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Article de revue

De l'espace dancehall comme refuge cathartique à la Jamaïque

Pages 105 à 119

Notes

  • [*]
    Abdoulaye Gaye, ater-Docteur en Études anglophones, Université des Antilles et de la Guyane
    laygay2005@yahoo.fr
  • [1]
    Le mot grec catharsis signifie « purification ». Il renvoie également à la notion de « purgation ». D’ailleurs dans la Poétique d’Aristote le terme désigne la « purgation des passions » à travers l’art. La catharsis intervient sous l’effet de la tragédie, qui, selon lui, suscite des passions excessives dont le spectateur doit se départir après les avoir vécues et ressenties de manière fictive. Même si, dans son acception aristotélicienne, la catharsis a une fonction purement esthétique et émotionnelle liée à la réception des œuvres, il ne faut pas perdre de vue son utilité sociale, dans la mesure où l’idée de « purgation » implique nécessairement une « œuvre de salubrité publique ».
  • [2]
    Par exemple, Denis-Constant Martin développe une approche critique du dancehall. Il l’associe à une « musique éthique » tournée vers la consommation et la violence à l’opposée de la noblesse du « cri social » du reggae classique. Voir É. Angles, C. Hensley et D.-C. Martin, « Les tambours de Jah et les sirènes de Babylone. Rastafarisme et reggae dans la société jamaïcaine », Les Cahiers du ceri, n° 9, 1994, pp. 52-53.
  • [3]
    Le sound system désigne les enceintes acoustiques composées de plusieurs haut-parleurs. Il fait office de discothèque ambulante dans les quartiers populaires animée par un selector (maître de cérémonie) avec la participation de dj (chanteurs) et de danseurs. Il s’agit d’une forme de production et de consommation musicale authentiquement jamaïcaines. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sound system diffuse la musique populaire dans un espace de divertissement dénommé dance hall ou « piste de danse ». Il est au centre de l’émergence de la musique dancehall quelques décennies plus tard.
  • [4]
    Trois paroisses – sur les quatorze paroisses administratives que compte aujourd’hui la Jamaïque – appartiennent à la Communauté urbaine de Kingston (kma). Il s’agit de Kingston, Saint Andrew et Saint Catherine. La plupart des activités politiques et économiques de l’île se concentrent dans la kma. Regroupant plus de 26 % de la population nationale (recensement de 2001), cette vaste communauté urbaine est marquée par des disparités économiques visibles entre les zones défavorisées (downtown) et les zones résidentielles (uptown). Voir Planning Institute of Jamaica, Jamaica Survey of Living Conditions 2001, Kingston, pioj/statin, 2002.
  • [5]
    La contrainte du pouvoir d’achat, bien que forte en milieu populaire, ne se pose pas avec acuité dans ce contexte. Les importateurs commerciaux informels dénommés higglers réduisent l’importance de cette question en distribuant des produits à bas prix, souvent des contrefaçons de marque convoitées par les consommateurs du dancehall.

1Cet article tente d’apporter un éclairage sur la fonction sociale du dancehall. Il identifie la fonction sociale de ce dernier dans sa conception de l’espace non seulement en tant que lieu de divertissement, mais aussi comme un lieu de catharsis[1]. Le dancehall est un espace qui permet de « purger » le caractère aliénant de la réalité sociale. En d’autres termes, lors des festivités, les consommateurs du dancehall sont détournés des soucis du quotidien. Le dancehall est un espace thérapeutique, où les classes défavorisées tentent de reprendre le contrôle de leur existence. En effet, à partir des années 1980, les mutations économique et urbaine de la Jamaïque placent la musique dancehall dans un contexte problématique marqué par l’intensification des difficultés socioéconomiques. Le dancehall, en tant que champ de création et d’expression, accueille une génération de Jamaïcains qui a vécu les transformations du pays inhérentes aux multiples programmes d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (fmi) entre 1977 et 1990. Il constitue un refuge cathartique, où les acteurs et consommateurs ont le sentiment de pouvoir se libérer des contraintes socioéconomiques en adhérant aux valeurs capitalistes de la société de consommation. Ce constat pose la question essentielle de la capacité de transformation sociale de la musique populaire contemporaine, dont la production s’inscrit dans le paradigme matérialiste fixé par le consensus néolibéral de l’élite politique jamaïcaine au début des années 1990.
La naissance de la musique dancehall a suscité de nombreux débats à la Jamaïque et ailleurs. Pour beaucoup d’auteurs [2], ce fut le début d’un recul certain de la dynamique politique et socioculturelle insufflée par le reggae ainsi que le mouvement rastafari. Le dancehall a été largement critiqué pour les excès de ses acteurs, c’est-à-dire les dj qui déclament des paroles explicites sur des musiques instrumentales minimalistes, et de ses consommateurs, c’est-à-dire les jeunes Jamaïcains issus des quartiers défavorisés qui participent aux festivités et qui nourrissent l’économie informelle des sound systems[3]. Au-delà des critiques, d’autres auteurs ont basculé dans l’excès inverse. Dans une sorte de « fétichisation » de la notion de résistance, ils ont célébré le dancehall comme étant représentatif d’une contre-culture en rupture avec le cadre structurant de la culture dominante (Cooper, 2004). D’un côté comme de l’autre, très peu d’études ont envisagé la musique dancehall dans sa conception réflexive de l’espace. Pourtant cette démarche permet de la définir comme un champ d’expression et de création consubstantiel à la ferveur des pistes de danse où se déroulent les soirées festives. L’approche musicologique basée uniquement sur l’analyse du discours des artistes n’est pas suffisante pour rendre compte de la diversité des pratiques liées à la musique populaire. De même, on ne peut pas étudier le dancehall sans prendre en considération le rapport à l’espace de production et de consommation culturelle, qui est avant tout un espace de divertissement populaire.

