Volker M. Welter, Biopolis. Patrick Geddes and the City of Life, Cambridge, Massachusetts, The mit Press, 2002, 355 p. Dominique Bourg et Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, Presses universitaires de France, 2015, 1 088 p. Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Paris, Eterotopia France, 2014, 174 p. Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos, Pour une sociologie de l’environnement, Seyssel, Champ Vallon, 2013, 301 p.
1La redécouverte de Patrick Geddes est récente mais reste marginale en France. Nous montrerons comment l’auteur écossais est revisité aujourd’hui par certains chercheurs. Si un ouvrage lui a été consacré aux usa par un historien de l’architecture, Volker M. Welter, en France trois ouvrages font référence à son œuvre et à son apport : le dictionnaire de Dominique Bourg et Alain Papaux qui lui fait une place dans la pensée écologique comme un de ses pionniers, Alberto Magnaghi, urbaniste italien, qui se réclame de lui dans sa théorie de la biorégion urbaine, dans un ouvrage récemment traduit, et Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos qui voient en lui un précurseur de l’environnement, oublié en France. Sujet central dans le premier ouvrage, il l’est moins dans les autres, mais nous avons voulu les regrouper en raison de l’importance que ces derniers lui ont accordée, chacun dans une perspective différente, et examiner la position respective qu’il occupe dans leurs travaux.
2L’ouvrage de Volker M. Welter, Biopolis, est une bonne introduction à Geddes, à son approche. Ni totalement chronologique, ni totalement biographique, la méthode qu’il adopte est plus thématique, en ciblant ce qui, selon lui, l’a surtout préoccupé, la conception de la cité, ou city design, en partant de sa triade place/work/folk (lieu/travail/ population) et de ses deux principales sources d’inspiration, la biologie, qu’il transfère à l’étude de la ville, et la polis grecque, son modèle idéal de cité pris comme référence. Pour Geddes, la cité, dans ses plus hautes évolutions, reste la forme la plus achevée que la vie humaine a produite ou doit produire, intégrant passé, présent et futur. Si les travaux effectués sur lui ont porté surtout sur les aspects géographiques et historiques de sa démarche, Welter veut apporter un éclairage nouveau sur une autre dimension méconnue et négligée, selon lui, de son travail, la dimension qu’il appelle « spirituelle ». L’ouvrage est divisé en huit chapitres : les cinq premiers concernent, en gros, l’usage par Geddes de la géographie et de l’histoire dans sa théorie, et les trois derniers portent sur le troisième aspect de sa démarche, qui concerne le spirituel. En appendice, un tableau synoptique propose un parallèle utile entre la vie de Geddes et les événements contemporains marquants. La bibliographie regroupe une liste complète des travaux de Geddes, ainsi que certaines études qui lui sont consacrées.
3Dès le chapitre ier « Angling for Cities ! », Welter retrace la trajectoire de Geddes, depuis sa formation comme biologiste jusqu’à son intérêt pour la ville. Il rappelle sa rencontre avec Bergson qui le conduira à questionner la raison et à développer son idée d’« élan vital », une force qui, à l’encontre de l’idée de sélection naturelle ou accidentelle, dirige l’évolution, en postulant que la ville doit évoluer de l’âge paléotechnique à l’âge néotechnique. De même, l’idée de genius loci, l’esprit et l’âme des lieux, doit être retrouvée et perpétuée dans les villes. De son expérience en Inde et en Palestine, il va en effet plaider pour un modernisme plus large incluant la spiritualité, le symbolique pour mieux saisir la personnalité d’une cité, l’âme d’un peuple.
4Dans le chapitre ii « Patrick Geddes’s Theory of the City », Welter analyse la méthode geddesienne, ses « machines à penser » (thinking machines) élaborées pour son travail, en prenant, par exemple, le diagramme The Notation of Life, destiné à comprendre la cité, son design, son fonctionnement, son évolution : passer de la ville matérielle (town) à la cité (city) ou polis, implique la recherche de l’aspect psychologique de la cité, ce qui en fait une communauté spécifique. Si autrefois acropoles, forums, temples, cloîtres, cathédrales… contribuaient à la constitution d’une communauté, il s’agit, aujourd’hui, d’en retrouver l’équivalent. C’est ce que Welter développera dans les trois derniers chapitres.
5Le chapitre iii « The City and Geography » présente l’idée majeure de Geddes, la « région », son idéal-type, entendue comme une unité géographique sociale/spatiale, et la valley section, sa représentation graphique avec ses divers établissements humains et activités économiques bien localisées. Il oppose la ville-région monocentrique à la conurbation polycentrique, une notion qu’il introduit, non encore péjorative pour lui, à cette époque. Welter rappelle que, à l’encontre de Howard et de Kropotkine, penseurs antiurbains qui critiquaient la ville, Patrick Geddes et Élisée Reclus, au contraire, défendaient la ville et le mode de vie urbain qu’ils voulaient améliorer. L’un des dispositifs éducatifs geddesiens les plus connus est ensuite présenté, l’Outlook Tower, sorte de laboratoire-musée sur l’histoire urbaine, placé dans une tour de six étages (le dernier étage comporte une camera obscura d’où l’on peut observer la région, le cinquième est destiné à la ville d’Édimbourg, le quatrième à l’Écosse, le troisième au langage, ici l’Empire britannique, le deuxième à l’Europe et le premier au monde). La finalité de ce musée urbain est à la fois éducative et citoyenne.
