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Article de revue

Les trafics dans la pierre. Prostitutions, espace public et commerces à la Goutte d'Or à la fin du xixe siècle

Pages 95 à 110

Notes

  • [*]
    Alexandre Frondizi, doctorant en histoire contemporaine au Centre d’histoire de Sciences Po, ater à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis.
    alexfrondizi@hotmail.com
  • [1]
    app/jC/bm2/51, Dossier général [dg] bd de la Chapelle [Chap], Lettre, 26/04/1913.
  • [2]
    Ibid., dg rue de la Charbonnière [Charb], Lettre, 28/07/1904.
  • [3]
    À ce sujet, voir les répertoires analytiques du commissariat de la Goutte d’Or [go], grands cahiers cotés où sont recensées les opérations quotidiennes des gardiens de la paix.
  • [4]
    Ibid./27, 23 rue de la Charb, Rapport du Service mixte des garnis [smg], 14/11/1904 et ibid./60, 96 bd de la Chap, Rapport du smg, 6/06/1905.
  • [5]
    Ibid./14, 22 rue de la Charb, Lettre, 6/06/1888.
  • [6]
    Ibid./65, 74 bd de la Chap, Lettre, 25/10/1906. Les répertoires analytiques gardent aussi la trace des conflits qui opposaient prostitution publique et maisons closes. Dans app/cb/71/40, 8 décembre 1908, une « fille publique » demeurant au 104 du boulevard de la Chapelle avouait qu’« étant ivre [elle] a été faire du tapage à la porte de la maison de tolérance du 106 bd de la Chapelle et a brisé un carreau ».
  • [7]
    app/jc/bm2/19, 90 bd de la Chap, Lettre, 15/05/1900.
  • [8]
    Ibid., Lettre, 27/08/1900.
  • [9]
    Ibid./15, dg bd Barbès, Lettre, 27/03/1903.
  • [10]
    Ibid., Lettre, 23/07/1893 ; ibid./58, 1 rue Belhomme, Lettre, 07/1891.
  • [11]
    Ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 29/08/1910.
  • [12]
    Ibid./19, 90 bd de la Chap, Lettre, 23/07/1893.
  • [13]
    Ibid./62, 60 bd de la Chap, Lettre, 25/02/1913.
  • [14]
    Ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 10/04/1903.
  • [15]
    Ibid./38, 42 rue de la Charb, Lettre, 9/12/1898.
  • [16]
    Ibid./65, 74 bd de la Chap, Lettre, 4/07/1907.
  • [17]
    Ibid./14, 22 rue de la Charb, Lettre, 26/02/1914.
  • [18]
    Ibid./1, 42 rue de Chartres, Rapport du smg, 16/06/1903.
  • [19]
    Bulletin municipal officiel, mardi 18/03/1913, p. 1581.
  • [20]
    Ces rares informations concernant les forfaits sont éparpillées dans l’ensemble des cartons consultés.
  • [21]
    app/jC/bm2/34, 88 bd de la Chap, Lettre, 27/08/1894 et ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 26/04/1913.
  • [22]
    Ibid./20, 108 bd de la Chap, Rapport Commissaire de la Goutte d’Or [cgo], 19/01/1899 ; ibid./10, 116 bd de la Chap, Rapport du smg, 20/12/1912 ; ibid./58, 1 rue Belhomme, Rapport des gardiens de la paix, 24/11/1891.
  • [23]
    Ibid./39, 98 bd de la Chap, Notes de procès-verbaux, 9/12/1879.
  • [24]
    Ibid., Lettre, 28/10/1891.
  • [25]
    Ibid./34, 88 bd de la Chap, Lettre, 22/06/1903.
  • [26]
    Ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 29/08/1910.
  • [27]
    Ibid., dg rue de la Charb et bd de la Chap, Rapport du cgo et de l’Officier de paix du 18e arrondissement [op], 24/04/1913.
  • [28]
    Ibid./34, 88 bd de la Chap, Contravention, 7/07/1903 et ibid./34, 88 bd de la Chap, Lettre, 9/03/1911.
  • [29]
    Ibid./27, 23 rue de la Charb, Lettre, 5/05/1903.
  • [30]
    Ibid./57, 21 rue de la Charb, Rapport de la Police judicaire, 20/01/1915.
  • [31]
    Ibid./51, dg rue de la Charb et bd de la Chap, Rapport du cgo et de l’op, 24/04/1913.
  • [32]
    Ibid./34, 88 bd de la Chap, Rapport du smg, 18/07/1903.
  • [33]
    Ibid./51, dg rue de la Charb et bd de la Chap, Lettre, 17/01/1912.
  • [34]
    Ibid./57, dg rue de la Charb, Rapport de la Brigade des mœurs, 02/02/1906.
  • [35]
    « L’édito de Daniel Vaillant », 18 ensemble. Le journal d’information de la Mairie du 18e arrondissement, n° 21, septembre 2012, p. 3.

1

« L’un des quartiers riants, pittoresques et très embellis qu’est le carrefour Barbès [...] est aussi un des plus malfamés que l’on puisse rencontrer [...], cet endroit si beau, planté d’arbres, n’est qu’une sorte de Cour de Miracles qu’on ne peut franchir qu’en tremblant, ou faire risette ou se laisser accoster par les Reines du Trottoir[1]. »
« Ici, nous sommes loin des maisons closes : le Trafic a lieu en plein jour, les femmes, les boutiques entrouvertes, se promènent dans la rue, revêtues de costumes aux couleurs voyantes, fumant des cigarettes, allant jusqu’à interpeller les ménagères et chantant des chansons obscènes, etc. On se croirait transporté subitement dans quelque quartier réservé de Toulon ou de Marseille [2]. »

2La notoriété des espaces prostitutionnels du Paris fin-de-siècle se décline à diverses échelles. Aux marges de la renommée internationale des lieux les plus huppés de la prostitution réglementée et d’une littérature spécifique nourrissant le « tourisme sexuel » (Gonzalez-Quijano, 2012, p. 343-392), quelques fragments de l’espace public de la ville constituent à l’échelle de celle-ci et, parfois, de la France, les espaces les plus notoires du trafic prostitutionnel. Or, les sciences sociales ont négligé l’analyse de cette économie informelle de la prostitution publique qui, de par son illégalité, a pourtant laissé de nombreuses traces dans les archives.

