Notes
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[*]
Dr Jérémie Hoffmann, Technion, Institut de technologie d’Israël, faculté d’Architecture et d’Urbanisme
hoffmann.jeremie@gmail.com -
[1]
Décision 27com 8c.23 de l’Assemblée générale de l’Unesco pour le patrimoine mondial à Paris, le 5 juillet 2003.
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[2]
Sur l’importance de copier le plan de la colonie allemande dans sa définition moderne, lire par exemple Antonio St. Elia, Futuristic Architecture Manifesto (1914) : « il nous faut tirer notre inspiration de notre environnement industrialisé ».
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[3]
Un témoignage de David Adar, cité par Hyman Benjamin en 1994. « British Planners in Palestine 1918-1936 », dans Marom, 2009, page 28.
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[4]
Procès-verbal de la réunion du conseil, 04 juin 1926, article 2, rapport de la municipalité, no 13.
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[5]
La formule «planification stratégique urbaine» comme méthode de planification de la ville moderne, pour repenser les techniques de planification traditionnelles, est attribuée à Jon Boyd, dans un contexte de guerre, et à Henry Mintzberg dans le cadre de la gestion d’entreprise dans les années 1940 (Portugali 2011, p. 248).
-
[6]
La résolution 181, qui a adopté les recommandations du comité unscop, proposant la partition de la Palestine en un État juif et un État arabe.
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[7]
Dans sa lettre, Israel Rokach, ministre de l’Intérieur et ancien maire de Tel-Aviv, à son successeur, le maire Haïm Lebanon (lettre en date du 7 septembre 1953), décrit le plan en ces termes : « un plan qui pourrait correspondre à toute ville dans le monde » (source : archives de la municipalité de Tel-Aviv).
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[8]
Le « plan d’urbanisme » est une procédure de demande de permis de construction d’ajouts aux logements existants.
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[9]
Selon le rapport des statistiques de la ville, unité de stratégie urbaine, 2014.
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[10]
Brasilia, conçue par Lucio Costa et Oscar Niemeyer, a été la première ville moderne déclarée patrimoine de l’humanité par l’Unesco dès 1968. Le Havre, conçue par Auguste Perret, a été ajoutée à liste des sites du patrimoine de l’humanité en 2005, deux ans après Tel-Aviv, puis Berlin en 2008 avec les grands lotissements sociaux de Bruno Taut. Chandigarh est aujourd’hui en cours de reconnaissance dans le cadre de la nomination de l’ensemble de l’œuvre de Le Corbusier.
« Un système d’adaptation à la vie. »
1Si Patrick Geddes (1854-1932) a joué un rôle indéniable dans la conception de la construction de la Ville blanche de Tel-Aviv, son empreinte est toujours visible dans les derniers changements de la ville qui s’adapte aux nouvelles conditions politiques, sociales et économiques.
2Cet article s’attache à analyser les dynamiques qui ont transformé le centre-ville depuis sa naissance jusqu’à 2003, année de l’inscription de la Ville blanche au patrimoine culturel mondial de l’Unesco [ 1]. Les changements successifs ont été motivés par les fluctuations démographiques, politiques et culturelles, les événements locaux, les conflits régionaux, les vagues successives d’immigration, mais surtout par un élément nouveau, la transformation fondamentale de la culture urbaine perçue par la communauté.
3C’est par une analyse des modifications apportées à la physionomie de la ville que nous pensons décrire l’évolution architecturale des bâtiments, qu’il s’agisse des constructions nouvelles ou anciennes, ainsi que les diverses formes que revêt le tissu urbain, ou « tissu de Geddes », toujours en évolution. L’objet d’étude est une zone définie dans le cadre de la délimitation officielle de l’Unesco, zone située entre le boulevard Ben-Gourion et la rivière Yarkon au nord. Les renseignements collectés proviennent, en premier lieu, d’environ 900 plans tracés entre 1930 et 2003 (figure 1) par les organismes de planification urbaine, plans dont beaucoup, bien que non approuvés officiellement, ont été implémentés, comme nous le verrons plus loin dans la discussion. La méthodologie de classification et d’analyse a été chronologique, basée sur la comparaison des contextes des changements du plan de Geddes de 1925 (Hoffmann, 2014). D’autres données proviennent de deux sources (Hoffmann, 2014) : premièrement les comptes rendus des réunions des partis politiques locaux où ont été débattues et adoptées les décisions, trouvés aux archives municipales, et des articles du journal municipal Yedioth Tel-Aviv, deuxièmement l’avis des habitants sur les modifications qu’ils ont perçues au fil des années. Les représentations de la ville ont été évaluées, car « toute évidence d’une représentation est, en soi, le produit structuré d’un processus dans lequel le chercheur doit le replacer » (Andrieux et Chevallier, 2005), de façon à mieux examiner le changement culturel des environnements urbains dans le contexte et en rapport avec l’objet étudié. Les articles sont tous extraits de la presse écrite ou électronique, d’autres données proviennent de livres pour enfant et de films d’époque.
