chemins spirituels du détachement de soi.

53Convocation de Rousselot de nouveau, à partir de et à propos de la psychose, dans le Séminaire III en 1956. C’est en effet dans l’analyse des rapports de Schreber avec son partenaire délirant qui se nomme, pour lui comme pour beaucoup d’autres psychotiques, Dieu, que Lacan oppose un amour situé sur l’axe imaginaire de la relation à un semblable, et un amour qui a pour partenaire un Autre absolu. Lacan déclare alors qu’on ne peut comprendre la psychose sans l’éclairage de la théorie médiévale de l’amour et la mystique. Ce rapprochement est un topos de la psychiatrie mais il est traité ici tout autrement. Il ne prétend nullement faire des mystiques des psychotiques. Plutôt d’élever le psychotique à une dignité métaphysique comparable à celle du mystique, mais sans méconnaître l’abîme qui les sépare. Il s’agit pour lui de faire crédit à ce qui se présente comme analogie, mais aussi de repérer le point de structure de la différence. Dans la psychose la relation à l’Autre absolu et la relation imaginaire sont super-posées, et, dit Lacan, l’amour absolu est en même temps un amour mort, or tout témoigne que tel n’est pas le cas pour les mystiques.

54L’Autre grand A, Autre symbolique et non imaginaire, est le premier de ces termes que je désigne comme noms divins dans la psychanalyse. Qu’il ait un rapport étroit avec ce qui s’est nommé Dieu est explicite du début à la fin de l’enseignement lacanien. Il est pour Lacan très explicitement logiquement antérieur à celui de Père ou Nom-du-Père.

55Cet Autre cependant n’est pas un être, c’est un pur lieu. C’est bien en quoi Lacan peut dire en 1973 que la position de l’Autre était une manière même pas « de laïciser, mais d’exorciser le bon vieux Dieu ».

56De l’amour peut-il s’adresser à un lieu ? Autrement dit le grand Autre garde-t-il assez de substance pour que soit préservée la possibilité du pur amour qui nous paraissait s’évanouir quand disparaît le partenaire comme dans le désintéressement de la sagesse ? Or la théorie de l’Autre n’est pas moins complexe et oxymorique que la théorisation des mystiques. L’Autre n’est pas un être, ni une personne, on en viendra même à dire et devoir dire qu’il n’existe pas (quoique pas rien n’en existe). Toutefois il est un lieu d’adresse, et même l’adresse radicale qu’enveloppe toute adresse et qui la supporte, le Toi absolu et vide, et en ce sens il est le partenaire de l’être parlant.

57« Le second l’Autre absolu, est celui auquel nous nous adressons audelà de ce semblable, celui que nous sommes forcés d’admettre au-delà de la relation du mirage, celui qui accepte ou qui se refuse en face de nous, celui qui, à l’occasion, nous trompe, dont nous ne pouvons jamais savoir s’il ne nous trompe pas, celui auquel nous nous adressons toujours. Son existence est telle que le fait de s’adresser à lui, d’avoir avec lui un langage, est plus important que tout ce qui peut être un enjeu entre lui et nous [21]. »

58C’est une place, dont Lacan dit déjà, le prêtant à Freud « cet Autre est tout en soi, mais du même coup tout entier hors de soi [22] » (autre version de la topologie de l’extimité).

59Notons que si cet Autre, comme l’impliquent de nombreux textes, est inhérent à la structure du langage, alors il n’est pas moins donné à ceux pour qui n’existe aucun Dieu personnel.

60Le concept central, la grande invention du séminaire L’Éthique, c’est das Ding, la Chose. Das Ding est donc, dans ce séminaire, le principal « nom divin » dans la psychanalyse. Jacques Le Brun relève plusieurs points qui justifient le rapprochement, opéré par Lacan lui-même, entre ce qu’il construit comme das Ding et Dieu, spécialement celui des mystiques et que certains appellent das Ding[23] :

  • l’Autre absolu [24] du sujet; « au niveau des Vorstellungen, la chose non pas n’est rien mais littéralement n’est pas ». La chose est irreprésentable. Ces mots font directement écho à l’absence de déterminations que les mystiques reconnaissent en Dieu;
  • « l’oxymore ou paradoxe essentiel, caractérise le champ de la Chose, comme il caractérisait jadis le lieu de l’expérience mystique »;
  • l’extimité, topologie paradoxale de la Chose, est construite en référence explicite au Deus intimior intimo meo;
  • « les dernières épreuves, la nuit, l’abandon, la totale Hilflosigkeit » font une parenté essentielle entre l’expérience mystique et celle de la Chose;
  • Lacan précise le problème ainsi « Freud nous a laissés devant le problème d’une béance renouvelée concernant le das Ding qui est le das Ding des religieux et des mystiques, au moment où nous ne pouvons plus rien mettre sous la garantie du Père [25] ». Das Ding reste par delà la mort de Dieu, et il y a une réalité à penser de l’expérience mystique, en y incluant sa pensée. « Nous ne pouvons plus rien mettre sous la garde du Père », est une façon de dire que le temps de l’abandon vécu par les mystiques dans les dernières épreuves est devenu notre régime fondamental.

