Notes
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[1]
En réalité allées du Président-Franklin-Roosevelt.
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[2]
Entretien réalisé avec A., 50 ans, travailleuse sociale, participant au mouvement des Gilets jaunes, juin 2019.
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[3]
Je ne reviendrai pas ici sur l’aspect classiquement répressif ; plusieurs organismes de défense des libertés dont la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat des avocats de France ont créé un observatoire des pratiques policières, et un rapport a été publié en mars 2019, [url : http://lesaf.org/wp-content/uploads/2019/04/Rapport-OPP-web.pdf]. Si les récentes manifestations des Gilets jaunes ont remis la question au centre des débats, celle-ci avait déjà fait l’objet d’une tribune intitulée « Manifester en France, c’est risquer de finir en prison », [url : https://www.liberation.fr/debats/2015/04/17/manifester-en-france-c-est-risquer-de-finir-en-prison_1246031]. Il faut replacer ces questions dans les débats sur la « criminalisation des luttes » et les répressions politiques (voir Codaccioni, 2019). Notons qu’en 2009, un étudiant, Johan Celsis, était éborgné par un tir de flash-ball d’un policier dans la rue Alsace-Lorraine lors d’une manifestation.
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[4]
Entretien réalisé avec S., 38 ans, aide à la vie scolaire, participant au mouvement des Gilets jaunes, juin 2019.
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[5]
Entretien réalisé avec S., 45 ans, chômeuse, participant au mouvement des Gilets jaunes, juin 2019.
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[6]
C’est-à-dire une prépondérance de l’économie de marché dans la gestion urbaine, par le développement de partenariats public-privé et par une rationalité spéculative orientée vers la maximisation de la rente foncière.
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[7]
Ville de Toulouse, Rapport de la commission des grands travaux sur les rues dites longitudinale et transversale. Séance du 19 février 1870, p. 5.
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[8]
Le grand magasin Aux Dames de France est bâti en 1904. En 1963, Monoprix réalise un autre édifice entièrement dédié au commerce. Dans ces mêmes années, surgissent les Nouvelles Galeries en annexant un hôtel particulier du 17e arrondissement dans une rue contiguë. Notons aussi le siège du journal La Dépêche, construit par Léon Jaussely, qui, par sa façade art déco, unique à Toulouse, accentue l’aspect monumental de la rue.
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[9]
Capitol Info, no 168, été 2007, p. 24.
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[10]
Ibid., p. 25.
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[11]
Capitol Info, numéro spécial Alsace-Lorraine, mars 2010. Les citations suivantes sont toutes issues de la même publication.
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[12]
Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à quelques kilomètres de Toulouse, dans le cadre de la lutte contre un projet de barrage, Rémi Fraisse s’écroule, une partie du cou arrachée par une grenade tirée par le gendarme Jean-Christophe Jasmain lors d’une manifestation.
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[13]
Voir [url : https://www.ladepeche.fr/article/2015/03/02/2058740-manifs-zadistes-commercants-centre-ville-prets-autodefense.html], consulté le 7 octobre 2019.
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[14]
Voir [url : https://www.ladepeche.fr/article/2015/02/28/2057827-manif-zadistes-commercants-centre-ville-veulent-creer-zone-defendre.html], consulté le 7 octobre 2019.
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[15]
Voir [url : https://actu.fr/occitanie/toulouse_31555/manifestation-gilets-jaunes-
toulouse-violence-commercants_20532786.html], consulté le 8 octobre 2019. -
[16]
Près de 7 millions par an selon Samy Prost-Romand ; entretien avec Pascal Badina, responsable du service « détagage » du pôle Centre de la ville de Toulouse, 31 janvier 2019, Toulouse.
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[17]
L’organisation du dicible et du visible qui soutient et justifie la répartition des tâches et des rôles, liée à une répartition des avoirs, « des parts et des places » pour reprendre l’expression du philosophe. Elle « relève autant de la spontanéité supposée des relations sociales que de la rigidité des fonctions étatiques » (Rancière, 1995, p. 52).
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[18]
La Dépêche du Midi du 15 mai 2020, [url : https://www.ladepeche.fr/2020/05/15/gilets-jaunes-a-toulouse-la-federation-des-commercants-contre-attaque-et-organise-une-
manifestation-samedi,8889337.php], consulté le 27 mai 2020. -
[19]
France 3 Occitanie du 28 avril 2020, [url : https://france3-regions.francetvinfo.fr/au-commissariat-1821814.html], consulté le 11 février 2021.
Contrôler l’espace urbain, c’est parvenir à en déposséder le peuple, en finir avec cette exubération dangereuse des groupes et des foules, donner à chacun une place qui soit enfin limitée.
Dans la lutte pour la signification du politique, les places matérielles jouent un rôle décisif. Ce combat ne peut qu’être flanqué, et en aucun cas remplacé, par la lutte pour l’attention, pour les médias, pour la presse, pour la communication des masses médias. Pour qu’une révolution éclate, il faut que des chaînes sautent, que des contraintes architectoniques et que des forces (très « -asymboliques ») soient désactivées, il faut que quelque part une porte soit enfoncée.