Évolution d’un bloc Geddes typique, rue Shomron : plan de Tel-Aviv (125-165.15.D), échelle 1/1250, 80 cm/70 cm, imprimée par Survey of Palestine, 1936, détail
Évolution d’un bloc Geddes typique, rue Shomron : plan de Tel-Aviv (125-165.15.D), échelle 1/1250, 80 cm/70 cm, imprimée par Survey of Palestine, 1936, détail
Le contexte dans lequel la ville a été construite (1909-1925)
4Tel-Aviv a été fondée pour devenir un refuge national, le pendant non religieux de Jérusalem, ville du retour messianique. C’est à Théodore Herzl qu’est attribuée l’idée de la création d’une ville juive, décrite dans son livre Altneuland (Terre ancienne, Terre nouvelle), une « ville nouvelle », version moderne de la résurrection. Une œuvre fabriquée par l’homme qui prend son destin entre ses mains et n’attend pas une intervention divine pour réaliser une révolution (Herzl, 1917). Sous l’Empire ottoman, les diverses communautés locales cohabitaient : les chrétiens et les musulmans étaient majoritaires, et à côté il y avait des communautés plus petites, comme celles des pionniers religieux allemands installés à Sarona et Valhalla, la communauté des chrétiens mormons américains, fondateurs de la colonie américaine, et la petite communauté juive installée initialement à Jaffa. Par la suite naissent les nouveaux quartiers juifs bâtis au nord de Jaffa et à l’est du quartier arabe de Manshiya comme Névé Tzedék (1887), Névé Shalom (1890), Yéfé Nof (1897) et cinq autres quartiers plus petits non loin de là.
5En 1908, le quartier Ahouzat Bait est acquis par un groupe de familles juives. La communauté juive pouvait trouver à se loger là alors que le Régime ottoman d’abord, puis le Mandat britannique, imposaient des restrictions pour entraver les mécanismes de développement qui auraient permis l’établissement d’une communauté plus indépendante ; cela a contraint les fondateurs de la nouvelle ville déclarée en 1909 à mettre en place un processus systématique, délibéré, d’expansion et de désengagement en prenant des mesures préplanifiées. Construire en dehors des remparts de Jaffa était un premier pas dans la réalisation d’un concept visant à créer un environnement nouveau pour une communauté « juive autonome » (Shavit et Biger, 2001), avec une idéologie nationale. David Levontin, qui était à la tête de la Compagnie anglo-palestinienne, créée en juillet 1903 à Jaffa, écrira sur de la nécessité de construire des quartiers juifs modernes, comme les quartiers allemands, dans le cadre de la nouvelle vision juive moderne de Tel-Aviv [ 2] (Shavit et Biger, 2001). La ville s’étendait vers le nord, mais avec la pénurie de terres disponibles on voit apparaître, au fur et à mesure, en l’espace d’une décennie (de 1910 à 1920), une ville morcelée, un patchwork formé de zones urbanisées en fonction de la disponibilité des parcelles acquises. Ce qui avait été une ligne d’horizon homogène s’estompe pour laisser place à une succession de shtetls, sortes de villages ou de quartiers construits dans des styles les plus variés. Cette étape prend un nom, architecture « éclectique », à cause des ornements rappelant diverses origines historiques. Un élément supplémentaire apparaît, démarquant les nouvelles constructions des maisons arabes, les toits en tuiles : on parle de « ville rouge » (Metzger-Szmuke, 2004). Cette situation, puis l’annonce du statut d’autonomie de la ville de Tel-Aviv en juin 1921 et l’arrivée d’une population d’immigrants par vagues successives font prendre conscience de la nécessité d’articuler un concept spatial pour la poursuite du développement urbain à long terme de la ville (Shavit et Biger 2001).
L’adaptation en tant que concept fondamental de la théorie de Patrick Geddes
6Patrick Geddes a été l’un des urbanistes les plus influents du début du xxe siècle. La perception de la naissance et de la transformation d’une ville incarne des macroprocessus biologiques et sociologiques inhérents à toute société humaine. Son éducation peut expliquer son orientation, dite organique, dans ses idées sur l’urbanisme. Rappelons que Geddes est âgé de 5 ans lorsque sort le livre de Charles Darwin, De l’origine des espèces, puis il s’oriente vers des études de biologie et réfléchit à la nature de l’évolution comme élément clé dans sa recherche sur la validité des modes de transmission du savoir. Il entretient des échanges avec de grands penseurs de son temps comme Henry Huxley à Londres, sur les effets de la chlorophylle (Welter, 2002). Puis il se rend à Paris, à la Sorbonne, pour étudier les théories de l’ingénieur social français Frédéric Le Play sur la relation entre l’homme, sa famille, son environnement et son lieu de travail. Il a, par ailleurs, également entretenu une longue relation épistolaire avec Bergson. Les influences sont claires et il parviendra à formuler une théorie sur la relation entre les organismes et leur environnement qui lui sert d’outil pour la compréhension des processus évolutifs. Pour lui, les bons instincts naturels peuvent être renforcés en promouvant chez les individus la conscience de soi. Son rapport sur Tel-Aviv de 1925 est une compilation d’influences philosophiques et humanistes, empreintes de sciences naturelles avec la Notation of Life comme modèle de base qu’il applique à l’urbanisme. Geddes fait remarquer, qu’à l’opposé des animaux et des plantes, l’homme, bien que créature organique lui-même, est capable de modifier son environnement pour l’adapter à ses besoins (Welter, 2002, p. 10). Cette découverte a eu de profondes répercutions sur son orientation. D’une part, une investigation rétrospective était requise, de façon à pouvoir examiner les processus de peuplement, dans la perspective d’analyses adaptatives physiques et sociologiques ; d’autre part, en s’appuyant sur les données ainsi obtenues, souligner les principes innovants de la relation souhaitée entre l’homme et son environnement, en général, et entre l’homme et la ville en particulier.
