Notes
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[1]
« to analyse the current period of capitalism through its typical calculative devices ».
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[2]
Une forme conventionnelle est une « ressource collective à laquelle les acteurs peuvent faire référence quand ils doivent s’orienter dans le monde des objets, c’est-à‑dire opérer des distinctions ou rapprocher des choses, les hiérarchiser, les mettre en valeur et les apprécier » (Boltanski et Esquerre, 2014, p. 24).
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[3]
La figure de l’investisseur agissant librement sur un marché pur est un type idéal qui sert aux professionnels de la sphère financière pour orienter leurs décisions (Ortiz, 2014).
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[4]
La liquidité d’un actif est définie comme la facilité avec laquelle un bien peut être revendu sur un marché, c’est-à‑dire converti en monnaie. Les biens immobiliers et fonciers présentent initialement une faible liquidité, car ils ne peuvent être déplacés et, à la fois du fait de leur localisation et de leurs caractéristiques matérielles, sont hétérogènes (Carruthers et Stinchcombe, 1999). Par conséquent, les transactions de biens immobiliers sont plus longues et moins nombreuses que celles, par exemple, de titres boursiers.
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[5]
Virginia Santilli (2015) suggère que la dcf arrive un peu avant, via les sociétés d’audit anglo-saxonnes qui interviennent pour évaluer les portefeuilles des créances immobilières des banques à la suite de la crise de 1991.
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[6]
Une province est l’équivalent d’un département dans le découpage administratif italien. Leurs compétences ne sont toutefois pas les mêmes.
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[7]
« un terzo super partes » (service projets stratégiques à la Direction du développement du territoire de la ville de Milan, 10 janvier 2013).
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[8]
« stabilire un cash flow » (secteur services techniques de l’Office provincial de Milan de l’Agenzia delle Entrate, 18 janvier 2013).
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[9]
« Ferrovie ha fatto per conto suo una propria stima privata » (service projets stratégiques, déjà cité).
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[10]
« cita spesso gli scali come una delle opportunità più interessanti per la Milano che verrà » (Il sole 24 ore, 30 mars 2011).
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[11]
« Ferrovie dello Stato ha messo a bilancio il valore di quelle aree, certificato. Per cui la valutazione di quelle aree da parte dell’Agenzia del Territorio è partita da li […]. Noi invece, non siamo partiti da un valore di bilancio certificato, ma dal valore secondo me reale » (service valorisation des terrains communaux et non communaux de la direction du développement du territoire de la ville de Milan, 28 mars 2013).
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[12]
« guarda, molto sinceramente, dovevano fare quadrare il bilancio e hanno messo un valore », « le scientificità dei umeri presentati » (ibid.). De même, l’économiste Roberto Camagni considère que fs a anticipé les plus-values générées par les droits à construire en réévaluant la valeur des Scali dans son bilan comptable. fs peut ainsi réduire les plus-values reversées à la municipalité et sur le territoire (Politecnico di Milano, 21 mars 2013 ; voir aussi Camagni et Roccella, 2017).
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[13]
« contestato dalle Ferrovie », « poi c’è stata la trattativa politica », « un compromesso » (service valorisation des terrains, déjà cité).
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[14]
« si sta cambiando l’impostazione, e probabilmente andremo ad adottare un sistema misto di anticipo e poi di contabilità a posteriori delle vendite » (service projets stratégiques, déjà cité).
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[15]
Site web Invest in Italy Real Estate, http://www.investinitalyrealestate.com/it/properties/, consulté le 20 janvier 2017.
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[16]
Ce taux est basé sur les recommandations de la Conferenza dei Presidenti delle Assemblee legislative delle Regioni e delle Province autonome qui a notamment pour fonction de coordonner les politiques régionales.
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[17]
« la fattibilità economico-finanziaria degli interventi, in senso privatistico, con calcolo del tasso di rendimento interno ».
-
[18]
Politecnico di Milano, 21 mars 2013.
-
[19]
« molto diverse », « più chiara », « profittabilità » (ibid.). L’équipe lauréate annonce une rémunération des terrains ferroviaires (environ 80 millions d’euros) trois fois inférieure au mieux disant et deux fois supérieure au moins disant.
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[20]
« Oltre alle soluzioni funzionali, urbanistiche e architettoniche […] si tratta di vedere quali sono i gradi di copertura di questi costi attraverso le realizzazioni che sono previste. E quindi la messa sul mercato di una serie di assets » (société abz, 4 mars 2013).
-
[21]
Le rapport bénéfice/coût est de 1,59. Les documents auxquels nous avons pu avoir accès ne dévoilent cependant pas les hypothèses et les résultats précis de l’étude de faisabilité.
-
[22]
« un’occasione a favore del settore edilizio locale, per uscire dalla attuale fase di crisi economica » (cité par Alto Adige, 31 août 2010).
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[23]
Alto Adige, 7 septembre 2016.
1 La production urbaine repose sur différents circuits de financement. Ces circuits sont formés non seulement de flux monétaires, mais aussi de réglementations, d’acteurs, ou encore d’outils de gestion distincts (Halbert et Attuyer, 2016). Certains circuits, par exemple ceux de l’immobilier tertiaire, logistique et commercial, ou ceux d’infrastructures et d’équipements publics connaissent un processus de financiarisation (Guironnet et coll., 2016 ; Raimbault, 2016 ; Deffontaines, 2013). Cette dernière peut être définie d’une part comme l’augmentation de la part du secteur financier dans la production de richesses et, d’autre part, comme la diffusion de logiques et de dispositifs propres aux marchés financiers dans d’autres sphères sociales (Lemoine, 2016, p. 14). Cet article s’intéresse à cette seconde facette de la financiarisation, à savoir la façon dont les rationalités et les outils des marchés financiers s’insèrent dans la sphère de l’action publique urbaine. Plus précisément, il analyse les usages d’une méthode d’estimation de la valeur provenant du secteur de la finance de marché pour gouverner des projets d’aménagement urbain en Italie.