1L’un des moyens de compter pour quelque chose, c’est d’être compté dans la rue, l’histoire est vieille comme la cité. Ainsi, « inscrire un nom dans le ciel », pour reprendre les mots de Pierre Simon de Balanche (Rancière, 1995, p. 45), est aussi une affaire d’espace, et non pas simplement une question discursive. Prendre lieu et place dans « l’espace public », s’inscrire dans la ville, pour être vu et entendu bien au-delà de la rue elle-même. Cette « rue » n’est pas pour autant un espace vide qu’il s’agit de remplir. Elle est un cadre bâti qui induit des prescriptions, des interdits, des autorisations et, par là, pèse sur les possibilités de s’y inscrire (Schwarte, 2019, p. 8). C’est aussi, comme espace public, une « puissance formante » (Quéré, 1995, p. 94) qui valorise les comportements appropriés, « civils », porteurs des valeurs abstraites de l’urbanité « comme manière correcte d’occuper et d’employer la ville ; autrement dit, de passer de citadin à civilisé » (Delgado, 2016, p. 12). Policer la rue est alors le but et le moyen du pouvoir. Et la création d’un espace public avec ses droits et ses devoirs, ses animations et ses ornements est l’un des moyens de la production de cet ordre, dans et par l’espace. Un ordre qui est bien entendu tout autre chose qu’un « aménagement de l’espace » : l’inscription dans l’espace public est l’un des moyens pour les groupes et les individus de construire une existence sociale et politique.
2En prenant les ronds-points d’abord, puis en s’installant de manière récurrente dans les centres-villes pendant soixante-dix samedis consécutifs, les Gilets jaunes ont mis cet ordre en crise – jusqu’à ce qu’une pandémie mondiale vienne mettre le mouvement sur pause. Les rues ont été la scène d’un conflit politique où le « on est là » des Gilets jaunes était confronté à des opérations de maintien de l’ordre qui ont souvent été traitées comme sortant du commun. Il semble plus pertinent, au contraire, de les observer dans la continuité, d’une part, d’un « enférocement » du maintien de l’ordre (Rigouste, 2012) et, d’autre part, de pratiques d’effacement (Barra, 2019) ; ces dernières se déployant au niveau municipal et s’insérant dans les stratégies d’étouffement de la contestation par les pouvoirs publics (Talpin, 2016). Dès lors, tenter de saisir cette séquence dans une continuité plus que dans une rupture permet de comprendre ce qui se met en lumière à l’occasion de cette confrontation. L’hypothèse que travaille cet article est que la pratique spatiale des Gilets jaunes, en produisant un contre-espace public, révèle une contradiction de l’espace (Lefebvre, 1974, p. 385). Contradiction entre le manque de lieux concrets et symboliques permettant la rencontre, le dialogue et l’élaboration politique pour les secteurs populaires d’une part et, d’autre part, l’hégémonie des commerçants sur le centre toulousain.
3Ce qui est développé ici s’adosse à une ethnographie de ma ville, une attention portée à la transformation de la ville et de l’urbain, du bâti et des pratiques – un travail qui est à la fois expérience à la première personne et retour réflexif sur cette expérience (Mariani, 2019). Ainsi, c’est dans une participation aux manifestations dans cette ville depuis 1995 que s’établit une réflexion sur la question de la production d’un espace contestataire. Dans le même temps, l’aménagement urbain tend à prendre une place toujours plus importante en tant que politique d’intervention sur le social. Des observations ont été menées tout au long de la séquence de manifestations dites Gilets jaunes entre le 24 novembre 2018 et le 14 mars 2020. Des entretiens ont aussi été menés entre les mois de mai et juillet 2019 avec des personnes se reconnaissant comme Gilets jaunes et participant à des activités liées à ce mouvement, en particulier les manifestations. Enfin, un travail d’archives a permis de mettre en perspective sur le plan historique l’aménagement du centre-ville de Toulouse.
4L’article présente d’abord succinctement le déroulement des manifestations toulousaines en mettant l’accent sur certains aspects saillants. Ensuite, il dessine les contours de l’hégémonie commerçante sur le centre-ville de Toulouse. Pour finir, il tente d’expliciter comment la configuration de l’espace public, à la fois comme espace bâti et espace symbolique, participe à l’empêchement des mobilisations des secteurs populaires.
Les manifestations Gilets jaunes du samedi à Toulouse : la production d’un espace propre
5Cette mobilisation, dite des Gilets jaunes, ne se laisse pas définir facilement ni par un mot d’ordre ni par une définition des participant-e-s. Et, si elle a fait éclater les cadres dominants de perception des mouvements sociaux (-Jeanpierre, 2019, p. 18), elle revêt indéniablement un caractère populaire. C’est à proprement parler une irruption qui, si elle prend racine dans des causes identifiables, ne peut être réduite à l’une d’elles, et fonctionne comme un repère identitaire. Sans représentation formelle qui puisse s’insérer dans le fonctionnement du gouvernement représentatif, être visible et audible a été, pour les Gilets jaunes, un objectif permanent qui a pris corps notamment dans une pratique spatiale originale. La hausse du prix du carburant est la raison première des appels à se manifester, elle est très vite associée avec des questions plus larges relevant du pouvoir d’achat et dans un second temps de reconnaissance sociale. Les ronds-points deviennent alors un espace public populaire de discussion et d’organisation où émergent de nombreuses revendications. Ces espaces réappropriés restent tout au long du mouvement une référence importante de la même façon que le fameux gilet fluorescent. Partie de l’occupation dans les périphéries, de centres commerciaux, d’échangeurs autoroutiers, de rocades et de ronds-points, le 17 novembre 2018, la mobilisation des Gilets jaunes gagne rapidement le centre des villes pour manifester les samedis. Cette pratique, d’abord complémentaire des installations plus permanentes sur des ronds-points, devient le moment d’apparition principal du mouvement après l’évacuation de ces derniers à partir de la mi-décembre 2018. À Toulouse, dès le 1er décembre, chaque manifestation est un moment de conflit intense. De fait, les parcours de celles-ci sortent des cadres établis et, notamment, s’installent dans l’hypercentre commerçant. De manière très particulière, le mouvement des Gilets jaunes existe par et dans l’espace qu’il sécrète et qui lui donne forme et visibilité.