7L’évolution biologique est fondée sur le changement. En essence, la transformation d’un objet d’un état à un autre n’est autre que le fondement de l’adaptation, ou, selon Darwin : « ce ne sont pas les espèces les plus fortes qui survivent, ce ne sont pas non plus les plus intelligents qui survivent, mais ceux qui répondent le mieux au changement » (Darwin, 1859). Quant à Herbert Spencer (1820-1903), il a approfondi cette distinction en avançant que la société évolue de la même façon que les espèces (Spencer, 1864). Étudiant l’aspect psychologique de la théorie de Darwin, il déclarait que la sélection naturelle avait une influence sur les processus sociaux et culturels humains. Le néo-évolutionnisme anthropologique étend l’observation de la critique de la théorie de l’évolution où il a ses racines, en supposant que l’évolution n’est pas un processus déterministe mais plutôt un processus basé sur une série de choix et de décisions. Geddes, dans sa théorie sur la ville, parvient à intégrer les éléments environnementaux, économiques, technologiques, pédagogiques et de santé publique, pour définir un environnement résidentiel innovant destiné aux habitants de Tel-Aviv. Ainsi, il avait, en termes généraux, prédit et compris l’ampleur de l’influence des éléments culturels de cette population sur l’évolution et ses processus : « et dans le but de diminuer et même de contrecarrer […] l’esprit de l’antisémitisme, quelle réponse plus noble et plus puissante que celle-ci » (Geddes, 1925 p. 52).
Le rapport Geddes sur l’expansion de la ville de Tel-Aviv, 1925
8Pendant l’année 1924, le département technique de la municipalité de Tel-Aviv, sous la direction de Sheinfeld, a produit une grande quantité de plans pour tenter de décrire un tissu urbain inclusif, intégrant tous les quartiers (Weill-Rochant, 2008a).
9Auparavant, Patrick Geddes est venu pour la première fois à Tel-Aviv en 1919 et avait présenté à un groupe de jeunes des croquis du tracé de la ville sur des papiers à même le sol [ 3]. Puis, en 1920, lors d’une deuxième visite en Palestine mandataire, le haut-commissaire britannique lui demanda de dessiner les plans de la ville de Jaffa et de ses environs pour y inclure Tel-Aviv (Weill-Rochant, 2008a). Enfin, en 1925, alors âgé de 71 ans, il y revient et commence à travailler sur ce projet. Il travaille à la réalisation des plans et d’un rapport pendant plusieurs mois, mais quand il quitte Tel-Aviv, il n’aura achevé qu’une partie du rapport. Il le complétera en Écosse et l’envoie en octobre 1925. Meir Dizengoff, alors maire de Tel-Aviv, a apporté « un soutien indéfectible à Geddes » (Weill-Rochant, 2008a). Le rapport concerne une zone initiale de 660 acres (267 hectares), dont seulement 40 %, soit 272 acres (110 hectares), appartenaient à des Juifs (Shavit et Bigger, 2001). Dans l’introduction de la traduction en hébreu du rapport, en 1993, l’architecte Eliezer Frankel écrit : « la ville est avant tout le produit de la société humaine et doit être considérée comme un organisme vivant ». Bien que les plans de Geddes contiennent des instructions très claires, comme la hiérarchie des rues pour un accès facile au sol, des bâtiments peu élevés pour une plus grande sécurité des enfants, des jardins intérieurs pour modifier la vie de famille et provoquer des changements d’habitudes pour promouvoir le bien-être et la santé des enfants et des habitants, il a veillé à expliquer chaque directive dans ses implications sociales, montrant ainsi comment cela allait impacter la communauté. Le lien entre le développement de la communauté et la planification du noyau urbain de base, connu sous le nom de Bloc Geddes, repose sur une interaction réciproque entre l’homme et son environnement. Geddes considérait que ses directives spécifiques promeuvent un style de vie plus sain, une société plus saine. Il n’hésitait pas, d’ailleurs, à aborder le thème de l’éducation, par laquelle il était possible d’inculquer de meilleures habitudes de vie à la communauté dans le nouvel environnement qu’il proposait. Ainsi, par exemple, comme il préconisait de garnir d’arbres fruitiers les espaces publics, il expliquait qu’au lieu de craindre que les enfants ne fassent des dégâts aux arbres en cueillant les fruits, et de les réprimander, il serait préférable de planter plus d’arbres pour que les enfants puissent en profiter (chapitre XVII, clause b). Le jardin revêt une signification nouvelle en devenant un terrain de culture « naturel » destiné aussi à diverses activités sociales comme des promenades, des réunions, des jeux de plein air permettant d’améliorer la santé et la sécurité de la population. Le jardin, en tant que phénomène planifié urbain, revêt une importance toute particulière dans son développement à plusieurs niveaux : il préconise des jardins devant les bâtiments, sur les côtés, à l’arrière, sans oublier les jardins publics. Il décrit, en détail, un jardin le long d’un « chemin des roses », le jardin de la cour d’école, le parc municipal à usages multiples, le jardin botanique, le jardin de l’université et les jardins le long des avenues, en veillant à y ajouter les noms des plantes qui devaient y pousser. La création de tous ces jardins était inscrite dans les plans détaillés des immeubles où ils figuraient avec toutes les mesures précises, comme la distance entre les bâtiments, les diverses limites du terrain, la largeur des chemins, le nombre d’arbres prévus dans le jardin d’entrée de l’immeuble, les clôtures correspondant à divers types de jardin, etc. Pour mieux encadrer ces nouveautés, il pense qu’il faudrait organiser une confrérie de paysagistes, divisée elle-même en confréries séparées de jeunes jardiniers et de jardiniers expérimentés. En avance sur son temps, il suggérait d’apprendre aux écoliers à planter par eux-mêmes les graines.
