Gilles Verpraet, Les professionnels de l’urbanisme. Socio-histoire des systèmes professionnels de l’urbanisme, Paris, Economica/Anthropos, 2005, 226 p., Véronique Biau et Guy Tapie (sous la dir. de), La fabrication de la ville. Métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, 2009, 222 p., Olivier Chadoin, Être architecte : les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges, 2007, Presses universitaires, 384 p., Gilles Jeannot, Les métiers flous. Travail et action publique, Toulouse, Octarès, 2005, 166 p.
1Haroun Jamous (1969) a été en France un des pionniers de la sociologie des professions médicales avec l’étude de la réforme du système hospitalo-universitaire. Il a publié un texte très stimulant mais passé inaperçu, dans lequel il compare les figures professionnelles du médecin et de l’architecte-urbaniste, montrant qu’ils luttent pour obtenir la maîtrise d’une activité, respectivement la santé et l’aménagement des villes (Jamous et Verdès-Leroux, 1973, p. 107). Face à la concurrence d’intrus (rebouteux et psychologues pour les premiers, ingénieurs et médecins hygiénistes pour les seconds), ils développent diverses stratégies pour constituer un monopole.
2Les ingénieurs sont des concurrents redoutables pour les architectes-urbanistes car ils se présentent à la tête d’une équipe pluridisciplinaire d’aménagement et ils prétendent apporter ainsi une réponse scientifique aux besoins des habitants ; ils dénigrent les architectes-urbanistes comme des « artistes » indifférents aux préoccupations de la vie quotidienne. Pour contrer cette offensive, les architectes-urbanistes font comme les médecins : ils cherchent à neutraliser leurs rivaux potentiels en constituant eux aussi des équipes pluridisciplinaires. Mais ils se réservent la synthèse, donc le pouvoir ; les autres disciplines sont maintenues dans un rôle d’auxiliaires. Les ouvrages ici réunis montrent que, quarante ans plus tard, ce schéma reste valable pour l’essentiel.
3Longtemps membre du comité de rédaction de la revue, Michel Marié, davantage connu des lecteurs d’Espaces et sociétés, fait la distinction très utile entre l’aménagement et le ménagement, les considérant comme deux modalités, à la fois complémentaires et opposées, d’intervention sur l’espace : « L’idée de ménagement s’est construite au contact des aménageurs, en réaction au caractère souvent autocratique et peu démocratique de leurs méthodes. […] Tendu vers l’action, souvent en position d’urgence, l’aménageur a tendance à agir par procuration, à se substituer aux groupes sociaux pour lesquels il travaille. Ménager au contraire est faire le plus grand cas du sujet-objet, de celui pour qui on aménage » (Marié, 1989, p. 199).
4La rhétorique du développement durable prétend réconcilier l’économie, l’écologie et le social. Elle prétend en particulier introduire la qualité de vie dans la fabrique de la ville (Hamman et Blanc, 2009, p. 185). La coupure entre aménagement et ménagement devrait donc s’atténuer. Les ouvrages sélectionnés montrent qu’elle persiste. À l’exception des « métiers flous » de Gilles Jeannot, les professionnels de l’urbanisme sont d’abord des fabricants de la ville, au sens « dur » (et non « durable ») de « la production de l’espace » dans les années 1960 (Lefebvre, 2000). Le ménagement apparaît absent de leurs préoccupations. Il faudra discuter en conclusion s’il s’agit d’un reflet fidèle de la réalité ou si les chercheurs ont été victimes d’une erreur de focale, restant prisonniers des frontières tracées par les professions elles-mêmes.
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6Avec Les professionnels de l’urbanisme. Socio-histoire des systèmes professionnels de l’urbanisme (2005), Gilles Verpraet offre la synthèse de vingt ans de recherches sur les métiers et les professions de l’urbanisme, à la lumière de la Sociologie des professions (Dubar et Tripier, 1998). Il a réalisé de nombreuses études, dont un questionnaire approfondi administré à un échantillon de deux cents personnes. Les résultats sont enrichis par des éclairages historiques et des comparaisons avec les pays voisins. La thèse centrale de l’auteur est que, si l’urbanisme comme pratique professionnelle est beaucoup plus ancien, les métiers et les professions se sont constitués en France pendant la Seconde Guerre mondiale et qu’ils sont passés par trois grandes étapes.