3Dans le sillage des travaux pionniers d’Alain Corbin et de Jill Harsin portant sur la période réglementariste, l’historiographie a privilégié les approches juridique, politique et culturelle du commerce sexuel français (Corbin, 1978 ; Harsin, 1985) ; à cause de la vogue de l’histoire des représentations, qui s’est faite au détriment de l’histoire économique et sociale, et de la féconde influence que l’œuvre de Michel Foucault a exercée sur les chercheurs s’intéressant aux sexualités encadrées et marginalisées par les technologies du pouvoir (Foucault, 1975 et 1976) ; mais aussi en raison des virtualités qu’offrent les sources les plus facilement accessibles, tels les règlements et discours officiels ou les écrits signés par des médecins, policiers et autres essayistes hygiénistes et moralisateurs friands de pittoresque. Si elle a consacré quelques passages aux tenancières de maisons closes, cette historiographie n’a pas interrogé les agents économiques de la prostitution de rue. C’est cette lacune que Michelle Perrot pointait du doigt en rappelant que des féministes avaient reproché aux Filles de noce à leur sortie de « ne pas beaucoup parler des prostituées elles-mêmes, de leur malheur, et surtout de faire silence sur les proxénètes, les grands absents du livre » (Corbin et Perrot, 2002, p. 168). Bref, dans le chemin menant vers des interprétations sophistiquées et séduisantes du phénomène prostitutionnel, les historiens ont perdu de vue ce qui concrètement le fonde : le commerce sexuel demeure avant tout une activité économique.

4Cet article tentera de saisir les rationalités économiques des divers personnages qui façonnaient un espace public du trafic prostitutionnel parisien et d’évaluer l’impact de ces comportements sur les logiques financières d’autres acteurs de l’espace économique local. S’inscrivant dans le renouveau d’une histoire urbaine contemporaine longtemps sourde aux invitations des collègues modernistes à penser les interactions ordinaires dans l’espace public populaire (De Certeau, 1990 [1980] ; Deluermoz, 2012 ; Farge, 1979 ; Frondizi , 2013b), il emprunte une démarche micro-historique qui permet, d’une part, de respecter l’idée que la signification de la prostitution variait fortement selon son ancrage socio-spatial et, d’autre part, de se donner les moyens d’appréhender la complexité d’une telle configuration économico-spatiale, composée de rapports de force et dynamiques multiples. La description des pratiques modelant un espace public où – comme au sud du quartier de la Goutte d’Or situé au contact des Paris central et périphérique et des Paris occidental et oriental, dans ses rues en pente douce reliant à Montmartre les gares du Nord et de l’Est – la présence des péripatéticiennes devenait de plus en plus dense et célèbre entre 1885 et 1915, cette description fait resurgir les enjeux économiques de la prostitution de rue ainsi que d’autres relatifs à la modernisation des économies urbaines. Cette sorte d’ethnographie historique résulte de la consultation exhaustive des témoignages laissés par les acteurs concernés par le dynamisme de ce commerce sexuel. L’écho polyphonique émanant des centaines de lettres ou pétitions et des milliers de rapports policiers, conservés aux archives de la Préfecture de police dans des dossiers classés par adresse des lieux notoires de la prostitution clandestine, révèle un espace public concurrentiel mettant aux prises une pluralité de personnages : prostituées et clients, souteneurs et maîtresses de tolérance, marchands de vins et petits commerçants, guetteurs et policiers, hôteliers et rentiers. Or, les logiques spatiales de ces agents économiques se combinaient différemment, allant de la complémentarité à la totale incompatibilité. C’est à la manière dont ces stratégies et tensions parcouraient et dessinaient l’espace économique local qu’il faudra prêter attention, notamment en désenchevêtrant les liens pluriels que l’économie informelle de la prostitution publique tissait avec l’économie formelle du quartier.

L’espace public comme ressource

5Mais, avant cela, pour pouvoir qualifier le statut et l’activé économiques des jeunes femmes qui, marginalisées par le marché urbain du travail et du mariage (Battagliola, 1995), empruntaient la voie prostitutionnelle pour s’assurer une autonomie financière, il convient de décrire la manière dont elles œuvraient sur l’espace public de la Goutte d’Or.

6À l’image d’autres travailleurs de rue, tels les vendeurs à la sauvette ou les joueurs de musique ou de cartes, réprimés eux aussi par les policiers du quartier [3], les péripatéticiennes investissaient effrontément les trottoirs pour se faire la place que Paris tendait à leur refuser. Loin d’être de simples marchandises assouvissant les appétits sexuels de consommateurs prédisposés, elles y déployaient une hexis corporelle distinctive et des techniques rodées de séduction : maquillées, elles « se coiffaient en cheveux » et portaient abondance de bijoux ainsi que des tenues excentriques aux couleurs éclatantes. Fumant langoureusement, elles y adoptaient des démarches suggestives ou allaient jusqu’à arrêter par le bras les piétons à qui elles faisaient des propositions galantes [4]. Elles maîtrisaient en véritables péripatéticiennes un art de la prostitution – de prostituere, « exposer aux yeux » – et du racolage – étymologiquement « attraper l’autre par le cou » puis, dans le domaine militaire, « enrôler par des moyens publicitaires » – qui demeurait fidèle à l’origine de ces mots.

7Cette relation non médiatisée entre offreuses et consommateurs de services sexuels semble d’ailleurs autoriser le rapprochement du marché de la prostitution de rue avec celui d’une économie de bazar (Geertz, 1978). Comme le vendeur qui tient une place sur le bazar, les offreuses ne passaient point par des espaces publics de substitution qui sont propres à l’économie urbaine moderne pour faire leur publicité et augmenter la demande, mais au contraire présentaient directement – de visu et de vive voix – leurs services sur l’espace public. Comme lui, par des interpellations verbales ou physiques qui imposaient une promiscuité morale et charnelle aux badauds, elles se devaient d’abord de capter leur attention, puis de la convertir en un désir de consommation qu’en même temps elles proposaient d’assouvir dans un espace privé tout proche. Comme lui, enfin, elles n’hésitaient pas à marchander leurs prix et à les adapter au profil des clients potentiels pour les inciter à accepter leurs propositions.

