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Article de revue

La photographie dans la patrimonialisation du paysage industriel : le Moulin Minetti & Gamba à São Paulo

Pages 121 à 139

Notes

  • [*]
    Verônica Sales Pereira, professeur, docteur, Centro Universitário Belas Artes, São Paulo (Brasil).
    versales@uol.com.br
  • [1]
    La traduction en français du texte original en portugais est due à Yann Hamonic. L’auteur remercie la fapesp (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) pour l’appui.
  • [2]
    Charte qui établit les critères pour la définition du patrimoine industriel. Signée le 17 Juillet 2003, en Russie, par l’Assemblée générale du ticcih (Comité international pour la conservation de l’héritage industriel), elle a ensuite été approuvée par l’unesco
    www.patrimonioindustrial.org.br. Consulté le 25/10/2011
  • [3]
    Projet Art-Ville (ndt).
  • [4]
    De São Paolo (ndt).
  • [5]
    Avenue pauliste (ndt).

1La construction du paysage industriel est le fruit d’un processus historique relativement autonome : la transformation et l’extension de la notion de paysage, sous son double aspect de représentation et de territoire, et l’élargissement de la notion de patrimoine historique [1]. Ces deux mouvements encouragent d’un côté une coexistence, paradoxale, entre des savoirs et une expérience qui s’est accumulée au cours du temps, et, d’un autre côté, une absence croissante de clarté et un débat toujours plus vif sur ce qui relève ou non du paysage et du patrimoine.

2Dans les processus de patrimonialisation, la photographie est un support pour une « éducation du regard » ; elle apporte de l’ordre et de la cohérence au territoire en l’historicisant, c’est-à-dire en expliquant les logiques qui sont à l’origine de sa construction matérielle, invisibles à un œil non averti, et en lui attribuant, ou non, une valeur historique, esthétique, architecturale et urbanistique. Face à la « pédagogie politique du patrimoine » (Poulot, 2010) qui légitime la démolition (ou recréation), ou la préservation des bâtiments, la photographie propose une rhétorique où les frontières entre l’expertise et la politique se brouillent.

La réutilisation du moulin Minetti & Gamba à São Paulo

3Le quartier de Mooca s’est formé, à partir de la fin du xixe siècle, sur les plaines cultivées de la rivière Tamanduateí dans la partie basse de la ville de São Paulo, qui, en raison de l’absence de nivellement, était un lieu approprié pour l’installation d’une voie de chemin de fer et d’un parc industriel (Andrade, 1991).

4La désindustrialisation, à partir des années 1960, et surtout la diminution de la population et l’abandon des bâtiments industriels qui l’ont suivi (Duarte, 2002) a contribué à en faire, au début du siècle, un emplacement « stratégique » pour développer une économie de « services » dans la ville.

5L’appropriation de l’héritage architectural et urbanistique a conduit à d’innombrables conflits entre la population, le marché immobilier et l’État. Celui qui nous intéresse, le plus médiatisé, concerne le moulin Minetti & Gamba et ses environs.

6En 2002, la ville a adopté un plan directeur supprimant toute limite de hauteur pour les nouvelles constructions dans le quartier. Le boom immobilier qui a suivi a entraîné la mise en place d’une opération urbaine, appelée Diagonale Sud (Sales, 2005), inscrite dans le plan directeur régional de 2004, qui définit des règles spécifiques pour la réoccupation des bords de la voie ferrée dans le cadre d’une Zepec (zone spéciale de préservation culturelle). L’ambition est de préserver la région et certains de ses bâtiments devenus patrimoine historique. Le plan directeur, en particulier le plan directeur régional, a été élaboré avec la participation de la population qui a notamment été consultée pour définir les biens susceptibles d’être l’objet d’une patrimonialisation et leur attribuer une certaine valeur.

7Moins de deux ans plus tard, l’entreprise Quality & Stan propose la construction d’une résidence destinée à la classe moyenne supérieure sur l’emplacement du moulin Minetti & Gamba précisément situé dans la Diagonale Sud. Le projet du cabinet d’architecture Jorge Konigsberger et Gianfranco Vannuchi prévoit la construction de 4 tours de 23 logements dans un espace fermé, et la préservation du moulin qui se retrouverait alors à l’intérieur de la résidence. La demande d’autorisation pour la réalisation du projet est transférée à l’institution municipale de préservation, le conpresp (Conseil municipal pour la préservation du patrimoine historique, culturel et environnemental de São Paulo), responsable du classement, et au dph (Département du patrimoine historique), qui s’occupe de la partie technique.