7La première va de 1940 à 1960 ; elle est liée à la croissance urbaine et à sa prise en charge par l’État central. Cette période a deux caractéristiques qui se cumulent : d’une part la croissance urbaine et l’extension rapide de l’urbanisation (grands ensembles, villes nouvelles, infrastructures, etc.) ; d’autre part la prise en charge de cette politique urbaine par l’État central, qui a créé pour cela le ministère de l’Équipement en 1966. Le modèle professionnel qui s’élabore est clairement un modèle expert qui s’inspire de l’organisation « scientifique » du travail dans l’industrie : la conception, prise en charge par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, est dissociée de l’exécution, confiée aux ingénieurs des Travaux publics. C’est aussi un modèle « keynésien » (p. 29) car la planification urbaine est une affaire d’État et les ingénieurs des Ponts et Chaussées prétendent défendre, à long terme, l’intérêt général contre les intérêts particuliers. La figure du « despote éclairé », incarnée par le baron Haussmann (préfet de police et urbaniste de Paris sous le Second Empire), sert de référence. Même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance du régime de Vichy, qui a créé en 1943 le corps des urbanistes de l’État (p. 24), il serait sans doute plus pertinent de faire démarrer cette période à la fin, et non au début, de la Seconde Guerre mondiale.
8La deuxième étape, les années 1970 et 1980, est marquée par deux ruptures : d’abord, la crise économique qui entraîne le ralentissement de la croissance urbaine et une nouvelle politique urbaine qui passe de la construction nouvelle à la réhabilitation de l’existant (quartiers anciens et grands ensembles) ; mais aussi la décentralisation qui entraîne la montée en puissance des collectivités territoriales et des intercommunalités dans la politique urbaine. Cette reconfiguration provoque un nouveau positionnement des professionnels : la figure principale n’est plus celle de l’ingénieur, mais celle de l’architecte. D’après un recensement de 1979, on comptait parmi les professionnels de l’urbanisme 40 % d’architectes, 33 % de diplômés de sciences humaines et sociales et 16 % seulement d’ingénieurs (p. 38). Qu’ils exercent en libéral ou qu’ils entrent dans la fonction publique territoriale, ces professionnels se rapprochent des élus locaux. Tout en se prévalant de leur expertise technique, ils ajoutent l’écoute et la médiation à leur palette de compétences, pour réaliser « un urbanisme de transaction » (p. 16). Le projet urbain passe par des arbitrages et des compromis. Il se négocie entre les différents intervenants et, au moins en théorie, avec le destinataire final, la population. Il y a donc deux niveaux de médiation : la médiation entre intervenants institutionnels pour la coordination de l’action ; la médiation avec les habitants, pour une coproduction du projet (p. 42).
9La troisième étape, des années 1990 à aujourd’hui, voit ces tendances s’amplifier. Mais il y a deux faits nouveaux : dans une logique de marché, la place des acteurs publics se réduit au profit des acteurs privés. Dans les partenariats public-privé, la coordination de l’action et la médiation institutionnelle deviennent des enjeux essentiels pour les professionnels de l’urbanisme. Par ailleurs de nouvelles fonctions s’ajoutent à leurs fonctions traditionnelles : ils ne sont plus seulement des aménageurs de l’espace, ils deviennent des développeurs qui doivent veiller à ce que les zones d’activités économiques qu’ils réalisent se remplissent (p. 59), que le lien social se renforce dans les quartiers en développement social urbain et que partout le développement soit « durable ». G. Verpraet observe que, confronté à ces transformations, le système professionnel se réorganise mais freine l’émergence de nouveaux métiers dans ce champ. Un nouvel équilibre entre modèles experts et modèles médiateurs se cherche, entre la technique et la démocratie. « Le conseil aux communes n’est pas un simple prolongement du projet architectural, mais une formule mixte associant les exigences de programmation et les exigences de maîtrise d’œuvre » (p. 145). L’hybridation est au cœur du processus : l’ingénieur se positionne sur le pôle technique, l’architecte davantage sur le pôle esthétique et sensible, mais tous les deux prétendent détenir l’ensemble des compétences et ils sont en concurrence pour réaliser la synthèse et la médiation. On le voit dans les Agences d’urbanisme, équipes pluridisciplinaires souvent dirigées par un ingénieur des Ponts et Chaussées, quelquefois par un architecte.