6Le chapitre iv « The City in History » est dédié à la vision de l’histoire de Geddes et l’usage qu’il en fait, représentée par un schéma symbolique intitulé « Arbor Saecularum. The Tree of Centuries ». Divisé en grandes périodes historiques, l’arbre se termine par une fleur, symbolisant l’age néotechnique futur à atteindre. Welter signale l’emprunt de Geddes à Auguste Comte de sa catégorisation sociale (peuple, chefs, intellectuels, spirituels) pour construire sa propre morphologie sociale, variant selon les périodes. Il imagine aussi une sorte de cité originelle, Ur-City, d’où toutes les cités dériveraient, et à partir du terme polis, il construit les notions de « biopolis », « geopolis », « regionapolis »… Pour lui, une cité n’est achevée et réussie que si les quatre groupes coopèrent harmonieusement. Et le city design consiste à retrouver cet Arbor Saeculurum enfoui dans le tissu urbain, les strates historiques cachées et sédimentées dans la forme urbaine et les monuments pour les requalifier. C’est une conception de la ville comme héritage, comme patrimoine à transmettre, mémoire indispensable à préserver, car sans mémoire urbaine pas de ville, pas d’évolution urbaine, précise Geddes. C’est pourquoi, l’importance des expositions consacrées à l’histoire des villes et aux méthodes du nouveau town planning est rappelée, pour leur rôle éducatif et civique.
7Le chapitre v « History in the City » expose la doctrine de Geddes sur la réhabilitation urbaine, nommée conservative surgery, où il se révèle précurseur de la conservation des centres historiques (les secteurs sauvegardés actuels), ainsi que son idée du survey (survey before plan), l’enquête préalable au plan, qui aura un retentissement considérable dans le domaine de l’urbanisme : Geddes propose ici une démarche interdisciplinaire d’analyse de la ville qui conjugue géographie physique, géographie humaine, sociologie, démographie et histoire qui débouche sur un rapport contenant les scénarios possibles de projet urbain. Complémentairement à cette démarche d’enquête, il recommande aussi la pratique de la marche (walk) pour mieux s’imprégner et ressentir le génie du lieu, pratique qu’il expérimentera à Édimbourg et en Inde. Toutes ces informations, ces analyses sur la ville collectées peuvent donner lieu à des « exhibitions pour apprendre », mais aussi pour débattre. Il organisa dans ce but au moins une vingtaine d’expositions en Europe et en Inde. Les trois derniers chapitres abordent l’aspect original de l’étude de Welter : la dimension « spirituelle » chez Geddes à travers la question du « temple », son architecture et son sens.
8Dans le chapitre « The Metaphysical Imperative in Urban Design around 1900 », Welter montre qu’au tournant du xxe siècle existait, concomitamment au souci de construire une communauté idéale, un fort engouement pour la construction de « temples », dont l’idée et les réalisations proliféraient à cette époque. Il répertorie entre 1875 et 1923 près de quarante cas de temples, produits pour divers motifs : exalter l’industrie, l’artisanat, le peuple, les arts et la culture, les sciences et les techniques, une religion nouvelle (théosophie), une personnalité importante (Nietzsche)… Ces monuments, pour certains, rappellent les projets grandioses des architectes des Lumières du xviiie siècle (Boullée, Ledoux). Dans le chapitre vii « The City and the Spirituality » Welter offre des exemples de ces temples : temple de la Géographie, Grand Globe d’Élisée Reclus, temple de la Nature…, Geddes, lui-même, en conçut plusieurs : le « temple du Savoir et de la vie », des jardins botaniques au dessin symbolique, le « temple des Dieux grecs » ou « temple de la Vie », le « Jardin pour les neuf muses grecques » pour une ville indienne, et avec l’architecte Frank Mears, le « temple Bahia » ainsi que le projet (non abouti) de l’université de Jérusalem. Le chapitre viii « From the Temple of the City to the Cultural Acropolis » présente une troisième catégorie de « temples » plus spécifiquement dédiés à la ville, pour célébrer la cité : après l’exemple cité et dépassé des cathédrales, il s’agit, aujourd’hui, de faire des monuments civiques historiques de même ampleur, symboles de citoyenneté et de renouveau civique. Pour Tel-Aviv, Geddes conçut, par exemple, une sorte d’acropole moderne (non réalisée) qui regroupait les institutions municipales, culturelles, éducatives, théâtre… au centre de la ville, car une cité ne saurait exister sans ces institutions publiques. Pour Geddes, en effet, une cité requiert « non seulement des nouveaux logements pour les gens, mais des nouvelles maisons pour un esprit nouveau », et, citant encore Geddes, Welter souligne : une ville « n’est pas une simple accumulation de bâtiments, d’espaces, de populations, c’est une “communauté intégrée, avec des structures matérielles et immatérielles et des fonctions” ». Comme pour l’acropole d’Athènes, ce centre doit être situé dans un site stratégique qui le valorise, constituant le « sommet d’une ville » (city crown), couronnant et dominant la cité, en reprenant les exemples de Tony Garnier (1917) ou de Bruno Taut (1916).
9En conclusion, pour Welter le travail de Geddes se résume à une recherche constante, sa vie durant, des lois de cause à effet qui gouvernent la cité. Il a bâti sa théorie à partir de trois thèmes principaux : le rapport ville et région, l’histoire, la dimension spirituelle. Le terme de spiritualité utilisé est ici équivoque, celui de symbolisme politique serait plus clair (du moins pour le lecteur français). L’héritage geddesien en urbanisme est aussi triple : régionalisme, environnementalisme, conservation, sur lesquels il a été, chaque fois, un précurseur. Cependant la dimension environnementale n’a pas été suffisamment traitée dans le livre de Welter. L’urbanisme moderne, après avoir longtemps ignoré Geddes, a tenté de le récupérer : le huitième congrès des ciam à Hoddeston en 1951 sur « Le cœur de la ville » (The Heart of the City) aurait été influencé par les idées geddesiennes sur la formation de la communauté civique et ses conditions. Mais comme l’a bien dit Siegfried Gideon, cité par Welter, il ne suffit pas de faire un centre-ville pour créer automatiquement du lien social et produire une communauté.