8Ce comportement des prostituées qui faisaient preuve d’agency sur les trottoirs de la Goutte d’Or correspondait mal à l’idée que l’existence et les fluctuations du marché prostitutionnel ne dépendaient que de la demande. Contrairement à cette vision selon laquelle « les modalités du regard et du désir masculins conduisaient le jeu » (Corbin et Perrot, op. cit., p. 176), l’offre suscitait également la demande sur le marché concret de la prostitution publique.

Les trottoirs, un espace économique concurrentiel

9Les péripatéticiennes jouant un rôle similaire à celui du vendeur d’une économie de bazar, la prostitution de rue commercialisait un produit pour le moins original. C’est des conséquences de cette originalité sur leurs affaires que se plaignaient régulièrement d’autres agents de l’espace économique local. Sous un enrobage moral qui rapprochait leurs argumentaires de ceux des familles ouvrières du quartier (Frondizi, 2013b), ils déploraient en réalité les externalités négatives de la marchandise racoleuse sur leurs activités.

Prostitution publique et prostitution réglementée

10Les tenancières de maisons de tolérance du quartier formaient le groupe d’intérêt qui dénonçait le plus clairement les méfaits financiers de l’activité des péripatéticiennes. Et cela en leur double qualité de concurrentes naturelles de la prostitution publique et, dans le contexte d’une France réglementariste, de représentantes officielles de l’économie formelle de la prostitution.

11Jusqu’à la loi dite Marthe Richard du 13 avril 1946, qui mit fin au « système français » en interdisant les maisons de tolérance, les municipalités organisaient un marché réglementé de la prostitution. Dans ce cadre, en échange de leur soumission aux règlements administratifs, les tenancières de maisons closes bénéficiaient du monopole du commerce sexuel. C’était donc la protection des agents publics chargés de la surveillance du marché prostitutionnel que ces femmes réclamaient légitimement dans les lettres qu’elles adressaient régulièrement au chef de la police parisienne pour se plaindre de la concurrence illégale des péripatéticiennes. Cependant, en déplorant les frais et le manque à gagner (prostitution et clientèle mineures) occasionnés par le strict respect des règlements, elles semblaient avoir perdu tout espoir en une solution simplement légaliste à leurs réclamations. En fait, elles doutaient des capacités et de la bonne volonté de ceux qui devaient s’occuper de faire respecter les règlements sur le terrain. Car, d’une manière ou d’une autre, les membres du service des mœurs constituaient eux aussi des agents de l’économie informelle de la prostitution. Non seulement par les effets financiers non négligeables de leur rôle répressif, mais surtout par l’origine de leurs revenus. Leur raison d’être professionnelle et leur salaire dépendaient d’autant plus de la survie d’une prostitution illicite que, comme s’en plaignaient les riverains, ils en tiraient des bénéficies financiers illégaux. Sans parler des cas avérés de corruption et de proxénétisme, dont l’ampleur devait du reste être bien plus importante que ce que révèlent les sources provenant de leur propre corporation, ces policiers pouvaient marchander leurs secrets professionnels – date et heure des descentes – et, le flou réglementaire aidant, négocier facilement l’application sélective de la loi avec les prostituées et les tenanciers des lieux de passe. En tout état de cause, dans leurs plaintes, ces entrepreneuses officielles de la prostitution qu’étaient les maîtresses de tolérance insistaient moins sur l’illégalité que sur l’efficacité de la concurrence des péripatéticiennes.

12La concurrence faisait certes rage entre les agents de l’économie informelle de la prostitution publique, puisque les enquêteurs arrivaient souvent à la conclusion qu’elle motivait les missives que des logeurs, cabaretiers, prostituées ou souteneurs envoyaient à la police pour dénoncer des collègues. Elle n’en changeait pas moins radicalement de nature lorsqu’elle les opposait aux membres de l’économie formelle du commerce sexuel qui, eux, assumaient complètement l’enjeu financier de leurs plaintes :

13

« En face de la maison de tolérance que je tiens […] se trouve un hôtel […] devant lequel plusieurs femmes racolent et même devant la porte de mon établissement, elles ramènent audit hôtel. Deux femmes, ex-pensionnaires de chez moi, que je viens de faire rayer de mon personnel, ont même été s’y réfugier et s’y livrent au même trafic [5]. »

14Originale en cela qu’elle témoignait peut-être que, par l’exemple de leur liberté de déplacement dans l’espace public, les péripatéticiennes transmettaient à certaines collègues de bordels l’envie de s’en émanciper, cette lettre de Mme Leguillard exprimait en revanche banalement la raison classique de lamentation des maquerelles officielles. Ce qui leur causait du « tort commercial » et des « préjudices financiers », au point de les plonger « au bord de la faillite », c’était le monopole de la marchandise racoleuse dont jouissaient leurs concurrents officieux. Ces entrepreneuses se disaient victimes d’une concurrence déloyale : à la différence des logeurs du voisinage, qui pourtant tiraient également profit des services sexuels rendus par des prostituées, elles ne possédaient pas le moyen d’aller au contact des piétons pour offrir lesdits services :

15

« Il ne m’est pas possible qu’un homme puisse approcher ma porte sans être appelé et au besoin même on vient le chercher pour l’empêcher de rentrer chez moi. Je n’ai pas d’autre défense M. le Préfet que de vous adresser ma plainte, puisque mon règlement me défend de mettre une femme sur ma porte ou à une fenêtre [6]. »

16D’où cette proposition implicite de Mme Loreau d’un retour au temps où les maîtresses de tolérance avaient le droit de poster des « marcheuses » devant leurs établissements. La lanterne rouge et le gros numéro ne faisant pas le poids publicitaire, ces racoleuses fourniraient le moyen de rétablir une concurrence qui, à défaut de légale, serait au moins loyale.

