1 Issu d’un colloque organisé en septembre 2012 à Marne-la-Vallée, cet ouvrage propose de discuter, à travers plus d’une trentaine de textes, l’intérêt des approches spatiales pour saisir les processus de construction et de reproduction des rapports de domination, pensés, dans une perspective matérialiste, comme des « rapports inégalitaires sur une base économique qui fondent des groupes sociaux antagonistes » (p. 11). Les approches matérialistes permettent ainsi d’articuler les analyses du capitalisme, du patriarcat et du racisme et peuvent nourrir de nouvelles géographies critiques et/ou radicales. Les deux premières parties, réflexive et épistémologique, interrogent la fabrication de la recherche radicale en géographie ainsi que les débats théoriques autour du « rôle » de l’espace. Les quatre autres parties sont thématiques et traitent de l’urbain, du genre, des « indésirables » et de l’environnement. Chacune comporte une introduction qui permet non seulement de présenter les chapitres, mais aussi de les replacer dans les débats qui structurent ces champs de recherche.
2 Le comité éditorial regroupe quinze membres, l’ouvrage compte quarante-cinq auteurs et autrices dont une majorité de géographes, sept sociologues, quatre politistes, deux anthropologues et un historien. Outre cette pluridisciplinarité, on note une diversité de statuts allant du doctorat à l’éméritat. Si la plupart des auteurs et autrices sont français-e-s, l’ouvrage est marqué par la référence aux travaux états-uniens, le « contingent des “Rutgers” » (selon l’expression de Salvatore Engel-Di Mauro, p. 380, comprenant Neil Smith, Don Mitchell et lui-même) marquant la première partie ainsi que la postface.
3 Il est impossible de rendre compte de l’ensemble des analyses et des terrains qui composent ce long et ambitieux ouvrage, ainsi que de tous les chapitres, d’une dizaine de pages chacun, qui s’inscrivent dans des discussions théoriques approfondies, voire, pour les parties 3 à 6, présentent des enquêtes, archives et données d’une grande précision. Je propose donc d’organiser ce compte-rendu en trois temps. J’aborde d’abord les questions théoriques autour de l’espace dans l’analyse des rapports de domination. Il me semble essentiel d’évoquer ensuite les positionnements et les engagements de recherche qu’impliquent ces analyses. Enfin, je discute plusieurs pistes de recherche ouvertes par cet ouvrage avant de pointer en conclusion quelques angles morts pouvant alimenter de futurs travaux.
4 L’appréhension de l’espace dans les rapports sociaux de domination pose d’emblée la question (théorique et méthodologique) du statut qui lui est accordé, qu’il soit pensé comme instrument de pouvoir, d’accumulation de capital ou comme support de solidarité et de résistance voire d’émancipation. Si plusieurs auteurs et autrices de l’ouvrage considèrent l’espace comme « un catalyseur de ces rapports de domination imbriqués dans la mesure où il les reflète, est construit par eux, et en même temps, les renforce » (p. 14), l’introduction de la première partie défend une approche dimensionnelle de l’espace, afin de dépasser une circularité souvent exprimée comme dialectique : « l’espace est tout à la fois expression, révélateur et vecteur des rapports de pouvoir. […] produit de rapports de pouvoir, en même temps qu’il produit à son tour des inégalités, de la vulnérabilité, de l’oppression : le processus est circulaire » (Bouillon, Choplin, Schmoll et al., p. 269).
5 L’approche dimensionnelle correspond à une posture antispatialiste pour laquelle « l’espace est un produit des rapports sociaux, sans possibilité d’action propre » (Ripoll, p. 95) : « l’espace n’est alors ni une cause ni même un produit social, car il est constitutif des rapports sociaux » (ibid., p. 97). Cela revient par exemple à considérer la structuration de l’espace comme produit de rapports sociaux (exploitation, domination, oppression) dans une perspective matérialiste (Pereira). L’approche féministe matérialiste, développée par Anne Clerval et Christine Delphy, montre comment « l’espace permet de réfléchir à l’articulation de ces rapports, en particulier le genre, la classe, la sexualité et la race » (p. 214). La lecture géographique des trois états du capital culturel bourdieusien prend en compte cette matérialité, en considérant également les représentations (liées aux dispositions des agent-e-s) et les maillages institutionnels.