2 De fait, si le secteur financier influence l’action publique urbaine, « c’est parce qu’[il] porte un jugement d’évaluation sur un très grand nombre de projets, c’est parce que ses instruments et leurs critères ont été largement diffusés et finissent par avoir un impact bien au-delà de son cercle d’intervention directe » (Lorrain, 2011, p. 1098). Mais l’investigation de l’usage et des effets des méthodes d’évaluation financières dans la production urbaine s’est pour l’instant concentrée sur les investisseurs et intermédiaires financiers (organismes professionnels, institutions financières, gestionnaires d’actifs, etc. : Crosby et Henneberry, 2016 ; Santilli, 2015). Peu de travaux se sont intéressés à la diffusion des techniques financières dans l’action publique urbaine (Halbert, 2013). Cet article répond à cette lacune en interrogeant les raisons, les modalités et les conséquences du recours à une méthode d’évaluation provenant des marchés financiers par des collectivités territoriales pour définir l’usage du sol et la transformation du cadre bâti dans leur territoire.
3 Nous suivons en cela la proposition d’Ève Chiapello « d’analyser la période actuelle du capitalisme à travers ses dispositifs de calculs spécifiques » (2015, p. 15 [1]). Selon elle, cette période se caractérise par la diffusion de dispositifs qui reposent sur des conventions « financiarisées », notamment dans les politiques publiques (ibid., p. 14). Le capitalisme s’appuie en effet sur des « formes conventionnelles de mise en valeur » (Boltanski et Esquerre, 2014 [2]). Dans le cas du capitalisme financiarisé, c’est la « forme actif » (ibid.) qui sert à mettre en valeur les biens, notamment fonciers et immobiliers. Un actif étant un bien dont est attendu un flux de revenus du fait de sa possession (Veblen, 1908), cette forme est basée sur une logique de capitalisation. Dans cette logique, la valeur d’un bien correspond aux flux de revenus futurs qui peuvent être attendus de l’investissement dans ce bien. Cette valeur est ramenée à l’instant présent par l’actualisation de ces flux. C’est ainsi que s’obtient la valeur actuelle nette (van) du bien évalué.
4 C’est cette méthode d’évaluation qui a été employée pour orienter les décisions d’aménagement des collectivités territoriales dans les cas étudiés dans cet article. Avant de l’expliciter, retenons que, comme toute formule d’estimation d’une valeur, elle met « en relation des préoccupations, des qualités et des quantités, des échelles, des variables » (Callon, 2012, p. 274). Elle cristallise ainsi des intérêts, des normes et des relations de pouvoir entre des individus et des groupes. Les pratiques d’évaluation sont, de ce fait, politiques : construire une valeur implique en effet de s’accorder sur ce que l’on quantifie, la façon dont on le quantifie et l’entité qui a le pouvoir de quantifier (Bardet, 2014). Aussi, les méthodes d’estimation de la valeur sont au centre des rapports de force, conflits et négociations des capitalismes urbains dont l’enjeu est le contrôle politique des espaces urbains qui se trouvent dès lors gouvernés par la valeur (Piganiol, 2014). Pourquoi et avec quels effets les collectivités territoriales gouvernent-elles leurs espaces en mutation par la valeur actuelle nette ? Nous faisons l’hypothèse que le recours à cette méthode de calcul est financiarisant : s’il peut avoir des motifs divers, il propage néanmoins les conventions des milieux financiers dans l’activité d’aménagement. Ce gouvernement par la valeur actuelle nette participerait alors à la « financiarisation du capitalisme urbain » (Guironnet, 2017). À travers les dispositifs de calculs qui lui sont attachés, ce mode de gouvernement de l’espace change les conventions dominantes, la distribution des pouvoirs urbains, la répartition de la rente foncière et le contenu des projets d’aménagement.
Gouverner l’aménagement par la valeur actuelle nette
5 La valeur actuelle nette d’un bien est calculée par la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie, mieux connue sous son acronyme anglais, dcf (pour discounted cash flow). Elle s’est imposée comme l’un des principaux moyens de prendre des décisions en matière d’investissement, notamment parce qu’elle permet de comparer l’intérêt d’investir dans un actif par rapport à d’autres (Doganova, 2014). Mise au point par des ingénieurs forestiers allemands au milieu du xixe siècle, la méthode est généralisée au début du xxe siècle par l’économiste américain Irving Fisher : le détenteur de capital est ainsi doté de « la capacité de calculer la valeur d’un investissement ; de choisir entre plusieurs investissements en comparant leurs valeurs actuelles ; de profiler celui sur lequel se porte son choix en déterminant la distribution temporelle des flux de revenus » (ibid., p. 77). Ainsi, cette méthode est financiarisante, car elle place le point de vue des investisseurs [3] au centre de l’évaluation (Chiapello, 2015). Mais comment fonctionne cette formule ?
6 Elle consiste à établir la valeur d’une chose selon ce qu’elle va rapporter dans le futur, c’est-à‑dire à partir du solde des coûts (décaissements) et des bénéfices (encaissements) dans un temps donné, généralement découpé en années. Ces flux de trésorerie sont actualisés : ils sont rapportés au moment présent, selon le rendement estimé d’un placement considéré comme sans risque (par exemple, les obligations souveraines). Autrement dit, le « coût du capital » est intégré dans l’évaluation. Des variables sont également prises en compte, par exemple l’inflation, ou, dans le secteur immobilier, le taux de vacance et la liquidité des biens [4]. Ces variables suivent en général des indices de références et visent à intégrer le risque de l’investissement dans le calcul. La valeur actuelle nette est obtenue de cette façon. Si elle est négative, l’investissement sera jugé inintéressant. Dans le cas où elle est positive, elle peut être comparée à d’autres investissements généralement classés selon leurs niveaux de risque et de rendement.