Prostitution publique, commerçants et rentiers

17La prostitution publique affectait les finances d’autres acteurs de l’espace économique local. Les plaintes de commerçants et rentiers découlaient de l’intervention originale qu’opéraient les péripatéticiennes sur l’espace concurrentiel que se révélait être l’espace public.

18Quand il s’agissait de décrire les effets pervers de l’économie informelle de la prostitution sur leurs affaires, les doléances des boutiquiers extérieurs au secteur du commerce sexuel s’apparentaient à celles des maîtresses de tolérance. Telle que l’illustrent ces propos d’un facteur de pianos et d’orgues, cette ressemblance s’explique par le fait que, comme les secondes, les premiers souffraient de l’impact qu’avait l’activité des péripatéticiennes sur les piétons :

19

« Ces filles […] restent à faire le racolage […] avec un sans-gêne et une audace provocante, malgré toutes les observations faites non seulement à ces filles, mais au tenancier qui les soutient et qui permet à ces filles de se pavaner à sa terrasse et d’insulter même les passants jusqu’à les gifler sur le trottoir devant ma boutique. Aucun client ne peut s’arrêter devant ma boutique […] sans qu’il ne soit interpellé par ces filles [7]. »

20La seule mise en scène des devantures paraissait un moyen d’autant plus dérisoire face à ceux déployés par les femmes publiques pour capter l’attention des passants que ce même artisan ajoutait quelques mois plus tard que « si une personne s’arrêtait à regarder [s]a devanture, elle était obligée de s’en aller en haussant les épaules tant elle était obsédée par les propos ignobles de ces filles [8] ». Même les boutiquiers avec une clientèle fidèle craignaient pour la santé financière de leurs commerces :

21

« Les femmes publiques qui sont constamment devant mon établissement – écrivait un cafetier – persistent à [y] rester […]. Ce qui me porte grand préjudice, car elles arrêtent au passage tous mes clients. Ceux-ci me déclarent qu’ils ne viendront plus chez moi [9]. »

22Toutes ces craintes à propos de la perte de clients réels ou potentiels renvoyaient en fait à l’incompatibilité entre deux conceptions économiques de l’espace public : tandis qu’il constituait pour les uns un espace où l’offre jouait un rôle concrètement actif, il représentait pour les autres un espace où l’offre n’intervenait pas sur la libre circulation des consommateurs potentiels. Les péripatéticiennes percevaient aussi l’incompatibilité entre ces logiques économico-spatiales : elles n’hésitaient pas, d’une part, à menacer les voisins curieux « parce que soi-disant que ça leur ferait du tort pour leur commerce et que les hommes qui voyaient du monde aux croisées d’en face n’osaient pas rentrer dans leur bordel qui n’était pas déclaré » ou, d’autre part, « par l’entremise des individus sans aveux qui les accompagnaient, à briser les devantures des magasins devant lesquels elles stationnaient quand les commerçants voulaient les chasser [10] ».

23Ces heurts récurrents entre membres de la prostitution publique et boutiquiers du voisinage confirment que, même après l’haussmannisation, l’espace public du Paris populaire restait – pour des agents économiques se disputant l’attention et le désir de consommation de ses usagers – un espace hautement concurrentiel ; à cette échelle de l’espace public du quartier évidemment, mais également à l’échelle de l’agglomération, où le capitalisme spécialisait, sélectionnait et hiérarchisait les espaces. L’image des quartiers jouait un rôle fondamental dans cette ségrégation socio-spatiale, au sens large de processus de répartition inégale des fonctions, des ressources et des prix. Si la réputation de la Goutte d’Or y attirait des hommes à la recherche de services sexuels à bas prix, elle en éloignait des commerces locaux une clientèle potentielle. Certains résidents du quartier préféraient se diriger vers des rues adjacentes jugées plus tranquilles pour flâner et réaliser leurs achats, telles ces ménagères qui « n’osaient plus s’aventurer dans ces parages » au moment de faire leurs provisions [11]. Cette réputation expliquait aussi en partie la configuration sociale de cet espace résidentiel, car elle constituait un facteur important de la fixation des prix du foncier et des loyers. L’activité prostitutionnelle rencontrait ainsi les intérêts financiers des rentiers :

24

« Naturellement mes locataires, voyant toutes ces sortes de choses infectes qui se passent en face, me donnent congé ou me menacent de me donner congé. Je trouve cela très ennuyeux d’avoir des non-valeurs dans ma maison [à cause de] l’hôtel [12]. »

25Avec la perte de locataires que déplorait le rédacteur de cette pétition signée par une vingtaine de commerçants et propriétaires, s’opérait une mutation de la composition sociale des immeubles. Une propriétaire expliquait que son immeuble se vidait de ces familles ouvrières qu’elle qualifiait de « locataires avec enfants » et de « locataires convenables [13] ». Si la mauvaise renommée du quartier due à sa concentration prostitutionnelle impliquait un préjudice immobilier pour certains, elle permettait à des travailleurs pauvres de se loger à moindre prix. Dans un marché tendu du logement, où les appartements devaient rarement rester vides, ces plaintes renvoyaient plutôt au constat que faisaient les propriétaires d’une dévalorisation de leurs biens immobiliers à cause d’une baisse relative des prix des loyers par rapport à d’autres quartiers parisiens. D’autant que ces réalité et image locales ouvraient d’autres destinations sociales et professionnelles possibles à ces biens :

26

« Voici encore que trois nouvelles boutiques de trafic viennent de s’ouvrir au n° 27 de cette rue et cela en face de ma maison, ce qui me fait un tort considérable pour mes locations, ayant des logements vacants ainsi que des boutiques, tout commerce étant impossible avec ce monde de filles, souteneurs, etc.[14] »

27Comme le suggérait cet autre rentier, les logements et boutiques vides pouvaient devenir facilement rentables. À condition, bien sûr, de s’adapter au contexte économique local et de transformer alors en positives les externalités considérées jusque-là comme négatives. Autrement dit, au lieu de porter un coup aux finances, le commerce sexuel pouvait enrichir des marchands et des propriétaires.