L’implémentation du plan et l’établissement de la ville moderne (1926-1948)
10À la clôture de la réunion du conseil municipal, le 6 avril 1926 [ 4], la partie la plus importante du projet de construction de la ville, le plan, est approuvée, d’une manière simple, en termes laconiques : « la proposition a été approuvée dans sa totalité. » (Shavit et Bigger, 2001). Dès lors, la mise en œuvre de facto commence sans que des plans détaillés ne soient approuvés par aucune autorité municipale, ni par le gouvernement central mandataire. Le plan sert exclusivement de plan stratégique [ 5] et restera tel quel pour toute la période de l’implémentation et c’est, peut-être, une des raisons de son succès. En fait, le centre-ville n’a pas été construit selon le plan Geddes puisqu’il n’y avait pas de plans précis à cet effet. C’est sur la base d’indications générales que les éléments ont servi de direction. On a prétendu que le plan original de Geddes avait disparu (Weill-Rochant, 2008b), explication adoptée par les historiens de ces dernières décennies, mais certainement dénuée de fondement. Il y a deux raisons à l’origine de cette histoire : la première était qu’il ne subsistait pas de preuve qu’un tel plan ait jamais existé, si ce n’est le rapport écrit et le croquis sur sa couverture, la seconde raison se trouve dans la logique interne même du rapport, car, en effet, il semblerait que la non-existence d’un plan concret détaillé permettait aux principes de se développer et de se matérialiser entre les mains des urbanistes qui en embrassaient les idées et savaient comment les transformer en plans détaillés, en fonction des contraintes géopolitiques. Le plan est une ébauche abstraite comportant des lignes correspondant aux voies de circulation, ce qui effectivement laisse une large marge à l’interprétation, d’où le secret de sa force, probablement. N’y figure cependant aucune référence d’aucun genre comme le type de rue, sa coupe, la forme de « l’acropole urbaine », son emplacement exact, le détail sur son fonctionnement, l’emplacement du centre administratif, les infrastructures de transport telles que les chemins de fer, et les autres transports publics.
11Deux actions immédiates furent prises, après le départ de Geddes de Tel-Aviv, en juillet 1925. L’ingénieur de l’autorité locale, Herzl Frankel (Weill-Rochant, 2008b, p. 103) fit réaliser un plan parcellaire détaillé pour la partie nord de la ville, à soumettre pour approbation statutaire, avec une carte totalement nouvelle et des textes associés aux instructions détaillées de construction, le plan 1927. La reprise économique du début des années 1930 s’accompagne d’une reprise de la construction engendrant, à son tour, une croissance inédite. En outre, de 1929 à 1939, le pays connaît une vague d’immigration venant principalement d’Europe de l’Est où l’antisémitisme fait rage, (la cinquième alya), grâce à la facilité d’obtention de visas d’entrée, nouvelle politique du haut-commissaire britannique en place, Arthur Wauchope, qui, à partir de 1931, année où il prend son poste, a autorisé plus de visas d’immigration. De fait, entre 1932 et 1948, la population de la ville tripla pratiquement, passant de 52 000 habitants à 150 000 (Metzger-Szmuk, 1994). Parmi ces nouveaux immigrants se trouvaient des architectes européens qui virent dans cette ville en friche l’opportunité rêvée de faire des expérimentations en la transformant en laboratoire d’urbanisme, pour mettre en pratique leurs idées qui vont déborder la scène locale et s’étendre au pays (Hoffman, 2009). La Palestine présente des défis particuliers pour des Européens, ne serait-ce qu’à cause des conditions climatiques, si l’on omet toutes les autres difficultés du moment. La nouvelle langue architecturale s’est adaptée à la chaleur et à l’humidité saline, mais aussi à une réalité sociale unique, basée sur l’idée de kibboutz urbain (Hoffman, 2009). Quelque 3 000 bâtiments ont été construits pendant cette période, dans le style local international, appelé par les habitants de la ville le style Bauhaus. Des éléments nouveaux sont utilisés pour pallier le climat extrême et profiter de la brise : des balcons de styles divers, des fenêtres verticales en ruban, des immeubles surélevés sur pilotis, des corniches pour l’ombre, des toits plats, etc. C’est surtout au nord de la ville que les jardins de poche préconisés par Geddes, qui suivent les contours géologiques du terrain, sont visibles. Et c’est au fur et à mesure des acquisitions de terres que le concept s’applique et s’étend, tenant compte, bien sûr, des terres agricoles limitrophes et des routes. L’existence de la cellule de base comme élément fondamental d’urbanisme, comme un bloc conceptuel urbain avec son organisation interne rigide et claire, mais aussi une certaine flexibilité d’implémentation réelle, aura permis un assemblage de blocs en séquence produisant un tissu homogène.
La ville accomplie : changements après la Déclaration d’indépendance (1948-1977)
12En 1947, en ces derniers jours de Mandat britannique et juste avant le moment où Israël devient un État souverain, Tel-Aviv se transforme. Son image change, son statut aussi et, selon l’expression de David Ben Gourion le premier Premier ministre, elle passe « d’un État-ville, à une ville dans un État » (Shavit et Bigger, 2001, p. 13-14). Ben Gourion, dans le cadre de sa stratégie politique nationale, souhaitait peupler la périphérie de la ville. C’était ce qu’il appelait la conquête du désert. L’essor de Tel-Aviv, dû à une croissance rapide pour accommoder tous ces nouveaux immigrants, avait créé une situation problématique à l’échelle nationale, car la ville était parvenue à regrouper quasiment un cinquième de la population totale du pays. Par ailleurs, Ben Gourion avait décidé que les institutions d’État importantes seraient à Tel-Aviv, car le statut de Jérusalem sur le plan international n’était pas clair dans la résolution adoptée par l’onu le 29 novembre 1947 [ 6]. Il fait donc de Tel-Aviv, d’une certaine façon, la capitale de l’État de facto. Et, en cette fin de décennie, on observe une rhétorique en mutation : d’une rhétorique du possible on passait à une rhétorique du réel, la ville en construction était devenue une ville existante, success story du narratif sioniste. On peut lire alors qu’il s’agit d’« un phénomène remarquable […] c’est le seul endroit où on peut voir des Juifs travailler à la sueur de leur front, construire des immeubles d’habitation et des bâtiments publics magnifiques, des routes, conduire des trains, et même balayer les rues… » (Shavit et Bigger 2001).