7 Aujourd’hui, les manuels de gestion immobilière présentent le calcul de la valeur actuelle nette comme l’une des approches à privilégier par les professionnels du secteur à la fois pour calculer la valeur intrinsèque des actifs et pour s’adresser à l’une de leurs clientèles, les investisseurs institutionnels (par exemple, Hoesli, 2008). Toutefois, en dehors des pays anglo-saxons, sa diffusion dans le secteur immobilier est récente. En France par exemple, le recours à cette méthode a d’abord été observé dans l’immobilier tertiaire dans les années 1990. Ingrid Nappi-Choulet (2009) considère que l’apparition de cette méthode est alors liée à l’entrée de fonds d’investissement américains au milieu des années 1990 [5]. Ils emploient des méthodes du secteur financier, et notamment la valeur actuelle nette et le taux de rendement interne, du fait de leur traitement des biens immobiliers comme des actifs financiers (ibid., p. 57).
8 En plaçant le point de vue de l’investisseur au centre des décisions d’aménagement, le calcul de la valeur actuelle nette est un vecteur de financiarisation du cadre bâti. Plus précisément, il conduit à considérer les éléments qui le constituent comme des actifs financiers pour trois raisons. Premièrement, leur production et leur transformation sont envisagées selon les revenus qu’ils sont susceptibles de rapporter à l’aune du couple risque-rendement, c’est-à‑dire suivant une stricte logique de capitalisation. Deuxièmement, ce calcul permet de conjurer la faible liquidité des actifs immobiliers en la prenant en compte dans le taux d’actualisation : les évaluateurs intègrent en effet une « prime pour liquidité à la vente », plus faible que pour d’autres types d’actifs (Santilli, 2015). Troisièmement, la valeur actuelle nette suit le rapport au temps singulier de la « forme actif » : elle ramène à l’instant présent la somme des encaissements et des décaissements futurs générés par un investissement. Schématiquement, dans le cas d’une opération d’aménagement, les décaissements (achat des terrains, travaux de voirie et de construction d’équipement, frais d’ingénierie et de commercialisation) et les encaissements (essentiellement la vente des charges foncières qui dépendent des programmes et des indices de constructibilité) sont positionnés dans l’échéancier du projet, qui correspond aux durées de travaux et de commercialisation. Ainsi, la réalisation du réseau de chaleur sera placée la troisième année et la vente d’une parcelle la cinquième année. Une actualisation des flux de trésorerie est ensuite appliquée pour inclure le coût du capital. Par conséquent, plus un encaissement est éloigné dans le temps, plus il va perdre de la valeur une fois rapporté à l’instant présent. Cette formule permet d’identifier la valeur des terrains à partir d’une hypothèse sur le rendement de l’opération, ou vice versa, de calculer son taux de rendement interne, à partir de l’analyse coût-avantage.
9 La valeur actuelle nette est spéculative, car elle nécessite de faire des hypothèses sur l’évolution future des prix des marchés fonciers et immobiliers. Elle se différencie en cela des méthodes utilisées classiquement dans l’immobilier et l’aménagement. La méthode par comparaison consiste en effet à évaluer le bien immobilier ou foncier selon les transactions passées réalisées sur des biens dont la localisation et les caractéristiques sont similaires. La méthode dite du « bilan aménageur », quant à elle, est une analyse coût-avantage dans laquelle la somme des dépenses est comparée à celle des recettes, à l’instant présent.
10 Si ces méthodes de calcul ne renvoient pas aux mêmes rationalités et temporalités, elles cohabitent néanmoins dans la pratique des acteurs de l’aménagement et de l’immobilier, et ce même dans le cas d’un marché largement financiarisé comme celui de l’immobilier tertiaire au Royaume-Uni (Crosby et Henneberry, 2016). Il y a deux raisons à cela. D’une part, les méthodes « classiques » sont des préalables au calcul de la valeur actuelle nette. Ainsi, pour calculer les encaissements d’un projet d’aménagement, il faut faire des hypothèses sur les coûts et les recettes d’une opération. Cette analyse coût-avantage implique de fixer le prix de vente des programmes immobiliers à partir d’une étude de marché basée sur une comparaison avec des transactions similaires passées. D’autre part, ces méthodes sont utilisées comme autant de façons de définir la valeur d’un bien et de vérifier ainsi l’opportunité d’un investissement. Ces pratiques invitent à analyser concrètement l’usage de la valeur actuelle nette par des collectivités territoriales.
Présentation des cas et méthodologie
11 Cet article présente deux cas dans lesquels le calcul de la valeur actuelle nette a contribué à gouverner des projets d’aménagement urbain. Ces projets situés à Milan et à Bolzano consistent tous deux à reconvertir de grands sites ferroviaires en quartiers mixtes. À Milan, il s’agit de six sites péricentraux qui couvrent environ 150 hectares nommés les Scali (Plateformes). Les conditions du redéveloppement sont négociées conjointement entre l’opérateur ferroviaire (et propriétaire foncier) Ferrovie dello Stato (fs, équivalent de la sncf en France), la municipalité et, dans une moindre mesure, la région Lombardie. À Bolzano (104 000 habitants), chef-lieu de la province [6] autonome du Haut-Adige, ces conditions sont négociées pour le site de l’Areale (47,5 hectares) entre fs, la municipalité et la puissante province de Bolzano dont le rôle est allé croissant dans les années 2000.
12 L’entrée dans les marchés fonciers du surplus de terrains ferroviaires italiens s’explique par la convergence de plusieurs facteurs dont les principaux sont : les pressions financières qui s’exercent sur fs du fait d’exigences de rentabilité croissantes dans la perspective de leur privatisation ; la structuration des activités immobilières de fs orientées vers la maximisation des prix de cession ; et l’intérêt des collectivités territoriales pour ces grandes emprises, qu’elles considèrent à la fois comme des barrières qui fragmentent l’espace urbain et des opportunités foncières pour mettre en œuvre leurs politiques (Adisson, 2015).