Contexte socio-historique et conjoncturel

2Le dancehall est né au début des années 1980 dans un contexte marqué par les transformations politiques, économiques et sociales de la Jamaïque. Ces transformations ont eu un impact considérable sur la production de la musique populaire. En effet, l’émergence du dancehall est liée à une conjugaison de facteurs politiques, économiques et sociaux, qui ont constitué une conjoncture favorable à la formation d’un champ de création musical autre que le reggae. Le moment historique dont nous faisons état ici correspond à l’alternance politique qui a eu lieu en 1980 avec la défaite du socialisme du pnp (People’s National Party) et l’avènement du néolibéralisme du jlp (Jamaica Labour Party). Ce changement de régime est avant tout une rupture idéologique. Le nouveau Premier ministre Edward Seaga s’aligne sur la politique néolibérale des États-Unis. Face à l’institutionnalisation croissante d’un rapport individualiste à la richesse et au capital, les artistes ainsi que les consommateurs du dancehall ont préféré développer des symboles matérialistes, qui les rapprochent de la culture légitime des classes moyennes. Par conséquent, le dancehall, en tant que création populaire, s’entremêle en permanence avec la culture dominante à travers l’évolution politique et économique de la Jamaïque depuis 1980. Il trouve son authenticité dans le vécu des jeunes Jamaïcains à partir de ce moment conjoncturel. Pour une compréhension de la portée sociétale des transformations constatées, nous avons articulé une analyse de la conjoncture autour de deux points corrélatifs : la mutation économique et la mutation urbaine.

3La mutation économique est essentiellement liée aux programmes d’ajustement structurel du fmi, que nous définissons comme un ensemble d’interventions néolibérales visant à réformer la configuration macroéconomique de la Jamaïque afin de favoriser son intégration à l’économie de marché. Il s’agit donc essentiellement d’une série de mesures portant sur la libéralisation (la privatisation) de secteurs économiques jusque-là protégés par un contrôle étatique de l’économie nationale. Ces mesures concernent principalement : la dévaluation du dollar jamaïcain ; la suppression des barrières douanières ; l’élimination des subventions accordées aux producteurs locaux ; la dérégulation du système financier avec notamment l’augmentation des taux d’intérêt ; la privatisation des entreprises publiques ; et la réduction considérable des dépenses publiques (Anderson et Witter, 1994, pp. 12-13). Par conséquent, en très peu de temps, l’augmentation du coût de la vie est fortement ressentie par la population. Globalement le coût de la vie augmente six fois plus en 1985 qu’en 1973, après le premier choc pétrolier. Plus particulièrement, durant la décennie d’austérité économique 1978-1988, l’ajustement structurel justifie l’interruption brutale des politiques publiques destinées à l’amélioration du secteur de l’éducation. Pourtant elles avaient contribué à l’augmentation significative des taux de scolarisation. En ce qui concerne la santé, au début des années 1990, la Jamaïque perd près de 50 % de l’ensemble de ses travailleurs de la santé dans le secteur public, par rapport au début des années 1970. En outre, la diminution des dépenses de l’État rend onéreux l’accès aux soins de santé primaires pour les populations vulnérables car elles doivent combler le déficit de financement des hôpitaux publics à travers des frais médicaux revus à la hausse.
La mutation économique consécutive aux politiques d’ajustement structurel implique des transformations sociales. Celles-ci se manifestent dans l’occupation de l’espace urbain. La Jamaïque est d’abord confrontée à un manque criant de logements, dans la mesure où l’État ne pouvait plus ni financer ni garantir davantage de programmes publics (Clarke et Howard, 2006, pp. 110-115). Au début des années 1980, les catégories les plus modestes de la population s’établissent dans ce que nous dénommons vaguement le « ghetto urbain », qui englobe les quartiers périurbains et les quartiers informels de la Communauté urbaine de Kingston (Kingston Metropolitan Area)[4]. Confronté à la métropolisation accélérée de ce grand ensemble, l’État jamaïcain, économiquement affaibli, en perte d’autorité, se trouve dans l’incapacité d’entretenir et de gérer convenablement l’espace urbain. Cette incapacité des pouvoirs publics, ajoutée à la problématique du chômage de masse, contribue à l’essor des pratiques dites informelles. Face à cette crise urbaine, l’informel représente un « secteur refuge » (Hugon, 2003, p. 38). Il se définit comme le processus de création d’emplois rémunérés en dehors des secteurs de production modernes reconnus et régulés par les institutions étatiques. Cependant l’informel n’est pas seulement un secteur refuge ponctuel. Il s’agit d’une alternative économique viable pour les personnes issues de milieux défavorisés. En effet, l’économie informelle touche de nombreuses branches d’activité (y compris la musique) et évolue de 17 % en 1977 à 26 % en 1989 (Anderson et Witter, op. cit. pp. 26-30). Par ailleurs, l’essor des pratiques informelles dans la Communauté urbaine de Kingston donne naissance à un nouveau type d’entrepreneurs appelés « importateurs commerciaux informels » (Informal Commercial Importers) ou higglers en créole jamaïcain. Généralement les classes populaires jamaïcaines doivent redoubler d’effort pour améliorer une existence morose teintée de problèmes socioéconomiques.