10Avec la publication du Dictionnaire de la pensée écologique par Dominique Bourg et Alain Papaux, professeurs à l’université de Lausanne, c’est un champ académique, longtemps ignoré, qui est légitimé. C’est, en outre, le premier livre de ce genre en France. Remise en cause des rapports de l’homme à la nature et critique de l’anthropocentrisme, contestation de la technique toute puissante dans sa prétention à résoudre la crise écologique, à ces deux points s’ajoute, aujourd’hui, la question sociale et celle des inégalités qui viennent élargir la pensée écologique. Ne pas se limiter à l’écologie politique, ni à l’écologie scientifique, ou à l’écologisme, mais rassembler toutes ces réflexions et actions, tel est l’objectif et l’ambition de ce dictionnaire selon ses coordinateurs : la pensée écologique affronte aujourd’hui « une échelle nouvelle et menaçante de perturbations infligées au milieu, réinterrogeant (ainsi) la place de l’homme au sein de la nature », et concernant cette crise écologique en cours, on peut lire encore dans l’avant-propos « nous entrons au rebours dans le temps long et épais des soubresauts de la biosphère, dans une modification au long cours des conditions d’habitabilité de la Terre. Comment cela n’affecterait-il pas profondément la pensée et le pensable ? ».
11Les mille quatre-vingt-huit pages, trois cent cinquante-sept entrées – commençant par actualisation et finissant avec wwf –, et les deux cent soixante auteurs (à majorité francophone) montrent l’ampleur de l’entreprise intellectuelle qu’il faut saluer. Elle ne se limite pas à un simple état des lieux ou bilan mais réinvestit des anciennes questions et aborde des interrogations nouvelles. L’ouvrage se termine par un utile index général des noms cités et par une présentation des auteurs. Les entrées concernent des notions clés, des livres fondamentaux, des auteurs classiques et actuels. Approche multidisciplinaire, toutes les disciplines des sciences sociales et humaines sont convoquées, car la pensée écologique est « une hybridation des domaines naturels et sociaux » précisent Bourg et Papaux. Par exemple, le préfixe bio revient six fois (biocentrisme, biodiversité, bioéconomie, biomimétisme, biopouvoir, biosphère), celui d’éco, le plus important dans le dictionnaire, constitue vingt et une entrées (écocentrisme, écoconception, écoféminisme, écologie des pauvres, écologie en Allemagne, écologie en France, écologie en Suisse, écologie globale, écologie humaine, écologie industrielle, écologie politique [idées], écologie politique [mouvements], écologie politique [partis « verts »], écologie profonde, écologie scientifique, écologie sociale, écologie temporelle, écopouvoir, écopsychologie, écosocialisme, écosophie), l’urbanisme a une entrée, comme l’architecture, la ville en a trois (ville durable, ville lente/slow city, ville en transition), et on trouve quatre entrées à nature (nature [gérer], nature [histoire et philosophie], nature [ordinaire], nature [sujet de droit])… Outre les nombreux ouvrages cités à la fin de chaque entrée, figurent aussi des entrées sur des textes jugés fondamentaux comme, Essai sur l’histoire humaine de la nature (Moscovici Serge), Halte à la croissance, le rapport Brundtland, le rapport Stern… Enfin sont présents des auteurs estimés importants pour la pensée écologique tels que Carson Rachel (1907-1964), Dumont René (1904-2001), Ehrlich Paul (1854-1915), Ellul Jacques (1912-1994), Haeckel Ernst (1834-1919), Heidegger Martin (1889-1976), Marsh Georges Perkins (1801-1882), Marx Karl (1818-1881), Reclus Elisée (1830-1905), Vernadsky Vladimir Ivanovitch (1863-1945)… et parmi eux, Geddes Patrick (1854-1932), entrée rédigée par Ferretti Federico (université de Genève), le consacrant comme un penseur précurseur en écologie. Il y est désigné comme le père de l’urbanisme et de l’aménagement régional, et sa contribution à l’action éducative et à la promotion de l’interdisciplinarité dans les études urbaines est également reconnue avec les summer meetings organisés à Édimbourg, ainsi qu’avec son Outlook Tower (1898), musée éducatif urbain créé pour cette même ville. Ses collaborations avec les géographes anarchistes Elisée et Paul Reclus, et Kropotkine déboucheront sur sa proposition de Valley Section, « outil intellectuel pour les études régionales, censées prendre en compte le concept de bassin fluvial, du point de vue de la relation entre histoire environnementale et histoire humaine, ainsi que des relations entre la ville et sa région environnante », faisant de lui le pionnier du régional planning. Pour Geddes, le développement urbain doit être appréhendé dans sa relation au territoire du point de vue à la fois social et environnemental. Ferreti rappelle également le rôle du survey, enquête préalable au plan, autre démarche inventée par l’Écossais, et son action en faveur de la démocratisation des savoirs pour faire des habitants des citoyens et des acteurs responsables. La place des promenades éducatives, par contact direct avec l’environnement, approche pédagogique pestalozzienne, qu’il suggère, est également soulignée. Avec ses amis géographes anarchistes, il critiqua la ville industrielle, ses pollutions, son insalubrité, ses inégalités, son manque d’hygiène, mais sans pour autant devenir « urbaphobes », écrit Ferreti ; au contraire ils veulent son amélioration, non sa destruction : ils « ne préconisent pas un abandon des villes car la ville joue à leur avis un rôle historique très important comme centre des savoirs et de la sociabilité, aspects qu’ils considèrent comme indispensables au développement de l’être humain », et pour ce faire, ils recommandent tous l’intégration ville/campagne. Dans sa conclusion Ferreti avance que Geddes et ses amis auraient inspiré Ebenezer Howard et sa cité-jardin (1898), Soria y Mata et sa ville linéaire (1882) ; nous ne sommes pas d’accord sur cette filiation, par contre son influence sur Lewis Mumford (1895-1990), qu’il a rencontré et connu, a été certaine.
12L’ouvrage d’Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine, se présente comme un traité d’urbanisme, comme l’indique le sous-titre, Petit traité sur le territoire bien commun, une théorie d’urbanisme durable pour « un développement local auto-soutenable », où la référence à Patrick Geddes est, là aussi, explicitement affirmée. Magnaghi travaille et enseigne à Florence où il dirige le Laboratorio di Progettazione Ecologica degli Insediamenti (lapei), il est le fondateur de la Société des territorialistes dont il est président. Dès 2000, il a publié Il progetto locale. Verso la coscienza di luogo (traduction française, Le projet local, 2003), première synthèse de ses réflexions sur ce sujet.