8Le projet a fortement mobilisé les habitants du quartier, les uns étant pour la préservation totale du domaine du moulin (ce qui inclut les entrepôts), les autres pour sa préservation partielle. Dissension que l’on retrouve chez les experts, avec d’un côté une architecte renommée – Helena Saia, au service de l’entreprise immobilière, et responsable, entre autres de nombreux projets, de la restauration et de la conservation de la station Luz à São Paulo –, et d’un autre les architectes du dph.

9La décision finale du conpresp a été favorable à la préservation intégrale. Celui-ci décide non seulement d’interdire la construction de la résidence mais aussi de limiter la hauteur des bâtiments situés dans le voisinage. La préservation du paysage urbain industriel est la principale justification.

10Cette décision a conduit le conseil municipal a essayé de limiter l’autonomie du conpresp. Le projet de loi a été avorté mais il a engendré un intense débat public entre hommes d’affaires, intellectuels et politiciens (Pereira, 2010).

11Avant de nous intéresser aux rapports techniques concernant le moulin et ses dépendances, nous aborderons les aspects historiques qui, s’ils sont relativement récents et autonomes, sont au cœur de la constitution de la notion de paysage urbain industriel et de la transformation de celui-ci en patrimoine historique.

L’expansion du patrimoine

12F. Choay (2001) identifie une triple expansion du patrimoine historique, qui s’est accélérée dans les années 1960 mais dont les origines sont à chercher dans la France et l’Angleterre du xixe siècle : une expansion typologique (le patrimoine inclut l’architecture classique comme l’architecture vernaculaire), chronologique (il concerne les sociétés préindustrielles ainsi que celles qui sont à l’origine de l’industrialisation) et géographique (des chartes internationales de l’Unesco se propagent dans le monde à partir de l’Angleterre, de la France et des États-Unis). La notion de patrimoine industriel est elle-même associée à cette expansion. Elle apparaît dans la communauté universitaire anglaise des années 1950 s’intéressant à l’« archéologie industrielle », qui l’abordera selon diverses approches et lui donnera des définitions variées (Rufinoni, 2004). Une ligne directrice sera adoptée avec la Charte de Nizhny Tagil [2] qui établit en 2003 que le patrimoine industriel fait référence aux « bâtiments et aux structures construites pour les activités industrielles, aux processus et aux outils utilisés, aux villes et paysages dans lesquels ils se trouvaient, ainsi qu’à toutes ses autres manifestations, tangibles et intangibles ». Les bâtiments liés au processus productif sont donc inclus, en particulier ceux liés au stockage, qui se trouvent justement au cœur du désaccord qui nous intéresse.

13Meneses (2002) observe que la prise en considération du paysage dans la construction du patrimoine culturel, à l’instar du patrimoine industriel, a des répercussions sur le processus de monumentalisation. Le patrimoine culturel devient « bien culturel » dans les années 1960, la notion de « patrimoine urbain et environnemental » se substituant dans le même temps à celle de ville ou centre historique. Le paysage n’est alors plus traité isolément, il est intégré dans un environnement. La Convention de l’unesco de 1972, et l’introduction, en 1992, de la catégorie « paysage culturel » définie comme étant « l’œuvre combinée de la nature et de l’homme » instituent ce dépassement d’une antinomie nature/culture. La législation brésilienne possédait déjà pour sa part un décret-loi datant de 1937 citant parmi les « sites et paysages » ceux qui ont été « agencés par l’industrie humaine ».

Les divers sens de la notion de paysage

14La notion de paysage correspond tant à une représentation (sight) qu’à une réalité objective, un territoire construit par la dialectique homme-nature (site) (Meneses, 2002 ; Besse, 2009), sans qu’il existe entre ces deux aspects une quelconque hiérarchisation, qu’elle soit idéaliste (le paysage est le simple résultat de la projection de l’observateur), ou réaliste (le paysage se restreint à son objectivité morphologique) (Meneses, 2002 : 32).

15La perspective, dont la maîtrise date de la Renaissance, donne « l’illusion de l’équivalence entre le paysage (la représentation) et la nature (le représenté) » (Cauquelin, 2007 : 29). Le paysage renvoie alors à l’univers de la perception, la perception visuelle en particulier, et donc à l’appropriation esthétique (Berque, dans Meneses, 2002, 31). Plus tard, la science, développera le concept de paysage culturel avec la géographie culturelle nord-américaine de Carl Sauer (Johnston, Gregory et Smith, 2000 ; Corrêa et Rosenthal, 2004). L’ambition est de saisir la relation dialectique entre l’action humaine et la nature. Plus récemment encore, la théorie sociale et culturelle s’est concentrée sur les processus politiques et socioculturels qui sont à l’origine des paysages (Johnston, Gregory et Smith, op. cit. : 317). Elle les conçoit, selon Meneses, comme une « pratique culturelle ». Pour les comprendre en tant que tels, il faut se poser les questions suivantes : « qui parle (ou ne parle pas) du paysage ? Comment ? Et pourquoi ? », « Quelles sont les valeurs que la société associe au paysage ? Comment les met-elle en œuvre ? » (Voisenat et Notteghem, dans Meneses, 2002 : 33).