10Il y a une rupture entre le cœur de l’ouvrage et les deux derniers chapitres qui analysent les deux transformations majeures aujourd’hui : d’abord, l’urbanisme devient un carrefour où se croisent les politiques économiques, sociales, de transport, etc. On passe à un « urbanisme de différenciation ». Ensuite l’urbanisme, entrant dans la logique du marché et du partenariat public-privé, devient un « urbanisme négocié ». L’auteur évoque vaguement quatre études de cas (Lille, Nantes, Poitiers et Sèvres, p. 148), où l’arrivée du tgv et/ou de l’autoroute entraîne un déplacement du projet urbain. L’accent est mis sur les transformations du contexte mais le fil directeur, l’impact sur les métiers, est oublié. Il y a bien des listes de nouveaux métiers : développeur économique, « ensemblier » dans les grands projets (p. 162), ou « chargé d’opération Habitat et vie sociale (hvs) » en 1977, devenu « chef de projet Développement social des quartiers (dsq) » en 1981, puis « coordinateur des politiques de la ville » (p. 176). Il y a une seconde liste de métiers existants qui se transforment : police de proximité, travail social, animation, etc. (p. 177). Mais la « reconfiguration des systèmes professionnels » (p. 182) reste hors champ. Ce défaut est flagrant dans la conclusion, « Socio-histoire des systèmes professionnels et socio-genèse de l’action urbaine », qui vise à monter en généralité : elle fait la genèse de l’action urbaine et l’histoire de la sociologie des professions, en oubliant le système professionnel de l’urbanisme.
11Sauf erreur, G. Verpraet propose la première synthèse systématique sur les métiers et les professions de l’urbanisme en France. Son ouvrage a les qualités et les défauts d’un texte pionnier : il rassemble beaucoup de données dispersées et il les organise dans un ensemble discutable, mais qui a le mérite d’exister et de permettre d’avancer. L’auteur est évidemment plus à l’aise pour analyser le passé que le présent car, faute de recul suffisant, il est toujours difficile d’analyser ce qui est en cours. Mais il a le grand mérite de mettre en évidence la tension structurante entre le modèle expert, proche du pôle aménagement, et le modèle médiateur, proche du pôle ménagement, tension que l’on retrouve dans tous les ouvrages ici regroupés.
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13L’ouvrage collectif coordonné par Véronique Biau et Guy Tapie, La fabrication de la ville. Métiers et organisations (2009), pénètre davantage dans les coulisses et analyse les relations conflictuelles entre les différents « partenaires » de l’aménagement urbain. Au chapitre 4, Viviane Claude prolonge son étude historique passionnante sur les pratiques professionnelles de l’urbanisme (Claude, 2006). Elle montre que la figure pionnière du médecin au xixe siècle, en tant que spécialiste de l’hygiène et de la santé publique, a cédé le pas au cours du xxe siècle à trois figures professionnelles majeures : l’architecte, l’ingénieur et le géomètre. L’ensemble des contributions montre que ce dernier métier n’a pas réussi à s’imposer. Dans la seconde moitié du xxe siècle, un processus de bipolarisation oppose les architectes aux ingénieurs, mais ils s’allient pour faire efficacement barrage à l’entrée de nouvelles professions et/ou les cantonner dans les marges, confirmant sur ce point l’analyse de G. Verpraet.
14La première partie présente trois défis qui devraient amener ce petit monde professionnel à changer, alors qu’il n’en a pas envie et qu’il résiste : l’injonction à la participation des habitants, l’injonction à la construction durable et les nouvelles règles du jeu introduites avec les partenariats privé-public (ppp, en français comme en anglais). Marie-Hélène Bacqué fait une excellente synthèse sur les enjeux, les formes et les ambiguïtés de l’urbanisme de participation (chap. 1). Elle pointe que « le milieu professionnel et universitaire français reste encore très imperméable aux théories de l’urbanisme participatif ou délibératif » (p. 25). À la différence des États-Unis, l’urbanisme participatif n’a pas débouché en France sur de nouvelles déclinaisons professionnelles (ce fut l’un des premiers métiers de Barack Obama dans les ghettos de Chicago et il lui a ouvert bien des portes !). M.-H. Bacqué distingue aussi le savoir d’usage des habitants ordinaires et l’expertise citoyenne développée par des militants qui sont souvent des professionnels (en activité ailleurs, ou retraités) ; ils mettent leurs compétences au service d’une posture critique de contre-expertise, mais le débat continue à se dérouler entre initiés.