Un terrain favorable à la catharsis par la danse

4La prise en compte des expériences personnelles et des opinions des gens qui consomment et qui apprécient le dancehall s’avère nécessaire pour identifier la fonction cathartique de la danse dans les soirées dancehall. La dimension informelle de ces festivités rend difficile l’élaboration de questionnaires ou d’études quantitatives fiables sur des thématiques politiques et socioculturelles. Nous avons donc décidé d’adopter une méthodologie qualitative qui s’appuie sur notre observation participante ainsi que sur des entretiens de groupe menés sur le terrain entre 2006 et 2008. Ainsi, nous avons eu à recueillir les témoignages de près de deux cents participants à deux événements majeurs du dancehall : Passa Passa Wednesdays et Bembe Thursdays. Il s’agit de deux soirées dansantes hebdomadaires, qui sont exclusivement dédiées à l’expression libre des consommateurs de la musique dancehall. Ce genre de festivité suit l’exemple des bals populaires célèbres qui ont investi les rues des quartiers jamaïcains depuis 1980, sous la direction de nombreux sound systems concurrents.

5D’une part, Passa Passa Wednesdays est une soirée dansante gratuite (street dance), qui a lieu du mercredi soir jusqu’au jeudi matin sur Spanish Town Road, une avenue située dans la partie ouest de Kingston, entourée par les quartiers garnisons de Tivoli Gardens, Denham Town, Wilton Gardens (Rema) et Arnett Gardens (Concrete Jungle). Concrete Jungle et Rema sont contrôlés par le pnp, tandis que Tivoli Gardens et Denham Town affichent leur allégeance historique au jlp. L’événement Passa Passa est né dans cette zone défavorisée (downtown) de la ville de Kingston en mars 2003. La majorité des participants à Passa Passa habite dans ces quartiers ouest de Kingston, un environnement sociopolitique conflictuel. Cependant, le caractère pacifique de cette manifestation, qui, en l’espace d’une soirée, unit les habitants des garnisons rivales, a permis d’élargir le public vers les habitants des quartiers résidentiels (uptown) de la Communauté urbaine de Kingston, ainsi que vers une proportion marginale de participants venus de l’étranger.

6D’autre part, Bembe Thursdays se déroule, comme le nom l’indique, le jeudi soir, dans un cadre totalement différent. En effet, il s’agit d’une soirée payante organisée dans un lieu de spectacle fermé mais en plein air dénommé Weekendz Club, qui se trouve à Constant Spring Road (Saint Andrew). En se positionnant à proximité des quartiers résidentiels de Saint Andrew, à la frontière de la banlieue de Kingston, Bembe connaît une fréquentation beaucoup plus hétérogène et composite que celle de Passa Passa. À sa création en octobre 2006, cette soirée dansante était plutôt destinée à accueillir une classe moyenne qui ne pouvait pas assister aux festivités de la banlieue de Kingston, telles que Passa Passa, attribuées exclusivement aux milieux défavorisés. Pourtant les habitués de Bembe que nous avons interrogés évoquent une soirée dansante typique du ghetto placée au cœur de la zone résidentielle de Saint Andrew, c’est-à-dire au milieu des quartiers habités par les classes moyennes. Cette situation s’explique par le fait que les habitants des quartiers résidentiels de Constant Spring côtoient de près ceux de Grants Pen et de Cassava Piece, les deux quartiers défavorisés dans cette zone de Saint Andrew. Bembe crée une passerelle permanente de rencontre et d’échange entre ces populations.
À travers notre observation participante ainsi que nos entretiens avec les participants de Passa Passa et de Bembe, nous avons tenté d’identifier et d’examiner les spécificités de leurs manières de recevoir et de consommer la musique dancehall dans ce contexte. Cette étude indique que la catharsis se réalise à travers une stratégie hédoniste, c’est-à-dire une tendance à rechercher un « maximum de satisfactions » individuelles dans les expériences collectives. Deux paramètres fondamentaux nous ont permis de mesurer cette stratégie hédoniste des consommateurs du dancehall : la quête d’estime de soi et la spontanéité des réjouissances.