13 Les deux grands projets d’aménagement étudiés se situent dans des contextes urbains et institutionnels bien distincts (une métropole de rang mondial, une ville moyenne d’une province autonome), ce qui offre un large spectre d’analyse quant au processus qui nous intéresse. L’enquête se base sur 41 entretiens semi-directifs avec des acteurs ayant été impliqués dans ces projets au sein de collectivités territoriales, des entreprises ferroviaires – et en particulier de leurs directions immobilières – ou dans des activités de conseil pour ces organisations. Elle résulte également de l’analyse des documents produits dans le cadre de ces projets, ainsi que de la revue de la presse locale et nationale. L’étude de ces deux cas révèle les raisons, controverses et détournements du calcul de la valeur actuelle nette de ces projets à Milan et Bolzano.
La construction disputée de la valeur des terrains ferroviaires de Milan
14 En 2005, un « accord-cadre » de la reconversion des Scali signé entre fs et la municipalité prévoit que les plus-values produites par la vente de ces terrains seront réinvesties dans l’infrastructure ferrée du territoire métropolitain (Comune di Milano et coll., 2005). La Direction de l’urbanisme de la municipalité réalise alors une première estimation à grands traits de la valeur de ces terrains. Sur la base d’une programmation urbaine approximative, elle fait une analyse coût-avantage qui vise à valider l’hypothèse du financement d’un grand projet de tunnel ferroviaire, le Passante 2. Le résultat est prometteur : 700 millions d’euros seraient extraits des terrains, ce qui couvrirait une bonne part du coût de l’ouvrage projeté (1 million).
15 La programmation est affinée après cette première estimation : un projet de modification du document d’urbanisme communal est rédigé à cet effet par les services municipaux. De même, un certain nombre de coûts de l’opération se précisent, dont la valeur des terrains inscrite à l’actif du bilan de fs. Cette dernière, dite valeur nette comptable, est définie comme la valeur brute de laquelle sont soustraits les amortissements et les provisions associées à l’actif.
16 En 2010, une deuxième estimation est commandée par la municipalité à l’Agenzia del Territorio. Née de la transformation en agences des administrations fiscales du ministère des Finances, cette administration (rattachée depuis à l’agence des impôts) est un service déconcentré de l’État. En charge de la tenue du cadastre, elle assure également des activités d’évaluation foncière et immobilière à destination des collectivités et des établissements publics. Le recours à cette administration n’est pas obligatoire. Il a pour objectif de disposer d’un « tiers super partes [7] ». Le fonctionnaire chargé de l’étude se base sur le registre des transactions immobilières dont elle dispose. À partir de ce registre, il fait une estimation de la valeur des terrains, une fois ceux-ci dotés de droits à construire, en la comparant à celles de transactions similaires dans le contexte immédiat de chacun des Scali. Cette étude comparative permet de dresser un bilan d’aménagement dont les coûts (1,39 million d’euros) sont soustraits aux recettes (2,9 millions).
17 Le fonctionnaire fait toutefois une opération supplémentaire en estimant les plus-values susceptibles d’être réinvesties dans l’étoile ferroviaire. Il considère que ces plus-values correspondent non pas à la somme de l’analyse coût-avantage, mais à la valeur actuelle nette, qu’il convient donc de calculer. Son objectif est ainsi d’« établir un flux de trésorerie [8] ». Il fixe la rémunération de l’investissement à 9 %. La définition de ce taux de rendement, qui place l’opération d’aménagement dans la perspective d’un investisseur financier, lui permet d’actualiser les recettes futures de l’opération et de calculer ainsi la valeur actuelle nette (533 millions d’euros) du foncier. Celle-ci est près de trois fois inférieure aux recettes de l’analyse coût-avantage (1,51 million). La valeur nette comptable des terrains doit encore être retranchée de la valeur actuelle nette, afin de compenser leur sortie du bilan financier de fs dans lequel ils sont comptabilisés. Selon ces calculs, seuls 350 millions d’euros de plus-values pourraient être réinvestis dans l’étoile ferroviaire. Le passage de la méthode de l’analyse coût-avantage à celle du calcul de la valeur actuelle nette – c’est-à‑dire à une méthode de calcul qui adopte les attentes de rentabilité en cours sur les marchés de capitaux – réduit donc les retombées attendues sur le territoire. On comprend que la façon de valoriser et d’évaluer les fonciers urbains faisant l’objet d’un projet d’aménagement a des conséquences substantielles pour les collectivités et les opérateurs, ici pour leur politique de transport.
18 Dans cette opération, le terrain ferroviaire est donc traité comme un actif financier. Il est remarquable que ce traitement soit effectué par l’administration cadastrale à la demande de la municipalité, qui souhaite disposer d’une évaluation super partes de la valeur des terrains ferroviaires pour négocier la distribution des plus-values foncières avec l’opérateur de l’État, et financer ainsi son projet de transport. Sans connaître les futurs acquéreurs, l’agence part du principe que pour obtenir la neutralité de l’évaluation, il faut inclure le calcul de la valeur dans des outils et référentiels en usage sur les marchés de capitaux.
19 À l’issue d’une année de réunions qualifiées de « sporadiques » par le chargé d’études, l’estimation, rendue selon lui « complexe » par le manque de fiabilité des données sur le déplacement des équipements ferroviaires et le coût des dépollutions, n’a toutefois pas été conclue. S’est ensuivi un conflit sur l’estimation de la valeur, qui révèle une tension entre les acteurs sur le partage de la rente foncière. D’un côté, fs a, selon un membre de la direction de l’urbanisme de la ville, « fait pour son propre compte une estimation privée [9] » dans la continuité du plan d’affaires établi en 2007 par la filiale italienne de Hines (promoteur, gestionnaire d’actifs et investisseur texan), aujourd’hui contrôlée par coima. Ainsi, malgré l’alignement de l’agence cadastrale sur les méthodes financières, la définition administrative de la valeur n’est pas reconnue comme légitime par l’opérateur public. Ce dernier s’en remet à une appréciation privée dans une stratégie de sortie de l’expertise publique, mais aussi d’enrôlement des investisseurs privés. La commande à Hines s’explique par la volonté de fs à la fois d’accéder à l’expertise d’un groupe familier des grandes opérations financiarisées et d’intéresser Hines qui est l’aménageur de Porta Nuova, attenant au plus grand des sites ferroviaires. De fait, le directeur général de l’ancienne filiale italienne (et actuel dirigeant de coima), « cite souvent les Scali comme l’une des opportunités les plus intéressantes pour le Milan à venir [10] ».