15Éric Henry et Marie Puybaraud comparent le développement de la « construction durable » en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas (chap. 3). Ils montrent comment il remet en cause à terme la division du travail entre professions. La distance entre architectes et ingénieurs s’estompe, ainsi que celle entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage, ou encore entre projet et programme. Pour autant, en France, la plupart des architectes faisant de la haute qualité environnementale se contentent d’associer un ingénieur thermicien cantonné aux aspects techniques. Élisabeth Campagnac compare elle aussi la France et la Grande-Bretagne, mais en matière de ppp (chap. 2). Elle analyse deux projets qui s’inscrivent dans cette nouvelle procédure : la création d’un hôpital à Manchester et celle d’une plateforme logistique à Dijon, pour la pharmacie des hôpitaux publics. Dans les deux pays, on observe une privatisation de la maîtrise d’ouvrage et une mutation des règles du jeu. Les pouvoirs publics ne sont plus les donneurs d’ordre, ils deviennent le client du consortium réalisé pour la réalisation du projet. L’État est amené à formuler une commande claire et à entrer dans un « dialogue compétitif » permanent. L’ensemble des intervenants traditionnels, architectes en tête, fait l’apprentissage de nouvelles règles du jeu ; de nouveaux intervenants font irruption : les banques, les consultants juridiques et financiers, etc. Mais les formes émergentes ne sont pas encore stabilisées et elles restent difficiles à cerner.
16La seconde partie analyse divers volets des transformations professionnelles en cours : l’histoire de leur structuration au cours du xxe siècle, les enjeux identitaires de la mise en place d’un office de qualification des urbanistes, l’introduction de la programmation dans l’architecture puis dans l’urbanisme et, enfin, l’émergence de professions nouvelles mais cantonnées à la marge, comme le concepteur sonore ou le concepteur lumière. Poursuivant la recherche déjà évoquée, V. Claude montre comment la longue durée permet de comprendre les enjeux du présent (chap. 4). Elle fait ici un découpage chronologique un peu différent de celui de son ouvrage de 2006, en distinguant deux grandes périodes : 1900-1930, lorsque les bonnes relations avec l’Administration centrale et/ou avec les élus locaux étaient plus importantes que le titre détenu par « l’homme de l’art ». Après la Seconde Guerre mondiale, la période 1940-1975 voit l’État s’installer en chef d’orchestre de la rationalisation des métiers. V. Claude conclut que l’aspiration à une définition claire de la profession d’urbaniste est peut-être un combat d’arrière-garde, rejoignant Gilles Jeannot sur le caractère irréductiblement « flou » de ce métier (voir ci-dessous).
17V. Biau montre que la mise en place d’un office de qualification des urbanistes est certes une tentative de « faire le ménage », mais qu’elle répond surtout à une quête identitaire (chap. 5). Même si les urbanistes prétendent avoir « tué le père » en supprimant le trait d’union entre architecte et urbaniste (p. 81), la moitié des urbanistes qualifiés sont architectes. On mesure l’écart entre le discours d’ouverture aux non-architectes et la réalité en comparant avec les chiffres donnés par G. Verpraet (ci-dessus) : de 40 % d’architectes en 1979, on est passé à la moitié en 2005. L’examen des dossiers des candidats ajournés ou refusés fait apparaître en creux une définition malthusienne du cœur de métier : pour être qualifié, il faut un profil proche de ce que V. Biau appelle ironiquement « plutiste », c’est-à-dire en charge d’un plan local d’urbanisme (plu), ou encore chargé d’études urbaines. Les paysagistes, géomètres et ingénieurs sont regardés de travers.
18Nathalie Mercier et Jodelle Zetlaoui-Léger étudient l’émergence de la profession de « programmiste » (chap. 6). Elle s’est développée après la loi de 1985 sur la maîtrise d’ouvrage publique, qui dissocie la programmation et la conception. La programmation concerne principalement les équipements publics et elle est une démarche d’aide à la décision qui clarifie la commande, vise à répondre aux attentes du maître d’ouvrage, identifie les « besoins » des usagers que le concepteur devra prendre en compte, tout en assurant le contrôle technique et financier du projet. La programmation architecturale est la plus courante et elle offre une opportunité de reconversion aux architectes en chômage. La programmation urbaine est plus rare. Les programmistes constituent ainsi une profession fragile, prise en tenaille entre la figure tutélaire de l’architecte d’un côté et les transformations du marché des études de l’autre. Sandra Fiori et Cécile Regnault présentent deux groupes professionnels émergents qui ont des points communs et des différences sensibles : les concepteurs sonores et les concepteurs lumière (chap. 7). Ils sont marginaux et fragiles : le concepteur lumière est un artisan, alors que le concepteur sonore est un double actif, avec une activité principale de compositeur ou d’acousticien. Le concepteur lumière a un référentiel artistique (la mise en scène et l’enchantement du monde) mais il s’appuie sur un socle technique fort et il met en place des dispositifs relativement pérennes. Le concepteur sonore ne dispose pas de ce socle, la référence musicale est dominante et ses productions sont nécessairement éphémères. La faiblesse de ces nouveaux venus fait paradoxalement leur force : ils sont bien tolérés tant qu’ils restent marginaux et ne menacent pas l’hégémonie des professions établies.