13L’ouvrage est divisé en six chapitres, les deux premiers portent sur le diagnostic de la ville actuelle, la crise urbaine et écologique que nous traversons, les deux suivants proposent une hypothèse urbanistique alternative autour de la biorégion urbaine, les derniers chapitres présentent une méthodologie de conception pour y parvenir, avec quelques cas d’étude et des illustrations en Italie. Une riche bibliographie et un appareil de notes très imposant (cent vingt et une notes) montrent l’étendue des connaissances mobilisées par l’auteur pour construire sa théorie.
14Dans le diagnostic sévère qu’il dresse sur l’évolution urbaine actuelle, il conclut que le territoire, bien commun, est perdu. Il distingue les biens communs naturels (terre, eau, air, forêts…) et les biens communs territoriaux, c’est-à-dire construits et transformés par l’homme, produits historiques de l’action humaine : le territoire menacé est « un bien commun parce qu’il constitue le milieu essentiel à la reproduction matérielle de la vie humaine et à la réalisation des relations socio-culturelles et de la vie publique », en précisant : « quand nous parlons de soutenabilité comme ensemble des ressources à transmettre aux générations futures, nous nous référons donc principalement au patrimoine territorial dont nous héritons depuis des millénaires de processus de territorialisation ». Ce qu’il appelle alors déterritorialisation, c’est cette rupture du processus de co-relation société/territoire par la privatisation des biens communs devenus marchandises, la transformation du territoire en support isotrope pour activités économiques, la fin de la coévolution entre établissements humains et milieu ambiant, et la mutation des habitants en consommateurs, entraînant progressivement la mort de la ville et de son urbanité. Cette rupture est aggravée par la catastrophe écologique causée par l’économie néolibérale capitaliste et son modèle d’exploitation insoutenable de la nature et de l’homme. Il dénonce l’urbanisation chaotique de la planète qui en découle, la mégapolisation sans limite avec des mégacités et des mégarégions urbaines caractérisées par la démesure, la déterritorialisation et une « bidonvillisation » de l’habitat dans les villes du Sud surtout : « Le territoire tel que nous l’avons défini comme un ensemble de néo-ecosystèmes stratifiés dans le temps » est détruit, or, insiste-il, « du salut de ces néo-ecosystèmes dépend la survie de la civilisation humaine sur Terre ».
15Cette « urbanisation planétaire, transformation anthropologique éco-catastrophique pour l’espèce humaine » est le troisième grand exode que connaît la planète après le premier vers la ville médiévale, pour échapper à la féodalité et à la servitude, et le deuxième, l’exode rural de l’âge industriel vers les villes-usines. La conséquence de ce troisième grand exode, outre ces mégavilles invivables, c’est la réduction des sols fertiles et l’augmentation exponentielle de la population qui ne produit plus de nourriture. Il y a donc urgence : un contre-exode par retour au territoire-bien-commun doit être imaginé et organisé. Mais : « Ce retour au territoire n’a rien de répétitif ni de nostalgique. Le retour n’est pas un retour au passé… Il passe par un processus de reterritorialisation qui est nécessaire pour que chaque communauté locale se constitue elle-même, en réinterprétant le patrimoine de son territoire, selon sa propre “médiance” culturelle innovante et en partant des relations de coévolution entre ses établissements humains et son milieu ambiant ». Pour cela, il faut construire de nouveaux « pactes ville/campagne » pour gérer les biens communs nécessaires, créer des associations citadins/producteurs, concevoir des filières économiques nouvelles intégrées : c’est un programme d’action complet qu’il suggère. Avec la Société des territorialistes, il a alors défini quatre stratégies pour assurer ce retour au territoire. Premièrement, « retour à la terre », contre l’agro-industrie, reterritorialisation de l’agriculture, repeuplement rural. Deuxièmement, « retour à la montagne », retrouver les équilibres hydrogéologiques, hydrographiques et les relations environnementales et sociales entre plaine et montagne. Troisièmement, « retour à l’urbanité de la ville », rupture avec la mégapolisation urbaine et reconstruction des racines anthropologiques de l’habiter et de l’urbanité. Quatrièmement, « retour aux systèmes économiques locaux », mettre en valeur et gérer les biens communs territoriaux environnementaux et paysagers, aller vers de nouveaux modèles socio-économiques auto-soutenables. Ce retour exige aussi ce qu’il appelle une « réappropriation de la “conscience du lieu”, condition de la production sociale du territoire au service de l’augmentation du bien-être ». Ce concept de « conscience du lieu » est central pour lui : il permet aux collectivités territoriales de retrouver leur rôle de protecteurs des biens communs, d’acteurs de requalification du patrimoine civique par revalorisation d’une citoyenneté active et de nouvelles formes d’autogestion et de réseaux civiques, qui favorisent la fabrication de richesses durables. L’outil conceptuel principal pour y parvenir c’est « la biorégion, instrument interprétatif et conceptuel du retour à la terre et à l’urbanité ».