6La ville rose a connu soixante-dix samedis de manifestations. Il n’y a pas une fin de semaine où, même si le groupe n’excède pas cent personnes, un cortège ne se forme pas dans les rues. Depuis plus d’une dizaine d’années, les manifestations s’y déroulent en majorité sur les grands boulevards qui ceinturent le centre historique, le parcours variant à la marge selon l’affluence. Les manifestations du samedi des Gilets jaunes constituent une rupture nette avec ce schéma. Si une certaine ritualisation s’est mise en place, notamment le départ à 14 heures sur une place du centre-ville dite Jean-Jaurès [1], le parcours n’a jamais été déposé en préfecture et ne s’est jamais figé. Le point de rassemblement, à la jonction du centre ancien et des boulevards, permet un départ soit vers le centre-ville, soit vers les boulevards. C’est souvent la configuration du dispositif de maintien de l’ordre qui induit la direction de la manifestation. Dans une première phase, la foule forme un cortège, c’est le moment des retrouvailles et des discussions. « Les manifs d’abord c’est une drogue, pour moi c’est une communion avec d’autres gens qui sont aussi énervés que moi… faut que je fasse gaffe à ce que je dis… qui sont aussi en colère que moi. Pour moi c’est une communion avec des gens qui sont révoltés [2]… » Les aérosols commencent alors à peindre des slogans sur les murs, les vitrines et le mobilier urbain. Après quelques manifestations, les banques, assurances et agences immobilières ont recouvert leurs vitrines de panneaux de bois qui offraient alors des surfaces idéales à l’apposition de phrases plus ou moins poétiques, plus ou moins revendicatives. Celles-ci sont immédiatement prises en photographie et se retrouvent rapidement sur les réseaux sociaux. Dans ce mouvement social où la représentation ne s’est jamais figée, les slogans peints jouent un grand rôle. Ils sont reproduits de ville en ville, de manifestation en manifestation, circulant et se répondant, appuyant diverses revendications. En cela, ils font intégralement partie de l’expression multiforme de ce mouvement, d’autant plus quand ils sont apposés sur des monuments. Le slogan « Les Gilets jaunes triompheront » écrit sur l’Arc de Triomphe à Paris symbolise tout entier ce 1er décembre tumultueux qui a fait trembler la bourgeoisie parisienne. À Toulouse aussi, l’apposition de slogans sur les façades du bâtiment municipal, le Capitole, a été l’un des arguments pour l’interdiction de cette place aux manifestations. Mais retournons dans le cortège qui suit encore son cours tranquille. Cette première phase dure plus ou moins longtemps selon les samedis. Il y a de longs moments où le cortège fait un passage dans la ville, explorant parfois les ruelles, épuisant les boulevards, mais ne cessant pas d’investir le centre-ville. La rue Alsace-Lorraine, artère la plus large du centre historique, récemment piétonnisée, devient un autre passage obligé des manifestations. Des entretiens, réalisés avec des personnes ayant participé aux manifestations et se revendiquant Gilets jaunes dans le courant de l’année 2019, ressort une certaine joie d’être là, ensemble, et d’entendre résonner les chants. Et si au départ le chant principal et fédérateur était « Emmanuel Macron oh tête de con, on vient te chercher chez toi », exprimant l’inimitié fondatrice à l’égard du président de la République, très vite, le chant « On est là, on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur » l’a supplanté. Comme les graffitis, les chants et slogans ont circulé, via les réseaux sociaux et les rendez-vous nationaux, de ville en ville et de manifestation en manifestation.
