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Article de revue

Civisme et mesures disciplinaires dans l’espace public. De l’éloge de la marche urbaine à sa réglementation

Pages 59 à 76

Notes

  • [1]
    Pampelune (200 000 habitants) est la capitale de la région de Navarre (650 000 habitants), située au nord de l’Espagne. La Navarre est l’une des régions d’Espagne bénéficiant d’un niveau de vie supérieur et d’une meilleure cohésion sociale. Après le franquisme, la ville a été gouvernée en majorité par des partis d’idéologie conservatrice. Toutefois, elle conserve une forte tradition contestataire et abrite des mouvements sociaux liés à la culture, l’indépendantisme basque, le féminisme, l’antimilitarisme, le squat et l’écologie.
  • [2]
    En tout, 57 entretiens ont été réalisés à partir d’un guide structuré en plusieurs sections : la situation générale de la ville, la gestion politique, le centre historique comme quartier habitable et comme centre de divertissements et de consommation, l’espace public construit et pratiqué, la valorisation de l’ensemble historique monumental.
  • [3]
    Pour une analyse plus poussée, voir : Gaviria (1981) ; Pisarello et Asens (2014) ; Oliver Olmo et Urda Lozano (2015) ; Froment-Meurice (2016).
  • [4]
    Extrait du communiqué de presse de la municipalité de Pampelune du 16 mai 2005.
  • [5]
    Manifeste du collectif Gora Iruñea ! en ligne : [url : http://iruneagugeu.wordpress.com/manifiesto/].
  • [6]
    À partir des données provenant de rapports municipaux de la mairie de Pampelune et de la police municipale, nous obtenons la séquence de données suivante concernant les poursuites liées à l’Ordenanza Cívica depuis 2006 : 2006 (2 231) ; 2007 (2 747) ; 2008 (2 930) ; 2009 (3 277) ; 2010 (2 559) ; 2011 (1 814) ; 2012 (1 220) ; 2013 (1 405).
  • [7]
    Il convient de citer les études relatives à l’augmentation des inégalités sociales en Navarre menées par Miguel Laparra (2015).

1Depuis l’Athènes de Périclès jusqu’au Paris du peintre David, le terme « civique » implique des destins entrelacés, des « destinées qui s’entrecroisent ». Toutefois, la ville contemporaine infirme cette idée. En effet, tant par le biais des technologies du mouvement, de l’hygiène publique ou du bien-être privé que par les logiques commerciales et la planification du tissu urbain, les revendications collectives sont niées, privilégiant ainsi les prétentions individuelles (Sennett, 2003).

2Sur ces prémices et en nous appuyant sur le cas de la ville de Pampelune (Navarre) [1], dont le centre historique a fait l’objet d’importantes opérations de requalification et de piétonnisation, nous formulons l’hypothèse suivante : ces dernières années ont donné lieu à une exaltation des valeurs civiques associées à la figure du citoyen-piéton, plaçant ainsi la marche au cœur des politiques urbaines locales. Ainsi, comme l’affirme Richard Sennett, nous constatons la prolifération d’un ensemble de dispositifs disciplinaires liés à l’usage de l’espace public qui réduisent la marche à un simple exercice consistant à se déplacer entre deux points distants, sans appropriation de l’espace. Ces dispositifs créent un contexte d’exclusion des figures qui ne s’adaptent pas à l’espace institutionnel généré.

3Ce texte a pour objectif d’étudier (à partir d’un travail de terrain constitué d’un ensemble d’entretiens semi-structurés avec des profils politiques, techniques, des informateurs clés, des représentants du commerce local, de collectifs sociaux, de collectifs de quartier) [2] la période allant des années 1997 à 2015. Pendant cette période, la ville de Pampelune, gouvernée par le parti de centre-droit Unión del Pueblo Navarro (Union du peuple de Navarre), connaît des changements importants liés aux usages de l’espace public, tant sur le plan urbain que législatif.

4Cet article comprend trois parties qui examinent : 1) comment, à travers une politique active de revitalisation urbaine du centre historique, la figure du piéton et l’action de marcher sont valorisées sur le plan institutionnel aux dépens de leur adaptation à l’espace généré ; 2) comment est revendiquée la dimension individuelle de l’usage de l’espace public (la conduite du piéton), qui exige un comportement déterminé relevant de l’imaginaire urbain concret régi par une réglementation ; 3) comment est définie la frontière entre le civisme et l’incivisme, autrement dit entre des usages compatibles et des usages incompatibles avec l’environnement créé. À cet effet, l’article procède à une analyse des différents discours tenus à cet égard qui mettent en exergue la dimension corporelle en tant qu’elle permet d’incarner l’exclusion sociale et en tant que métaphore de l’aménagement urbain axé sur la circulation routière.

Un nouvel environnement conditionné par une mise en scène

5Les interventions urbanistiques réalisées dans de nombreux centres historiques au cours des dernières années accordent aux espaces publics une importance accrue. Qu’il s’agisse d’une amorce dans certains cas ou d’un aboutissement dans d’autres, nous pouvons affirmer que l’espace public joue un rôle clé dans les processus de transformation de certaines zones de la ville (Monnet, 2012). Pampelune ne fait pas figure d’exception et l’enjeu institutionnel de son centre historique, perçu comme un lieu privilégié pour la rencontre, le jeu, le plaisir, la discussion, mais également la consommation, situe la figure du piéton au cœur de son projet. La piétonnisation de la vieille ville de Pampelune (la limitation des véhicules à moteur et la priorité donnée aux piétons) représente l’une des transformations urbanistiques de la ville les plus importantes au xxie siècle, qui exigera toutefois, d’un point de vue institutionnel, que les usages et pratiques soient conformes au nouvel espace public créé. Par conséquent, sur la base de la stratégie institutionnelle de revitalisation urbaine, nous pouvons affirmer qu’il existe la volonté de générer une mise en scène à la hauteur du nouvel environnement façonné par les travaux de piétonnisation initiés à la fin du xxe siècle.