Le paysage urbain contemporain : objets, catégories esthétiques, techniques et pratiques photographiques

16Selon Meneses (2002 : 38-39), la notion de paysage urbain est ambiguë. D’un côté le mot paysage est associé à la nature ou la campagne, en opposition à la ville qui se trouve associée à l’artificialité, d’un autre côté la ville est devenue, récemment, l’objet d’un regard paysager, ou se transforme elle-même en paysage (Meneses, 2002 ; Lacoste, 2003).

17Selon Anne Cauquelin, cette ambiguïté n’est qu’apparente parce que le « paysage urbain » constitue un paysage par excellence, et même davantage que le paysage naturel, non seulement parce qu’il est « picturable » mais aussi parce qu’il est plus nettement encadré : « nous encadrons, nous voyons la ville par la fenêtre que nous interposons entre sa forme et nous. [La ville] est, par son origine, une nature en forme de paysage » (op. cit. : 149).

18Mais quels sont les critères, les éléments et les valeurs, au sein de la myriade d’objets, de formes et d’expériences de la ville qui façonneraient ce « paysage urbain » des grandes métropoles industrielles et postindustrielles du xixe et xxe siècle ?

19Autant d’interrogations que l’approche représentationnelle résume en trois questions, ou dimensions, essentielles : quels sont les nouveaux objets paysagers ? Quelles sont les catégories esthétiques permettant d’appréhender le paysage ? Quels sont les supports techniques par lesquels les images sont produites et la perception réalisée ? (Besse, op. cit.).

20En ce qui concerne la première dimension, F. Pousin fait valoir que le paysage urbain contemporain « ne renvoie pas à des objets clairement identifiés, mais désigne communément une façon d’appréhender la ville, voire l’urbanisation qui la déborde (Pousin, 2010 : 673) ». Parmi ces objets, il y aurait les zones industrielles abandonnées, les zones interstitielles et les berges des rivières, c’est-à-dire les espaces de marges.

21J.M. Besse se demande, à propos de la deuxième dimension si les notions d’« harmonie » et de « beauté », tout comme la catégorie de « pittoresque », seraient encore valables pour saisir les nouveaux objets paysagers tels que les nouveaux équipements industriels, les systèmes de stockage ou les autoroutes dont la valeur repose sur la fonctionnalité, la mobilité, etc. (Besse, op. cit. : 26-27). La réponse est peut-être à trouver chez Alain Roger pour qui l’espace est « intégré à une vision esthétique, qui peut elle aussi évoluer dans le temps » (Roger, dans Besse, op. cit. : 28 et Pousin, op. cit.).

22Enfin, si l’on considère les aspects matériels et techniques, la photographie, le cinéma et la vidéo, mais aussi les moyens de transport « contribuent à définir aussi bien des objets paysagers que des affects d’un genre particulier » (Besse, op. cit. : 29).

23Ainsi, si dans le passé la peinture et la littérature ont construit le paysage, c’est aujourd’hui davantage la photographie, le cinéma et d’autres formes artistiques (Roger, dans Pousin, op. cit.) qui assument ce rôle. Le paysage urbain « a partie liée avec le visuel et […] il entretient un rapport privilégié à la photographie » (Jannière et Pousin, dans Pousin, op. cit., 673). Le paysage urbain est en réalité une représentation produite à partir de diverses pratiques, qu’elles soient ordinaires, professionnelles, artistiques ou éducatives, qui lui donnent un sens et qui sont liées à différents modes de perception du territoire (Pousin, op. cit.). La photographie le fait exister, le construit.

24Gervais et Morel (2008) reconstruisent l’histoire du développement de la photographie en fonction des diverses pratiques qui lui sont liées, faisant ressortir de la sorte les moments-clés de la formation du patrimoine historique, du paysage et des espaces « désindustrialisés ». À ses débuts, la photographie était utilisée comme un outil pour la recherche scientifique qui lui conférait le statut de preuve. Elle fut ainsi l’instrument de l’inventaire du patrimoine architectural français du xixe siècle – fait pour la Mission héliographique –, de la description et de l’étude du paysage, par la géographie humaine, au début du xxe siècle. Vers le milieu du xxe siècle, Bernd et Hilla Becher ont commencé à l’utiliser pour faire l’inventaire des vestiges de structures industrielles obsolètes, pendant que Robert Smithson l’utilisait pour immortaliser le Land Art, qu’il a souvent pratiqué dans ce type de lieu. Nous sommes alors dans le champ artistique dont les références conceptuelles et les préoccupations esthétiques sont distinctes de celles du champ patrimonial. Au Brésil, l’industrie naissante a été photographiée par des brésiliens et des immigrants dès le début du xxe siècle (Carone, 2001). La désindustrialisation de la ville de São Paulo, pour sa part, a été mise en image grâce un projet qui s’inspirait du Land Art, Arte-Cidade[3], à la fin du xxe siècle, (Peixoto, 1997).