7La seconde phase de la manifestation peut survenir plus ou moins rapidement, mais elle est systématiquement déclenchée par le lancement des premiers gaz lacrymogènes de la part des forces de l’ordre. Dès lors, la manifestation change de physionomie, la plupart des personnes présentes « s’équipent » : il s’agit de protéger ses yeux et sa respiration avec du matériel allant du simple foulard au masque à gaz intégral. Ensuite, selon le degré de l’attaque, soit le cortège continue de manière plus dense et moins joyeuse soit il est dispersé en de multiples groupes qui cherchent à refaire un cortège et à rester visibles, à résister à leur dispersion [3]. Il est notable que souvent ces premières attaques sont liées à la confiscation de la ou des banderoles situées en tête du cortège. Comme si, par ce coup de force, il s’agissait de dénier à cette mobilisation son caractère de « manifestation », de lui supprimer les attributs permettant de la percevoir comme moyen politique revendicatif. Par la suite, la dynamique consiste à chercher, inlassablement, à reformer un cortège dans le centre-ville. Le chant « On est là » sonne alors comme un défi, il ne s’agit pas seulement de dire sa présence à un tiers imaginaire sur le mode de la revendication, mais bien de s’affirmer et de faire groupe. Littéralement, le chant permet de réunir des groupes épars qui se reconnaissent et peuvent dès lors se regrouper. Dans ce second moment, la « confrontation » avec les forces de l’ordre prend des formes très différentes, de la simple fuite (le plus souvent) à la barricade et à l’affrontement direct (beaucoup plus rarement et sur des temps relativement courts). Quelle que soit la configuration, le souci est très vite de se rassembler, de rester et de « tenir la rue ». Il est ainsi très rare que les manifestations se terminent avant 18 heures alors même que les « premiers gaz » ont parfois été lancés dès 14 h 15. Quelques groupes isolés restent à chanter dans la ville assez souvent après 19 heures. Et si le parcours et le déroulement des manifestations rendent celles-ci particulières, leur temporalité l’est tout autant. Outre leur durée, souvent toute l’après-midi, et leur longévité, plus de soixante-dix semaines, leur répétition sur la journée du samedi relève d’une double rupture. Une rupture avec la dimension de la grève : la manifestation n’est pas inscrite dans le temps de travail, mais prise sur le temps du non-travail. Et une rupture dans le temps de la reproduction sociale : ce temps du samedi après-midi est celui des courses, de la consommation. Il y a tout à la fois production d’un rythme, d’un rendez-vous régulier et occupation d’un moment clé de la vie sociale :
Le côté positif, c’est l’espèce de masse que les gens font dans la rue et quand on est nombreux et qu’on est là pour une même idée… Je me dis : ah y’a pas que moi qui pense comme moi, on est nombreux à penser comme ça. Cette masse-là, elle te porte. Y a plein de gens autour de toi… y a des handicapés… ça, c’est vachement beau… ça me fait du bien… J’attends les samedis pour aller manifester. Je ne programme plus rien le week-end pour aller manifester [4].
9Le déroulement des mobilisations toulousaines semble montrer un rapport différent à la « manifestation ». On peut noter une certaine rupture avec ce que Patrick Champagne (1990) a désigné comme « des manifestations de papier ». Non qu’il n’y ait aucune visée de médiatisation, l’importance de l’automédia par les réseaux sociaux et les relations avec les journalistes témoignent en effet de l’attention portée à la « visibilité médiatique », mais ce qui est directement vécu prend une consistance particulière. C’est une pratique spatiale, où les corps sont en jeu. Et, alors que les Gilets jaunes ne constituent ni un groupe social homogène ni un groupe professionnel, les manifestations sont un des lieux de constitution du groupe :
De belles rencontres, on en fait tout le temps, de tous les milieux : y a des patrons, des chômeurs, des handicapés. Beaucoup de retraités, l’autre fois devant y avait une banderole, que des mamies qui avaient fait une banderole elles-mêmes. Qu’elles se battaient pour les grand-mères. C’est des rencontres tous les samedis. Même sur les ronds-points ou à la maison citoyenne, c’est que des belles rencontres [5].
11Dans cet espace de rencontres, de confrontations et d’expériences s’est formée une sensibilité – des éléments d’une identité collective. Les destructions de biens qui ont jalonné certaines manifestations ont aussi rompu avec une certaine séparation entre ceux et celles qui pratiquent les dégradations et l’ensemble du cortège. Si celles-ci n’ont jamais cessé de faire débat dans les cortèges, il y a eu des moments de véritable liesse collective. Ainsi, le 20 janvier 2019, deux agences bancaires sont mises à sac sur l’avenue Alsace-Lorraine par plusieurs centaines de manifestant-e-s. La nature des « cibles » et leur localisation dans le centre-ville en font des symboles parfaits d’une colère qui ne veut pas seulement s’exprimer, mais marquer un territoire, se l’approprier. Pendant de longues minutes, alors que certain-e-s s’acharnent à détruire les vitrines puis l’intérieur même des agences, la manifestation reste statique et chante. Les personnes tout autour apportent un soutien passif à l’action en cours qui donne aussi lieu à des discussions, des critiques, des échanges d’arguments sur le bien-fondé des événements. Un public (Dewey, 2010) se forme là. Un moment similaire avait déjà eu lieu le 8 décembre 2018, lorsque des barricades d’une ampleur inédite avaient été érigées sur les boulevards. Alors que d’autres cortèges avancent encore dans d’autres endroits de la ville, une foule dense et bigarrée s’installe autour des barricades dont certaines sont enflammées. Les gardes mobiles restent à distance, évitant ainsi l’affrontement. Que les barricades soient érigées devant le musée d’art moderne ajoute au surréalisme de la scène. Pourtant, ce n’est pas par le spectaculaire des destructions, ou par des combats de rue, que les manifestations ont produit un espace propre, c’est par la répétition et la détermination à ne pas quitter le centre-ville commerçant.