« Aujourd’hui, le petit boutiquier a dû faire place à ces dames »

28La ruine prochaine que les plaignants se prédisaient constituait une exagération destinée à persuader la police de l’urgence d’une intervention en leur faveur dans le conflit qui les opposait notamment à des commerçants qui, loin de s’appauvrir, s’enrichissaient grâce à la prostitution publique. Celle-ci possédait une dynamique expansive propre et tendait progressivement à monopoliser le commerce du sud de la Goutte d’Or.

Prostitution publique et marchands de vins et de sommeil

29Les hôteliers, cabaretiers et tenanciers de bals du quartier bénéficiaient mécaniquement de la présence des péripatéticiennes, de leurs michés et de leurs souteneurs, qui consommaient des boissons et logeaient dans les garnis. Contre les règlements administratifs qui le leur prohibaient, ils réclamaient au nom de la nature commerciale de leur établissement le droit d’accueil de cette clientèle abondante et, semble-t-il, particulièrement consommatrice :

30

« Mon commerce – expliquait une ancienne prostituée devenue cabaretière – m’oblige à recevoir toute sorte de personnes passagères sur le Bd de la Chapelle ; parmi ma clientèle se trouvent forcément des filles publiques que mon intérêt m’oblige à recevoir comme toute personne, sans pour cela leur donner plus de liberté chez moi [15]. »

31Comme en témoigne l’avis d’une collègue qui ne pouvait « croire que l’esprit de la circulaire interdise au commerçant de débiter lorsque aucun scandale ni aucune plainte n’ont été portés à l’administration [16] », ces tenanciers proposaient une interprétation sui generis de la réglementation policière. Cette interprétation, qui se fondait sur la distinction entre prostituée-marchandise et prostituée-cliente, mettait au jour une contradiction apparente de la réglementation :

32

« L’on tolère les femmes dans la rue d’autant plus que la préfecture leur délivre des cartes, et nous responsables assujettis à une responsabilité sommes frappés constamment [17]. »

33Sa subtilité résidait néanmoins dans le fait qu’elle restait, au contraire, parfaitement compatible avec l’esprit profond du système réglementariste, qui réprimait non pas la prostitution dans son ensemble, mais uniquement celle qui prenait place dans l’espace public. Surtout, ces revendications cachaient le rôle plus actif que ces commerçants jouaient dans le trafic prostitutionnel. À l’instar de Mme Alix qui casa Mlle Hermain chez M. Casenave à Meaux en échange d’une commission de 70 francs, d’aucuns profitaient de leurs liens avec leurs clientes prostituées pour faire office d’intermédiaires dans leur placement dans des maisons closes de la région. Cette logeuse avait beau prétexter que la jeune femme « se trouvait dans une grande misère » et que donc « c’était par humanité qu’elle l’avait placée » chez le seul maître de tolérance de sa connaissance, leur correspondance prouvait qu’elle possédait un véritable réseau de partenaires à qui adresser son « colis » :

34

« Si toutefois, écrivait Mme Alix à M. Casenave, cela vous dérange de payer ce qui est dû du placement et de la note de Mlle, vous n’avez qu’à m’envoyer un mot, cette demoiselle sera placée ailleurs [18]. »

35Loin de se limiter à récolter les bénéfices de leur contact quotidien avec les péripatéticiennes, ces logeurs et cabaretiers gagnaient de l’argent du processus prostitutionnel en lui-même. C’est parce qu’ils tiraient des profits de toutes ses étapes, de l’offre de services sexuels jusqu’à leur consommation, que les contemporains faisaient de ces tenanciers des entrepreneurs de la prostitution publique : « Vous êtes en présence, dirai-je, de commerçants ? Après tout il s’agit d’une sorte de commerce qui rapporte beaucoup », déclairait au Conseil de Paris l’un de ses membres à propos des logeurs de la Goutte d’Or [19]. Outre qu’ils demandaient aux prostituées d’inciter les clients à consommer des boissons dans leurs cabarets ou même leurs chambres, ces commerçants monnayaient certains emplacements de racolage. Cette redevance dont elles s’acquittaient pour pouvoir offrir leurs services devant ou depuis les seuils des commerces permettait à ces femmes d’y trouver plus rapidement refuge lors des rondes policières, les agents n’ayant pas le droit de pénétrer sans mandat dans ces espaces intermédiaires à la frontière du privé et du public. Plus que le racolage, c’était la passe qui constituait une énorme source de revenus pour ces marchands. Ils louaient leurs chambres ou leurs cabinets noirs selon un système complexe de tarifs. Les péripatéticiennes pouvaient payer 1 franc par passe de 15 minutes maximum, et y laisser donc la moitié du prix de leurs services sexuels, ou souscrire à un forfait composé d’une somme fixe de 3?francs pour la soirée, 5 francs pour la journée, 9 francs pour la semaine ou 28 francs pour le mois, en moyenne, et d’un supplément de 50 centimes par passe [20]. La flexibilité de ces forfaits s’adaptait bien aux fluctuations de la conjoncture prostitutionnelle qui, à cause des horaires de travail et des dates de paye des clients, variait énormément selon l’heure, le jour et la semaine. Il convenait aussi à la variabilité des situations des péripatéticiennes, plus ou moins confirmées dans le métier, mobiles dans la ville ou déterminées à effectuer de lourdes cadences de travail. De leur côté, les hôteliers cherchaient par ces revenus fixes à diminuer leur dépendance à l’égard de la conjoncture et, en fidélisant les péripatéticiennes, à lutter contre la concurrence de leurs collègues. Cependant, vu la quantité de passes s’effectuant dans les garnis du quartier, la part variable rapportait davantage à leurs tenanciers. S’il faut se méfier de la fiabilité des renseignements donnés par les riverains qui décrivaient « un va-et-vient continuel toute la journée » ou affirmaient qu’« il rentrait [quotidiennement dans un seul hôtel] plus de deux cents femmes se livrant à la prostitution [21] », il était fréquent que les agents de police surprissent de cinq à dix couples vénaux lors de leur descente dans un hôtel ou constatassent l’entrée d’un nombre similaire d’entre eux en une demi-heure de surveillance [22]. E. Castille, fleuriste de 14 ans, raconta que « trois pompiers et trois filles attendaient que les chambres fussent libres » le jour où elle avait été arrêtée en pleine passe dans un hôtel [23]. En tout cas, un tel défilé de couples vénaux rapportait beaucoup à ceux qui les accueillaient. Au point que ces commerçants de la prostitution publique avaient parfaitement intégré à leur budget les contraventions de 5 francs régulièrement reçues pour outrage aux règlements :