6Le constat de l’effort réalisé par la municipalité pour la revitalisation urbaine du centre historique, et notamment de son espace public, à travers la piétonnisation marque un point de départ pour comprendre les conditions de cette adaptation des usages aux formes urbaines. C’est ce que déclare le directeur du Service de la participation citoyenne de la mairie, l’un des principaux responsables de la stratégie civique de la municipalité :

7

Une fois que tout le mobilier urbain est installé dans la ville, que tout est bien en place dans l’espace public, arrive l’étape suivante qui est de savoir si nous parviendrons à faire en sorte que les personnes en prennent mieux soin.

8Par conséquent, en s’appuyant sur les transformations à caractère urbanistique et en ayant pour objectif d’améliorer l’entretien et l’attention portée aux espaces publics, la municipalité inclut Pampelune dans la longue liste de villes (comme Barcelone, Saragosse, Grenade ou Séville) qui assument la réhabilitation du civisme, considéré comme partie intégrante des politiques municipales de revitalisation urbaine [3].

9Le gouvernement local lance ainsi un programme intitulé Pamplona por el civismo (Pampelune agit pour le civisme), dont la stratégie se divise en deux lignes directrices : une politique de sensibilisation et l’adoption de la dénommée Ordenanza municipal sobre conductas cívicas y protección de los espacios públicos (arrêté municipal relatif aux conduites civiques et à la protection des espaces publics – Ayuntamiento de Pamplona, 2016). S’il est vrai que ce programme a pour but d’être appliqué dans l’ensemble de la ville, la stratégie même de revitalisation de la vieille ville et l’importance qui lui est accordée par rapport à d’autres quartiers – comme espace de visite, de divertissements et de consommation, mais également comme espace abritant de nombreuses actions sociales et militantes – apportent à cette enclave une attention particulière dans le cadre des politiques relatives au civisme.

10Afin d’analyser l’application de ces politiques à Pampelune, il est nécessaire de tenir compte du contexte sociopolitique de la ville. Il est important d’examiner comment les arguments avancés par la municipalité pour avoir recours à ces outils réglementaires décrivent un environnement plus proche de la réalité sociale de ces dernières décennies (au cours desquelles les affrontements entre la police et les manifestants ainsi que les effets dévastateurs provoqués par la drogue étaient très fréquents dans les rues) que de celle de la ville au début du xxie siècle. Alors que la vieille ville, lieu typique de marginalité et de conflit politique et social, s’est éloignée de son image aride et menaçante, c’est précisément maintenant que l’on commence à parler davantage de l’absence de civisme chez les usagers de l’espace public (Álvarez Mora, 1993).

11En mai 2005, la municipalité de Pampelune présente le programme Pamplona por el civismo reposant sur une série d’initiatives municipales qui prétendent « assurer un bon usage des espaces communs de la ville » [4]. Un an plus tard, en juin 2006, entre en vigueur l’Ordenanza Cívica (arrêté municipal sur le civisme), présentée comme le moyen de répondre à de nouvelles situations qui ne sont pas incluses dans les réglementations antérieures : « La société ne cesse d’évoluer et de nouvelles attitudes ou questions, qui jusqu’alors n’étaient pas réglementées, voient le jour » (directeur du Service de la participation citoyenne).

12L’approbation de cette Ordenanza Cívica déclenchera une vive polémique qui provoquera la réaction de plus de soixante-dix collectifs. Ces derniers exigeront l’abrogation de la réglementation et la signature d’un manifeste dénonçant l’intention de la municipalité d’imposer un modèle spécifique pour l’usage de l’espace et de sanctionner ainsi tous les individus ou collectifs qui ne le respecteront pas [5].

13Soulignons néanmoins que la majorité de ces collectifs avaient déjà fait l’objet de sanctions au travers de réglementations antérieures relatives à l’espace public. Il n’est donc pas étonnant qu’ils s’opposent à celle-ci, qu’ils jugent être une « version améliorée » des pénalités appliquées à certains usages de l’espace public.

14Face à cette situation, la municipalité préfère toutefois insister sur la dimension pédagogique du programme Pamplona por el civismo et de son Ordenanza Cívica. C’est ainsi que l’exprime le directeur du Service de la participation citoyenne :

15

Nous avons conscience qu’un vandale ne cessera malheureusement pas de l’être, mais ces campagnes ont pour objectif de sensibiliser les personnes au fait que le vandalisme n’est certainement pas gratuit. C’est comme cela que l’on crée progressivement une culture.

16De cette manière, toute la capacité régulatrice de l’Ordenanza semble être réduite à un simple travail d’information. Toutefois, il est évident que cette capacité régulatrice et répressive s’élargit considérablement. Les pénalités infligées sont de trois types : mineures, graves, très graves. Les montants à payer ne sont d’ailleurs pas négligeables : jusqu’à 750 euros dans le cas d’une faute mineure, entre 750,01 et 1 500 euros pour les fautes graves, et entre 1 500,01 et 3 000 euros pour les fautes très graves. À titre d’exemple, l’acte de « déféquer, uriner ou cracher sur la voie publique » fait partie des actes pénalisés dont le montant de l’amende a subi une augmentation. En effet, selon la réglementation de 1995, l’acte d’uriner dans la rue était passible d’une amende de 150,25 euros. Dans l’Ordenanza Cívica actuelle, cette somme s’élève désormais à 300 euros. Par conséquent, outre les arguments des responsables locaux, la réglementation en tant que telle ainsi que les pénalités prévues marquent un tournant punitif dans la politique municipale dès la première décennie du xxie siècle [6].