20 De l’autre côté, la majorité de gauche arrivée aux affaires municipales en 2011 a engagé une stratégie de protestation. La nouvelle adjointe à l’urbanisme – avocate spécialisée dans le droit de l’environnement – commande au début de l’année 2012 une nouvelle évaluation des plus-values sur la base d’une révision à la baisse des programmes prévus sur les terrains dans le plan d’urbanisme communal. La commande est passée au secteur des valorisations foncières de la Direction de l’urbanisme, qui n’utilise pas la valeur actuelle nette. Les calculs partent de l’hypothèse que la valeur est produite uniquement par le changement d’affectation des terrains, donc par les droits à construire conférés par la municipalité. La nouvelle formule de calcul exclut ainsi la valeur nette comptable des terrains. Le dirigeant du service s’en explique : « Ferrovie dello Stato a certifié dans son bilan la valeur des terrains. Par conséquent, l’évaluation de la valeur faite par l’Agenzia del Territorio est partie de là […]. Nous au contraire, nous ne sommes pas partis d’une valeur de bilan certifiée, mais de la valeur, selon moi, réelle. [11] »
21 Le service considère que, « très sincèrement, [fs] devait équilibrer le bilan et a mis une valeur » sans apporter la preuve de la « scientificité des chiffres présentés [12] ». Une fois écartée la raison comptable, l’estimation municipale porte à environ 150 millions d’euros les plus-values qui peuvent être redistribuées sur le territoire. Ce montant est « très éloigné » de celui apprécié par fs, inférieur à 40 millions du fait de l’affectation d’une partie des gains à la compensation de la dépréciation de son actif.
22 Outre sa dimension symbolique, ce calcul revêt un caractère stratégique. Selon le dirigeant du service des valorisations, cette évaluation a été immédiatement « contestée par les Ferrovie » au motif que les valeurs comptables utilisées par fs ont été certifiées par un expert-comptable. Mais « ensuite il y a eu la tractation politique [pour trouver] un compromis [13] ». En constituant un raisonnement alternatif sur les méthodes de calcul, la municipalité rouvre un espace de négociation qui lui est plus favorable. Le compromis n’a cependant pas été trouvé, ce qui a conduit les deux parties à aborder la question autrement. Comme l’explique le chargé de projet à la direction de l’urbanisme, « l’approche est en train de changer, et nous adopterons probablement un système mixte d’anticipation et ensuite de comptabilité a posteriori des ventes [14] ». Les parties prenantes ne parviennent donc pas à s’accorder sur une méthode de calcul, ni sur les entités retenues dans la formule et sur la façon de quantifier ces entités. Pour résoudre cette situation, elles décident finalement de renoncer à une formule financiarisante au profit d’une évaluation ex post des plus-values qui seront effectivement obtenues par fs avec les ventes. Les plus-values seront alors soustraites aux investissements réalisés entre-temps dans l’étoile ferroviaire milanaise pour calculer le montant que fs devra encore engager. Las, en dépit de cet accord, c’est la dynamique du marché foncier qui se rappelle aux protagonistes : la municipalité sort la reconversion des Scali de l’agenda municipal pour limiter l’offre foncière aux grandes opérations inachevées des années 2000. Le gel de l’opération est temporaire. L’exécutif élu en 2016 fait voter une délibération qui rouvre une phase de négociation avec fs. Parallèlement, une étude de préfiguration est commandée à de célèbres architectes internationaux par fs et les Scali sont présentés sur le site Invest in Italy, créé pour proposer l’acquisition d’actifs fonciers et immobiliers publics à des investisseurs étrangers [15].
Attirer les investisseurs en démontrant la faisabilité financière du projet de l’Areale de Bolzano
23 Le projet de reconversion de l’Areale, du fait de sa taille, de sa programmation – un quasi-doublement du centre-ville – et des travaux d’infrastructures qu’il requiert – le déplacement d’un tronçon de l’axe ferroviaire transalpin du Brenner –, nécessite des investissements très importants dans cette ville moyenne. La municipalité de Bolzano puis la province ont donc eu pour objectif constant depuis le début des années 2000 de démontrer la faisabilité du projet et ainsi l’intérêt des investissements qu’il suppose auprès d’investisseurs. Au cours des deux périodes du projet de l’Areale dont elles ont successivement assuré la direction (le « Ferroplan » et le « Masterplan »), les études de faisabilité économique ont été basées sur les outils de la finance immobilière. L’objectif était de conférer une crédibilité au projet aux yeux des financeurs publics ou privés, conçus comme des investisseurs des marchés financiers qui placent la rentabilité et les modalités de sa définition en regard de placements considérés sans risque.
24 En 2001, la municipalité, la province et fs s’accordent sur une forme de troc : l’opérateur donne aux collectivités les terrains qui ne lui sont plus utiles. En échange, ces dernières font réaliser un site ferroviaire et une gare modernisés. L’équipe de pilotage qui s’est formée autour de l’adjoint à l’urbanisme de la ville cherche ensuite à vérifier la faisabilité du troc. Elle veut savoir s’il est possible de couvrir les coûts de réorganisation du site ferroviaire par la vente des charges foncières des terrains libérés. Elle commande pour cela plusieurs études, notamment à un consultant en économie urbaine et immobilière, Ezio Micelli. Libéral réformateur, il deviendra par la suite professeur à l’université iuav de Venise et adjoint à l’urbanisme de cette ville. Il est un des passeurs des doctrines du nouveau management public et de la pratique des partenariats public-privé dans le champ de l’urbanisme, notamment à travers les thèmes de l’« efficacité » et de l’« innovation » (Micelli, 2003). Au sein de l’équipe de l’adjoint à l’urbanisme, il défend l’idée de la prise en charge de l’opération par une société d’économie mixte d’aménagement (società di trasformazione urbana). Pour ce faire, il mène une démonstration paradoxale avec la méthode d’actualisation des flux de trésorerie.