36

« Le 22 octobre – racontait une hôtelière – le commissaire ayant fait une descente de police dans notre quartier a mis des contraventions aux commerçants ayant des filles publiques […] je trouve juste d’être punie comme eux, mais ce que je crois être une erreur c’est que je reçois deux contraventions par personne au lieu d’une comme les autres. Est-ce parce que ces filles n’étaient pas inscrites sur le livre de police ? Je ne croyais pas devoir le faire car ces filles ne logeaient pas chez moi [24]. »

37Ces tenanciers non seulement reconnaissaient la location de chambres à des couples ne logeant pas chez eux, mais en plus concevaient les amendes qu’ils payaient généralement sans protester comme une juste punition, comme une espèce d’impôt sur le revenu du commerce sexuel.

La Goutte d’Or, « quartier rouge » du Paris fin-de-siècle

38Pour les logeurs, le détournement concerté de l’usage de leurs chambres était d’une rentabilité assumée. C’est pourtant l’aménagement qu’ils faisaient de boutiques à usage exclusivement prostitutionnel qui révèle le mieux le degré de leur engagement dans ce trafic. La prise en compte de ces nouveaux espaces ouvre à l’analyse du lien dynamique qu’entretenaient le commerce sexuel et les autres activités boutiquières de la Goutte d’Or.

39Les cabaretiers et les hôteliers des quartiers marqués par une forte concentration de péripatéticiennes avaient pris l’habitude de réserver pour les passes des espaces de leurs établissements, tels les premiers étages des garnis ou les pièces sur cour des cafés et des bals. En revanche, l’aménagement au rez-de-chaussée de pièces sur rue uniquement dédiées à l’accomplissement tarifé de services sexuels constituait, lui, une nouveauté du Paris fin-de-siècle. Faisaient alors leur apparition dans le paysage parisien de véritables boutiques à prostituées qui venaient diversifier les modalités de l’offre publique de services sexuels. Ces boutiques, auxquelles plus haut se référait l’un des rentiers, ressemblaient à celles que l’on retrouve de nos jours dans les rues amstellodamoises :

40

« Il y a [au 27 de la rue Charbonnière] une ancienne boutique fermée que le propriétaire a convertie en maison de rendez-vous en installant trois portes donnant accès chacune dans une chambre et où il y a une femme à chaque porte qui racole les passants [25]. »

41Se composant en fait de « trois ou quatre cases [26] », avec chacune une ouverture sur rue d’où les péripatéticiennes offraient leurs services, ces boutiques inauguraient une forme de prostitution publique caractérisée par un rapport inédit de proximité maximale entre lieu de racolage et lieu de passe, entre espace public d’offre et espace privé de consommation de services sexuels. D’autant que cette configuration spatiale accordait une marge d’autonomie accrue aux femmes qui s’y installaient de manière plus stable qu’ailleurs et qui s’évitaient de passer devant le comptoir du logeur ou du cabaretier avant chaque passe. Elle signait surtout, pour ces derniers, le franchissement d’un seuil d’engagement dans le trafic prostitutionnel :

42

« Les tenanciers des débits et hôtels dont dépendent ces boutiques embauchent les filles qui s’y prostituent ; il existe même, dans la plupart, une équipe de jour et une équipe de nuit […]. Il est donc manifeste qu’ils tirent du profit de la prostitution. Au point de vue moral ce sont des souteneurs, mais les éléments matériels manquent pour les inculper d’exercice du métier de souteneur et, d’autre part, il est rare de trouver chez eux des prostituées mineures [27]. »

43« Tracassé par messieurs les agents au sujet des femmes y demeurant », ce fut sans pudeur que G. Besombes, qui depuis de nombreuses années louait des « chambres moyennant 5 francs par jour avec faculté d’exercer leur commerce spécial », demandait au Préfet de lui « accorder une audience au sujet de chambres qu’[il] avai[t] au rez-de-chaussée donnant sur rue [28] ». En cherchant de manière on ne pouvait plus active à accroître l’offre de services sexuels, ces tenanciers méritaient bel et bien le titre de commerçants de la prostitution. L’idée d’être associés à des gérants de maisons de rendez-vous ne leur déplaisait d’ailleurs pas :

44

« J’ai l’honneur de solliciter […] – écrivait une seconde fois M. Gautret au Préfet à propos de sa boutique – la faveur de m’accorder l’autorisation de tenir une maison de rendez-vous. Je m’engage à me conformer à tous les règlements [29]. »

45La sociologie, le mode de fonctionnement et le rapport à l’espace public de cette forme de prostitution avaient beau différer de ceux des maisons de rendez-vous (Corbin, op. cit.), il y avait néanmoins chez cette ancienne prostituée une réelle volonté de convertir un espace de trafic en un espace commercial légal.