25Reste à savoir comment aborder cet aspect pratique de la photographie ? Selon Kossoy (2009) et Pousin (op. cit., 674) il faut s’intéresser aux conditions de sa production, c’est-à-dire : 1. le thème choisi, le photographe, et la technologie utilisée ; 2. le temps et l’espace ; 3. le produit final : la photographie (Kossoy, op. cit. : 38-39).

26Dans le cas du moulin Minetti & Gamba, les photographes sont des architectes insérés dans le marché ou des techniciens travaillant pour l’État. Les photos ont été prises pour faciliter la décision d’une institution patrimoniale, le conpresp, composée de représentants de diverses institutions : le dph, le Secrétariat municipal de l’habitat (smh), l’Institut des architectes du Brésil – section de São Paulo (iab-sp), l’Ordre des avocats du Brésil – section de São Paulo (oab- sp), le Secrétariat municipal de la planification (sempla), le Secrétariat des affaires juridiques, et la Chambre municipale. Les membres du Conseil sont donc pour partie des avocats et des parlementaires qui n’ont pas de connaissances professionnelles dans le domaine patrimonial. Il est important de noter que le rapport du dph a été élaboré en réaction au rapport de l’architecte Helena Saia.

27Nous n’avons aucune information sur la technologie employée, mais nous savons que les photos sont toutes le résultat d’un travail de terrain. Le cabinet de Helena Saia voulait montrer la valeur historique du moulin, mais en laissant de côté les entrepôts, légitimant ainsi leur démolition pour la construction de tours résidentielles, alors que le dph défendait la préservation intégrale des bâtiments.

28La photographie a une vertu rhétorique, elle sert l’intention et l’argumentation, elle enregistre et elle désigne dans le but de montrer (Pousin, op. cit.). Elle ne peut être considérée comme un simple acte d’enregistrement ; le photographe doit également décider d’un point de vue, cadrer, sélectionner et décider des dimensions de l’image (ibid.). En outre, elle s’accompagne d’autres formes de représentation tels que les cartes, les dessins et les textes (ibid.). Dans ce cas, le texte est soumis à l’image, les commentaires guident le regard (ibid.). Il en va de même du dessin. Selon Pousin et Benaïssa, les opérations de planification et d’architecture sont l’objet de négociations qui mobilisent des supports matériels : les figurations, à savoir les dessins et annotations qui accompagnent les projets (Pousin et Benaïssa, 1999 : 119). Les figurations permettent de communiquer, que ce soit sur les fondements conceptuels ou sur la communication du projet (ibid.). Il convient de rechercher « comment un dessin peut être utilisé comme support de discours, d’affrontements et de stratégies de persuasion entre des acteurs divers » (Pousin et Benaïssa, op. cit. : 120).

29Nous chercherons à comprendre comment l’articulation entre la photo et le dessin (ou plan) peut servir au mieux la constitution des objets paysagers, à cerner les catégories esthétiques qui leur sont rattachées, et à analyser comment la photo peut les élever au rang de patrimoine historique.

Le moulin Minetti & Gamba : valeurs en jeux

Le moulin et l’espace urbain

30C’est la photo aérienne qui est utilisée par les architectes lors de la présentation du projet. La figure 1 montre, en haut, le moulin à partir du chemin de fer ; le bâtiment occupe une position centrale dans l’image et les entrepôts n’apparaissent pas. La végétation au premier plan, et les entrepôts d’autres entreprises en arrière-plan, accentuent le volume du moulin. L’harmonie et l’équilibre entre la nature et l’industrie humaine sont ainsi suggérés. La même figure, en bas, montre une vue d’ensemble du projet. Les entrepôts sont désormais présents mais, par trucage, sont en même temps effacés. Un espace semble ainsi se libérer pour les tours susceptibles d’être construites. Ici, c’est la rue qui est au premier plan et le chemin de fer en arrière-plan. Le contexte urbain est bien plus prononcé.