25 Dans un premier temps, il réalise des analyses par comparaison et coût-avantage de l’opération. Il construit des référentiels, pour estimer les coûts des expropriations (sur la base de celles qui ont été menées précédemment par la province), de dépollution et de démantèlement du site. La définition de la programmation élaborée par les services de l’adjoint à l’urbanisme est précise, mais ouverte dans la mesure où il est prévu une modification ad hoc des fonctions et des constructibilités sur ce secteur, dans le plan d’urbanisme de la ville. Dans un second temps, il procède à une analyse financière selon la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie, qui selon ses termes est « traditionnellement utilisée par les opérateurs immobiliers pour vérifier en première approximation l’opportunité d’un investissement immobilier » (Sistema Snc et Mesa Srl, 2005, p. 30). Le raisonnement est le suivant : confier l’aménagement des terrains à un promoteur privé « de premier niveau », c’est-à‑dire « anglo-saxon », nécessite un rendement opportunistic de l’opération de plus de 15 % (Mesa Srl, 2004, p. 36). Pour parvenir à ce niveau de rentabilité, la formule tient compte de l’ensemble des paramètres de l’aménagement (achat des terrains, démolitions, dépollution, viabilisation, etc.), mais pas du coût des reconstitutions ferroviaires. Autrement dit, pour que le financement du projet de reconversion intéresse des investisseurs financiers, il faut consentir à une dépense publique de 147 millions d’euros. Fort de ce résultat, Micelli considère que ce mode de financement du projet est insatisfaisant du point de vue de la collectivité. Il défend dès lors l’idée d’un développement des terrains par une société d’économie mixte. En effet, selon une convention nationale, le taux de rendement du capital investi exigé par ces structures est de 5 % [16]. Les règles nationales institutionnalisent donc l’intégration des logiques de rendement par les collectivités pour leur action aménagiste. Bien que de dix points inférieur à celui des investisseurs financiers, le taux de rentabilité ne suffit toujours pas à couvrir les coûts de l’opération. L’expert invite donc les collectivités à une subvention de 100 millions d’euros, ce qui porterait la « performance financière » du projet à 6,77 % (Sistema Snc et Mesa Srl, 2005, p. 6). Il complète ses calculs par une série de stress tests, méthode pour probabiliser le risque typique de l’ingénierie financière. Il fait jouer quatre variables (plus ou moins 10 %) : le financement public, les coûts d’acquisition des terrains, leur dépollution et les travaux ferroviaires. En résumé, il démontre par les méthodes de calcul du secteur financier que les terrains de l’Areale ne peuvent être un actif financier désirable sans une dépense publique conséquente. Sur la base de ce résultat, il soutient une solution proche des configurations françaises fondées sur une société d’économie mixte d’aménagement dont le bilan est équilibré par une dotation de la collectivité. Cette société doit cependant obéir à un objectif de rentabilité conforme aux conventions d’investissement à l’œuvre sur les marchés de capitaux.
26 L’emploi de méthodes financières est donc stratégique. Elle est véhiculée par un acteur qui inscrit sa démarche dans un projet de renouvellement de la discipline urbanistique à travers l’importation en son sein de techniques économico-financières. L’emploi des méthodes financières vise à démontrer l’intérêt du recours aux sociétés d’économie mixte dans l’aménagement qui est défendu par Micelli (2003). De plus, le résultat des calculs répond à une commande politique de l’adjoint à l’urbanisme, qui souhaite démontrer la faisabilité du Ferroplan dont il a fait une ressource politique, et créer une société pour le prendre en charge. Et ce d’autant que cette étude est financée par des fonds du ministère des Infrastructures, destinés précisément à créer des sociétés d’aménagement mixtes (Comune di Bolzano, 2004).
27 En 2010, la municipalité et la province constituent une société publique de projet, Areale Bolzano (abz), afin d’organiser un concours international d’urbanisme. Les dix participants au concours doivent accompagner leur proposition de Masterplan d’une « faisabilité économico-financière des interventions, dans un sens entrepreneurial, avec calcul du taux de rendement interne » (abz spa, 2010, p. 13 [17]). Après Micelli, c’est à nouveau un universitaire, Roberto Camagni, qui demande l’emploi de cette technique financière en tant que membre du jury du concours. Il est de fait très attentif au « trade-off [18] » qui se joue entre fs, les collectivités territoriales et les investisseurs financiers dans ce type d’opération, autrement dit, à la distribution de la rente urbaine, dont il est un expert académique (par exemple, Camagni, 1992). Les réponses à sa demande sont « très diverses ». Et puis il s’interroge : que noter ? L’étude financière la « plus claire » ? La « profitabilité » du projet ? La répartition des plus-values ? Finalement, le juge choisit de panacher les critères d’appréciation par un système de points dont le résultat ne sera de toute façon pas décisif dans le choix du lauréat [19].