16Mais, nous dit encore Magnaghi, « le retour à la ville ne peut être un retour à la ville historique, ni au bourg rural, ni aux concepts historiques de polis et de civitas. Il s’agit de la conception d’une nouvelle forme d’urbanité […], de concevoir la décomposition réticulaire polycentrique des mêmes lieux en systèmes de biorégions ». Il va construire sa définition de la biorégion en partant de plusieurs références : les propositions de Nancy Todd (1984) sur l’écodesign, de Kirkpatrick Sale (1985) pour qui la biorégion est une « région gouvernée par la nature », Peter Berg (1978) qui veut créer des unités sociales où les citadins de la biorégion exercent un contrôle sur leurs vies, Murray Bookchin (1989) qui pose l’autogouvernement comme condition d’existence de la biorégion, Serge Latouche qui met en rapport bioéconomie de la décroissance et biorégion, Vidal de la Blache (1903) qui, avec sa géographie écologique, y fait également allusion, et plus tard les expériences du Regional Planning Association of America (1923), jusqu’à l’approche bio-anthropocentrique de Partick Geddes et sa Valley Section (1915) « où sont mis en relation de coévolution les caractères ponctuels de la structure hydro-géomorphologique des bassins hydrographiques avec des cultures et des modes de vie spécifiques ». Il va aussi chercher chez lui plusieurs autres idées: « une réinterprétation des principes » qui associent au territoire la coévolution de la triade geddesienne lieu/travail/habitants (place/work/folk), la valorisation des particularismes identitaires (uniqueness), une analyse sur la longue durée de la coévolution des relations (reliefs and contour), la mise en évidence des principes de cette coévolution de longue durée (regional origins), « comme guides pour découvrir les règles invariantes de la biorégion ». Telles sont les idées empruntées à Geddes, complétées par la notion de « médiance » culturelle (Berque, 2000) entre nature et culture propre à chaque civilisation et qui définit le lieu comme une relation dynamique entre ces deux pôles, également à l’écosophie de Felix Guatarri (1969), comme aux suggestions de Gilles Clément et son Jardin planétaire (2006). On le voit, les références pour construire sa définition de la biorégion sont larges et Geddes y occupe une place importante. Magnaghi la définit comme « un ensemble de systèmes territoriaux locaux fortement transformés par l’homme, caractérisés par la présence d’une pluralité de centres urbains et ruraux organisés en systèmes réticulaires et non hiérarchisés, en équilibre dynamique avec leur milieu ambiant. Ces systèmes sont reliés entre eux par des rapports environnementaux qui tendent à réaliser un bouclage des cycles de l’eau, des déchets, de l’alimentation et de l’énergie. Ils sont caractéristiques des équilibres éco-systémiques d’un bassin hydrographique, d’un nœud orographique, d’un système de vallée ou d’un système collinaire ou côtier, y compris de son arrière-pays …»
17Tel un bâtiment, la biorégion a, elle aussi, dit-il, « ses règles de génération et ses éléments constitutifs, “constructifs” », qu’il va s’employer à décrire avec précision en mettant en place une sorte de survey geddesien qui fait de cette analyse la première étape du projet, et où la place du débat démocratique est primordiale. Il s’agit, par cette analyse, de recueillir ce qu’il nomme les « matériaux du territoire physiques et cognitifs » qu’il explicite en sept points : « les cultures et les savoirs du territoire et du paysage, “fondations” cognitives de la biorégion » ; « les structures environnementales, “fondations” matérielles des établissements humains » ; « les centralités urbaines et leurs systèmes d’établissements polycentriques » ; « les systèmes productifs locaux qui mettent en valeur le patrimoine de la biorégion » ; « les ressources énergétiques locales pour l’autoreproduction de la biorégion » ; « les structures agroforestières et leurs valeurs multifonctionnelles pour les nouveaux pactes ville-campagne » ; « les structures de l’autogouvernement et de la production sociale du territoire pour un fédéralisme participatif ». Cette phase d’analyse méthodique débouche sur des scénarios stratégiques qui sont débattus ensuite dans des structures de participation conduisant, in fine, à l’élaboration d’un projet de biorégion urbaine dotée d’un développement local auto-soutenable. Comme il l’écrit, « l’approche biorégionaliste, comme approche holistique pour le gouvernement du territoire, permet de réintégrer les actions sectorielles, souvent contradictoires en un système unitaire de décisions régies par l’intérêt collectif ».
18Les critiques au sein de la géographie à la notion de biorégion (naturelle) sont connues : rejet d’un déterminisme environnemental unique, rejet de la région comme entité fermée à l’écart du monde, refus des limites naturelles de la région impossibles à fixer… Dès la publication de son premier livre, Le projet local (2000, 2003), Françoise Choay, dans sa préface, y avait vu la résurgence positive de la pensée utopique (critique sociale, support spatial, projet social). Avec ce nouvel ouvrage Magnaghi va plus loin en précisant et affinant sa méthode et sa théorie. Radicalement opposé à la métropolisation et à la mondialisation, son modèle de biorégion urbaine soulève cependant la question de savoir comment y arriver. Ne faudrait-il pas, là aussi, penser une transition vers la biorégion en définissant les étapes de sa réalisation ?
19S’il y a bien une sociologie urbaine, une sociologie rurale, la sociologie environnementale, encore balbutiante, reste à fonder, surtout en France où elle rencontre une grosse résistance et un grand retard : telle est la thèse de l’ouvrage de Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos qui les conduit à une enquête historique et épistémologique sur cette question et ses causes. On observe, d’une part, disent-ils, en France, un retard dans l’intégration de l’environnement dans les sciences humaines et sociales, et d’autre part, un rejet de l’environnement comme catégorie sociologique à la différence des pays anglo-saxons où une longue tradition dans ce domaine existe et où une réflexion de longue date a été menée dans les différents champs (sociologique, philosophique, historique, anthropologique). Invention anglo-saxone (environment) ; la notion occupe une place importante dans la recherche universitaire de ces pays, alors qu’en France la sociologie, en raison, disent-ils, de la tradition durkheimienne (« le social ne peut s’expliquer que par le social »), résiste à incorporer la dimension bioécologique dans son raisonnement et à penser les connexions entre mondes humains et non-humains, en raison également du tropisme « naturaliste » (séparation nature/culture) dominant, alors que dans les pays anglo-saxons, à l’inverse, la nature est considérée comme un agent actif, opératoire, avec une perméabilité entre les disciplines et les champs qui s’en occupent. En France, on a du mal à sortir du carcan et du cloisonnement disciplinaire ; de plus, l’environnement est surtout une affaire d’État – par tradition jacobine, tout est dicté par le haut – et moins une question de responsabilité individuelle et de société civile, en général. Affaire de spécialistes et de militants, l’enjeu environnemental reste faible dans la classe politique. Marqué par une approche fragmentée, sectorielle, sans mouvement ni vision d’ensemble, un hiatus persiste entre l’omniprésence et l’importance médiatique de la question environnementale et son traitement par les sciences humaines et sociales. L’environnement, en France, relèverait surtout des sciences du vivant, de la biologie, du climat, de l’écologie et moins des sciences sociales où il est relégué au statut d’objet périphérique, contrairement aux pays anglo-saxons où il occupe une place majeure dans la recherche. C’est ce décalage, France versus pays anglo-saxons, autour de la question environnementale, ses causes et ses conséquences, qui constitue l’hypothèse principale de cet ouvrage qui poursuit un double objectif : « D’une part, saisir la spécificité de l’environnement comme objet de recherche […] qui nécessite de revisiter les sciences sociales » et « d’autre part, comprendre l’environnement comme enjeu d’action sociale et politique […], et saisir la dynamique environnementale des sociétés modernes ». Pour y répondre, ce gros essai, très dense, de deux cent quatre-vingt-sept pages, est divisé en six chapitres : les trois premiers chapitres traitent du premier objectif, les trois suivants du second.