Le civisme : une question de comportement

17Bien que Pampelune ne soit pas considérée comme une ville dangereuse (Ministerio del Interior, 2000-2015), ses citoyens vont peu à peu se familiariser avec le discours sur le civisme-incivisme qui met l’accent sur le risque lié à une hypothétique insécurité croissante. Il n’était pas rare de trouver des allusions récurrentes au « vandalisme urbain » dans la presse locale l’année précédant l’approbation de l’Ordenanza ; les actes les plus cités étant les graffitis, l’affichage sauvage, la destruction d’arbres et la dégradation de poubelles. Tout ceci contribue à justifier l’entrée en vigueur de l’Ordenanza Cívica et à accroître le contrôle d’un espace public où, comme on peut le constater, se manifestent diverses formes de mal-être social et politique de la ville, et dont les multiples usages gênent les autorités municipales quand ils ne se limitent pas à marcher pour relier deux points distants.

18Ce qui peut être qualifié de « pari citoyenniste » (Garnier, 2006) conduit à son tour à une exaltation de la citoyenneté active que l’on considère comme impliquée dans les enjeux communs. Dans ce cas, les citoyens de Pampelune sont les protagonistes : c’est à eux que l’on fait appel, c’est leur participation qui est sollicitée pour l’amélioration de la ville. C’est pourquoi, contrairement à d’autres cas antérieurs où les réglementations étaient clairement présentées comme étant des règles restrictives et punitives sur le comportement des citoyens dans l’espace public, il apparaît que les réglementations actuelles sont présentées (initialement) comme l’exaltation d’une vie civile active riche, comme la sollicitation d’un engagement citoyen pour rendre ensemble la ville meilleure. De plus, les règles formulées renvoient à une dimension collective de la ville. Toutefois, si nous analysons le contenu de l’Ordenanza Cívica, cette dernière prend progressivement une tournure différente en passant d’une conception de la citoyenneté et de la ville comme entités politiques collectives à une conception essentiellement individuelle. La ville y est présentée comme une somme d’individus. Ainsi, l’Ordenanza stipule :

19

Ces schémas de comportement civique doivent garantir la liberté de chaque citoyen en ayant pour limite essentielle le respect d’autrui.
Dans le cadre de la ligne de conduite mise en place, les citoyens ont le droit d’utiliser les espaces publics de la ville avec respect. Ce droit doit être exercé avec civisme. (p. 3)

20Conformément à ce qui précède, cette approche est basée sur le raisonnement de la tradition philosophico-politique libérale dont la vision était dominante au sein des démocraties occidentales. En effet, celle-ci souligne et exalte l’idée de liberté dans son aspect éminemment individuel, renonçant ainsi aux anciennes libertés civiques collectives de la tradition républicaine, qu’elle réduit seulement au domaine des droits nécessaires pour définir la liberté économique au sein des sociétés capitalistes (De Francisco, 2007). La formule libérale éculée des droits individuels, ou, pour le dire autrement, la préconisation de la limitation des droits, ne peut que mettre en évidence le fait, comme le souligne le philosophe Roberto Gargarella (2006), que le droit constitue précisément la limite à l’absence des droits.

21Par conséquent, établir un lien entre les comportements publics et une vision libérale du civisme reviendrait à imposer, à travers un raisonnement performatif, la figure homogène d’un citoyen impartial, dans le cas présent le citoyen-piéton, autrement dit, la version la plus restrictive du marcheur. Ce citoyen impartial ne connaît aucune des situations qui révèlent une certaine vulnérabilité (pauvreté, marginalisation, accusation et revendications sociales et politiques). Il exclut ceux qui en souffrent et ne correspondent pas à la figure centrale libérale de l’individu neutre qui agit selon une « vision de nulle part » (Young, 2000, p. 172), à partir du « point médian de la vertu » (Gaviria, 1981, p. 36).

22La boucle est donc bouclée. Au sein de l’espace public civique, devenu une scène, chaque individu devrait jouer un rôle, une mise en scène à la hauteur des lieux. La rénovation des bâtiments, la piétonnisation des rues et des places ainsi que les importantes sommes d’argent investies dans le renouvellement et la propreté exigent que cet espace ne soit pas utilisé « n’importe comment ». C’est pourquoi la municipalité demande aux usagers de prendre soin de leur ville. Cette interpellation directe incite à être à la hauteur des circonstances, de cette scène, de cet espace vide. C’est ainsi que le perçoit la municipalité, un espace vide.

Figure 1. Campagne de sensibilisation Cuido mi ciudad (Je prends soin de ma ville).

Figure 1. Campagne de sensibilisation Cuido mi ciudad (Je prends soin de ma ville).
Figure 1. Campagne de sensibilisation Cuido mi ciudad (Je prends soin de ma ville).

Figure 1. Campagne de sensibilisation Cuido mi ciudad (Je prends soin de ma ville).

Source : Mairie de Pampelune, 2007.