Figure 1

Le Moulin Minetti & Gamba

Figure 1

Le Moulin Minetti & Gamba

dans São Paulo (cidade) (smc/Conpresp) Implantação de conjunto residencial – Antigo Conjunto Grandes Moinhos Minetti Gamba. Processo Conpresp : 2006-0.043.310-9)
en haut – photo aérienne du Moulin Minetti & Gamba
en bas – vue d’ensemble du projet Moulin Minetti & Gamba
(Source : Konigsberger et Vanucchi, architectes, 2005)

31Dans le rapport du dph, un dessin (fig. 2, en haut) organise l’exposition des photos, également aériennes, et dirige le regard : la vue et la perspective.

32Le plan de la composition photographique (fig. 2, en bas, gauche) est panoramique, le cadre est ouvert et situe le thème dans un contexte urbain. Ce n’est pas le moulin qui est mis en valeur, mais son insertion dans un ensemble plus large où s’assemblent les bâtiments industriels et le chemin de fer qui acquiert ainsi une place privilégiée dans l’aménagement urbain. Un entrepôt se détache mais ce n’est pas celui du moulin, celui-ci apparaissant à peine en haut de la photo. Il s’agit d’un entrepôt en ruines qui appartenait à la compagnie ferroviaire pauliste [4] (fepasa). Deux autres photos adoptent la même perspective On y soupçonne un artifice au montage visant à mettre en évidence les aiguillages de la voie ferrée vers les entrepôts et donc leur intégration dans le contexte plus large de la ville.

33Dans une autre image (fig. 2, en bas, droite), le moulin est hors-cadre. L’angle de prise de vue est normal en cela que le chemin de fer apparaît au premier plan alors que les entrepôts se trouvent à l’arrière-plan : l’accent est mis non sur la valeur esthétique (le moulin étant absent de la photo) mais sur la valeur historique (les entrepôts ont été, en 1910, les premiers bâtiments construits, avant le moulin dont ils constituent la façade) et urbaine (l’industrie a pu se développer dans le quartier grâce à la présence du chemin de fer).

Figure 2

Ensemble des immeubles en voie d’être classés

Figure 2

Ensemble des immeubles en voie d’être classés

en haut, dessin qui guide la vue et la perspective des immeubles ;
en bas, gauche, entrepôts de la fepasa en voie d’être classés ;
en bas, droite, façade du domaine du moulin dirigée vers le chemin de fer
(Source : rapport dph, 2006)

Les entrepôts

34Les photos contenues dans le rapport du dph suivent la même séquence que les photos et dessins du cabinet d’architecture de Helena Saia, et sont une réponse directe aux arguments de celui-ci. Un plan accompagne les photos du cabinet, il situe les entrepôts dans l’espace et précise leur date de construction. Ce plan servira de guide à la réplique du dph.

35La figure 3 montre une autre photographie aérienne utilisée par le cabinet de Helena Saia. Sur celle-ci, deux dessins superposent l’image des toits des entrepôts (bâtiments 1 et 2) dont les caractéristiques architecturales sont ainsi estompées. La priorité est manifestement de les situer par rapport au moulin. La photo est cadrée à partir de la voie ferrée, adjacente aux entrepôts, mais le moulin se trouve en son centre.

Figure 3

Localisation des premiers édifices du moulin – 1910

Figure 3

Localisation des premiers édifices du moulin – 1910

(Source : rapport Helena Saia, 2005)

36Le rapport de Helena Saia, dans sa partie textuelle, fonde son argumentation tant sur la valeur esthétique que fonctionnelle des bâtiments de l’usine. L’« absence de préoccupation esthétique » au profit des nécessités fonctionnelles de l’architecture industrielle des xviiie et xixe siècles, bien que soulignée par le rapport, est relativisée : « même reléguée au second plan dans les critères de décisions de l’entrepreneur, l’architecture des bâtiments industriels n’en est pas moins élégante, voire digne : elle traduit dans son apparence extérieure et ses volumes un autre type de créativité humaine. » (op. cit. : 25). Il en va différemment des entrepôts : absence de projet, « standardisation et dépouillement », « annexes ou appendices », absence absolue d’expression artistique en raison de la standardisation qui prévaut, « grandes charpentes en treillis soutenues par des murs périmétriques, et parfois, selon les dimensions, par des piliers situés à l’intérieur de l’espace » (op. cit. : 27).

37Après la localisation spatiale et chronologique des entrepôts (bâtiment 1 et bâtiment 2, fig. 3), on passe à l’évaluation de leurs qualités constructives. Les photos, internes et externes, ne sont plus aériennes. L’objectif est de montrer à quoi sert l’entrepôt, au détriment de sa valeur esthétique.

38La figure 4 qui présente un autre entrepôt, construit en 1917, s’attache à montrer son état de conservation. Les photos de l’intérieur du bâtiment montrent les fissures dans le mur et le toit endommagé. La photo de l’extérieur suggère des « ajouts ultérieurs » à la construction, même si, à l’exception d’un tuyau de plomberie, cela n’apparaît pas très clairement.