De l’haussmannisation à la métropolisation : l’hégémonie commerçante du centre-ville
12Ces manifestations ne s’insèrent pas dans un espace neutre, réceptacle ou décor, elles s’inscrivent dans une texture qui détermine « un usage collectif et individuel » (Lefebvre, 1974, p. 69). L’espace social comme produit est un résultat, « effet d’actions passées », mais il permet et interdit, également, des actions. Il contient les rapports sociaux de production et de reproduction en trois niveaux imbriqués : reproduction biologique, reproduction de la force de travail, reproduction des rapports sociaux de production. « Par des représentations symboliques, il les maintient en état de coexistence et de cohésion » (ibid., p. 42). Je m’appuie ici sur le cas spécifique de la rue Alsace-Lorraine en ce qu’elle est le produit de deux moments de l’histoire urbaine toulousaine. D’abord, l’haussmannisation marque le début de l’intensification de la marchandisation du sol et de la spéculation immobilière, alors que, dans le même temps, la formation de « l’espace public » doit servir un projet politique (Clerval, 2013, p. 3033). À Toulouse, ce sont deux percées, dites longitudinale et transversale, qui sont mises en chantier à la fin du xixe siècle. Ensuite, l’entrepreneurialisme urbain [6] (Harvey, 2014) se traduit dans cette ville par un aménagement du centre-ville comme vitrine (au propre comme au figuré) de la ville et la prédominance d’une logique de concurrence avec d’autres métropoles, ce que l’on peut désigner par le terme de « métropolisation » (Leroy, 2000 ; Ghorra-Gobin, 2010). On voit donc, d’un côté, le pouvoir de la municipalité s’affirmer dans l’aménagement urbain qui n’est pas simplement une organisation du bâti et de la circulation, mais bien une intervention sur les mœurs et les pratiques des habitant-e-s ; et, de l’autre, une bourgeoisie commerçante prendre une part importante de ce pouvoir et une place centrale dans la ville. La rue Alsace devient un point de référence, en attirant les populations périphériques vers ce centre commercial qui prend des allures de « capitale ». Nous avons affaire alors à une texture urbaine marquée par un espace public pacifié sous hégémonie commerciale.
13De la première phase, allant du Second Empire à la Troisième République, le récit officiel retient que la municipalité voulait « aérer » la ville, tout en mentionnant l’inépuisable argument « du notable accroissement de la population toulousaine et de l’insuffisance des rues affectées au service de la grande et de la petite voirie » [7]. La réalisation de ces voies détruit un chapelet de petites places avec leurs boutiques et inaugure l’ère des grands magasins (Morvan, 2008, p. 294). C’est l’avènement du commerce « moderne » avec entrée libre, libre-service et prix fixe. La ville se met au service de l’exposition commerciale en favorisant, par l’urbanisme, le développement des vitrines et des magasins de luxe « à l’imitation de ceux de Paris » (Coppolani, 1963, p. 303). Un nouveau style de vie accompagne ce commerce « moderne » avec, notamment, un nouveau rapport à la dépense, « il s’agissait pour les plus luxueux d’entre eux de susciter le désir au-delà du besoin, de rendre manifestes les appétences réprimées par la culture de l’épargne » (Morvan, 2008, p. 302). Les nouveaux immeubles sont dotés d’une surface commerciale importante en rez-de-chaussée, puis surgissent les premiers édifices entièrement dédiés au commerce, au cours du xxe siècle [8].
14La modernité automobile et la multiplication des centres commerciaux en périphérie fragilisent cette centralité commerciale. L’un des plus importants quartiers populaires de Toulouse, le quartier Saint-Georges, presque attenant à la rue, subit une longue rénovation pour donner à la ville un centre « digne d’une capitale régionale » (Béringuier, 1966 ; Arnauné-Clamens, 1977). Doté d’une grande surface, d’une galerie marchande et d’autres surfaces commerciales, cet aménagement moderniste ne supplante pas le centre historique et la rue Alsace qui est la cible de nouveaux investissements à l’aube du xxie siècle. Deux phases de travaux se sont succédé, une première annoncée en mars 2007 où il est question de redonner « vie à la rue Alsace », mais aussi de « penser le centre-ville dans son ensemble ». Cette seconde option prend plus de force et de sens dans la seconde phase initiée en 2010.
15Le premier aménagement consiste à réduire l’espace de la voiture et se limite à une opération d’« urbanisme tactique » (Douay et Prévot, 2016) : peinture au sol, élargissement des trottoirs, « partage des espaces » vélo, piéton, voiture et disposition de mobilier urbain transitoire. Le discours municipal est explicite : « Compte tenu des désagréments provoqués par les travaux [du métro], il est juste que la mairie fasse cette action en faveur des commerçants. » [9] Ce lieu, « le plus grand espace commercial de la région » [10], retrouve sa vocation, qu’il a déjà endossée au début du xxe siècle, de dispositif de transformation des habitudes et des pratiques des habitant-e-s. Pas moins de cinq associations de commerçants regroupant les quelque 1 682 commerces du centre-ville accompagnent le projet d’aménagement. Des agents de médiation en rollers, dispositif organisé conjointement par les commerçants et la municipalité, tentent de régler les conflits qui se produisent entre les flux piétons qui s’intensifient et les autres modes de transport qui ne sont pas encore déportés. C’est aussi la mise en place « expérimentale » de la vidéosurveillance en partenariat avec trois associations de commerçants. Quelque dix ans après, les caméras sont présentes de manière massive dans la ville (la mairie de Toulouse en revendique plus de quatre cents sur son site internet en novembre 2020).
16La seconde phase a lieu à partir de 2010, le projet est confié à une « véritable signature » [11], Bruno Fortier, lauréat de « prestigieuses récompenses ». La rue Alsace-Lorraine doit désormais « contribuer à construire l’image d’une métropole contemporaine en offrant un plateau unique, et avant tout vivant ». Piétonisation, pavage et travail sur la perspective marquent cet aménagement : « Nous allons travailler sur la subtilité du vide, avec peu de mobilier urbain », avance l’architecte, entérinant de fait sans trop de modifications les principes de la phase précédente. Pourtant ce projet répond bien à l’essor d’une logique urbaine marquée par la gestion néolibérale. De manière concomitante, le célèbre urbaniste Joan Busquets est nommé par l’établissement du Grand Toulouse (communauté urbaine depuis 2000 qui devient Toulouse Métropole en 2015), qui lui confie l’ensemble de l’aménagement du centre élargi dit « octogone toulousain » et au-delà. En effet, on parle aujourd’hui de conquête des faubourgs dans le cadre du projet de quartier d’affaires en bordure de la gare, qui doit accueillir une tour de 150 mètres de haut destinée à placer la ville sur la carte des « grandes métropoles ».