La quête d’estime de soi des participants

7Les participants à Passa Passa et à Bembe investissent ces espaces aussi bien pour s’amuser que pour acquérir et afficher un statut de consommateurs privilégiés de la musique dancehall. L’option prosaïque du divertissement, que l’on pourrait dénommer la motivation récréative, s’articule à une motivation socioéconomique, qui concerne particulièrement le développement de l’estime de soi. Dans tous les cas, la vocation thérapeutique de l’espace dancehall est d’emblée perceptible dans le discours des participants. Ces derniers se situent davantage dans une perspective de recherche de l’estime de soi, en évoquant leur motivation au sein de l’espace dancehall. Le discours de deux membres d’un groupe de danse de Kingston dénommé « Energy Dancers », rencontrés à Constant Spring Road en marge de la soirée Bembe, est illustratif :

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« C’est une affaire de savoir danser, d’être sous la lumière de la caméra ; c’est toute une affaire de notoriété. C’est comme si, venant de nulle part, tu accèdes à un niveau supérieur ; c’est comme si, au lieu de reculer, tu avances à chaque occasion. Cette histoire de notoriété dans les soirées dansantes c’est bien, mais il faut avoir de l’argent, surtout quand tu viens du ghetto, pour pouvoir t’acheter des choses, te sentir important, te sentir respecté. C’est carrément un truc dancehall d’être estimé, et on aime ça ».
(Energy Dancers, février 2008)

9Pour ces jeunes issus d’un milieu défavorisé, la thérapie sociale est entrevue non seulement à travers le plaisir que procure la danse, mais aussi à travers un rapport au corps qui souligne le besoin de reconnaissance sociale. En effet, de manière implicite, ces propos nous indiquent que, dans le champ dancehall, le besoin d’estime des classes populaires s’incarne dans le corps des participants aux festivités. Au-delà de leur rayonnement artistique à travers la danse, ces derniers s’habillent de façon flamboyante, portent des bijoux clinquants et arborent des tresses élaborées ainsi que des coiffures imposantes. D’où la pertinence de la question pécuniaire soulevée par nos deux interlocuteurs. D’une part, les signes extérieurs de richesse, généralement des symboles ostentatoires propres au dancehall, permettent aux individus de se distinguer et d’occuper des positions favorables à l’intérieur du champ en question. D’autre part, les vêtements, le clinquant et la coiffure des habitants des quartiers défavorisés sont mis en valeur dans l’espace dancehall de telle sorte qu’ils servent de moyens d’affirmation de l’appartenance au groupe social considéré. Par conséquent le corps joue un rôle de médiateur entre les identités individuelle et collective. L’exemple le plus présent est celui des « tresses plaquées » (plaits), qui constituent à la fois un trait distinctif de la génération dancehall et un moyen d’identification sociale.

10Le processus thérapeutique qui accompagne la quête d’estime de soi des participants ne se réduit pas seulement à un rapport au corps symbolique. Il concerne également un rapport au corps physique. En effet, les deux soirées dansantes que nous avons observées sont des événements qui permettent d’abord au public d’oublier le stress de la vie quotidienne. Leur organisation en milieu de semaine est une indication d’une demande sociale de bien-être physique et moral. Dwayne, un participant régulier à Passa Passa depuis sa création, signale que cette soirée dansante du mercredi représente pour lui « une coupure de repos après deux jours de travail consécutifs » (Dwayne, octobre 2006). D’autre part, certains habitués de Bembe – qui se termine beaucoup plus tôt que Passa Passa – expriment leur satisfaction de pouvoir reprendre le travail le lendemain, conscients d’avoir bénéficié d’un moment de détente non négligeable. C’est le cas de Jermaine, un employé du port de Kingston, qui témoigne ici de l’importance des « sessions » de Bembe par rapport à la reprise de son poste de travail :

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« Bembe c’est le lieu où je dois être le jeudi pour recharger mes batteries. Même si je travaille, je fais tout pour être là avec mes amis car j’ai besoin de faire la fête avant de retrouver le boulot ».
(Jermaine, février 2008)

12Dans le contexte caribéen, ce propos amène à rattacher l’utilité des festivités du dancehall – en termes de divertissement – à la fonction récréative du carnaval, qui est historiquement lié aux moments de repos et de permission dont bénéficiaient les esclaves au sein de la société de plantation. Cependant, aussi bien dans le carnaval que dans les festivités du dancehall, ce qui est censé être un temps de repos et de récréation se transforme en un moment de performance. C’est la raison pour laquelle notre interlocuteur prénommé Dwayne, après avoir confié sa recherche motivée de récréation, ajoute que Passa Passa « le rend énergique et lui fait du bien ». Lorsque Jermaine « recharge ses batteries » à Bembe, il entre aussi dans un domaine de performance. Le terme « performance » que nous utilisons ici contient en lui-même tout le besoin d’estime qui motive les participants, puisque d’une fonction récréative de la soirée dansante, dont l’articulation reste relativement discrète, on passe facilement à une fonction beaucoup plus ostentatoire, qui concerne la manifestation publique des capacités physiques, esthétiques, morales et matérielles des consommateurs.

13Beaucoup de participants, ceux qui sont issus de milieux défavorisés en particulier, aspirent à une sorte de promotion sociale, qui s’opère à travers une quête de légitimité reposant sur l’étalage de signes extérieurs de richesse. La rigidité de la structure de classe ainsi que la permanence de la conjoncture font apparaître les signes extérieurs de richesse comme un moyen ultime d’assurer symboliquement une forme de promotion sociale. Ainsi, à propos de la soirée Passa Passa, un de nos nombreux interlocuteurs surnommé Jiggy évoque la possibilité d’une « promotion individuelle », qui s’effectue au sein de la dynamique collective impulsée par l’ensemble des participants à cet événement. Il formule la motivation de sa démarche ainsi :