13La période d’après-guerre vit naître un nouveau concept urbain. La ville en tant que structure systématique organisationnelle issue des plans de construction et de systèmes d’infrastructure étirés au-delà des limites de la cité. En l’espace de vingt ans, des plans directeurs à grande échelle se succèdent, mais seuls quelques-uns sont utilisés. Ces plans comprenaient de nombreux éléments modernes comme des réseaux de transports routiers, en surface et en sous-sol, des voies maritimes, des tours de bureaux au centre-ville etc. Avec l’annexion officielle de Jaffa à Tel-Aviv en 1949, il devenait nécessaire de chercher des solutions à plus grande échelle. En janvier 1951, la municipalité commissionne Aaron Horowitz, l’ingénieur de la ville de Cleveland, USA, pour qu’il trace un nouveau plan directeur (master plan). En juillet 1953, le rapport Horowitz arrive, il est soumis à la municipalité et distribué aux habitants de la ville. Il reflétait une approche stratégique et conceptuelle nouvelle qui proposait de concentrer au centre-ville tous les immeubles élevés, après avoir démoli les quartiers existants, et de développer des quartiers périphériques urbains avec des centres régionaux. De fait, il s’agit bien là du schéma classique américain avec un centre d’affaires au cœur de la ville, un downtown [ 7]. Grosso modo, ce concept est à l’opposé de celui de Geddes qui voyait la ville s’étendre selon une grille, donc par définition sans limites, mais adaptée aux conditions réelles de l’environnement des dunes de sable du nord de Jaffa. Dans son rapport, Geddes avait spécifiquement indiqué les limites de la zone : au nord la rivière Yarkon, à l’est le lit de la rivière Mousrara et à l’ouest la Méditerranée, considérés comme régions de loisir et de nature bienfaisante. Cette définition de frontières naturelles indiquait l’importance attachée à la verdure, à la végétation et aux arbres, aux espaces verts qui formeraient un environnement sain pour de la population. La construction d’après-guerre est en plein essor, au niveau mondial, et qui plus est, à Tel-Aviv, qui doit absorber des milliers de réfugiés rescapés de la guerre. On voit apparaître des constructions d’un nouveau genre. Le modernisme « naïf », blanc, des débuts, a été remplacé par le béton brut de décoffrage, expression d’une architecture fonctionnelle, industrialisée, usinée, plus rapide et plus abordable. Cependant, la typologie nouvelle des édifices de la structure urbaine du tissu septentrional de Geddes réinterprète les grands bâtiments résidentiels ainsi que les mégastructures existantes. La construction de style Bauhaus sera remplacée par des immeubles aux panneaux en éléments visibles, de style « brutaliste », selon les architectes de Tel-Aviv, inspiré de l’École brésilienne (Hoffmann 2014, p 749), de Le Corbusier, d’Alison et Peter Smithson en Angleterre. L’interprétation locale de l’architecture brutaliste apporte une certaine harmonisation des caractéristiques types de Geddes avec d’autres éléments comme de longues structures aux façades ventilées, avec des treillis en béton préfabriqué, des volets en bois amovibles et des brise-soleil. Avec ces attributs en mutation, le plan Geddes s’étend en l’espace d’une décennie, plus précisément jusqu’en 1958, vers le nord, jusqu’à la rue Ben-Gourion et jusqu’aux rives du Yarkon, représentant une solution d’urbanisme de grande qualité avec la réalisation rapide de quartiers de résidence. L’implémentation du plan sur le terrain a été possible après que les plans concernant des points spécifiques ont été approuvés par centaines (« plan d’urbanisme ») [ 8]. Tout correspondait exactement aux principes de Geddes y compris des dizaines de bâtiments publics et des jardins de poche, des écoles, des pouponnières, des jardins d’enfants, des dispensaires et des synagogues. La densification voulue du centre-ville a pu se faire grâce à l’attribution d’autorisations de plans d’ajouts d’étages sur les bâtiments existants, de constructions sur les toits, de fermetures de balcons par l’apposition de volets en matière plastique pour en faire des pièces supplémentaires. Les tours, dont la construction est autorisée à titre isolé, ont surtout été érigées sur des terrains ayant auparavant appartenu à des habitants arabes. On accéléra aussi les autorisations de plans pour la construction de bâtiments administratifs (Margalit, 2007). À l’évidence, l’attribution d’autorisations hâtives à des plans improvisés dans l’urgence porte une atteinte certaine à l’aspect esthétique de la ville, et aucune partie ne sera épargnée. On doit cependant reconnaître que ces solutions ont permis à la ville de croître sans que cela ait nécessité de grandes modifications spatiales, ni la démolition de constructions antérieures pour les remplacer par d’immenses projets de peuplement à l’instar des villes européennes, à cette même époque.
La libéralisation culturelle et la découverte de la ville (1977-2003)
14La guerre des Six Jours (1967), la guerre de Kippour (1973) et la montée du parti Likoud (droite) au pouvoir (1977), en l’espace de quelques années, ont modifié la plupart des domaines politiques et sociaux. La société socialiste issue du narratif collectif sioniste est devenue rapidement capitaliste et individualiste, à l’américaine (Gitzin-Adrian et al., 2013).