39En réaction, le dph présente une photo de l’intérieur de l’entrepôt de 1910 (bâtiment 1, fig. 4, en bas), mettant en évidence la valeur constructive des structures en fer qui soutiennent le toit. Celles-ci se trouvent au premier plan de la photo du haut. La photo du bas, qui est un gros plan sur ces structures, met en évidence leurs entrelacements, soulignant ainsi leur valeur fonctionnelle et historique. Selon la même logique, le dph montrera également des gros plans des piliers qui soutiennent les entrepôts et des murs de briques de la façade, côté voie ferrée.

Figure 4

Vue partielle du Moulin Menetti & Gamba

Figure 4

Vue partielle du Moulin Menetti & Gamba

en haut, entrepôts datant de 1917
(Source : rapport Helena Saia, 2005)
en bas, gros plan des structures des entrepôts de 1910
(Source : rapport DPH 2006)

40La photographie est articulée au texte qui à son tour la renforce et la complète, non seulement en expliquant et en contextualisant les technologies utilisées pour la construction du bâtiment – les structures de fer ou d’acier constituant la charpente, l’utilisation de tuiles françaises – mais aussi en les insérant dans un récit historique plus large. L’origine des matériaux est par exemple expliquée à la lumière des relations commerciales entre l’État de São Paulo et l’Europe. Les structures métalliques étaient utilisées comme ballast dans les navires en partance pour le Brésil et les bateaux revenaient ensuite chargés de grains. Le texte atteste donc la valeur historique des entrepôts mais souligne ensuite leur importance dans « la formation d’une grande partie du tissu urbain ».

Le paysage urbain

41Le paysage urbain est central dans les deux rapports mais de manière différente.

42Le rapport de Helena Saia signale que le moulin s’inscrit dans un ensemble plus vaste, mais insiste sur le premier : « par leurs dimensions généreuses (49 000 m2), leurs grandes tours cylindriques que l’on voyait de loin, les grands moulins Gamba ont marqué de leur présence le paysage industriel de la Mooca » (op. cit. : 3).

43Le rapport du dph, de son côté, souligne la présence du chemin de fer : « nous tenons à insister sur l’idée que le chemin de fer est l’élément structurant du paysage urbain, il nous met encore aujourd’hui en contact direct avec une partie importante de l’histoire de la ville de São Paulo […] » (2006 : 18).

44Les argumentations s’appuient toutes deux sur les photos et dessins ci-dessus mentionnés : la figure 1 pour le cabinet d’architecture et la figure 2 pour le dph. La photo de la figure 5 montre cependant à quel point le dph a voulu souligner la présence du chemin de fer au côté du bâtiment. Aucun plan ne l’accompagne. C’est une photo panoramique qui est prise à partir de la voie ferrée et qui est cadrée vers l’un des centres de la ville, l’Avenida Paulista [5]. Dans le fond, le paysage de la ville apparaît nettement. Et le dph joint l’écrit à l’image : « […] La présence du chemin de fer est à l’origine non seulement de l’esthétique manufacturière, celle des bâtiments qui le bordent, mais aussi d’une esthétique urbaine présente sur une superficie considérable de la ville, l’esthétique industrielle. » Cette dernière correspond aux « zones de production, telles que celles destinées au stockage ou à la circulation des matières premières et des biens », mais elle inclut également les espaces qui se trouvent aux environs, qu’ils soient consacrés aux déplacements, au logement des ouvriers, aux loisirs ou aux équipements sociaux, etc. ». Les images aériennes (comme celle de la fig. 5) montrent bien la prédominance de cette esthétique industrielle dans le voisinage du chemin de fer. Toutefois, elles requièrent une description textuelle détaillée du paysage industriel de la fin du xixe et du début du xxe siècle.

45Si le chemin de fer est le berceau de l’industrie et du territoire, les entrepôts sont alors bien les premiers bâtiments du moulin car ils sont situés en face de la voie ferrée. Il leur est ainsi attribué une valeur historique. Mais nous assistons également à une opération d’égalisation entre la valeur fonctionnelle du moulin et celle des entrepôts, et à l’attribution d’une valeur esthétique à ces derniers. La référence n’est certes pas l’idéal classique de la beauté, mais plutôt une qualité morale, une « dignité de la pratique » appartenant à l’architecture vernaculaire. L’entrepôt est un élément appartenant à un contexte plus large, un territoire avec une identité spécifique : le paysage industriel.