23Dans une campagne menée en mars 2007 et intitulée Cuido mi ciudad (Je prends soin de ma ville), la municipalité rappelle aux citoyens son engagement pour le maintien en bon état des espaces publics. Cette campagne est accompagnée de jolies illustrations de la ville dont les seuls usagers, paradoxalement, sont des silhouettes superposées aux images présentées. Ces silhouettes au teint blanc immaculé, sans expression ni mouvement, sans même de visage, sont, faut-il croire, des citoyens satisfaits, profitant de l’instant, de l’environnement. Personne d’autre ne figure dans ce décor irréprochable et il semble fort probable que personne d’autre ne pourrait y figurer. Si quelqu’un venait à s’y trouver, une personne n’étant pas conforme à cette image idyllique de l’espace public et de ses usagers modèles, il est certain qu’elle courrait le risque d’être « invitée » à quitter les lieux.

24Tout comme les images de la campagne de sensibilisation, l’espace civique se convertit en un décor parfait. Tout ce qui s’y passe doit être uniquement et exclusivement dans les limites du comportement public. L’espace public devrait, selon ce principe, être préservé de toute trace sociale et, de ce fait, tous les usagers doivent être considérés comme égaux. Les marcheurs ont une destination prédéfinie, sans intention de s’arrêter pour une raison autre que saluer quelqu’un, faire une pause raisonnable ou consommer volontairement. Le résultat : un espace destiné au citoyen moyen qui, sans trop d’effort, renvoie à la figure idéale de la classe moyenne et, de même, à un grand mythe perpétué pendant très longtemps, celui de la société de classe moyenne. Une société de personnes cultivées, non conflictuelles, mues par le respect, la bienséance, les bonnes manières, mais aussi une société de propriétaires et de consommateurs, une société d’individus autosuffisants (Delgado, 2007). Car le citoyen moyen de l’espace public exige autant d’autocontrôle et d’autosurveillance que d’autosuffisance. Il ne doit ni incommoder ni importuner autrui. Comme le signale Zygmunt Bauman, dans les sociétés occidentales, « les maux sont individuels, les remèdes aussi » (2005, p. 71).

Les présences incompatibles. Corporalité civique et hygiène urbaine

25Afin de comprendre la manière dont la figure de l’incivique est traitée, il est essentiel de reprendre l’hypothèse formulée précédemment à partir des points de vue qui réhabilitent le civisme : l’espace public est un environnement qui accueille en son sein des comportements individuels et chaque personne est tenue responsable de ses comportements. C’est pourquoi le piéton, le marcheur, est la figure iconique du civisme. Toutefois, comme nous avons pu l’observer, cette hypothèse comporte un piège : elle dissocie la vie personnelle du comportement public. Ainsi, chacun doit laisser derrière lui son lot d’insatisfactions ou de joies, sa part de mal-être ou d’euphorie, avant de pénétrer dans l’espace public, pour adopter la retenue et la discrétion comme caractéristiques principales de son comportement. Cette logique qui, dans une certaine mesure, devrait être adoptée par l’ensemble des usagers de l’espace public – tout le monde participe, en fin de compte, au jeu goffmanien de la présentation de soi et de l’interaction en public (Goffman, 2009) – va nécessairement faire quelques victimes qui ne pourront en rien y échapper. Par conséquent, nous pouvons affirmer que l’espace public civique est loin d’être accessible, égalitaire et, en définitive, démocratique. Il s’agit, au contraire, d’un espace profondément excluant.

26Comme nous pourrons le constater, tout le monde n’y a pas sa place, car tout le monde ne peut pas s’adapter à ces conditions physiques et normatives préétablies. Réduire les critères pour l’usage et l’utilisation de l’espace public à une simple question de comportement, à un savoir-être, à un savoir-marcher, ne permet pas d’expliquer tout ce qui se passe dans un espace public civique. En effet, tout le monde ne peut pas se conformer aux normes pour y rester. C’est pourquoi il est nécessaire de tenir compte d’un autre paramètre que la variable comportementale : la variable présentielle. Pour façonner l’espace civique et le profil de l’usager civique, il est indispensable de définir son contraire, l’usager incivique. Ainsi, la construction narrative du civisme-incivisme est prise en compte comme l’une des clés de la justification des politiques de régulation spatiale.

Les limites du civisme-incivisme

27Élucider la manière dont les figures civiques et inciviques sont définies nous aidera à comprendre pourquoi l’espace du civisme est excluant et comment, en définitive, celui-ci génère la figure des inciviques : des personnes qui, pour le seul fait d’être présentes dans l’espace public, vont mériter ce titre d’inciviques. Il existe alors une seule manière de résoudre cette situation : leur sortie de scène. En effet, elles n’auront pas la possibilité de se racheter, car elles sont incompatibles avec le civisme. Au sein de l’espace public, elles incarnent simplement la menace, d’où leur expulsion.

28Le civique et l’incivique vont donc s’opposer dans un jeu entre l’intérieur et l’extérieur, qui fait référence à l’opposition fondamentale entre le nous et les autres. Le civique, ou plus exactement, les civiques, se réfèrent au nous, à ceux qui sont à l’intérieur, ceux qui font partie du groupe, qui sont intégrés, dans un contexte d’ordre public et d’équilibre apparents, illustrés par le flux continu de marcheurs. Les inciviques, eux, les autres, sont à l’extérieur. Il s’agit d’éléments étrangers qui, lorsqu’ils pénètrent l’espace du civisme, menacent de provoquer une instabilité. Ils causent la perte de l’innocence civique (associée à l’appartenance à un projet de ville concret) à travers la dissonance des corps qui s’expriment lors de manifestations et de protestations, ou simplement qui sont perçus comme les figures du sans-abri, du mendiant ou de la prostituée : des figures qui, d’une manière ou d’une autre, entrent toutes dans les catégories susceptibles d’être sanctionnées pour cause de comportement incivique.