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« C’est à Passa Passa que nous obtenons une certaine notoriété. C’est la soirée dancehall qui veut que nous soyons bien habillés. Tout le monde veut être promu et respecté. Les gens portent leurs bijoux et montrent l’argent qu’ils ont. C’est cela les soirées dancehall […] ».
(Jiggy, novembre 2006)

15Par conséquent, au-delà de l’aspect purement récréatif que revêt la prestation physique des participants à Passa Passa, l’estime de soi est une composante fondamentale du dancehall. Cela s’explique par le fait que la logique interne du dancehall veut qu’il y ait une certaine révérence à l’égard de ceux qui font des efforts en vue d’assurer leur mobilité sociale. Ainsi, dans les soirées dancehall auxquelles nous avons assisté, nous avons constaté l’importance des signes extérieurs de richesse (clés de voiture, téléphones portables, bijoux, bouteilles d’alcool de marque, etc.). Ces signes extérieurs de richesse sont exhibés pour illustrer les chansons diffusées. De même, la présence remarquée de caméras professionnelles dans l’espace dancehall incite les participants aux festivités à se donner une contenance, en termes de capacités matérielle, physique et symbolique. Le dancehall devient ainsi un espace dans lequel se développent en permanence des activités créatrices originales.

16Passa Passa et Bembe sont des soirées dansantes qui offrent un espace de représentation intense des aspirations socioéconomiques des participants. On peut assimiler cet espace à un théâtre de développement de l’estime de soi, dans la mesure où la motivation socioéconomique des participants s’affirme par l’exhibition de signes ostentatoires concourant à une certaine satisfaction morale. C’est ainsi que l’on retrouve, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, la même manifestation ostentatoire qui permet au consommateur de la musique dancehall de montrer ses aspirations socioéconomiques. Les femmes que nous avons observées et interrogées dans l’espace dancehall affichent leur statut de consommatrices privilégiées de plusieurs manières. Que ce soit à Passa Passa ou à Bembe, nous avons remarqué l’existence de deux types de participantes, qui sont généralement âgées de 18 à 40 ans et qui sont toutes issues des classes populaires. L’identification de ces deux types de participantes consolide le paradigme de la quête d’estime de soi des consommateurs du dancehall. D’une part, il y a les participantes qui s’investissent beaucoup plus dans la démonstration artistique, c’est-à-dire dans la danse en particulier, que l’on pourrait dénommer les dancehall queens (les « reines du dancehall »). Même si elle est souvent utilisée pour faire référence aux danseuses professionnelles, l’expression « dancehall queen » renvoie ici à un terme générique, qui désigne toutes les danseuses (professionnelles, amatrices, occasionnelles) du dancehall. Celles-ci sont souvent appelées à participer à des compétitions spécifiques ou improvisées, à l’issue desquelles une dancehall queen remporte le trophée de la meilleure danseuse. D’autre part, nous avons identifié les participantes qui, bien que n’occupant pas les premiers rangs en termes d’exécution de mouvements de danse, s’installent au centre des festivités en tant que consommatrices « distinguées ». Cela veut dire que ces dernières se démarquent ostensiblement des dancehall queens par leurs vêtements de marque et leurs bijoux flamboyants. De plus, contrairement aux nombreuses « reines » de la danse qui participent seules à Passa Passa, ces consommatrices « distinguées » sont le plus souvent en couple, à Bembe en particulier. À travers la manifestation de leurs capacités matérielles, elles apparaissent comme les consommatrices les plus légitimes.
Toutefois, la distinction entre les participantes dites « distinguées » et les dancehall queens ne peut pas être davantage systématisée, dans la mesure où elle n’est pas perceptible dans le discours de toutes celles que nous avons questionnées à ce sujet. Pour beaucoup, le statut de consommateurs privilégiés du dancehall ne s’acquiert pas seulement en fonction des signes extérieurs de richesse arborés, mais il dépend surtout du respect des normes du champ. Celui-ci impose un ordre esthétique à tout le monde. D’ailleurs, dans les entretiens que nous avons réalisés, les participantes expriment leur volonté commune de donner à la fête une dimension esthétique. Cette volonté conformiste représente en soi une stratégie hédoniste, qui abolit les distinctions entre les participantes, d’autant plus que c’est la synthèse des formes d’expression, des positions socioéconomiques (vécues ou imaginées) ainsi que des attributions (matérielles ou symboliques) au sein de l’espace festif qui structure la dimension esthétique et qui rehausse l’estime de soi. De telle sorte que la comparaison que nous avions envisagée entre les festivités du dancehall et le carnaval reste valable pour comprendre l’attitude des consommateurs du dancehall. Dans le contexte trinidadien, la dimension esthétique du carnaval se développe dans un espace favorable à la formation d’un théâtre composite, où la distribution des rôles, les préparatifs et le choix du costume ainsi que celui de l’apparence physique sont aussi importants que la célébration et la parade en elles-mêmes. On retrouve cette synthèse dans les soirées Bembe et Passa Passa, où les participants, tout en créant les conditions de leur épanouissement collectif, choisissent individuellement leur code vestimentaire [5], s’attribuent une position socioéconomique, et occupent la piste de danse en conformité avec l’équilibre esthétique du dancehall.