20Dans le chapitre ier « Les cadres cognitifs pour penser l’environnement », les auteurs refont l’histoire de la notion d’environnement. Ils observent que dans le cadre français c’est « une émergence éclatée » : on trouve des filiations esthétiques, naturalistes, patrimoniales qui visent soit la protection, la préservation des sites, soit la nature et le paysage, des filiations hygiénistes issues de la dégradation des milieux et ses conséquences, des filiations technocratiques avec la création des grandes écoles et des grands corps professionnels d’ingénieurs (Mines, Ponts, Forêts), en concurrence entre eux. Pour nos auteurs, pas de doute « l’invention moderne de l’environnement dans les sciences sociales est une affaire anglo-saxonne » : le courant littéraire transcendantaliste (Margaret Fuller, Emerson, Thoreau) a préparé le terrain, puis arrive l’ouvrage séminal de Georges Perkins Marsh (contemporain de Darwin), Man and Nature (1864), analyse de l’impact des activités humaines sur la nature, mettant l’accent sur le caractère irréversible de cette action et sur (déjà) les limites de la Terre, à partir de l’observation de ce qui se passait en Europe. Cet ouvrage inaugural aura peu d’influence en France qui ne connaîtra qu’un précurseur isolé, et oublié, Fréderick Le Play (1806-1882) avec son travail exemplaire sur la forêt française (1847).
21Autre précurseur de l’environnement isolé, l’écossais Patrick Geddes (1854-1932) : on trouve chez lui, disent les auteurs, « une ébauche de l’invention de l’environnement » par intégration du social et de la biologie et par son étude de la ville comme organisme vivant, relevant tout autant des sciences naturelles que des sciences sociales. Influencé par Marsh, Le Play, Darwin et Bergson il théorisa l’évolution des villes dans son livre Cities in Evolution (1915), qui a marqué l’histoire de l’urbanisme. Il est l’inventeur du regional survey, méthode d’enquête régionale multidisciplinaire qu’il complète par une indispensable approche sensible du terrain, et il est aussi le créateur de l’Outlook Tower, un musée-laboratoire sur la ville, à vision synthétique et à finalité éducative. S’inspirant de géographes français (Élisée Reclus) et de sociologues leplaysiens, Geddes adopte une démarche interactionnelle articulant à la biologie la triade lieu/travail/population. Il distingue deux phases dans l’évolution des villes : la phase « paléotechnique », période de déséquilibre écologique et de destruction de la nature, et la phase « néotechnique », à atteindre, où les communautés humaines parviennent à un état d’équilibre écologique, distinction qu’il recoupe par l’opposition « kakotopie », ou ère d’exploitation extensive des ressources naturelles et de l’énergie humaine, de domination de l’argent, et « eutopie » ère où la seule vraie richesse est la vie. Les auteurs rappellent aussi ses projets : parc zoologique d’Édimbourg (1913), travaux en Inde, à Jérusalem, à Tel Aviv (1916-25), son Collège des Écossais à Montpellier (1924). Promoteur du town planning associant tous les acteurs, habitants inclus, son rayonnement sera grand dans le monde anglo-saxon. Lewis Mumford (1895-1992), qui a marqué le courant environnementaliste américain, fut son successeur direct, mais contrairement à lui, il sera très critique vis-à-vis de la technique et l’idéologie du progrès.
22Vient ensuite une longue présentation de l’école sociologique de Chicago créée en 1892, qui fonde l’écologie humaine, pour déboucher sur une sociologie de l’environnement avec Michael Mayerfeld Bell (1957) qui écrit : « Le sociologue de l’environnement étudie ces communautés avec comme objectifs de comprendre les raisons de ces conflits sociaux et biophysiques et proposer des solutions ». Sont examinés également les apports de l’anthropologie, avec successivement l’approche symboliste de Claude Lévi-Strauss, l’approche matérialiste d’auteurs comme Leroi-Gourhan, Sahlins où homme et nature sont imbriqués dans un même monde, Philippe Descola qui, en accordant une grande importance aux représentations socioculturelles, cherche à dépasser le dualisme nature/culture, en proposant une « écologie des relations » entre humains et non-humains qu’il synthétise dans un « carré ontologique » présentant quatre types de relations nature/culture selon les sociétés : animisme, totémisme, naturalisme, analogisme ; Bruno Latour enfin qui parle de nature hybride et de continuité entre nature et culture. Puis, l’important champ de recherche en histoire de l’environnement est décrit, où, là aussi, l’approche anglo-saxonne bien antérieure dans le temps, domine, construite autour de l’étude de l’interaction homme/environnement et son évolution. Deux auteurs en particulier sont cités ici : John McNeill (2010) qui analyse les changements dans l’environnement survenus depuis 1900 pour montrer comment les équilibres entre le sol, l’eau, l’air et les organismes vivants ont été perturbés par les humains, l’impact des actions humaines sur la biosphère et sur le climat, et le Français Jean-François Mouhot (2011) qui explique comment nos sociétés sont devenues dépendantes des énergies fossiles par des artefacts techniques devenus, selon lui, nos nouveaux « esclaves énergétiques », responsables de tous les désastres environnementaux. De manière générale, écrivent les deux auteurs, en France « l’environnement a été perçu comme un “musée vert” par opposition à la société. La nature est perçue comme donnée extérieure et passive, inerte et non comme un processus vivant. […] L’environnement est loin d’être reconnu comme monde englobant à la fois les humains et non-humains et qui traverse nos actions », il y a eu certes des travaux dessus, mais ils restent sectoriels et monographiques (Pierre Goubert, Alain Corbin…), sans donner lieu à « une construction théorique et réflexive autour de la thématique de l’environnement ». Cependant, une étude est signalée par son antériorité, Le Play, Des Forêts (1847), exhumée et préfacée par Bernard Kalaora et Antoine Savoye (1996) exemplaire par son approche à la fois biologique et sociale. Ils terminent ce panorama pluridisciplinaire par l’apport, oublié, des géographes français qui se sont intéressés à ces relations homme/milieu, Paul Vidal de La Blache, Élisée Reclus, Emmanuel de Martonne.