29Ces présences inciviques agissent comme un « miroir social » et nous rappellent que cette même société qui revendique le civisme et le respect au sein de l’espace public est celle qui génère des inégalités sociales [7]. Elles nous rappellent également qu’il existe des difficultés économiques au sein de la population urbaine et un mal-être de la société lié aux politiques culturelles, linguistiques, familiales, aux surcoûts massifs des grandes infrastructures, ou encore aux renflouements des banques grâce à l’argent public ou aux primes perçues par certains hommes politiques. Ces mêmes personnes nous rappellent qu’il n’existe pas de société de classe moyenne qui se vante d’être satisfaite, qui se délecte de son bien-être fragile. Enfin, elles démontrent que l’espace public, tout comme la vie urbaine, est alimenté par les conflits et les tensions, car un espace où vivent et cohabitent un grand nombre de personnes différentes et inégales est forcément conflictuel et sujet aux tensions.

30La relation dichotomique établie entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace public est renforcée à travers l’assimilation symbolique de la figure de l’incivique avec une représentation de « l’étrangeté absolue », l’étranger, celui qui est complètement différent du nous. Ainsi, son entrée et son déplacement imprévus dans l’espace public civique génèrent une inquiétude. Il sera alors objet de suspicion, voire de mépris. En somme, il s’apparente à un intrus qu’il faut surveiller. Le mythe de l’ennemi interne revient en force à travers ces présences inciviques, représentantes des nouvelles classes dangereuses. Elles constituent un exemple classique des « brebis galeuses » qu’il faut éliminer pour la survie du reste du troupeau.

31Lorsque les présences inciviques, invisibles, éloignées du devant de la scène, se donnent rendez-vous dans l’espace public, un processus inverse d’hypervisibilité se produit. Tous les projecteurs, tous les regards, en somme, tous les mécanismes de contrôle et de surveillance se braquent sur elles, sur leurs parcours et leurs positions. À l’inverse, la figure du civisme, en dépit de sa théorique position de force, est complètement dénuée d’attributs réels. En effet, sa caractéristique principale, la plus grande vertu de cette présence civique, est de passer inaperçue, en quelque sorte, d’être invisible sous la clarté et la luminosité des projecteurs. La personne civique est neutre, abstraite, dénuée de sa corporéité, de son incarnation (Young, 2000). Souvenons-nous de la campagne de sensibilisation au civisme de la municipalité intitulée Cuido mi ciudad. Les usagers de l’espace et les présences civiques ne sont pas réels, il s’agit de figures fantasmagoriques.

32Dans certains cas, les inciviques n’existent pas par la présence, mais à travers ce que disent d’eux les médias ou les voix institutionnelles. Se produit alors un processus de dénonciation qui finit par incriminer la protestation et la pauvreté, comme cela a toujours été le cas au sein de l’espace urbain. Si l’on suit cette logique, un simple manifestant serait potentiellement un vandale, et par conséquent, tout élan de spontanéité ludique pourrait conduire à un fâcheux acte de vandalisme nuisant aux citoyens civiques et au mobilier urbain. Comme l’indique le porte-parole du collectif Gora Iruñea! affecté par cette juxtaposition de considérations négatives :

33

Ici, le simple fait de demander que les rues puissent être utilisées pour pouvoir s’exprimer librement donne l’impression que l’on parle au nom de tous, que nous sommes ceux qui font des graffitis sur les maisons ou les murs de la ville, ceux qui les recouvrent d’affichages, ceux qui ont toujours pour habitude de critiquer la municipalité.

34C’est par le biais de cette « cérémonie de la confusion » que l’on accole les étiquettes de l’incivique, du vandale ou du violent et que l’on définit un espace dont les usages se voient progressivement restreints à une pratique de la marche civique. En effet, ces étiquettes négatives sont souvent attribuées aux mêmes conduites, au même type d’usagers, et ne font jamais référence à la violence économique ou politique, épargnée par ces jeux d’exclusion hormis lors de rares occasions.

Hygiénisme civique

35La dimension esthétique et hygiénique de la ville en fait un environnement propice à l’émergence narrative et régulatrice de la figure de l’incivique. Nous constatons que la réduction de l’espace public à un récipient formel rend son entretien et son aspect cruciaux dans le contexte du nouveau centre historique. La propreté urbaine devient alors l’une des caractéristiques identitaires de Pampelune. L’un des aspects sur lesquels les responsables municipaux insistent le plus est l’effort déployé pour la propreté verticale (graffitis, affichage sauvage), la vieille ville étant évidemment le lieu d’intervention prioritaire à cet égard :

36

La vieille ville présente généralement un problème qui la rend radicalement différente du reste de la ville : les graffitis. Les graffitis et la propreté verticale. Entre un tiers et un quart de la propreté verticale est dédié à l’effort quotidien, hebdomadaire et mensuel de la vieille ville. (Directeur du Service de la protection urbaine)

37En effet, il existait jusqu’en 2015 une brigade de la propreté municipale chargée d’enlever des murs les affiches sauvages ou tout support autre que des publicités ou annonces gratuites. Le zèle administratif à faire disparaître ces affichages et graffitis pour l’entretien du mobilier urbain et de la propriété privée se heurte à la revendication du droit à l’information et à l’expression des collectifs sociaux et politiques ou celle des simples individus, à titre personnel. La municipalité, elle-même, reconnaissait, lors de la mise en place en 2005 du programme Pamplona por el civismo, qu’il était nécessaire de doter la ville d’espaces réservés à cet effet. Pourtant, en 2015, un seul panneau d’affichage, dont tout contenu politique était paradoxalement interdit, a été installé dans la vieille ville par la municipalité.