28 Si au stade du concours, l’enjeu de la faisabilité financière est resté secondaire, il en va autrement pour la phase suivante de développement du masterplan. Ainsi, selon le chef de projet de la société Areale Bolzano : « Outre les solutions fonctionnelles, urbanistiques et architecturales, […] il s’agit de voir quels sont les niveaux de couverture [des] coûts à travers les réalisations qui sont prévues, et donc l’introduction sur le marché d’une série d’actifs [20]. »
29 L’étude économico-financière du masterplan de l’Areale constitue un moment clé de la vérification de sa faisabilité. Elle est confiée à un expert romain qui travaille sur le sujet en 2013. Comme lors de la phase précédente, l’objectif est de démontrer la faisabilité de l’opération, mais cette fois-ci à des investisseurs privés. Une nouvelle fois, celle-ci est appréciée à l’aune de sa rentabilité financière aux différentes étapes du processus de transformation avec le calcul de la valeur actuelle nette et de stress tests (Boris Podrecca Architekten, 2013). L’étude conclut à la « rentabilité » de l’opération, mieux, à sa « bancabilité » (bancabilità), c’est-à‑dire la disposition des banques à prêter de l’argent pour cet investissement [21]. L’objectif de bancabilité peut être interprété comme un message adressé aux investisseurs de la province, qui se financent auprès des banques plutôt que sur les marchés financiers. De fait, les acteurs politiques et techniques des collectivités territoriales ont régulièrement annoncé publiquement que cet aménagement était une opportunité pour les entrepreneurs et investisseurs du Haut-Adige. Le président du conseil d’administration de la société Areale Bolzano, très impliqué dans les milieux d’affaires du Haut-Adige, voit ainsi dans le projet « une occasion favorable au secteur local du bâtiment pour sortir de la phase actuelle de crise économique [22] ». Toutefois, selon cette formule, la bancabilité de ce nouveau projet ne peut être atteinte sans des dépenses publiques dans les équipements (27,2 millions d’euros). L’expert conseille donc de subventionner l’opération pour rémunérer le capital à un taux suffisamment attractif en comparaison d’autres actifs.
30 À ce stade, les collectivités ont poussé à découper le projet en plusieurs « macro-lots fonctionnels » pouvant être pris en charge par des investisseurs, des promoteurs et des entreprises du bâtiment de la province. L’opération a ainsi été découpée afin de répartir les coûts et les gains entre les différents lots. L’étude économico-financière a façonné chaque macro-lot comme un actif financier pouvant être acquis par des investisseurs de la province. Ce découpage ne pouvant être totalement équilibré, chaque lot possède une rentabilité différente du fait de travaux ferroviaires et de programmes immobiliers impossibles à équilibrer sans péréquation. Lors de la présentation publique de son étude financière, l’expert s’inquiète donc que « toutes les composantes du projet n’aient pas le même pouvoir d’attraction sur le marché », ce qui fragilise la faisabilité d’ensemble de l’opération (ibid., p. 85). Mais, la mise en œuvre du projet dépendant du transfert et de la réalisation d’autres équipements qui n’ont pas été exécutés entre-temps, les appels d’offres des macro-lots ne sont pas prévus avant 2017 [23].
Conclusion
31 L’hypothèse qui guidait cet article était qu’au-delà des origines du capital et des acteurs liés à l’industrie financière, la financiarisation de la production urbaine passe par la diffusion de techniques financières qui font entrer les opérations d’aménagement et leurs protagonistes dans les catégories d’estimations de la valeur propres aux milieux financiers. Pour la tester, nous avons suivi le « gouvernement par la valeur » (Piganiol, 2014) de deux grands projets urbains italiens, à partir desquels cette conclusion propose des éléments de généralisation.
32 Notons d’abord que ni à Milan ni à Bolzano, les principales parties prenantes (collectivités territoriales et opérateur ferroviaire) n’ont été à l’initiative de l’utilisation de formules financières pour valoriser et évaluer les terrains négociés. Les tiers dont elles ont mobilisé l’expertise – agents administratifs, universitaires et consultants – ont eux-mêmes analysé la faisabilité des projets qu’elles formulaient à l’aune de la valeur actuelle nette et de stress tests. Les raisons de l’emploi de cette méthode de calcul de la valeur varient. Les consultants ont eu recours à ce calcul pour des enjeux de crédibilité. Dans le cas du masterplan de Bolzano, l’objectif était clairement de produire une lisibilité du projet aux yeux des investisseurs financiers. Mais lors du concours d’urbanisme qui l’a précédé, l’analyse demandée aux équipes candidates avait pour but d’apprécier la rigueur et la faisabilité des projets. Cette méthode de calcul est donc un moyen de s’adresser aux investisseurs, mais également de produire de la connaissance et de vérifier la pertinence des projets de transformation urbaine entre acteurs ordinaires de l’aménagement.
33 Cette production n’est pas neutre. La méthode de calcul de la valeur actuelle nette redistribue les pouvoirs urbains en donnant par défaut une position arbitrale et donc dominante aux investisseurs financiers, omniprésents dans les projections des acteurs. Elle institutionnalise l’idée que les projets sont conçus pour être attractifs aux yeux des investisseurs. Le raisonnement de ces derniers est jugé le plus pertinent et donc prêté y compris à de futures sociétés d’aménagement mixtes, comme nous l’avons observé à Bolzano. Dans un premier temps, cette financiarisation ne passe donc pas par les organisations et les circuits financiers, mais par une diffusion des méthodes de calculs « qui incorporent une certaine manière de lire les projets et de mesurer leur valeur » (Lorrain, 2011, p. 1119). Ces méthodes et la rationalité qui les sous-tend s’avèrent ainsi une source de la financiarisation des capitalismes urbains et de la naturalisation des rapports de force qu’elles instituent entre les détenteurs et gestionnaires du capital et les autres groupes sociaux. Institutionnalisation d’autant plus forte que ces méthodes organisent, préformatent, puis éclipsent, les rapports de pouvoir en les codifiant dans des formules mathématiques à prétention véridique.
34 De fait, le recours à la valeur actuelle nette a des effets certains sur les projets. Dans le masterplan de Bolzano, nous avons vu comment la temporalité et la configuration de l’aménagement par macro-lots sont envisagées et ajustées à l’aune de leur rentabilité et de leur liquidité avant la soumission du foncier au « marché ». À Milan, c’est la politique de transport métropolitaine qui a été cadrée par la valeur actuelle nette : les parties prenantes ont renoncé au mégaprojet ferroviaire du Passante 2, qui ne devenait plus finançable par les plus-values de la vente des Scali, une fois calculée leur valeur actuelle nette.