23Le chapitre ii est tout entier consacré aux « obstacles d’une sociologie française de l’environnement » : l’héritage cognitif et institutionnel, comme le positivisme sociologique (Durkeim, marxisme) qui a occulté l’individu comme être biologique et perpétué le clivage nature/culture, puis la rationalité étatique des ingénieurs et des grands corps de l’État qui ont accaparé ces thèmes. Le contre-exemple allemand est fourni, caractérisé par une « forte politisation des enjeux écologiques [qui] contraste avec le faible intérêt porté par la société française à ces mêmes enjeux », où des « liens forts se sont tissés entre la sociologie du travail, l’écologie et les sciences environnementales ». Malgré ces obstacles et « l’institutionnalisation problématique de la recherche », les auteurs rappellent les efforts de l’inra, du piren (Programme interdisciplinaire de recherche en environnement) au cnrs, du pevs (Programme environnement, vie et société), du cevipof avec ses enquêtes sur le vote écologique, malgré aussi le handicap des difficultés éditoriales par la quasi-absence de revues (Nature Sciences Sociétés est créée en 2004 seulement) et le manque de presse universitaire qui rendent le domaine peu visible. Ces travaux sont initiés et pilotés par l’État à partir de programmes en sciences humaines et sociales soutenus par le ministère en charge de l’Environnement : 1999, « Concertation, décision et environnement » ; 2003, « Politiques territoriales et développement durable » ; 2005, « Paysage et développement durable ». La création de l’ifen (Institut français de l’environnement) qui devait coordonner la recherche n’a pas été à la hauteur des attentes. Au final, tout cela a abouti à « une inflation d’études sans lien entre elles ».
24À cette situation s’ajoute « La quête difficile de l’interdisciplinarité » qui constitue le chapitre iii. Les recherches en sociologie de l’environnement, éclatées, sans visibilité, sans support éditorial sont également incapables d’organiser un espace d’échange interdisciplinaire, voire intradisciplinaire. Si l’ouvrage de Marcel Jollivet Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières (1992) a été un moment important et un retour d’expériences précieux, « l’esprit de cléricature et d’enfermement constitutif du “métier de sociologue” ne prédisposait guère à une collaboration avec des disciplines extérieures », avec une exception, « les sociologues ruraux confrontés à la disparition de la paysannerie » se sont tournés vers l’écologie. Résultat : on assiste à « un florilège d’objets face à des milieux confinés ». Après une esquisse de périodisation de cette quête de l’interdisciplinarité depuis les années 1970 à aujourd’hui, ils concluent « plutôt que l’environnement comme problème c’est l’identité disciplinaire qui fut au centre des attentions ». Face à la difficulté de l’interdisciplinarité, « irréaliste fusion des disciplines », c’est alors vers une approche pragmatique que vont s’orienter les travaux. Cependant, est présenté un exemple de recherche pluridisciplinaire réussie qui a abordé simultanément les aspects sociaux et écologiques d’une invasion biologique, le cas du cerisier tardif en forêt de Compiègne, pour montrer que « les bio-invasions doivent être considérées comme des activités sociales et pas seulement biologiques… » (2006).
25« Un essai de typologie des sociologies concernées par l’environnement » est proposé. Premièrement la sociologie des sciences de l’environnement, avec comme exemples les travaux de Bruno Latour sur la critique de la résistance du politique à prendre en compte le non-humain (1999), l’étude de Michel Callon (1989) sur l’exploitation de la coquille Saint-Jacques où le vivant et l’environnement participant de concert à la production du social ; dans ces deux cas ce sont des réseaux sociotechniques, ensemble composite d’humains et de non-humains, qui sont à l’œuvre. Deuxièmement la sociologie pragmatique de l’environnement : c’est la problématique de la décision et de l’expertise autour de sujets techniques et scientifiques liés à l’environnement (amiante, nucléaire, pesticides) qui créent de nouvelles modalités de débat et de démocratie dialogique, étudiées par Yves Barthes et Pierre Lascoumes (2005). Troisièmement la sociologie de l’action publique qui analyse les controverses sociotechniques complexes en situation d’incertitude comme celle de Callon et Latour qui proposent des forums hybrides (vache folle, Sida…) basés sur l’expérimentation et l’apprentissage collectifs, réclamant une démocratie dialogique contre la démocratie délégative, mieux en phase avec la prolifération d’« objets hybrides » (trou d’ozone, encéphalopathie spongiforme bovine, myopathies, déchets nucléaires…)
26Les trois derniers chapitres concernent les rapports de l’environnement avec la société et le politique, sa prise en compte par les acteurs sociaux et sa politisation avec l’émergence de la société du risque (Ulrich Beck). Sont successivement abordés la naissance de nouveaux mouvements sociaux, leurs formes d’organisation, le contenu des revendications, l’identité des acteurs, qui se manifestent par l’effet Nimby (Not in my back yard), et le rapport au politique des diverses associations de défense. Plutôt que mouvements sociaux « la notion de “société de publics” de John Dewey serait plus éclairante », notent les auteurs, par son mode d’association, de coopération, transformant les actions collectives en problèmes publics. L’écologisme reste introuvable en France, ce que confirment les travaux de Guillaume Sainteny (2000), de Marc Abélès (1993) sur le positionnement politique des Verts, ainsi que l’historien américain Michael Bess (2011) qui a retracé la trajectoire mouvementée des Verts depuis les années 1970. La santé et la justice, enjeux écologiques, sont particulièrement analysées dans leurs