46La prise en considération de l’apparition des boutiques à prostituées n’est pas uniquement intéressante en cela qu’elle exhume une nouvelle forme de prostitution publique stimulée par un engagement assumé de la part des logeurs et des marchands de vins qui en étaient les tenanciers. Elle révèle simultanément l’extension spatiale de l’activité des péripatéticiennes et accorde une certaine vraisemblance aux plaintes des commerçants, puisque les boutiques à prostituées remplaçaient des commerces légaux. Une enquête policière confirmait l’indignation d’un riverain constatant qu’au « 78 bd de la Chapelle un tailleur venait d’être expulsé pour y installer deux nouveaux locaux » voués au commerce sexuel et excusait ce changement d’orientation commerciale par l’impossibilité de trouver un repreneur à la boutique [30]. Le commissaire de police et l’officier de paix, fins connaisseurs de l’espace économique local, reprenaient cette justification pour en faire une théorie générale sur l’évolution de la configuration commerciale du quartier :

47

« Le commerce est à peu près nul dans cette partie du quartier […], si bien que la plupart des boutiques qui n’étaient pas louées par des débitants de boissons seraient inoccupées si des hôteliers et débitants n’avaient songé à les aménager en chambres de passe [31]. »

48G. Besombes fournissait la même explication à son investissement renforcé dans le commerce sexuel :

49

« Il déclare qu’il a été contraint de transformer les deux boutiques qui se trouvaient du côté de la rue de la Charbonnière en chambres parce que le commerce est impossible dans cette rue en raison du nombre de filles de débauche qui racolent à chaque porte. Et il ajoute que pour tirer parti de ces chambres il se voit forcé de les louer à des filles publiques [32]. »

50Le schéma explicatif semblait clair : le commerce illégal prenait la relève du commerce légal qui avait fait faillite à cause de l’activité offensive des péripatéticiennes sur l’espace public du quartier. Cercle vicieux pour certains, cercle vertueux pour d’autres, la prostitution engendrait la prostitution : « aujourd’hui – affirmait un voisin – le petit boutiquier a dû faire place à ces dames [33] ». Mais l’activité boutiquière ne disparaissait pas, elle se spécialisait dans le commerce le mieux adapté à l’environnement économique du quartier, dans le seul commerce où la marchandise offerte allait cueillir par le bras le client potentiel sur les trottoirs. Vu que « ce trafic [était] d’un gros rapport », cette reconversion des boutiques dans la plus lucrative des activités commerciales locales répondait simplement à une volonté de maximisation des profits [34].

Conclusion

51L’originalité majeure de ce trafic prostitutionnel réside en définitive dans le rapport spécifique qu’il entretient avec l’espace public. L’offre illicite des services s’y déployait et, à la différence des espaces notoires de trafic de drogue qualifiés de « supermarchés » (Kokoreff, 2011, p. 5), ne se limitait pas à y attendre les chalands attirés par sa réputation prostitutionnelle mais, tels les vendeurs qui tentent d’y susciter un désir de consommation chez les résidents des métropoles contemporaines (Monnet, 2006), y agissait ostensiblement pour muer les passants en clients. La publicité constituait donc une dimension fondamentale de ce trafic populaire et, du reste, le rendait tel, puisque c’est elle que réprimaient, reproduisaient et stigmatisaient l’esprit et l’application du système réglementariste. C’est aussi à cause de cet usage commercial de l’espace public que ce trafic entrait en conflit avec les maîtresses de tolérance et les boutiquiers voisins, pour qui ce n’était que « visuellement par le jeu de transparence des vitrines » que devaient communiquer espace commercial et espace public (Charpy, 2011, p. 31). Il ne faudrait toutefois pas en déduire une opposition trop nette avec l’économie formelle locale, certains de ses membres accaparant la majeure partie des revenus issus du trafic.

52« Reines du trottoir », de cet emblème matériel de l’urbanisme fonctionnaliste, les actrices principales du trafic résistaient à « l’apprentissage du vide ». De plus, avec leurs souteneurs et les commerçants et propriétaires ayant fait le pari de ce secteur économique illégal, qui par son dynamisme et son extension spatiale modifia la composition sociale et, surtout, le paysage commercial de la Goutte d’Or, elles provoquèrent le remplissage du vide en connotant ce nom propre, en le faisant devenir l’un des « noyaux symbolisateurs » de Paris, l’un des toponymes qui symbolisent les pas (De Certeau, op.cit., p. 156-159). Ce sont les doléances au sujet de leur appropriation de l’espace public qui, amplifiées par le travail de la rumeur urbaine, forgèrent à la toute fin du xixe siècle la mauvaise réputation qui colle toujours à la pierre du quartier (Frondizi, 2013a) : pour signifier aux agents de l’ordre venus les encadrer que leur mission était sur ces « ailleurs » que seraient les territoires des trafics, les cortèges de la « manif pour tous » leur ont opposé le slogan à l’arrière-goût xénophobe de « CRS à Barbès ! ». Et cela quelques mois après que le maire d’arrondissement se félicitât de la décision prise par le ministre de l’Intérieur de faire de « Barbès/Château-Rouge/Goutte d’Or » la première Zone de sécurité prioritaire parisienne, décision qui, à ses yeux, en luttant contre les « ventes à la sauvette, prostitution, trafics de stupéfiants », permettrait la « réappropriation de l’espace public [35] ».