38La politique, et a fortiori celle qui se montre critique vis-à‑vis des autorités, semble être un élément perturbateur pour l’objectif poursuivi de la ville parfaite, et devient donc un sujet à éviter. En effet, les décisions politiques, comme la construction d’un parking souterrain, la piétonnisation du centre-ville ou, dans le cas présent, l’adoption d’une Ordenanza Cívica, sont présentées comme des sujets en marge de la politique. Comme l’affirme le directeur du Service de la participation citoyenne, l’adoption du programme Pamplona por el civismo par la municipalité « n’était pas un enjeu politique, mais avait pour objectif de prendre soin de la ville ». L’ordre public et la propreté de la ville deviennent donc des éléments d’efficacité technique complètement en marge de la politique : « La mission de la municipalité est très claire : assurer la propreté, l’ordre et l’organisation, paver les rues et mettre en œuvre une planification urbaine raisonnable » (directeur du Service de la protection urbaine). C’est la raison pour laquelle les techniciens municipaux excluent la possibilité de donner un sens politique à l’organisation de la ville, bien que, comme nous avons pu le constater, ces mesures soient la conséquence de décisions purement politiques.

39Or, il est nécessaire de franchir une étape supplémentaire. En ce sens, l’hygiène devient un élément clé de l’organisation de l’espace public. Cela va aussi permettre d’expliquer les logiques d’inclusion et d’exclusion de l’espace civique à partir de ce que l’on appelle la dimension corporelle de l’espace. Il existe ainsi une double relation entre la ville, son espace public et le corps. D’une part, il est fait référence aux corps dans la ville, d’autre part à la ville en tant que corps.

Les corps dans la ville

40Dans le premier cas, le corps est principalement considéré comme négatif. Comme nous l’avons déjà évoqué, la figure civique, malgré son identité forte, est également associée à l’idée de l’impalpable, de l’invisible, dénué de toute incarnation, détaché de toute matérialité classable. À l’inverse, la figure de l’incivique correspondrait à tout son contraire : au domaine matériel, charnel, et à tout ce que cela représente. À ce sujet, il est intéressant de connaître le traitement que l’Ordenanza réserve à l’exposition du corps dans l’espace public. Un corps qui pourrait troubler la tranquillité voire les droits d’autrui :

41

Concernant la pratique du nudisme dans un espace à usage public […], elle est dissociée de toute incrimination de nature pénale et sera uniquement sanctionnée en cas de perturbation de la tranquillité d’autrui ou de l’exercice de ses droits. (p. 7)

42De même, il est intéressant de rappeler l’interdiction, mentionnée dans l’article 31 de l’Ordenanza, d’étendre son linge sur les balcons privés. Tout ce qui touche au corps et à l’« intimité » doit être dissimulé : « Il est interdit d’étendre son linge sur les balcons, les terrasses ou les toits d’une façon telle qu’il soit visible depuis la rue » (p. 23).

43Le corps, la chair et la peau ont longtemps été considérés comme une représentation physique de la déchéance mentale et morale. Celle-ci se manifeste à travers des signes physiques identifiables par le regard normalisateur. Dans ce sens, les présences inciviques nous montrent leurs corps laids, sales, contaminés, malades, reflets de leur pauvreté, de leur désœuvrement ou de leur état conflictuel qui, en définitive, menacent l’ordre public et le respect civique. Cette corporéité serait un des éléments essentiels de la création de présences incompatibles. Mais comment faire pour qu’une prostituée, un mendiant ou un manifestant cessent d’être ce qu’ils sont dans l’espace public pour ne pas déranger ? Ou ils sont ou ils ne sont pas, ou ils existent ou ils n’existent pas, mais ils ne peuvent pas exister sans être. Il n’est pas envisageable qu’une prostituée se cache ou qu’un manifestant ne crie pas ou n’utilise pas son corps pour envahir la rue et montrer son opposition ou son soutien. De même, il est impensable qu’un mendiant ne se fasse pas voir pour demander de l’argent ou de la nourriture. La seule option que lui soumet cet espace public civique est de cesser de faire ce qu’il fait, autrement dit, de cesser d’être dans l’espace public. C’est d’ailleurs ce qu’atteste l’une des assistantes sociales de la municipalité de Pampelune :

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À Pampelune, c’est terrible, mais une grande partie des plaintes concernent simplement l’apparence : « Il y a des personnes là, je ne sais pas, mais on dirait qu’elles ne se sont pas douchées. » [Une partie du] travail des éducateurs consiste à ce que ces personnes [les sans-abri] aient conscience des limites.

45Il leur est donc recommandé de « cesser d’être ». Leurs corps, corrompus et corrupteurs, qui contaminent l’espace civique, peuvent seulement contribuer à la préservation de l’espace public dans les meilleures conditions à travers leur expulsion ou du moins leur mise en circulation.