15Le centre-ville, le plus directement affecté, connaît alors un exode qui le vide de ses habitants. En conséquence, Shlomo Lahat (1927-2014), le maire de Tel-Aviv entre 1974 et 1993, développe les services municipaux dans les quartiers extérieurs, s’intéresse aux groupes de populations défavorisées en créant la Fondation pour le développement de Tel-Aviv qui organise régulièrement des collectes de fonds à l’étranger pour subventionner les institutions communautaires dans les quartiers périphériques. L’accélération de ce phénomène de suburbanisation et la construction massive de routes ont permis le développement de la périphérie au détriment du centre-ville, et la concrétisation du rêve moderne d’une maison avec jardin, signe d’embourgeoisement de la population (Metrani, 2008). Rapidement, le vide culturel qui s’ensuit laisse place à une nouvelle culture urbaine, subversive, alternative, éloignée et en marge de la vie politique du pays : Tel-Aviv devient La Bulle. La redécouverte du centre-ville a débuté quand des rapports sur la qualité exceptionnelle de travaux d’architecture ont été publiés. Puis, en 1984, le musée d’Art de Tel-Aviv a inauguré une exposition intitulée « La Ville blanche », sur l’architecture moderne dans trois villes en Israël (Levine, 1984). Une décennie plus tard, une conférence internationale sur l’architecture se tient à Tel-Aviv, et pour la première fois il a été question des bâtiments de style Bauhaus du centre-ville. Le changement de perception et de représentation de la ville a pris une nouvelle forme, la ville devenant centre historique reconnu et représentation de la mémoire collective (figure 2). Les nouveaux plans pour le centre de la ville sont issus de cette prise de conscience récente et comprennent une série de directives nouvelles dans les domaines de l’urbanisme et de la construction. Il s’agissait de renforcer le tissu historique urbain et pour la première fois la préservation des immeubles est à l’ordre du jour, tout en acceptant les ajouts et en autorisant la modification d’anciennes bâtisses. Le bloc Geddes classique a, cette fois encore, subi des changements, il s’est transformé et a été réinventé. La construction du quartier Lev Hair (cœur de la ville), précisément au cœur de la Ville Blanche, a donné une orientation nouvelle à Tel-Aviv qui commence à se repeupler. C’est le retour vers la ville, un accroissement du nombre de ses habitants. Au point le plus bas, en 1983, la ville avait compté 327 300 personnes mais vingt ans plus tard, la population de Tel-Aviv était estimée à 375 000 habitants, soit environ 16 % d’augmentation [ 9]. Quelques zones, comme la partie occidentale du boulevard Rothschild, présentent une combinaison d’immeubles historiques peu élevés avec des tours dans le quartier des affaires rénové. Et de nouveau, le bloc urbain a été revu, remanié et redéfini comme une interprétation ou une mutation génétique des intentions de base de Geddes. En juillet 2003, le processus atteint son point culminant par la redécouverte des valeurs urbaines d’urbanisme, avec l’inscription par l’Unesco de la Ville Blanche de Tel-Aviv au patrimoine culturel mondial de l’humanité.
Le tissu urbain de Geddes vu par les enfants : une représentation des approches du public de la ville
Le tissu urbain de Geddes vu par les enfants : une représentation des approches du public de la ville
16Le plan 2650B de conservation a permis la mise en place d’ajouts aux bâtiments historiques et ouvert un nouveau discours architectural : l’expression et la redéfinition déconstructiviste de la relation entre l’objet construit, comme un cube, et les ajouts possibles aux formes libres érigées sur les toits (figure 3). L’étendue du plan, concernant un millier de bâtiments en ville, ainsi que sa conservation, ont créé une image visuelle correspondant à une ville nouvelle avec une interprétation nouvelle de la vision de départ de Geddes.
Extensions des bâtiments existant pendant les années 1990 à Tel-Aviv : les presses du quotidien Haaretz (aujourd’hui : Diaghilev-Live Art Boutique Hotel), 56 rue Mazeh, architectes originaux : Yossef et Zéev Berlin, 1934. Extension : Elisha Rubin Architects Ltd
Extensions des bâtiments existant pendant les années 1990 à Tel-Aviv : les presses du quotidien Haaretz (aujourd’hui : Diaghilev-Live Art Boutique Hotel), 56 rue Mazeh, architectes originaux : Yossef et Zéev Berlin, 1934. Extension : Elisha Rubin Architects Ltd
Conclusion : la ville organique
17Tel-Aviv est un exemple de l’évolution d’une ville du xxe siècle guidée par des idées modernes. Avec l’indépendance, les innovations technologiques, la recherche d’égalité sociale et de qualité de vie sont les valeurs clés que soutiennent l’urbanisme et les processus d’évolution pertinents à Tel-Aviv, toujours selon les idées de Geddes. Tel-Aviv rejoint donc la liste des autres villes modernes comme Brasilia, Le Havre et Chandigarh [ 10], qui sont devenues les symboles d’idées et de doctrines pour de nouvelles formes de tissus urbains. Tout ceci a promu un urbanisme novateur à l’architecture avant-gardiste conçue sur les mêmes idées.
18Comme nous l’avons vu plus haut, le processus de transformation de la ville, depuis sa création, a permis une adaptation aux diverses évolutions. Cette adaptation s’est déroulée dans le respect constant des principes d’urbanisme, à l’échelle particulière de la ville, et a su maintenir les structures communautaires et garantir leur pérennité. L’existence d’un centre nucléique, sous forme de cellule d’urbanisme de base, est une condition fondamentale de la théorie de Geddes, comme l’interprétation de ses idées qui se traduisent en plans pour la ville. À ce propos, le bloc de Geddes s’est comporté selon son modèle théorique qui considérait l’unité cellulaire unique comme l’ingrédient de base de tout développement et de toute adaptation aux conditions en permanente évolution. Ce noyau, soigneusement étudié, du tissu de la Ville blanche a garanti une communauté en bonne santé, ce qui était l’un des objectifs. La capacité du plan de Geddes à être appliqué, adopté et adapté dépend de son potentiel à accepter une échelle de résolution irrégulière dans son approche. Dans son rapport de 1925, il décrivit un dialogue imaginaire entre lui-même et un citoyen lambda qui aurait déposé une demande de permis de construire pour un agrandissement de son logement et une augmentation de droits sur son terrain. Il lui répondit en rejetant les deux demandes, car pour lui, un espace plus vaste augmenterait les dangers pour les enfants : réduire la mortalité infantile était un leitmotiv chez Geddes, à une époque où à Bombay, par exemple, ce taux était de 66,6 %, le plus élevé au monde. Il rejeta également la demande de construction en hauteur au-dessus du bâtiment existant, pour la raison qu’« une mère portant son enfant et des paquets ne pouvait monter un trop grand nombre de marches » (p. 14). Ces deux arguments, pris comme exemples, montrent à quel point la sécurité lui tenait à cœur et expliquent pourquoi il donnait des indications précises jusqu’à la taille du jardin sur les deux-tiers du terrain. On y voit aussi la volonté que les membres de la communauté puissent vivre ensemble et mener une vie de qualité. En d’autres termes, nous dirons que Geddes n’était pas un esthète, pas un urbaniste (au sens traditionnel), car ce qui lui importait le plus était sa contribution au confort et à la qualité de vie des habitants. En fait, Geddes a traduit son modèle de Notation of Life, un modèle conceptuel de recherche reliant les cellules de base, en un macroprocessus. Il répond ainsi à sa promesse de créer un espace variable et souple.