53À « l’occupation populaire de la rue » aujourd’hui dénoncée par les gentrifieurs avec une rhétorique et une organisation qu’ils empruntent à des riverains d’il y a un siècle (Bacqué et Fijalkow, 2006 ; Clerval, 2011), il ne faudrait pas oublier d’ajouter la mauvaise image du quartier que ces plaintes renforcent parmi les facteurs freinant le processus de gentrification. Plus largement, comme pour la question des « émeutes urbaines » (Blanchard, 2012), le passé de la Goutte d’Or suggère que les conflits d’usage des espaces publics populaires actuels ne sont pas complètement inédits : les grands ensembles, la drogue, le chômage des jeunes ou les gentrifieurs ne sont pas venus perturber des quartiers qui seraient restés jusque-là dénués de tensions internes. La description des enjeux du trafic prostitutionnel à la Goutte d’Or au tournant des xixe et xxe siècles montre que les conflits intra-populaires dans et à propos de l’espace public étaient encore et déjà multiples et récurrents.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Bacqué, M.-H. ; Fijalkow, Y. 2006. « En attendant la gentrification : discours et politiques à la Goutte d’Or (1982-2000) », Sociétés contemporaines, n° 63, p. 63-81.
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  • Blanchard, E. 2012. « La Goutte d’Or, 30 juillet 1955 : une émeute au cœur de la métropole coloniale », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 195, p. 98-111.
  • Charpy, M. 2011. « L’apprentissage du vide. Commerces populaires et espace public à Paris dans la première moitié du xixe siècle », Espaces et sociétés, n° 144-145, p. 15-25.
  • Clerval, A. 2011. « L’occupation populaire de la rue : un frein à la gentrification ? L’exemple de Paris intra-muros », Espaces et sociétés, n° 144-145, p. 55-71.
  • Corbin, A. 1978. Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au xixe siècle, Paris, Aubier.
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  • Deluermoz, Q. 2012. Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914), Paris, Publications de la Sorbonne.
  • Farge, A. 1979. Vivre dans la rue à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard.
  • Foucault, M. 1975. Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
  • Foucault, M. 1976. Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard.
  • Frondizi, A. 2013a. « Les trottoirs de la Goutte d’Or », L’Histoire, n° 383, p. 52-55.
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  • Monnet, J. 2006. « Le commerce de rue, ambulant ou informel et ses rapports avec la métropolisation : une ébauche de modélisation », Autrepart, n° 39, p. 93-109.

Notes

  • [*]
    Alexandre Frondizi, doctorant en histoire contemporaine au Centre d’histoire de Sciences Po, ater à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis.
    alexfrondizi@hotmail.com
  • [1]
    app/jC/bm2/51, Dossier général [dg] bd de la Chapelle [Chap], Lettre, 26/04/1913.
  • [2]
    Ibid., dg rue de la Charbonnière [Charb], Lettre, 28/07/1904.
  • [3]
    À ce sujet, voir les répertoires analytiques du commissariat de la Goutte d’Or [go], grands cahiers cotés où sont recensées les opérations quotidiennes des gardiens de la paix.
  • [4]
    Ibid./27, 23 rue de la Charb, Rapport du Service mixte des garnis [smg], 14/11/1904 et ibid./60, 96 bd de la Chap, Rapport du smg, 6/06/1905.
  • [5]
    Ibid./14, 22 rue de la Charb, Lettre, 6/06/1888.
  • [6]
    Ibid./65, 74 bd de la Chap, Lettre, 25/10/1906. Les répertoires analytiques gardent aussi la trace des conflits qui opposaient prostitution publique et maisons closes. Dans app/cb/71/40, 8 décembre 1908, une « fille publique » demeurant au 104 du boulevard de la Chapelle avouait qu’« étant ivre [elle] a été faire du tapage à la porte de la maison de tolérance du 106 bd de la Chapelle et a brisé un carreau ».
  • [7]
    app/jc/bm2/19, 90 bd de la Chap, Lettre, 15/05/1900.
  • [8]
    Ibid., Lettre, 27/08/1900.
  • [9]
    Ibid./15, dg bd Barbès, Lettre, 27/03/1903.
  • [10]
    Ibid., Lettre, 23/07/1893 ; ibid./58, 1 rue Belhomme, Lettre, 07/1891.
  • [11]
    Ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 29/08/1910.
  • [12]
    Ibid./19, 90 bd de la Chap, Lettre, 23/07/1893.
  • [13]
    Ibid./62, 60 bd de la Chap, Lettre, 25/02/1913.
  • [14]
    Ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 10/04/1903.
  • [15]
    Ibid./38, 42 rue de la Charb, Lettre, 9/12/1898.
  • [16]
    Ibid./65, 74 bd de la Chap, Lettre, 4/07/1907.
  • [17]
    Ibid./14, 22 rue de la Charb, Lettre, 26/02/1914.
  • [18]
    Ibid./1, 42 rue de Chartres, Rapport du smg, 16/06/1903.
  • [19]
    Bulletin municipal officiel, mardi 18/03/1913, p. 1581.
  • [20]
    Ces rares informations concernant les forfaits sont éparpillées dans l’ensemble des cartons consultés.
  • [21]
    app/jC/bm2/34, 88 bd de la Chap, Lettre, 27/08/1894 et ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 26/04/1913.
  • [22]
    Ibid./20, 108 bd de la Chap, Rapport Commissaire de la Goutte d’Or [cgo], 19/01/1899 ; ibid./10, 116 bd de la Chap, Rapport du smg, 20/12/1912 ; ibid./58, 1 rue Belhomme, Rapport des gardiens de la paix, 24/11/1891.
  • [23]
    Ibid./39, 98 bd de la Chap, Notes de procès-verbaux, 9/12/1879.
  • [24]
    Ibid., Lettre, 28/10/1891.
  • [25]
    Ibid./34, 88 bd de la Chap, Lettre, 22/06/1903.
  • [26]
    Ibid./51, dg bd de la Chap, Lettre, 29/08/1910.
  • [27]
    Ibid., dg rue de la Charb et bd de la Chap, Rapport du cgo et de l’Officier de paix du 18e arrondissement [op], 24/04/1913.
  • [28]
    Ibid./34, 88 bd de la Chap, Contravention, 7/07/1903 et ibid./34, 88 bd de la Chap, Lettre, 9/03/1911.
  • [29]
    Ibid./27, 23 rue de la Charb, Lettre, 5/05/1903.
  • [30]
    Ibid./57, 21 rue de la Charb, Rapport de la Police judicaire, 20/01/1915.
  • [31]
    Ibid./51, dg rue de la Charb et bd de la Chap, Rapport du cgo et de l’op, 24/04/1913.
  • [32]
    Ibid./34, 88 bd de la Chap, Rapport du smg, 18/07/1903.
  • [33]
    Ibid./51, dg rue de la Charb et bd de la Chap, Lettre, 17/01/1912.
  • [34]
    Ibid./57, dg rue de la Charb, Rapport de la Brigade des mœurs, 02/02/1906.
  • [35]
    « L’édito de Daniel Vaillant », 18 ensemble. Le journal d’information de la Mairie du 18e arrondissement, n° 21, septembre 2012, p. 3.
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