La spontanéité des réjouissances individuelle et collective

17Dans l’espace dancehall le respect des normes esthétiques n’est pas antinomique de l’expression spontanée des participants. Il n’y a pas de distinction marquée entre le conformisme esthétique et la spontanéité des participations, dans la mesure où tout s’articule dans un continuum de variation langagière assez fluide pour permettre l’épanouissement des consommateurs. Ces derniers communiquent leur plaisir aux acteurs des soirées dancehall (dj et selectors) à travers un ensemble de codes langagiers, à travers ce que le sociologue britannique Paul Gilroy appelle un « langage exclusif ou spécialisé ». D’ailleurs, après avoir étudié ce langage, Gilroy souligne le potentiel à la fois hédoniste et transformateur qui sous-tend la relation entre les acteurs et les consommateurs, en ces termes : « L’esthétique de la culture sound system a été construite dès le début autour des plaisirs liés à l’utilisation d’un langage exclusif ou spécialisé d’une manière codée permettant d’amuser, de divertir et de renseigner les participants aux soirées dansantes. Par exemple, les échanges rituels entre les dj et le public, concernant l’appréciation d’un enregistrement instrumental ou d’une improvisation vocale, impliquaient souvent la transformation systématique de mots ordinaires de la langue anglaise en une nouvelle façon de parler. Ainsi, dans une sorte de jeu, des mots comme Massive, Safe, Settle, ou Worries ont pris des significations différentes de celles auxquelles ils sont associés dans le discours dominant » (Gilroy, 1987, p. 188).

18Par conséquent, les réactions des consommateurs au sein de l’espace festif demeurent spontanées et authentiques, malgré l’imposition d’un ordre esthétique par l’intermédiaire de la puissance dominatrice des dj et des maîtres de cérémonie. Le dancehall, en tant qu’espace populaire, met en place une plateforme de création, d’improvisation, de jeu et de joutes oratoires. Sous le schéma traditionnel de communication appel-réponse (call and response) (Alleyne, 1988, p. 159), il se crée spontanément une interaction vivante entre les acteurs et les consommateurs du dancehall. Ces derniers participent activement en répondant aux interpellations directes et indirectes des acteurs. Dans le cadre festif des soirées dansantes comme Passa Passa et Bembe, c’est le maître de cérémonie (selector) qui, par son style discursif destiné à commenter les chansons et à présenter les invités de la soirée, favorise naturellement l’établissement d’une interaction permanente entre les acteurs et le public. La réponse des consommateurs à l’appel du selector s’effectue dans la danse. Chaque individu exécute à sa manière les mouvements de danse associés aux chansons diffusées. Nous avons interrogé beaucoup de participants sur la spontanéité de leur réaction dans l’espace festif du dancehall. Les entretiens réalisés soulignent unanimement le rôle central du selector, qui, avant de représenter le lien collectif au sein d’une communauté de consommateurs, stimule la participation individuelle à la danse. Un participant habituel à Bembe prénommé Damian livre ici son expérience personnelle de la relation de type appel-réponse qui s’installe entre le selector et les consommateurs :

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« Quand je suis dans la soirée dancehall, je ne regarde pas qui fait quoi. J’écoute les chansons et je me mets à danser. Si vous aimez la musique, cela veut dire que vous appréciez également le selector et vous l’écoutez. Quand le selector demande de faire un signe de la main, je le fais volontiers. C’est un plaisir de le faire. Je ne le fais pas en pensant que les autres vont en faire de même. Certains pointent leurs doigts au ciel comme des pistolets ; d’autres lèvent leurs mains tout simplement ; je me détends et je fais ce que j’ai à faire ».
(Damian, février 2008)

20Ce participant à Bembe semble s’affranchir du conformisme, même s’il reconnaît qu’il écoute les consignes du maître de cérémonie. Il place le rôle de ce dernier dans le cours normal des festivités et laisse à chaque consommateur la liberté d’apprécier la manière de formuler sa réponse au moment jugé opportun de la soirée dansante ou lors d’une chanson particulière. La spontanéité des performances individuelles codifie la démonstration collective, dans la mesure où plusieurs façons valables d’exécuter un geste ou un mouvement de danse sont réunies en un moment donné pour former un corpus cohérent. Par conséquent, notre interlocuteur ne trouve aucune contrainte dans l’établissement de la relation de type appel-réponse. Au contraire, il le vit comme une période de réjouissance collective.

21Au-delà des dynamiques de création et d’improvisation, on ne peut pas nier la permanence d’un phénomène d’imitation dans ce genre de rassemblement populaire. Le mode de communication appel-réponse amène aussi l’individu à se référer au collectif, à la communauté, dans une sorte de jeu mimétique. Dans l’espace dancehall, l’individu et la communauté interagissent selon les codes enregistrés au cours des prestations individuelles. C’est la raison pour laquelle la tendance vers l’uniformisation reste une problématique essentielle à prendre en considération dans l’analyse de la réaction des participants aux festivités du dancehall. Cette tendance à l’uniformisation est renforcée par l’homogénéisation des statuts socioéconomiques des participants, qui sont issus pour la plupart des classes défavorisées. Cette homogénéisation réelle contribue à la cohésion au sein de la communauté des consommateurs. Celle-ci s’identifie au discours des acteurs du dancehall, c’est-à-dire aux chansons des dj. Ces derniers glorifient l’aspiration – largement partagée – au bien-être matériel. Néanmoins, même si elles donnent aux danseurs le sentiment de les dépasser, les soirées dancehall n’éliminent pas totalement les distinctions et barrières socioéconomiques, car elles jouent un rôle de défoulement et de renforcement de l’estime de soi qui, dans son intensité et son urgence, sont spécifiques aux milieux populaires. Pourtant elles créent du lien social grâce à la fonction cathartique de la danse. Par exemple, les participants à Bembe, une soirée qui regroupe aussi bien des jeunes des classes moyennes que ceux des classes populaires, célèbrent leur adhésion aux valeurs capitalistes véhiculées par les acteurs du dancehall. Pour Curly Loxx et Tu Loxx du groupe Twin of Twins, sans se poser de question, le public dancehall rend hommage aussi bien aux chefs de bande des quartiers garnisons (area dons) qu’aux jeunes entrepreneurs issus des quartiers défavorisés qui sont parvenus à quitter le ghetto urbain pour s’établir dans les quartiers résidentiels. Ils expliquent ce conformisme en ces termes :