19Dans l’historiographie de la ville, la transition entre les différentes périodes a présenté, chaque fois, des défis complexes, comme la nécessité de construire rapidement, dans des conditions climatiques extrêmes, malgré une pénurie de terrains, ce qui exigeait une flexibilité géométrique très élevée du bloc Geddes. Les contraintes ont été innombrables : les vagues d’immigration, l’état de guerre, la densification du centre par des constructions élevées, la destruction du tissu urbain existant, le dépérissement du centre-ville à cause de l’exode en masse vers la périphérie car la mode était au style de vie calqué sur l’idéologie capitaliste nouvelle, puis la redécouverte de la ville et la nécessité de la peupler, tout en veillant à la préservation du tissu historique existant, sans oublier de respecter les permis autorisés. C’est l’intégrité et l’homogénéité du tissu Geddes qui sont mises en péril par ces mêmes éléments qui lancent un défi au statut de Tel-Aviv en tant que capitale culturelle nationale, sans parler de ses caractéristiques sociales. Le concept de Geddes, selon lequel la création d’une ville est basée sur l’observation que les êtres humains peuvent modifier leur environnement afin qu’il corresponde à leurs besoins, est mis à l’épreuve, ou selon les mots de Mumford : « la synthèse n’est pas l’objectif, un organisme développé est le produit de changements formatifs et constructifs » (Welter, 2002). La ville n’est pas un concept préétabli qui atteindrait sa forme idéale à un certain point et maintiendrait cette forme pour toujours, mais est plutôt un mécanisme qui fluctue en permanence, en perpétuelle évolution. La théorie de Geddes, concernant ces mécanismes, a joué le rôle d’idée centrale qui gère le processus de prise de décision, comme concept scientifique connu et comme paramètre de contrôle (Portugali, 2011). Ce paramètre permet au système urbain complexe de passer de situations d’ordre à des situations de désordre pour se stabiliser finalement dans un ordre nouveau. Chaque accommodement urbain nouveau a été rendu possible par un consensus social rapidement établi sur des règles communes, sur la manière de répondre aux besoins nouveaux : ainsi, on a autorisé à un moment donné la fermeture des balcons pour en faire des chambres, on a adopté des styles de construction originaux locaux, on a pris en compte la préservation de l’ancien… Le consensus est maintenu à travers l’influence puissante d’une des variables de l’urbanisme, soit par le public en créant une image de ville nouvelle, soit par les autorités professionnelles de planification urbaine qui ont su instaurer des règlements architecturaux et urbains, ou par un mécanisme politique quand il s’agit de décider de stratégies concernant le développement de la ville. Une relecture des rapports de ces derniers quatre-vingt-dix ans montre que les consensus sont motivés par des raisons variables, selon les circonstances. Il est possible que l’absence d’un paramètre constant dominant, pour mener les processus, ait justement permis de maintenir la stabilité du système municipal au fil des années. En effet, dans chaque période qui a fait l’objet d’une étude, on trouve une corrélation directe entre l’intensité de la crise à laquelle la ville devait faire face et le changement de sa physionomie ou le processus de transformation du tissu urbain. Ceci apporte une distinction supplémentaire entre un processus où l’ordre est respecté et le désordre.
20Le processus de préservation de la Ville blanche ces dix dernières années peut sembler contraire au développement de la ville, pourrait même être considéré comme un « gel » en quelque sorte, ou comme une situation où la ville est devenue autre : d’une entité autonome et préoccupée de pourvoir aux besoins de sa population, elle devient une entité qui se représente, consciente de son image, et qui se voit vivre. Cela pourrait même paraître en contradiction avec les points de vue de Geddes. Toutefois, bien que cette dimension d’une ville en rapport avec elle-même ne soit pas explicitement comprise dans la vision de Geddes, l’empreinte de l’urbaniste est visible, car il avait été le premier à parler de préservation. De fait, il estimait que l’architecture était une « histoire raffinée » (Welter, 2002), un outil parfait pour une lecture de la culture existante dans tout environnement donné. L’objet architectural historique dans une ville, toujours selon lui, améliore le genius loci (l’esprit du lieu), et par là, le caractère distinctif urbain en créant une nouvelle dimension de qualité. Les ajouts construits sur les bâtiments historiques, tels que nous les voyons dans la Ville blanche, font partie d’un phénomène mondial, unique dans son ampleur, certes, et ce, malgré les questions éthiques concernant la relation entre l’ancien et le nouveau et le niveau d’authenticité du produit fini. Sur ce sujet, Geddes s’est expliqué lors d’une discussion avec William Morris sur la stratégie de préservation : il s’opposait à son interlocuteur qui plaidait pour la préservation de l’objet architectural dans sa forme originelle, sans modification aucune, alors que pour Geddes les processus de changement et d’adaptation aux besoins locaux étaient permis du moment que l’objet garde sa place dans l’ensemble historique architectural (Welter, 2002). Ceci confirme la vision de Geddes sur l’évolution de la Ville blanche de Tel-Aviv, exemple exceptionnel d’homogénéité d’expression d’une vision urbaine moderne. Le secret de son succès se trouve dans la corrélation parfaite entre la vision collective d’une société choisissant de créer un environnement innovant, une société préoccupée de bien-être et d’égalité, adoptant de facto une vision urbaine digne d’exprimer ces valeurs.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Andrieux, J.-Y. ; Chevallier, F. 2005. La réception de l’architecture du Mouvement moderne. Image, usage, héritage, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne.