rapports à l’environnement : là aussi, une distinction se dégage entre pays anglo-saxons où elles sont des préoccupations sociopolitiques et scientifiques réelles, et la France où elles sont peu présentes ; à l’appui les auteurs citent l’exemple des motrices Diesel et de la pollution engendrée dans le XVIIIe à Paris où aucune connexion entre santé et environnement n’a été établie. Objet transsectoriel, l’environnement est un objet d’intervention publique, et l’histoire de sa prise en charge par le politique est rappelée, depuis 1971, date de création du ministère de l’Environnement, tout en évoquant la période antérieure. L’appareil d’État s’est peu à peu environnementalisé : ministère de l’Industrie, ministère de l’Équipement, ministère de l’Agriculture, ministère de la Santé intègrent le facteur environnement, chacun à sa manière, sans aucune synergie entre eux, tandis que le ministère de l’Environnement, colonisé par les grands corps d’État, est caractérisé par un « manque de cohésion et de vision stratégique commun », remarquent les auteurs. À titre illustratif, sont décrits et analysés une série de cas de « construction politique des enjeux environnementaux » : la protection du paysage, la pollution automobile, la pollution agricole, la canicule de 2003 (présentée par les auteurs comme « un exemple de non-définition et de dissonance cognitive »), et le cas du dépérissement des forêts en Allemagne, jugé, par contre, comme « un processus d’interaction multiple intéressant ».
27L’environnement n’est pas un enjeu comme un autre, par sa transversalité il s’adapte mal à l’organisation verticale et sectorielle de l’État. Comment alors « gouverner l’environnement autrement » ? Les auteurs donnent deux exemples opposés de réponse à cette question : le Grenelle de l’environnement en France qui tente une expérimentation participative et collégiale qui connaîtra vite « des limites liées à la résistance et au verrouillage étatique », et le cas des pluies verglaçantes de 1988 au Canada qui, à l’inverse, a permis de remettre en cause les modes classiques de gestion en créant un nouveau processus collectif, réflexif, de refondation de l’action publique.
28Le dernier chapitre aborde la question de l’environnement à l’heure de la globalisation, les relations entre local et global dans la mondialisation. La nature est devenue un hybride de physique, de biologique et de social en interactions complexes selon Latour, une nouvelle conscience planétaire est née et de nouvelles agences publiques et privées ont vu le jour, tandis que les global experts dans ce domaine se multiplient. La nature, qui ne se réduit plus au paysage ou au patrimoine, mais embrasse la diversité du vivant (biodiversité) et des écosystèmes en interaction, demande de nouvelles solutions évitant les ruptures et les fragmentations (corridors, réseaux, dispositifs facilitant les flux entre « habitats »): une nouvelle gestion politique intégrée des territoires et de leurs biotopes est nécessaire. C’est aussi le moment de l’apparition du développement durable (rapport Brundtland, 1987) auquel les auteurs accordent un large développement pour expliquer l’origine, les fondements, les objectifs, mais aussi pour le critiquer comme nouvelle idéologie libérale, utopie technocratique, qui ne rompt pas véritablement avec la croissance. De même, dans l’Agenda 21 créé au sommet de Rio (1992), la condition de participation démocratique postulée est dénoncée comme « une simple façade ». Les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées au problème actuel du climat, nouvel enjeu global ; les auteurs en restituent l’émergence jusqu’à la naissance du giec en 1988 et l’évolution ensuite. Les problèmes de gouvernance et de justice environnementale qu’il soulève sont évoqués, les thèses des climatosceptiques qui le contestent sont aussi présentées… Et les mouvements sociaux qui se multiplient dans ce contexte de globalisation sont aussi signalés.
29On l’a compris, c’est un ouvrage riche, dense, bourré d’informations et d’interrogations, difficile à résumer, synthèse indispensable à lire si on s’intéresse à l’environnement sous ses différents aspects. Plaidoyer en faveur d’une sociologie de l’environnement en France, c’est aussi son histoire en général que les auteurs nous restituent et les raisons de sa difficile intégration dans l’Hexagone qu’ils nous expliquent. Mais, on aurait aimé aussi en savoir un peu plus sur les mouvements sociaux et les politiques environnementales aux usa. Comment expliquer, en effet, que, malgré le dynamisme et l’importance des travaux dans ce domaine en Amérique, l’impact soit si faible sur la société : si le champ des études environnementales y est florissant, on ne peut pas parler pour autant d’un modèle écologique américain vertueux, et on peut, à juste titre, s’interroger sur les retombées de ces travaux quand on connaît l’ampleur de l’étalement urbain des villes américaines, la force des climatosceptiques qui sévissent, l’intensité de l’exploitation des gaz de schiste et ses ravages sur l’environnement, l’empreinte écologique de 4,3 (il faudrait 4,3 planètes pour vivre comme les Américains) qui classe les usa parmi les dix plus grands pays gaspilleurs de la planète… Il y a là matière à interrogation, matière à une nouvelle enquête.
30Revisiter Patrick Geddes dans ces quatre ouvrages, a été pour Volker M. Welter, voir en lui un plus large moderne, sensible à l’environnement et au spirituel ; pour Dominique Bourg et Alain Papaux, l’identifier parmi les pionniers de la pensée écologique ; pour Alberto Magnaghi, le considérer comme une référence majeure pour son travail théorique sur la biorégion ; et pour Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos, le reconnaître comme un précurseur, isolé, de l’environnement. Il reste pour tous un auteur à redécouvrir pour son actualité.