6 Dans cette perspective dimensionnelle, qu’elle soit bourdieusienne ou (féministe) matérialiste, il ne s’agit plus de comprendre le « rôle » de l’espace, ce dernier constituant une clé de lecture et non un « facteur » déterminant et/ou isolable : « des rapports sociaux ayant une certaine configuration spatiale n’auront pas les mêmes effets sur les pratiques et les représentations que des rapports sociaux en ayant une autre. Impossible ici de penser “toutes choses égales par ailleurs” car une dimension n’est pas une “variable” isolable : si la structuration spatiale est constitutive des rapports sociaux, ces derniers changent avec elle d’une façon ou d’une autre » (Ripoll, p. 97).
7 L’intérêt pour l’analyse des rapports sociaux de domination ne peut se penser en dehors de trajectoires de recherche. Ce livre interroge ainsi de manière approfondie la fabrique de la recherche et l’articulation entre engagement des chercheurs et chercheuses et production de la science. L’introduction de la première partie pose trois questions : celle du rapport à l’institution universitaire, des méthodes (place de l’empirie dans l’administration de la preuve) et enfin de l’engagement dans des mouvements sociaux. De nombreuses contributions pointent l’aspect pluri- voire interdisciplinaire des questionnements critiques, Engel-Di Mauro en appelant même à une transdisciplinarité intégrant le domaine biophysique.
8 L’ouvrage permet ainsi de retracer les étapes historiques de la pensée critique et radicale en géographie : le renouveau actuel, en « lien fort avec les effets matériels du capitalisme néolibéral […] [et] la réception en France de la géographie radicale anglophone » (p. 9) fait suite à un affaiblissement durant les années 1980 et 1990, après l’âge d’or des années 1970. Ces positions critiques sont à replacer dans des contextes (institutionnels et sociaux), en prenant garde à ne pas attribuer trop rapidement les labels (Gintrac) ou étiquettes (Engel-Di Mauro) « radicaux » ou « critiques ». De telles étiquettes peuvent en effet favoriser des carrières universitaires (ibid., p.380) et ne remettre en cause que l’ordre des mots plutôt que l’ordre des choses (Mudu ; Garnier). Si le rapport à l’action est au cœur des pensées critiques, comme le rappelle Mitchell (p. 47 : « toute pensée radicale était inutile et vaine si elle n’était pas ancrée dans le monde réel et matériel »), l’utilité sociale peut constituer cependant un piège, en favorisant le « glissement de la critique vers la participation à la domination » (Metzger et Robert, p. 73).
9 Les transformations actuelles du champ universitaire posent la question des « niches » radicales (Smith), les contraintes institutionnelles plaidant pour la constitution d’espaces critiques extra-universitaires (Mudu) appuyant de nouveaux modes recherche (coproduction).