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« Les forces constructives et les forces destructives se mélangent dans le ghetto. Le dancehall c’est la culture du ghetto, la culture gangsta. Les gens qui participent aux soirées, qu’ils soient riches ou pauvres, se nourrissent de cette culture gangsta à travers la musique. Quand nous utilisons le mot gangsta, nous ne faisons pas seulement référence à la violence ou aux armes. Il y a une culture derrière qui dépasse la violence et tout ce que l’on montre souvent. La culture gangsta c’est une manière d’agir, de parler, c’est le langage qu’on utilise dans la rue. C’est ça qu’on appelle gangsta, notre comportement, ce qu’on accepte, ce qu’on refuse, nos valeurs, nos attitudes, notre système de croyance, la conscience de nous-mêmes ».
(Twin of Twins, novembre 2006)
Ces propos mettent en évidence le mythe conformiste de l’authenticité qui n’épargne aucun consommateur du dancehall. Vecteur de lien social au sein de l’espace festif, la glorification de l’authenticité de la culture populaire se mue en un conformisme déviant de quartiers populaires paupérisés qui ont perdu toute croyance en un mode de vie alternatif aux valeurs capitalistes. Au demeurant, ce discours rend également compte de la spontanéité des participations, en nous renvoyant d’abord à l’analyse du caractère populaire du dancehall. Face à la tendance à l’uniformisation, une identité populaire impose sa présence dans les soirées dansantes. Exprimée dans les chansons des dj, cette identité populaire informe la performance des consommateurs du dancehall. Pour ces derniers, l’ambiguïté profonde de la production socioculturelle du dancehall est source de fascination et d’identification. D’une part, le conformisme déviant des acteurs de la musique populaire, en décalage avec le discours officiel des classes dominantes, est totalement en phase avec la réalité sociale vécue par la population, dans une société où les violences politique, criminelle et économique sont extrêmement présentes. D’autre part, la stratégie discursive joyeuse du dancehall facilite l’identification à la culture populaire, même si la référence au gangsta confine au repli sur soi avec une tendance excessive à l’intolérance symbolisée par le sexisme et à l’homophobie en particulier.
Par ailleurs, la participation spontanée des consommateurs du dancehall aux soirées Passa Passa et Bembe se manifeste non seulement dans une forme de danse essentiellement distractive, mais elle est aussi perceptible dans une danse de création chorégraphique, qui est majoritairement l’œuvre de groupes d’amis dénommés crew ainsi que celle de danseurs professionnels motivés par l’occasion de représenter leurs mouvements singuliers sur une scène éclectique. La notion de chorégraphie illustre la spontanéité que ces formations de danse apportent dans l’espace festif. En effet, il s’agit de l’art de composer, de produire et d’organiser un ensemble de pas et de figures de danse, par l’intermédiaire de signes symboliques ou de codes gestuels. Les groupes de danse inventent des mouvements qu’ils font connaître au-delà des soirées dansantes. Les mouvements de danse sont ensuite repris par les consommateurs, qui s’approprient naturellement ces créations originales. C’est pourquoi Orville Hall, qui dirige un groupe de danse mixte dénommé Dance Expressions, considère Bembe comme un « laboratoire », dans lequel les créations originales sont nourries et enrichies de l’enthousiasme et la participation active des consommateurs. Grâce aux réactions spontanées de tous les participants, les événements comme Passa Passa et Bembe offrent un continuum de variations langagière et artistique autour de la musique et de la danse. C’est à l’intérieur de ce continuum que les consommateurs expriment leur stratégie hédoniste.