La ville en tant que corps

46Si nous analysons désormais l’idée de la ville en tant que corps, celle-ci prend dans la perspective civique une coloration entièrement positive. Richard Sennett (2003) est le sociologue qui a su le mieux illustrer la tradition des penseurs qui, au cours de l’histoire, ont représenté la ville comme un corps sain et propre. Cette approche peut tout à fait s’appliquer à la ville contemporaine, et en particulier à Pampelune. Les contraintes physiques des remparts empêchaient la ville de croître et de conserver un degré minimal de salubrité, car celle-ci était construite sur une trame étroite et tout en hauteur. Les politiques hygiénistes commencent timidement à voir le jour à Pampelune à la fin du xixe siècle, même si elles ne s’établiront avec une plus grande portée sociale qu’au cours du xxe siècle.

47Les penseurs voyaient la ville comme un organisme vivant, et la clé de l’hygiénisme est sans doute la circulation. Au même titre que la circulation de l’eau et de l’air, la circulation des personnes est fondamentale. Aussi dangereuses que l’eau stagnante qui finit par croupir, la stagnation et la concentration de personnes, leur entassement, provoquent la surpopulation non seulement dans les logements, mais également sur la place publique. Dans cette perspective, la ville doit fonctionner comme un flux sanguin. La formation de caillots doit être évitée, tout comme la formation d’éléments pouvant causer une obstruction ou empêcher la bonne circulation d’autres entités dans l’espace public. La marche revêt ici une fonction purement instrumentale, réduite à un déplacement entre deux points, où il convient d’éviter ou du moins de limiter autant que possible le contact, le lien, l’interaction accrue avec l’environnement traversé.

48Afin d’illustrer cette situation, observons le cas des sans-abri qui vivent dans les rues de Pampelune. Il ne fait aucun doute que leur présence est rarement bien accueillie par les autorités ou par beaucoup d’usagers de l’espace public. Ils ont tendance à être regroupés par certains sites de la ville, provoquant ainsi une dégradation symbolique des lieux. C’est la raison pour laquelle sont utilisés des éléments que nous qualifions d’anticoagulants : des clôtures, ou autres systèmes similaires, sont installées pour éviter qu’ils y passent la nuit ou qu’ils s’y arrêtent.

49Cependant, les mesures d’ordre urbanistique ne sont pas les seuls moyens d’éviter les coagulations urbaines. L’Ordenanza Cívica va elle-même faire très clairement référence à ces personnes qui vivent au sein de l’espace public ou le fréquentent : les sans-abri, les mendiants et les musiciens de rue, essentiellement. Si cette réglementation n’a aucun effet (ce qui est le cas, puisqu’il est impossible de focaliser le travail des forces de l’ordre sur la sanction effective de ces personnes qui sont, dans la plupart des cas, insolvables), les autorités municipales suivent cette logique circulatoire et cherchent à garder en mouvement ces « éléments dégradants » de l’espace public. C’est ce que le Service de sécurité citoyenne de la municipalité décrit de manière imagée comme étant l’acte de répandre « la grâce de Dieu » dans toute la ville. Dès lors, ces personnes sont une nouvelle fois considérées comme des présences négatives qui, non seulement ne peuvent pas, mais ne veulent pas cesser de l’être : « Ce sont des personnes qui ne veulent pas se laisser aider » (directeur du Service de sécurité citoyenne).

Figure 2. Urbanisme anticoagulant.

Figure 2. Urbanisme anticoagulant.
Figure 2. Urbanisme anticoagulant.

Figure 2. Urbanisme anticoagulant.

Source : Ion Matínez Lorea, 2015.

50Il s’avère que ces présences inciviques sont présentées comme des problèmes insolubles qu’il faudrait seulement déplacer d’un lieu à un autre, pour les faire circuler. Toutefois, ce n’est pas moins un problème d’ordre social (sans nul doute pris en charge par les services sociaux municipaux) changé en problème d’ordre esthético-urbanistique :

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Le problème des sans-abri peut donner une mauvaise image et avoir un coût, cela ne fait aucun doute. La détérioration de l’image est finalement, dans la plupart des cas, la conséquence la plus grave. Nous traitons tous les problèmes, mais disons que les répercussions de ce problème dépendent beaucoup de sa nature publique. (Directeur du Service de sécurité citoyenne)

52Ainsi, la création d’une image à la hauteur des attentes générées par la municipalité aura des conséquences directes sur le choix des usagers qui auront le droit d’être présents ou non dans cet espace public, prétendument immaculé, non conflictuel et apolitique. Cette image tente donc d’atténuer, en grande partie par le biais de la marche, la réalité politique et conflictuelle inhérente à la ville vécue, utilisée ou pratiquée par ses habitants et visiteurs.

Conclusion

53Cet article démontre que la volonté des institutions de fixer des usages citoyens à la hauteur de l’espace public construit (dans le cas présent, de l’espace piétonnisé) nécessite une hausse considérable des règlements établis pour lesdits usages. L’environnement ne créera pas et ne façonnera pas à lui seul la mise en scène, bien qu’il y contribue. Aussi, le développement du programme adopté par la municipalité Pamplona por el civismo, au sein duquel s’inscrit la fameuse Ordenanza Cívica, deviendra un instrument essentiel. En effet, il permet l’acheminement des actions et mouvements, des usages et pratiques des habitants et visiteurs de Pampelune afin d’adapter, au mieux, la mise en scène à l’environnement prédéfini.