17Dès la première rénovation en 2007, l’aménagement entrave les manifestations, en coupant la continuité de la circulation sur l’axe. Le passage des véhicules est d’abord rendu difficile par des potelets mobiles puis impossibles par des potelets fixes. Plus globalement, à partir de 2013, la circulation dans le centre est régulée par des bornes rétractables sous contrôle de la police municipale. Cela a pour résultat le déport des manifestations sur les boulevards qui entourent l’écusson central. À peu près dans le même temps, la multiplication des événements monopolise l’espace. Cette dynamique se fait progressivement, sans discours explicite pour la justifier, dans une logique de répartition fonctionnelle des espaces dans une société pacifiée (Garnier, 2008) : sur les boulevards, les protestations encadrées et dûment déclarées ; au centre, le commerce et ses animations.
18C’est à l’occasion des conflits sociaux que le vernis de pacification se craquelle, laissant apercevoir la vérité d’un espace dominé. Les manifestations qui font suite à la mort de Rémi Fraisse [12], à l’automne 2014, ont fait émerger un discours explicite sur l’usage du centre. Discours que l’on retrouve, à l’identique, lors des manifestations des Gilets jaunes à partir de décembre 2018. Et si la composition des manifestations est différente, relevant davantage d’un schéma de mobilisation politique, leur déroulement est largement similaire. Le schéma, rassemblement, tentative de cortège, dispersion par usage massif de gaz lacrymogène provoquant une multiplication des points de conflictualité et des dégradations, se reproduit tout au long du mois de novembre 2014. Ces manifestations ont lieu, le plus souvent, les samedis et dans la zone du centre. Des commerçant-e-s font la demande « de ne plus autoriser les manifestations en hypercentre et de les dévier systématiquement sur une zone n’affectant pas le commerce du centre » [13]. Demande assortie de la menace de se défendre par elles et eux-mêmes face aux manifestant-e-s : « Dans l’avenir, si vous et vos services n’étiez pas en mesure d’assurer la sécurité de nos biens et de nos clients, nous serions contraints de nous organiser pour défendre nous-mêmes la zad de l’hypercentre de Toulouse contre toute agression extérieure. » [14] Quelques années plus tard, la même menace est adressée aux autorités : « Certains commerçants n’ont aujourd’hui plus rien à perdre et pourraient se faire justice eux-mêmes à force de perdre les nerfs. “C’est un miracle s’il n’y a encore rien eu de grave à Toulouse. Le préfet est prévenu”. » [15] Ces menaces n’ont pas eu de suite, mais n’ont-elles pas pour fonction de participer à la coproduction d’un ordre légitime ? En s’affichant par voie de presse, elles contribuent, d’une part, à affirmer l’illégitimité de la présence des manifestations en centre-ville et, d’autre part, à légitimer l’action des forces de l’ordre dans la répression de celles-ci.
L’espace public contre les mobilisations populaires
19Ce retour sur l’historique du centre, convoquant l’exemple de la rue d’Alsace-Lorraine, permet de repérer le rôle de l’urbanisme dans les formes de « répression à bas bruit [qui] s’exercent moins par la force brute que par petites touches insidieuses, orientant les pratiques directement ou par anticipation » (Talpin, 2016). Un dernier élément vient à l’appui de ce constat, l’effacement systématique des slogans et des opinions écrites sur les murs lors des manifestations. Toulouse est une des villes qui dépensent le plus pour l’effacement des écritures urbaines en France (Prost-Romand, 2018) [16], mais ici, le nettoyage des rues après le passage des manifestations est une priorité absolue. Dès le dimanche matin, les équipes municipales s’attachent à faire disparaître toute expression des cortèges de la veille. L’action est d’autant plus frappante qu’elle vise des panneaux de bois, destinés à protéger les vitrines des banques et des sociétés d’assurances et qui sont, par nature, voués à disparaître. Le nettoyage consiste en fait, en grande partie, en un recouvrement de peinture aux teintes aléatoires. Ainsi, il n’y a pas à proprement parler de « nettoyage », mais bien censure. Le geste interroge par sa célérité et son obstination. D’une certaine façon, il éclaire la dispute en cours qui relève bien d’une lutte symbolique pour la représentation dans l’espace public, celui-ci étant indissociablement physique et politique. Ainsi, le nettoyage, en réalité un recouvrement de peinture, peut être considéré comme un dispositif policier, permettant de maintenir à distance ce qui pourrait menacer l’ordre existant de répartition des parts et des places (Rancière, 1998). Il s’agit d’invisibiliser une parole. D’une certaine façon, cette pratique contribue à ramener le mouvement des Gilets jaunes à une révolte sans cause et sans but précis. C’est en définitive une dépolitisation de la protestation. La manifestation est en quelque sorte renvoyée à un caractère « barbare » dans la première acception du terme, elle n’a pas le droit de cité. Ce n’est pourtant pas un dispositif exceptionnel lié à une situation particulière, c’est une politique mûrement réfléchie et commune à de nombreuses villes dans le monde (Barra, 2019 ; Engasser, 2019). Sa cible est l’espace public, son moyen est l’effacement et son but est le maintien d’« une police » (Rancière, 1998). La conséquence en est de réduire les possibilités d’espaces publics propres aux secteurs populaires.