Figure 5

Vue de la voie ferrée en direction de l’avenue Paulista

Figure 5

Vue de la voie ferrée en direction de l’avenue Paulista

(Source : rapport dph, 2006)

46Le chemin de fer a en effet marqué l’histoire de l’aménagement urbain : la principale voie de circulation n’était pas la rue mais le chemin de fer, avant que l’évolution de l’industrie et de son rôle n’inverse la hiérarchie. Si dans le passé, les façades des usines se trouvaient devant la voie ferrée, ce sont aujourd’hui ses arrière-corps qui le sont.

47C’est également en raison de la « géographie originale de la ville » (dph, op. cit. : 17) que la voie ferrée est à l’origine du paysage industriel de São Paulo : à l’ouest, le bout de l’avenue Paulista, à l’est, les buttes de la Mooca, au centre, la plaine de la Tamanduateí (ibid. :19). La description textuelle vient de nouveau à l’appui de la photographie (fig. 5). Le dph caractérise les éléments du paysage á partir de leur site et de leur sight ; le paysage vernaculaire acquiert ainsi ses propres attributs esthétiques (Jackson, 2003).

Conclusion

48Dolff-Bonekämper (2008 :135), à propos de la réflexion de A. Riegl sur le patrimoine moderne et les valeurs, se demande : « How can anyone claim that the cultural heritage only embodies positive historical, artistic and ethical values (truth, beauty and goodness), when heritage often comes down to us from periods of deep social and political conflict ? Does historical conflict disappear when its physical legacy becomes heritage ? »

49De la même manière, selon Arantes (2006 et 2009), le patrimoine historique n’est ni un simple « produit » ni même une ressource culturelle identitaire et intégrative. Il est le résultat d’un processus conflictuel ayant à voir avec la construction du sens et l’attribution de valeurs, qu’elles soient économiques, affectives, mémorielles, historiques ou esthétiques ; le sens et les valeurs étant toujours plus sujets à négociation à mesure que la société se démocratise.

50Se poser la même question à propos des zones désindustrialisées ne nous invite-t-il pas à analyser, au-delà de la prééminence de telle ou telle valeur, la « discord value » qui peut exister ? Selon Dolff-Bonekämper (op. cit. :137), « a monument’s capacity to cause dispute/discord is not a failing but an inherent quality which can be measured in terms of both the fierceness of dispute and intensity of the ensuing debate ».

51Le patrimoine s’accroît ainsi que ses formes de réutilisation, la notion de paysage laisse place à celle de territoire et de représentation, le débat sur ces sujets se démocratise : autant d’évolutions susceptibles d’engendrer des conflits d’intérêts entre les tenants d’une certaine érudition et les autres. « En effet, le paysage métropolitain ne se livre pas d’emblée. Sa lecture ne saurait se réduire à son déchiffrement, ainsi que l’exprime avec justesse Bertrand Folléa. La perception passive, à l’œuvre dans les activités ordinaires, ne suffit pas pour entrer en relation avec le paysage, non pas tant parce que les lieux communs font obstacle au sens, que parce que celui-ci suppose une intentionnalité, voire un décentrement, capable d’ouvrir une véritable relation à la faveur de laquelle le paysage se constitue » (Pousin, op. cit. : 683).

52En ce sens, le spécialiste façonne le paysage de façon réfléchie et explicite : la distanciation par rapport à la nature [ou la ville] s’opère par l’érudition, par un jeu de désignations, relevant d’un discours spécialisé mais ne se présentant pas comme tel. En « dénaturant la nature » par le commentaire, l’expert nous enseigne à « percevoir la construction implicite à laquelle le paysage doit son existence […] Les paysagers amplifient, en quelque sorte, les effets de la rhétorique, ils jouent le rôle d’une loupe […] en nous sensibilisant aux dimensions du temps […] aux dimensions de l’espace […], aux formes vivantes […] » (Cauquelin, op. cit. : 174).

53Ainsi, la pratique photographique du spécialiste participe à la construction des paysages en y associant un cadre qui exige du recul, qui exige de trouver la bonne distance (Cauquelin, op. cit. : 134). Le photographe choisit ce que l’on peut voir ou ne pas voir, il montre et il omet, il guide le regard, il harmonise les éléments dans un ensemble et, ce faisant, peut laisser, ou non, d’autres histoires et souvenirs à « l’extérieur du cadre », ou à sa marge.

54Comme une pratique culturelle, les rapports élaborent tous deux une minutieuse description historique, consensuelle jusqu’à un certain point car ils se différencient sur la manière dont ils hiérarchisent les valeurs et les attributs, reflétant ainsi leurs objectifs particuliers : la démolition/construction pour les uns, la conservation des entrepôts pour les autres. Ils forment une espèce d’image inversée l’une de l’autre.