54L’une des conséquences principales de cette politique municipale, qui intègre la dimension normative à la dimension architecto-urbanistique, est la création d’un espace public qui, en réalité, n’est pas aussi public qu’il devrait l’être. La création de cette superficie, de ce vide officiel de haute qualité et conception, exigera des autorités locales un processus de fermeture spatiale. Cette fermeture sera moins la conséquence des mécanismes urbanistiques, même si ceux-ci ne sont pas exclus, comme nous l’avons constaté, que celle des lignes directrices de la réglementation de l’accès et du séjour. En somme, cet espace s’affirme comme étant un espace d’exclusion, sous haute surveillance, où tout le monde n’a pas sa place, et pour lequel la marche, réduite à un déplacement dissocié de l’environnement physique, devient un mécanisme stratégique.

55L’espace du civisme existe à travers le discours institutionnel de manière quelque peu contradictoire. D’un côté, comme quelque chose d’inhérent à la vie de la ville (la bonne conduite des usagers de l’espace) et qui devrait être protégé des menaces inciviques. D’un autre côté, comme une ambition : quelque chose qui doit être atteint dans une ville qui se trouverait dans une situation de déclin social (la mauvaise conduite des usagers) et ne serait pas conforme au renouvellement qui a permis de remédier au déclin urbanistique du centre historique. C’est à partir de ce dernier argument qu’a lieu, en quelque sorte, la « préparation du terrain », tant de la part des médias que des institutions, pour justifier la politique civique de la municipalité.

56Il est certain que le civisme est décrit comme la célébration de la communauté intégratrice, gommant, en apparence, les particularités. Nous pourrions même parler d’un hypothétique rassemblement de semblables. Au cours de l’histoire, la ville a sans aucun doute fait preuve d’une grande capacité d’accueil des étrangers, de ceux qui sont différents. Néanmoins, nous constatons que le civisme contemporain, celui revendiqué pour l’espace public de Pampelune, agit en opposition à l’un des principaux piliers de la culture civique classique, comme « la négation d’un destin commun » (Sennett, 2003, p. 394). La volonté rhétorique de vivre avec la différence ne va pas au-delà de la tolérance de cette différence. Autrement dit, le sol que foulent les usagers de l’espace est la seule chose qu’ils ont en commun, même si, comme nous avons pu le constater, ce n’est parfois même pas le cas.

57La politique civique de la municipalité va supposer avant toute chose un essor de l’individualité et une négation du collectif. Les usagers de l’espace vont se rencontrer, mais uniquement en tant qu’une somme d’individualités en déplacement. Le « droit à la ville » que revendique Henri Lefebvre (2017) sera exercé dans la version qu’il a, lui-même, le plus fermement contestée : comme un simple droit de visite. La marche, au sens plus restrictif, aura ici un rôle fondamental, car l’espace public civique sera avant tout traversé. Par conséquent, la solution serait l’appropriation, entendue dans une version triple (à la fois quotidienne, mais aussi politique et urbanistique), d’un espace d’utilisation, de plaisir et de production collective, et la possibilité de prendre des décisions à l’égard de cet espace.

Bibliographie

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  • Delgado Manuel, 2007, Sociedades movedizas, Barcelone, Anagrama.
  • Froment-Meurice Muriel, 2016, Produire et réguler les espaces publics contemporains : les politiques de gestion de l’indésirabilité à Paris, thèse de doctorat, Université Paris-Est.
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  • Garnier Jean-Pierre, 2006, Contra los territorios del poder, Barcelone, Virus.
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  • Sennett Richard, 2003, Carne y piedra, Madrid, Alianza.
  • Young Iris Marion, 2000, La justicia y la política de la diferencia, Madrid, Cátedra.

Mots-clés éditeurs : marcher, piétonnisation, civisme, espace public, Pampelune

Date de mise en ligne : 08/12/2020

https://doi.org/10.3917/esp.179.0059

Notes

  • [1]
    Pampelune (200 000 habitants) est la capitale de la région de Navarre (650 000 habitants), située au nord de l’Espagne. La Navarre est l’une des régions d’Espagne bénéficiant d’un niveau de vie supérieur et d’une meilleure cohésion sociale. Après le franquisme, la ville a été gouvernée en majorité par des partis d’idéologie conservatrice. Toutefois, elle conserve une forte tradition contestataire et abrite des mouvements sociaux liés à la culture, l’indépendantisme basque, le féminisme, l’antimilitarisme, le squat et l’écologie.
  • [2]
    En tout, 57 entretiens ont été réalisés à partir d’un guide structuré en plusieurs sections : la situation générale de la ville, la gestion politique, le centre historique comme quartier habitable et comme centre de divertissements et de consommation, l’espace public construit et pratiqué, la valorisation de l’ensemble historique monumental.
  • [3]
    Pour une analyse plus poussée, voir : Gaviria (1981) ; Pisarello et Asens (2014) ; Oliver Olmo et Urda Lozano (2015) ; Froment-Meurice (2016).
  • [4]
    Extrait du communiqué de presse de la municipalité de Pampelune du 16 mai 2005.
  • [5]
    Manifeste du collectif Gora Iruñea ! en ligne : [url : http://iruneagugeu.wordpress.com/manifiesto/].
  • [6]
    À partir des données provenant de rapports municipaux de la mairie de Pampelune et de la police municipale, nous obtenons la séquence de données suivante concernant les poursuites liées à l’Ordenanza Cívica depuis 2006 : 2006 (2 231) ; 2007 (2 747) ; 2008 (2 930) ; 2009 (3 277) ; 2010 (2 559) ; 2011 (1 814) ; 2012 (1 220) ; 2013 (1 405).
  • [7]
    Il convient de citer les études relatives à l’augmentation des inégalités sociales en Navarre menées par Miguel Laparra (2015).

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