20Cette obsession de l’effacement, qui concerne aussi l’affichage, s’attaque en premier lieu aux messages à caractère politique, interprétés comme des « anomalies » ou des « injures », et effacés en priorité. Les autres inscriptions, tags et graffitis, sont, elles aussi, renvoyées au rang de salissure et de déchet et, en tant que telles, supprimées. Dès lors la gestion policière, au sens que Rancière donne à la police [17], de l’espace public, dont justement l’action des forces de l’ordre n’est qu’un moment, peut être comprise comme une puissance démobilisatrice. Il s’agit de pouvoir réunir les foules sans que jamais n’émerge une mobilisation, non pas de vider l’espace et de le maîtriser, mais au contraire de le saturer de signification pour en empêcher toute appropriation physique ou symbolique. Arlette Farge a donc raison de dire que « l’enjeu est vital » (1977, p. 21). Il l’est d’ailleurs tout autant pour le « peuple » que pour celles et ceux qui ont intérêt à conserver le pouvoir dans l’ordre des choses et dans le maintien de l’ordre. Les fractions populaires périphérisées, privées de centre concret et symbolique, sont mises dans l’impossibilité de secréter un espace et de le faire valoir comme légitime, avec ses modes d’expression, ses colères et ses raisonnements. Si elles s’expriment, elles doivent rester à leur place, elles sont privées d’un « espace public plébéien » (Breaugh, 2013) ou d’un « contre-espace public », pour reprendre les catégories d’Henri Lefebvre. La possibilité même de produire un espace social qui leur soit propre est déniée, et par conséquent l’existence comme groupe également (Lefebvre, 1974, p. 65). Et si ici les observations concernent les manifestations dans l’hypercentre, une réflexion similaire pourrait être menée sur l’évacuation des ronds-points. Ces expulsions relèvent d’une tactique de l’effacement et d’une stratégie de la dispersion, privant les Gilets jaunes d’un lieu de rassemblement et de discussion. Il est possible d’ailleurs que cette bataille des ronds-points ait été bien plus décisive, sur la répression de la puissance populaire des Gilets jaunes, que celle du centre-ville documentée dans cet article.
21« Les questions portant sur le fait de savoir qui peut séjourner dans quel lieu, qui peut exprimer quoi, s’adresser à qui et se déplacer où, sont en particulier des explosifs sociaux considérables » (Schwarte, 2019, p. 371). Il est patent que la bataille se porte sur ce même terrain. Son cœur réside dans la reconnaissance des Gilets jaunes, comme entité pensante et parlante, à être les protagonistes d’un conflit politique et donc à être en capacité légitime de dire le bon et le juste, le mauvais et l’injuste. A contrario, les pouvoirs publics veulent renvoyer les manifestant-e-s hors des murs de la cité, dispersant les cortèges et effaçant leurs expressions, dans un effort de maintenir à distance les questions politiques pour mettre en avant les nécessités du maintien de l’ordre : la mise en scène d’un conflit entre l’ordre et le désordre, la civilisation et la barbarie. Pourtant, les « inapproprié-e-s » prennent lieu et place, faisant événement et c’est là que, dans le même temps, se constitue un partage et que ce partage devient sensible. Le « peuple » des Gilets jaunes du samedi après-midi ne préexiste pas à sa pratique, il se constitue à travers celle-ci. C’est dans leurs émergences sensibles, dans la mise en contact des corps, que ces liens participent de la puissance, deviennent autre chose que des caractéristiques sociologiques, des options éthiques ou des choix politiques individuels. Nous n’avons pas affaire à un mouvement social classique s’inscrivant dans les institutions de régulation existantes, mais à une transformation des modes de faire et d’agir. Ces manifestations, qui se maintiennent au-delà de toute temporalité connue, ne font pas seulement émerger un sujet politique, elles instituent un contre-espace public.
22Ainsi, nous avons vu comment les manifestations avaient difficilement pris lieu et place dans le centre de Toulouse où la texture urbaine contribue à garder à distance la possibilité même du politique comme contestation des parts et des places. Cette inscription, par laquelle les Gilets jaunes se constituent, ne peut être alors que conflictuelle. Si la pandémie a mis en pause cette conflictualité, elle reste bien vivace. En témoigne cet extrait d’un communiqué de commerçant‑e‑s du centre-ville qui annonçait une contre-manifestation :
Pour la première fois en 18 mois, le préfet de région Occitanie a interdit la manifestation des Gilets jaunes. Mais nous devons rester vigilants sur le maintien de l’ordre ! Nous nous rassemblons pour bien lui faire comprendre que « le monde d’après » le covid19 ne sera plus « le monde d’avant ». C’est notre dernière chance pour éviter que les manifestations reprennent tous les samedis [18].
24Le maire a assisté à ce rassemblement du 16 mai 2020 et, ce, malgré l’interdiction préfectorale. Une forte présence policière empêche tout autre attroupement, de nombreuses amendes sont distribuées aux personnes désignées comme Gilets jaunes sur les lieux habituels des manifestations. Il y a eu pourtant quelques rassemblements épars ici ou là, on a pu entendre des chants et sentir les prémices d’un cortège vite dispersé. Nous étions alors à l’aube du déconfinement (avant le prochain confinement), dans le cadre d’un état d’urgence sanitaire qui avait vidé les rues. À Toulouse, mais aussi ailleurs, des personnes ont été arrêtées [19] pour avoir placé sur leur balcon des banderoles qui contestaient la gestion de la crise, l’obsession de l’effacement encore.