55Pour le cabinet d’architecture la fonction de stockage de l’entrepôt aurait une valeur secondaire par rapport à sa fonction productive alors que ces deux valeurs ont le même poids pour le dph. De plus, le cabinet insiste sur la beauté de l’édifice productif, à savoir le moulin, et ne dit mot à ce sujet pour les entrepôts. C’est l’inverse qui se produit dans le rapport du dph : la valeur fonctionnelle de l’architecture manufacturière apparaît comme plus importante que sa valeur esthétique. Cette dernière est aussi réinterprétée, elle ne renvoie plus à l’idéal classique de la beauté mais à une valeur morale, la « dignité du savoir-faire », qui est celle de l’architecture vernaculaire. Enfin, le cabinet évalue l’état de conservation des entrepôts, ce qui ne se produit pas dans le rapport du dph pour qui tant la valeur architecturale que la valeur historique sont indissociables des origines du domaine industriel.

56En ce qui concerne la relation moulin/territoire (paysage), le cabinet de Helena Saia distingue le tout (le paysage) du particulier (les éléments du paysage), hiérarchisation qui n’existe pas dans le rapport du dph ; le moulin y est perçu comme un ensemble qui à son tour s’insère dans un territoire. Dans le rapport du cabinet, le paysage est décrit par ses « marques », c’est-à-dire le moulin et ses dépendances. Pour le dph, le paysage est conçu comme une totalité intégrée à la voie ferrée, dont le moulin n’est qu’un des éléments. Les références du paysage sont elles aussi hiérarchisées : la rue est primordiale pour le cabinet alors que c’est la voie ferrée pour le dph.

57Le cabinet de Helena Saia ambitionnant une utilisation résidentielle du terrain, s’attache aux catégories patrimoniales canoniques – auxquelles ne dérogerait pas la présence d’un monument perçu comme un bien culturel isolé – et esthétiques – telles que l’harmonie et la beauté. Le dph, visant lui la préservation intégrale de l’ensemble, considère que la voie ferrée et les entrepôts sont aussi des biens isolés mais faisant partie d’une totalité. La notion de « fonctionnalité » prend ainsi toute sa place.

58Contrairement au moulin, la frontière que forment les entrepôts n’est pas seulement spatiale, c’est aussi une frontière temporelle et symbolique où le passé et l’avenir s’actualisent, où les sens sont diffus, les catégories mélangées et les valeurs plurielles aux yeux du profane.

59La pratique photographique procède ainsi à une « pédagogie politique du patrimoine » quand l’intellectuel « étranger » attribue une identité mémorielle, historique ou esthétique à des lieux dont la communauté ou le marché immobilier ignorent telle attribution (Poulot, op. cit. : 41), ou leur confère d’autres valeurs brisant l’apparente absence de forme du paysage urbain contemporain. Cette pédagogie vise à la compréhension du territoire, à l’appréhension des nouveaux objets paysagers, en leur donnant une visibilité et une identité (Pousin : op. cit.) par un processus d’actualisation des catégories esthétiques. Cependant, cette « éducation » montre combien la limite entre l’érudition et la politique est mince, et révèle, selon les mots de H. Arendt, à quel point la culture et la politique « s’imbriquent l’une et l’autre, parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui sont en jeu, mais surtout le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions se répercutant sur la sphère publique et le monde commun » (Arendt, dans Poulot, op. cit. : 17).

60Les diverses conceptions politiques de la patrimonialisation que laissent entrevoir les deux rapports, chacun étant soumis à des pressions et à des intérêts différents, n’est peut-être pas le signe d’une certaine fragilité du savoir spécialisé, mais montre plutôt que celui-ci est un des moyens de négociation, tout à fait légitime, dans les décisions affectant le destin de la ville.

Bibliographie

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  • Documents

    • Plano Regional Estratégico – Subprefeitura da Mooca, 2004.

Mots-clés éditeurs : patrimoine industriel, São Paulo, boom immobilier, paysage industriel, photographie

Date de mise en ligne : 22/04/2013.

https://doi.org/10.3917/esp.152.0121

Notes

  • [*]
    Verônica Sales Pereira, professeur, docteur, Centro Universitário Belas Artes, São Paulo (Brasil).
    versales@uol.com.br
  • [1]
    La traduction en français du texte original en portugais est due à Yann Hamonic. L’auteur remercie la fapesp (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) pour l’appui.
  • [2]
    Charte qui établit les critères pour la définition du patrimoine industriel. Signée le 17 Juillet 2003, en Russie, par l’Assemblée générale du ticcih (Comité international pour la conservation de l’héritage industriel), elle a ensuite été approuvée par l’unesco
    www.patrimonioindustrial.org.br. Consulté le 25/10/2011
  • [3]
    Projet Art-Ville (ndt).
  • [4]
    De São Paolo (ndt).
  • [5]
    Avenue pauliste (ndt).
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