- Darwin, C. 1859. The Origin of the Species by Means of Natural Selection, Londres, John Murray.
- Geddes, P. 1925. Town-Planning Report. Jaffa and Tel-Aviv, Bibliothèque du département de planification, Municipalité de Tel-Aviv-Jaffa.
- Gitzin-Adrian, M. ; Ella, E. ; Handel, D. 2012. Aircraft Carrier. American Ideas and Israeli Architectures after 1973, Ostfildern, Hatje Cantz.
- Herzl, T. 1917. Alteneuland, Tel-Aviv, Babek.
- Hoffmann, J. (sous la dir. de). 2009. « Tel-Aviv 100 years », Docomomo Journal, no 40.
- Hoffmann, J. 2014. L’histoire de la Ville blanche de Tel-Aviv. Adaptation d’un site moderne et son architecture, thèse de doctorat en histoire de l’art, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, (sous la dir. de R. Klein).
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- Margalit, T. 2007. La construction en hauteur à Tel-Aviv de 1953 à 2001. La politique de « l’ordre du hasard », thèse de doctorat, université Paris 8 et université de Tel-Aviv (sous la dir. de Y. Portugali).
- Marom, N. 2009. Une ville avec un concept. La planification de la ville, Tel-Aviv, Babel.
- Metzger-Szmuk, N. 2004. Des maisons sur le sable. Tel-Aviv. Mouvement moderne et esprit Bauhaus, Paris, Éditions de l’éclat.
- Metrani, K. 2008. Le Bien préservé et sa relation à l’environnement. L’ancien centre urbain de Tel-Aviv, thèse de doctorat, université Bar-Ilan, (sous la dir. d’I. Cohen-Amit).
- Portugali, Y. 2011. Complexity, Cognition and the City, Berlin, Springer.
- Shavit, Y. ; Biger, G. 2001. Hahistoria shel Tel-Aviv [L’Histoire de Tel-Aviv], Tel-Aviv, Ramot.
- Spencer, H. 1864. The Principles of Biology, London, Williams and Norgate.
- Weill-Rochant, C. 2008a. Le plan de Patrick Geddes pour la Ville blanche de Tel-Aviv. Une part d’ombre et de lumière, thèse de doctorat, université Paris 8 (sous la dir. de J.- L. Cohen).
- Weill-Rochant, C. 2008b. L’Atlas de Tel-Aviv, 1908-2008, Paris, CNRS Éditions.
- Welter, V. M. 2002, Biopolis. Patrick Geddes and the City of Life. Cambridge, Massachusetts, The mit Press.
Notes
-
[*]
Dr Jérémie Hoffmann, Technion, Institut de technologie d’Israël, faculté d’Architecture et d’Urbanisme
hoffmann.jeremie@gmail.com -
[1]
Décision 27com 8c.23 de l’Assemblée générale de l’Unesco pour le patrimoine mondial à Paris, le 5 juillet 2003.
-
[2]
Sur l’importance de copier le plan de la colonie allemande dans sa définition moderne, lire par exemple Antonio St. Elia, Futuristic Architecture Manifesto (1914) : « il nous faut tirer notre inspiration de notre environnement industrialisé ».
-
[3]
Un témoignage de David Adar, cité par Hyman Benjamin en 1994. « British Planners in Palestine 1918-1936 », dans Marom, 2009, page 28.
-
[4]
Procès-verbal de la réunion du conseil, 04 juin 1926, article 2, rapport de la municipalité, no 13.
-
[5]
La formule «planification stratégique urbaine» comme méthode de planification de la ville moderne, pour repenser les techniques de planification traditionnelles, est attribuée à Jon Boyd, dans un contexte de guerre, et à Henry Mintzberg dans le cadre de la gestion d’entreprise dans les années 1940 (Portugali 2011, p. 248).
-
[6]
La résolution 181, qui a adopté les recommandations du comité unscop, proposant la partition de la Palestine en un État juif et un État arabe.
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[7]
Dans sa lettre, Israel Rokach, ministre de l’Intérieur et ancien maire de Tel-Aviv, à son successeur, le maire Haïm Lebanon (lettre en date du 7 septembre 1953), décrit le plan en ces termes : « un plan qui pourrait correspondre à toute ville dans le monde » (source : archives de la municipalité de Tel-Aviv).
-
[8]
Le « plan d’urbanisme » est une procédure de demande de permis de construction d’ajouts aux logements existants.
-
[9]
Selon le rapport des statistiques de la ville, unité de stratégie urbaine, 2014.
-
[10]
Brasilia, conçue par Lucio Costa et Oscar Niemeyer, a été la première ville moderne déclarée patrimoine de l’humanité par l’Unesco dès 1968. Le Havre, conçue par Auguste Perret, a été ajoutée à liste des sites du patrimoine de l’humanité en 2005, deux ans après Tel-Aviv, puis Berlin en 2008 avec les grands lotissements sociaux de Bruno Taut. Chandigarh est aujourd’hui en cours de reconnaissance dans le cadre de la nomination de l’ensemble de l’œuvre de Le Corbusier.