25Le contrôle de l’espace public ne se résume donc pas au « maintien de l’ordre » dans les manifestations. Il relève d’un continuum de dispositifs policiers visant à conserver l’hégémonie de la définition de son bon usage et des comportements appropriés pour le vivre ensemble. Ce qui est évacué, c’est la possibilité même de la production d’un contre-espace public, et cela prive les classes populaires d’une ressource essentielle pour leur mobilisation, accentue leur dispersion et favorise leur démobilisation. Les laissant sans lieux symboliques pour se connaître et se reconnaître, pour inscrire « un nom dans le ciel » ou, pour le moins, s’inscrire dans la ville comme sujets pensants et agissants.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
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[1]
En réalité allées du Président-Franklin-Roosevelt.
-
[2]
Entretien réalisé avec A., 50 ans, travailleuse sociale, participant au mouvement des Gilets jaunes, juin 2019.
-
[3]
Je ne reviendrai pas ici sur l’aspect classiquement répressif ; plusieurs organismes de défense des libertés dont la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat des avocats de France ont créé un observatoire des pratiques policières, et un rapport a été publié en mars 2019, [url : http://lesaf.org/wp-content/uploads/2019/04/Rapport-OPP-web.pdf]. Si les récentes manifestations des Gilets jaunes ont remis la question au centre des débats, celle-ci avait déjà fait l’objet d’une tribune intitulée « Manifester en France, c’est risquer de finir en prison », [url : https://www.liberation.fr/debats/2015/04/17/manifester-en-france-c-est-risquer-de-finir-en-prison_1246031]. Il faut replacer ces questions dans les débats sur la « criminalisation des luttes » et les répressions politiques (voir Codaccioni, 2019). Notons qu’en 2009, un étudiant, Johan Celsis, était éborgné par un tir de flash-ball d’un policier dans la rue Alsace-Lorraine lors d’une manifestation.
-
[4]
Entretien réalisé avec S., 38 ans, aide à la vie scolaire, participant au mouvement des Gilets jaunes, juin 2019.
-
[5]
Entretien réalisé avec S., 45 ans, chômeuse, participant au mouvement des Gilets jaunes, juin 2019.
-
[6]
C’est-à-dire une prépondérance de l’économie de marché dans la gestion urbaine, par le développement de partenariats public-privé et par une rationalité spéculative orientée vers la maximisation de la rente foncière.
-
[7]
Ville de Toulouse, Rapport de la commission des grands travaux sur les rues dites longitudinale et transversale. Séance du 19 février 1870, p. 5.
-
[8]
Le grand magasin Aux Dames de France est bâti en 1904. En 1963, Monoprix réalise un autre édifice entièrement dédié au commerce. Dans ces mêmes années, surgissent les Nouvelles Galeries en annexant un hôtel particulier du 17e arrondissement dans une rue contiguë. Notons aussi le siège du journal La Dépêche, construit par Léon Jaussely, qui, par sa façade art déco, unique à Toulouse, accentue l’aspect monumental de la rue.
-
[9]
Capitol Info, no 168, été 2007, p. 24.
-
[10]
Ibid., p. 25.
-
[11]
Capitol Info, numéro spécial Alsace-Lorraine, mars 2010. Les citations suivantes sont toutes issues de la même publication.
-
[12]
Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à quelques kilomètres de Toulouse, dans le cadre de la lutte contre un projet de barrage, Rémi Fraisse s’écroule, une partie du cou arrachée par une grenade tirée par le gendarme Jean-Christophe Jasmain lors d’une manifestation.
-
[13]
Voir [url : https://www.ladepeche.fr/article/2015/03/02/2058740-manifs-zadistes-commercants-centre-ville-prets-autodefense.html], consulté le 7 octobre 2019.
-
[14]
Voir [url : https://www.ladepeche.fr/article/2015/02/28/2057827-manif-zadistes-commercants-centre-ville-veulent-creer-zone-defendre.html], consulté le 7 octobre 2019.
-
[15]
Voir [url : https://actu.fr/occitanie/toulouse_31555/manifestation-gilets-jaunes-
toulouse-violence-commercants_20532786.html], consulté le 8 octobre 2019. -
[16]
Près de 7 millions par an selon Samy Prost-Romand ; entretien avec Pascal Badina, responsable du service « détagage » du pôle Centre de la ville de Toulouse, 31 janvier 2019, Toulouse.
-
[17]
L’organisation du dicible et du visible qui soutient et justifie la répartition des tâches et des rôles, liée à une répartition des avoirs, « des parts et des places » pour reprendre l’expression du philosophe. Elle « relève autant de la spontanéité supposée des relations sociales que de la rigidité des fonctions étatiques » (Rancière, 1995, p. 52).
-
[18]
La Dépêche du Midi du 15 mai 2020, [url : https://www.ladepeche.fr/2020/05/15/gilets-jaunes-a-toulouse-la-federation-des-commercants-contre-attaque-et-organise-une-
manifestation-samedi,8889337.php], consulté le 27 mai 2020. -
[19]
France 3 Occitanie du 28 avril 2020, [url : https://france3-regions.francetvinfo.fr/au-commissariat-1821814.html], consulté le 11 février 2021.