35 Les objectifs du calcul de la valeur actuelle nette n’en sont pas moins différents dans les deux villes et changeants au cours du projet. De même que pour les autres outils de gestion (Chiapello et Gilbert, 2013), usages et finalités sont stratégiques. Ils sont même contestés à Milan par une nouvelle majorité municipale, voire détournés à Bolzano où un expert a utilisé cette méthode financière pour… déconseiller de faire appel à un aménageur adossé à des investisseurs financiers, et recommander de recourir à une société d’économie mixte. Malgré la rigidité de la formule, on observe une grande plasticité des hypothèses, des résultats et de leur interprétation. Ces éléments invitent à ne pas réifier les formules de calculs financiers. Reste que leur usage génère des conflits de valeurs, sous-tend de nouvelles rationalités et instaure des hiérarchies et légitimités professionnelles dans la production urbaine. C’est pourquoi elles doivent être placées au cœur de la compréhension et de la théorisation de la financiarisation du capitalisme urbain.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
« to analyse the current period of capitalism through its typical calculative devices ».
-
[2]
Une forme conventionnelle est une « ressource collective à laquelle les acteurs peuvent faire référence quand ils doivent s’orienter dans le monde des objets, c’est-à‑dire opérer des distinctions ou rapprocher des choses, les hiérarchiser, les mettre en valeur et les apprécier » (Boltanski et Esquerre, 2014, p. 24).
-
[3]
La figure de l’investisseur agissant librement sur un marché pur est un type idéal qui sert aux professionnels de la sphère financière pour orienter leurs décisions (Ortiz, 2014).
-
[4]
La liquidité d’un actif est définie comme la facilité avec laquelle un bien peut être revendu sur un marché, c’est-à‑dire converti en monnaie. Les biens immobiliers et fonciers présentent initialement une faible liquidité, car ils ne peuvent être déplacés et, à la fois du fait de leur localisation et de leurs caractéristiques matérielles, sont hétérogènes (Carruthers et Stinchcombe, 1999). Par conséquent, les transactions de biens immobiliers sont plus longues et moins nombreuses que celles, par exemple, de titres boursiers.
-
[5]
Virginia Santilli (2015) suggère que la dcf arrive un peu avant, via les sociétés d’audit anglo-saxonnes qui interviennent pour évaluer les portefeuilles des créances immobilières des banques à la suite de la crise de 1991.
-
[6]
Une province est l’équivalent d’un département dans le découpage administratif italien. Leurs compétences ne sont toutefois pas les mêmes.
-
[7]
« un terzo super partes » (service projets stratégiques à la Direction du développement du territoire de la ville de Milan, 10 janvier 2013).
-
[8]
« stabilire un cash flow » (secteur services techniques de l’Office provincial de Milan de l’Agenzia delle Entrate, 18 janvier 2013).
-
[9]
« Ferrovie ha fatto per conto suo una propria stima privata » (service projets stratégiques, déjà cité).
-
[10]
« cita spesso gli scali come una delle opportunità più interessanti per la Milano che verrà » (Il sole 24 ore, 30 mars 2011).
-
[11]
« Ferrovie dello Stato ha messo a bilancio il valore di quelle aree, certificato. Per cui la valutazione di quelle aree da parte dell’Agenzia del Territorio è partita da li […]. Noi invece, non siamo partiti da un valore di bilancio certificato, ma dal valore secondo me reale » (service valorisation des terrains communaux et non communaux de la direction du développement du territoire de la ville de Milan, 28 mars 2013).
-
[12]
« guarda, molto sinceramente, dovevano fare quadrare il bilancio e hanno messo un valore », « le scientificità dei umeri presentati » (ibid.). De même, l’économiste Roberto Camagni considère que fs a anticipé les plus-values générées par les droits à construire en réévaluant la valeur des Scali dans son bilan comptable. fs peut ainsi réduire les plus-values reversées à la municipalité et sur le territoire (Politecnico di Milano, 21 mars 2013 ; voir aussi Camagni et Roccella, 2017).
-
[13]
« contestato dalle Ferrovie », « poi c’è stata la trattativa politica », « un compromesso » (service valorisation des terrains, déjà cité).
-
[14]
« si sta cambiando l’impostazione, e probabilmente andremo ad adottare un sistema misto di anticipo e poi di contabilità a posteriori delle vendite » (service projets stratégiques, déjà cité).
-
[15]
Site web Invest in Italy Real Estate, http://www.investinitalyrealestate.com/it/properties/, consulté le 20 janvier 2017.
-
[16]
Ce taux est basé sur les recommandations de la Conferenza dei Presidenti delle Assemblee legislative delle Regioni e delle Province autonome qui a notamment pour fonction de coordonner les politiques régionales.
-
[17]
« la fattibilità economico-finanziaria degli interventi, in senso privatistico, con calcolo del tasso di rendimento interno ».
-
[18]
Politecnico di Milano, 21 mars 2013.
-
[19]
« molto diverse », « più chiara », « profittabilità » (ibid.). L’équipe lauréate annonce une rémunération des terrains ferroviaires (environ 80 millions d’euros) trois fois inférieure au mieux disant et deux fois supérieure au moins disant.
-
[20]
« Oltre alle soluzioni funzionali, urbanistiche e architettoniche […] si tratta di vedere quali sono i gradi di copertura di questi costi attraverso le realizzazioni che sono previste. E quindi la messa sul mercato di una serie di assets » (société abz, 4 mars 2013).
-
[21]
Le rapport bénéfice/coût est de 1,59. Les documents auxquels nous avons pu avoir accès ne dévoilent cependant pas les hypothèses et les résultats précis de l’étude de faisabilité.
-
[22]
« un’occasione a favore del settore edilizio locale, per uscire dalla attuale fase di crisi economica » (cité par Alto Adige, 31 août 2010).
-
[23]
Alto Adige, 7 septembre 2016.