Conclusion

23L’espace dancehall est un refuge cathartique parce qu’il permet à ceux qui l’investissent d’élaborer des dynamiques concourant à une forme de thérapie sociale, ce qui contribue plus généralement à créer de façon indirecte une sorte d’équilibre dans l’espace urbain. Une « œuvre de salubrité publique » accompagne la catharsis définie comme une « purgation des passions ». Même si ces passions pourraient être « purgées » de manière moins superficielle, de telle sorte que le dancehall ne puisse pas apparaître comme un refuge illusoire d’une jeunesse sans espoir, il n’en demeure pas moins que la fonction d’exutoire de cet espace constitue une échappatoire à la violence et à la délinquance. Par exemple, à l’occasion d’une soirée dancehall comme Passa Passa, le quartier garnison de Tivoli Gardens réputé pour la violence permanente qui y règne se transforme en zone pacifiée, où tout le monde peut circuler d’un point à l’autre comme il l’entend. De même, l’âpreté de la réalité sociale est transformée en une raison suffisante pour adopter une stratégie hédoniste, à travers laquelle l’individu et sa communauté se libèrent psychologiquement. Dans une manifestation telle que Bembe, où l’espace est confiné, l’expérience est vécue de manière encore plus intense. Le mode communication appel-réponse fonctionne en vase clos, ce qui permet une plus grande intimité et une plus forte expression du sentiment communautaire ; de telle sorte que les participants tendent à faire abstraction des contraintes conjoncturelles.
Les classes populaires perçoivent les soirées dancehall comme des lieux où les expériences négatives attribuées à une réalité sociale morose peuvent être momentanément vaincues grâce au recours à une catharsis par la danse. À travers ses codes vestimentaires et langagiers, l’espace dancehall apporte une réponse ponctuelle à leur besoin d’estime de soi, à leur quête de prestige, face à l’exclusion socioéconomique. Néanmoins, dans un contexte de reproduction sociale, les stratégies des classes défavorisées sont nécessairement marquées par l’ambiguïté caractéristique de la culture populaire. D’une part, les consommateurs du dancehall adoptent une stratégie hédoniste, anti-puritaine, qui renverse ponctuellement les valeurs officielles des classes dominantes et qui permet de penser la possibilité du changement social. D’autre part, ils reproduisent les critères permanents de la domination symbolique, laquelle est basée sur l’existence d’une échelle culturelle et économique (entre les classes dominantes et les classes défavorisées) qui renforce l’inégalité sociale. De ce point de vue, la conscience minimale de la domination symbolique est paradoxalement source d’autonomie car, même dans leur marginalisation et leur mise à distance, les classes populaires créent des pratiques collectives indépendantes, qui n’échappent pas complètement à la culture dominante. Cependant l’oubli de la domination contribue au maintien de l’ordre social. Les classes populaires évoluent constamment dans une sorte de dialectique entre l’expression d’une autonomie relative et l’oubli de la domination symbolique. Cette dialectique laisse très peu de place à la résistance, mais elle redynamise la créativité culturelle en l’inscrivant dans une continuité composite.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : catharsis, Jamaïque, dancehall, conjoncture, stratégie hédoniste

Mise en ligne 03/05/2011

https://doi.org/10.3917/esp.144.0105

Notes

  • [*]
    Abdoulaye Gaye, ater-Docteur en Études anglophones, Université des Antilles et de la Guyane
    laygay2005@yahoo.fr
  • [1]
    Le mot grec catharsis signifie « purification ». Il renvoie également à la notion de « purgation ». D’ailleurs dans la Poétique d’Aristote le terme désigne la « purgation des passions » à travers l’art. La catharsis intervient sous l’effet de la tragédie, qui, selon lui, suscite des passions excessives dont le spectateur doit se départir après les avoir vécues et ressenties de manière fictive. Même si, dans son acception aristotélicienne, la catharsis a une fonction purement esthétique et émotionnelle liée à la réception des œuvres, il ne faut pas perdre de vue son utilité sociale, dans la mesure où l’idée de « purgation » implique nécessairement une « œuvre de salubrité publique ».
  • [2]
    Par exemple, Denis-Constant Martin développe une approche critique du dancehall. Il l’associe à une « musique éthique » tournée vers la consommation et la violence à l’opposée de la noblesse du « cri social » du reggae classique. Voir É. Angles, C. Hensley et D.-C. Martin, « Les tambours de Jah et les sirènes de Babylone. Rastafarisme et reggae dans la société jamaïcaine », Les Cahiers du ceri, n° 9, 1994, pp. 52-53.
  • [3]
    Le sound system désigne les enceintes acoustiques composées de plusieurs haut-parleurs. Il fait office de discothèque ambulante dans les quartiers populaires animée par un selector (maître de cérémonie) avec la participation de dj (chanteurs) et de danseurs. Il s’agit d’une forme de production et de consommation musicale authentiquement jamaïcaines. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sound system diffuse la musique populaire dans un espace de divertissement dénommé dance hall ou « piste de danse ». Il est au centre de l’émergence de la musique dancehall quelques décennies plus tard.
  • [4]
    Trois paroisses – sur les quatorze paroisses administratives que compte aujourd’hui la Jamaïque – appartiennent à la Communauté urbaine de Kingston (kma). Il s’agit de Kingston, Saint Andrew et Saint Catherine. La plupart des activités politiques et économiques de l’île se concentrent dans la kma. Regroupant plus de 26 % de la population nationale (recensement de 2001), cette vaste communauté urbaine est marquée par des disparités économiques visibles entre les zones défavorisées (downtown) et les zones résidentielles (uptown). Voir Planning Institute of Jamaica, Jamaica Survey of Living Conditions 2001, Kingston, pioj/statin, 2002.
  • [5]
    La contrainte du pouvoir d’achat, bien que forte en milieu populaire, ne se pose pas avec acuité dans ce contexte. Les importateurs commerciaux informels dénommés higglers réduisent l’importance de cette question en distribuant des produits à bas prix, souvent des contrefaçons de marque convoitées par les consommateurs du dancehall.
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