10 Outre ces considérations théoriques, épistémologiques et méthodologiques, trois éléments transversaux à l’ouvrage me semblent dégager des perspectives de recherche particulièrement stimulantes. La plupart des contributions interrogent les stratégies, les résistances et les modes d’action des groupes dominés dans leur dimension spatiale, à partir du constat introductif selon lequel la « redéfinition des rapports de domination comme des sujets de l’émancipation accompagne les transformations de leur dimension spatiale » (p. 7). Matthieu Giroud et Mathieu Van Criekingen (p. 137) posent ainsi la question des ressources propres et des aspirations spécifiques au cœur des stratégies individuelles et collectives concourant à l’urbanisation du capital. La question est posée en ce qui concerne les régimes d’action par Stéphane Cadiou, qui montre que les commerçants niçois s’organisent selon un régime de proximité dont on peut interroger l’efficacité. Il arrive aussi que les résistances sortent du registre de la stratégie pour considérer des tactiques quotidiennes qui remettent en cause la normativité des espaces (par exemple dans une perspective queer développée par Cha Prieur) ou l’invisibilisation des indésirables (Bouillon, Choplin, Schmoll et al.). La question de la diversité des modalités de remise en cause d’un ordre social, toujours spatial, reste ouverte : dans quelle mesure les groupes dominés peuvent-ils résister sans s’appuyer sur des pratiques de groupes dominants (Clerval ; Renard) ? Ou, pour reprendre les mots de Marion Lecoquierre (p. 309), citant Steven Pile : « de quelle manière les mouvements de protestation peuvent-ils contourner ou dépasser ces contraintes, “occuper, déployer et créer des spatialités alternatives de celles définies à travers l’oppression et l’exploitation” (Pile, « Introduction: opposition, political identities and spaces of resistance », in Michael Keith, Steven Pile éd., Geographies of resistance, Londres, Routledge, 1997, p. 3) ? »
11 Un deuxième enjeu concerne la caractérisation des groupes sociaux. Giroud et Van Criekingen pointent les limites de la prépondérance actuelle des classes moyennes dans les analyses sur l’urbain, souvent réduit aux métropoles. Max Rousseau montre que cette focalisation sur les classes moyennes correspond à un regard dépolitisé sur la ville. Les contributions de cet ouvrage mettent en évidence les fines distinctions qui structurent ces « classes moyennes ». L’hétérogénéité des classes sociales et les questions autour de la définition précise des groupes sociaux étudiés contribuent à déconstruire l’opposition simple entre dominant-e-s et dominé-e-s. Ce livre permet ainsi de dépasser un certain nombre de catégorisations binaires : espace privé/public, domestique/travail, Nord/Sud, à travers, par exemple, les migrations (Miranda).
12 Enfin, plusieurs chapitres interrogent les configurations institutionnelles et les politiques publiques à l’œuvre dans la structuration spatiale des rapports de domination. Les questionnements anciens sur l’État néolibéral peuvent être relus au prisme de la revalorisation actuelle des acteurs privés dans l’urbanisation du capital (Giroud et Van Criekingen), notamment à travers le désengagement de l’État (Metzger et Robert), qui peut se traduire par un poids croissant des pouvoirs locaux dans un contexte de compétition territoriale (Drozdz). La remise en cause d’un prisme d’analyse national plaide pour une approche scalaire (Planel) : « la capacité à passer d’une échelle à l’autre, et plus encore, à atteindre l’échelon supérieur devient déterminante pour se faire entendre » (Bouillon, Choplin, Schmoll et al., p. 271).
13 Deux pistes d’investigations complémentaires peuvent être tracées. Malgré l’importance du miroir états-unien, il serait intéressant de dépasser le cas français pour interroger le positionnement radical dans d’autres contextes, ce qui permettrait de développer les approches dé- ou postcoloniales, peu présentes dans ces textes. L’enseignement constitue un deuxième enjeu sur lequel il semble utile de poursuivre des réflexions critiques : comment penser un enseignement ou un apprentissage radical qui ne se limite pas aux amphithéâtres universitaires ? La clé de lecture spatiale ouvre ainsi des pistes critiques en matière d’enseignement primaire, secondaire et supérieur, par exemple à travers la remise en cause des normes qui régissent les espaces scolaires (salles de classe et rôles attribués aux enseignant-e-s et élèves, organisation genrée des cours de récréation, faible ouverture des écoles et des universités, etc.).
14 En conclusion, je souhaite insister sur le grand intérêt de cet ouvrage qui tient notamment aux courtes introductions permettant de saisir d’emblée des enjeux de recherche et des positionnements critiques replacés dans la littérature scientifique, mais aussi dans l’histoire de la recherche. Il tient également à son ouverture faisant dialoguer des travaux sur les risques environnementaux, les migrations, le genre, l’urbanisation, etc., même si l’on peut regretter que l’organisation thématique de l’ouvrage, découlant des ateliers du colloque, limite la formulation de considérations théoriques transversales. Surtout, au-delà de la variété des approches critiques et radicales, l’ensemble des chapitres contribue à déconstruire l’illusion de la pensée dominante pour qui l’espace est « considéré comme neutre, objectif, comme s’il pouvait exister sans les gens […] fragmenté, isolé, comme si ce qui se passait à un endroit n’avait rien à voir avec ce qui se passait ailleurs » (Engel-Di Mauro, p. 384).