61Ce moment mystique de la nuit, de la sécheresse, de l’abandon et des dernières épreuves, Lacan, de façon répétée, s’y réfère pour faire hommage aux mystiques d’aller plus loin dans la vérité du rapport à l’Autre que tous les philosophes, et le mettre en relation avec ce qui constitue un temps crucial du trajet analytique, celui qui s’écrit d’une forme épurée, au sens de réduite à l’épure, par le mathème de l’Autre barré. C’est donc un troisième nom divin de la psychanalyse (une lettre), le plus en affinité avec la mystique. Troisième que nous rencontrons, il ferait quatrième si on le fait précéder de celui, assurément majeur de Nom-du-Père, dont il est frappant que le parcours de la mystique du pur amour ne conduise pas à le mettre au premier plan.

62Comme nom paradoxal de Dieu, la Chose, das Ding, est donc tout à fait distinct du premier de ces noms, à savoir l’Autre, l’Autre symbolique, et tout autant du seul nom freudien de Dieu, celui de père, que Lacan décline en imaginaire, réel et symbolique (ou Nom du Père). Analytiquement sa figure la plus proche est plutôt la mère que le père ; elle est la jouissance et non pas signifiant, elle est réelle et non pas symbolique. En elle-même la Chose est imprésentable, insymbolisable – clairement une figure de la transcendance. Mais du coup, innombrables sont les objets qui la présentent par substitution. (Cette puissance est en même temps la faiblesse de ce concept.)

63On voit bien que si la Chose réunit plusieurs des prédicats de Dieu, spécialement le Dieu des mystiques, elle en ignore ou en contredit nombre d’autres. Rien ou le Vide, noms de das Ding sont des noms divins dans certains discours mystiques, Jouissance de même. Mais qu’elle soit fusion du bien et du mal contredit l’axiome monothéiste de l’absolue bonté divine qui entre particulièrement en contradiction avec la mystique du pur amour quand celle-ci va jusqu’à la supposition impossible.

64Que résulte-t-il de cet athéisme très particulier pour la question du pur amour ? Le séminaire de l’Éthique tout entier peut être mis sous le signe de la mort de Dieu, avec les réserves que nous avons dites – sans compter que Lacan laisse équivoque si cette mort est celle que le Christ a incarnée ou celle de la foi qui s’est fondée sur lui. On peut cependant dire que das Ding est un nom divin du temps de la mort de Dieu. Nous l’avons, dit Jacques Le Brun, indique bien qu’il semble que le problème soit rendu obsolète quand le partenaire divin de cet amour s’est absenté, mais qu’en fait il est renouvelé. En effet il semble que l’athéisme enlève tout sens au problème. Il n’en est rien, et la solution célébrée par Jacques Le Brun ne veut pas dire cela.

65Le cœur de ce pourquoi Jacques Le Brun peut salue le dépassement de certaines impasses, le désintéressement rendu pensable, tient-il à l’absence de Dieu, spécialement d’un Dieu rétributeur ? Je crois que c’est plus encore la critique radicale de tout idée du Souverain Bien, rupture que Lacan ne prétend pas que la psychanalyse invente, il en recense au contraire les artisans et les témoins, mais le concept de das Ding la radicalise au nom de la psychanalyse. Cette rupture assurément est une forme d’athéisme puisque la rencontre de la philosophie grecque et de la révélation biblique a conduit à identifier Dieu et souverain bien – mais elle vise le point spécifique de la dogmatique qui rend le pur amour impensable.

66Complémentairement ce qui fait que Lacan libère de certaines impasses, c’est que la Chose, après l’Autre A, d’autres termes encore, inscrivent dans l’espace de l’athéisme moderne comme coordonnées fondamentales d’une expérience qu’on s’interdit de réduire à la psychologie, certaines arêtes précises et différenciées de ce qui a été l’expérience de Dieu. C’est bien ce que dit Jacques Le Brun quand (p. 339) il voit chez Lacan un retour à saint Augustin celui d’un Dieu inscrit dans les seules lettres de son nom DEUS [26].

67Donc le problème se renverse : comment se fait-il que la question même garde un sens – et aussi que demeure une difficulté –, dans ce contexte où il n’y a plus de perspective ni de châtiment ni de récompense suprême ? Est-ce seulement la difficulté anthropologique de l’amour désintéressé de la créature à la créature ?

68Ici peut-être convient-il d’introduire la différence entre amour et désir. Le mystique peut aimer de pure volonté un Dieu qui lui a soustrait tous les signes de son amour et de sa présence. Mais l’amour ne peut s’adresser à un Dieu purement et simplement absent. Un désir pur par contre est possible sans partenaire absolu, il est comme la volonté kantienne pur de tout objet, à condition d’avoir pour partenaire la mort.

69De l’amour à proprement parler dans L’éthique il est question : 1) à propos de l’amour du prochain; 2) à propos de l’amour courtois. Dans les deux cas il s’agit de faire apparaître, au-delà ou en deçà de la relation imaginaire que ce qui est visé c’est la Chose, das Ding.

70Mais ce sur quoi culmine L’Éthique n’est pas l’amour pur, mais le désir pur. Et ceci me conduit à une question que me pose ce moment de la lecture de Jacques Le Brun, et que je lui adresserai : la vérité du pur amour est-elle la pulsion de mort ?

71« Le µ? ?????du véritable être-pour-la-mort » ce cri dont l’écho a retenti à travers tout l’Occident pour exprimer l’inexprimable aspiration de l’homme à « ne pas être », à dire par ce non-être la vérité du total désintéressement de l’amour [27] ».

72« La pureté de l’amour, hors de toute utilité, intérêt, récompense et punition, hors même de toute perspective de sacrifice, est réalisée par cette expérience du désir, du désir désintéressé [28]. »

73Cette réalisation serait alors une Aufhebung aussi au sens d’abolition, car si la pureté de l’amour est réalisée par les expériences que Lacan situe comme celles du désir pur, c’est au prix que cette pureté ne soit plus celle d’aucun amour. Le héros tragique tel que présenté par Lacan n’est celui d’aucune réconciliation. Certes Antigone incarne un amour transcendant contre la loi, mais l’absolu de son refus s’identifie à l’appel de la mort. On voit bien comment la figure tragique du héros tragique incarné par Œdipe réalise le pur du pur amour : le franchissement radical de la limite du service des biens,« pour le héros, pour celui qui s’est avancé dans cette zone, pour Œdipe qui va jusqu’au µ? ?????du véritable être pour la mort, à sa malédiction consentie, aux épousailles avec l’anéantissement considéré comme le terme de son vœu [29] » (cf. en effet la supposition très possible de Fénelon). La malédiction consentie ne comporte aucun « que ta volonté soit faite », aucun amor fati. Le héros tragique vu par Lacan n’est pas celui qui dit oui au destin que lui assigne le signifiant, mais celui qui incarne le refus absolu dans le temps même où il l’assume jusqu’au bout et c’est bien dans cette ligne que Lacan commentera le personnage de Sygne de Coûfontaine, à partir du « non » de la pièce.

74Le désir pur tend à la mort, celle du sujet désirant, et celle de l’objet. La mort du désirant, c’est ce que montrent dans L’éthique et Le transfert les héros tragiques antiques (et modernes). La mort de l’objet c’est ce qu’indique le rapprochement opéré entre Kant et Sade et que Lacan redit dans le Séminaire XI : « La loi morale, qui à l’examiner de près, n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice, à proprement parler, de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine – je dis bien non seulement au rejet de l’objet pathologique, mais bien à son sacrifice et à son meurtre [30]. »

75Dans le même passage conclusif du Séminaire XI Lacan énonce : « L’amour dont il es apparu aux yeux de certains que nous avions procédé au ravalement ne peut se poser que dans cet au-delà, où d’abord il renonce à son objet. » L’amour ne peut donc se poser que comme désintéressé, mais désir pur et amour se distinguent comme le meurtre de l’objet et le renoncement à l’objet. Le pur amour tend à la perte, semble-t-il nullement de l’objet aimé, mais à celle de l’aimant, à un détachement de soi mené jusqu’à l’abolition, à la perte de soi.

76Il y a ainsi un écart certain entre le héros tragique qui ne cède pas sur son désir, et le mystique qui faisant l’épreuve de l’abandon radical par un partenaire à la jouissance duquel il est voué tout entier va jusqu’à la supposition impossible : « Si telle est ta volonté que je sois en enfer, ou éternellement mort, je ne t’en aimerai pas moins. »

77C’est bien ce que fait ressortir Jacques Le Brun dans sa belle conclusion « car cet amour pur se présente aussi comme pensée d’une expérience, et nombreux sont ceux qui ont vécu et pâti la pureté de l’amour, mystiques, poètes, ceux qui se sont volontairement perdus et qui de cette heureuse perte, n’ont cessé de chanter la nostalgie ou l’espoir renouvelé [31]. »

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend la première partie d’une intervention faite le 7 mars 2003 lors d’une séance publique du séminaire du professeur Ossola au Collège de France consacrée à la discussion du livre de Jacques Le Brun.
  • [2]
    « Il y a quand même eu dans la suite un certain nombre de personnes sensées, qui se sont aperçues… que le comble de l’amour de Dieu, ça devait être de lui dire [… ] “si c’est ta volonté, damne-moi”, c’est-à-dire exactement le contraire de l’aspiration au souverain bien. Ça veut tout de même dire quelque chose : mise en question de l’idéal du salut, au nom justement de l’amour de l’Autre. C’est à partir de ce moment-là que nous rentrons dans… dans le champ de quoi ?… dans le champ de ce que ça devrait être l’amour, si ça avait le moindre sens », Lacan in Italia, La Salamandra 1978, p. 89. Dans cette même conférence Lacan parle à la fois de Rousselot, du pur amour et du couple uti/frui, ce qui montre à quel point l’ensemble de la problématique lui était effectivement présente.
  • [3]
    Jacques Le Brun Le pur amour de Platon à Lacan, Le Seuil 2002, p. 306 (référencé dans la suite « PAPL »).
  • [4]
    J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le Seuil, 1986, p. 152 ; référencé dans la suite « SVII ».
  • [5]
    Ibid., p. 217.
  • [6]
    Lacan conteste en particulier de façon répétée l’idée que « Si Dieu est mort, alors tout est permis ». Cf. F. Balmès Le nom, la loi, la voix, Toulouse, érès, 1997, chap. 3 et 6.
  • [7]
    Précisons ici que ce terme que je propose ne recouvre pas ce que Lacan a nommé les noms du père, comme le montre bien la confrontation à la thématique du pur amour. La chose, das Ding, ou la jouissance de la femme sont par exemple deux noms divins dans la théorie lacanienne, qui sont en relation avec l’expérience mystique, introduits dans les séminaires L’Éthique et Encore, et qui ne sont pas des noms du père justement.
  • [8]
    Je parle de l’expérience de l’être parlant. Le contresens serait de qualifier ces repères de « psychiques », et de rabattre la psychanalyse sur une psychologie, ce que Lacan combat farouchement (il pose par exemple que « la pulsion de mort est un concept ontologique ») et que Jacques Le Brun évite tout à fait.
  • [9]
    La référence à Spinoza est ici purement indicative et très approximative. L’analyse serait complexe. Son nom figure ici comme symbole de ce qui ressemble le plus au pur amour dans un espace autre que celui de la mystique, ou d’une mystique autre, qui est celui de la sagesse.
  • [10]
    Blanchot cité par Jacques Le Brun en donne dans L’écriture du désastre un analogue contemporain : « Puisse le bonheur venir pour tous à condition que j’en sois exclu ».
  • [11]
    PAPL, p. 316.
  • [12]
    Fénelon, Explication des maximes des saints, Œuvres t. 1, La Pléiade, p. 1035-1036 ; J. Le Brun, PAPL, p. 199.
  • [13]
    PAPL, p. 259.
  • [14]
    PAPL, p. 284.
  • [15]
    PAPL, p. 43-44.
  • [16]
    PAPL, p. 315.
  • [17]
    Lacan ne commet pas, le plus souvent, la simplification que nous nous autorisons ici (et que JLB lui reproche de faire dans Encore) en parlant d’amour extatique au lieu de théorie extatique de l’amour comme il faut le faire en toute rigueur.
  • [18]
    Les modernes théories biologiques de l’apoptose, suicide cellulaire programmé, pourraient renouveler les spéculations sur la pulsion de mort, voire altruiste, dans une optique biologique dont on sait que Freud cherche l’appui – à ceci près que la mort y est dénouée de la sexualité.
  • [19]
    J. Lacan, Écrits, Le Seuil 1966, p. 118-119. Référencé dans la suite « E ».
  • [20]
    E. p. 118.
  • [21]
    J. Lacan, Séminaire III, Les psychoses, Le Seuil, p. 286.
  • [22]
    Ibid., p. 287.
  • [23]
    PAPL, p. 314-315.
  • [24]
    L’identité de formule « L’Autre absolu » dans le séminaire sur Schreber, dans un temps de construction de l’autre A et de la même expression pour désigner la Chose, das Ding peut prêter à confusion ou faire difficulté. L’Autre et la Chose sont bien distincts, puisque l’Autre lieu du symbolique se définit justement par l’exclusion ou l’évacuation de la jouissance. Cette équivoque du vocabulaire se justifie pourtant dans une certaine mesure de ce que dans la psychose justement, cette séparation est effacée comme le montre bien le Dieu de Schreber.
  • [25]
    Lacan, SVII, p. 219 ; Jacques Le Brun, p. 314.
  • [26]
    PAPL, p. 339.
  • [27]
    PAPL, p. 318.
  • [28]
    Ibid., p. 319.
  • [29]
    Lacan, SVII, p. 357.
  • [30]
    Lacan S. XI, p. 247.
  • [31]
    PAPL, p. 342.
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