19La troisième partie analyse les dynamiques qui bousculent à la fois l’organisation interne des professions chargées de « fabriquer » la ville et les relations entre ces professions, condamnées à une « coopération concurrentielle », voire conflictuelle. Pour Fabrice Bardet, Lyon est une illustration exemplaire de ces transformations (chap. 8). Dans les années 1950, la traversée autoroutière de la ville et le percement du tunnel de Fourvière étaient « l’enfant chéri » du ministère de l’Équipement et du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Mais le projet initial d’échangeur à la sortie du tunnel a suscité de telles oppositions qu’il a fallu faire appel à des architectes locaux pour trouver des compromis acceptables. L’État central a commencé à perdre le monopole de l’expertise urbaine et cet événement est précurseur de deux dynamiques qui se renforcent mutuellement : avec la décentralisation, la montée en puissance des villes et des intercommunalités dans la définition de leur urbanisme ; les agences d’urbanisme, qui étaient « le cheval de Troie » du ministère de l’Équipement dans les villes, s’émancipent et apportent aux villes une capacité de contre-expertise. C’est en même temps le recours à des « experts entrepreneurs » (p. 126) : avec la délégation de service public à des concessionnaires privés (gestionnaires de parkings, services de l’eau, etc.), l’expertise urbaine rentre de plain-pied dans la logique de marché. À partir de quatre études de cas (Toulon, Le Mans, Bordeaux et Valenciennes), Patrice Godier étudie les relations interprofessionnelles dans la création de lignes de tramway (chap. 9). Apparemment, le tramway est un objet technique et il s’inscrit dans la logique industrielle des ingénieurs transport. En réalité, ils doivent composer avec des architectes, urbanistes, designers et paysagistes. Toutes ces professions doivent faire un apprentissage collectif de la coopération et, dans certains contextes locaux, les ingénieurs n’ont pas le dernier mot, en particulier lorsque les architectes locaux entretiennent de bonnes relations avec les élus.
20Nadia Arab et Alain Bourdin s’intéressent à la « commande » d’espace public à Genève, Lille, Nantes et Strasbourg (chap. 9). Eux aussi constatent des transformations rapides : la maîtrise d’œuvre et la conception sont de plus en plus souvent externalisées. Les services de la ville ou de l’intercommunalité conservent la maîtrise d’œuvre, mais elle change de nature : il s’agit maintenant de passer commande et de superviser le bon déroulement des diverses opérations menées conjointement. Les services sortent pour cela de leur logique traditionnelle de gestion et de maintenance, passant à la logique plus risquée de l’intervention. « (À Strasbourg) les structures de montage et de pilotage des projets d’aménagement d’espaces publics sont très précisément définies » (p. 149). À l’inverse, « à Nantes, les structures bougent sans cesse. […] La culture de l’action publique nantaise accorde plus d’importance à la mobilisation autour de projets qu’à l’organisation » (p. 150). Les auteurs concluent sur la complexité de la commande d’espace public, « qui correspond à l’interaction permanente de problèmes, d’échelles spatiales et de temporalités très différentes, avec une diversité d’acteurs et de savoirs mobilisés qui n’est pas évitable » (p. 150). Mais cette complexité est aggravée par une complication institutionnelle qui, elle, pourrait être atténuée ! Enfin, Michael Fenker étudie les formes de coopération dans la maîtrise d’ouvrage à partir de trois cas très différents : la restructuration de la Cour d’appel de Bordeaux, la construction du Centre hospitalier régional d’Annecy et le Technocentre Renault à Guyancourt (chap. 11). Il souligne que la coopération entre des professions aux logiques différentes traverse nécessairement des crises et qu’il faut construire des situations de confiance pour les surmonter. Il faut pour cela une bonne dose de « savoirs relationnels » et on les trouve quelquefois chez les représentants des utilisateurs : le magistrat délégué à l’équipement pour la Cour d’appel, le président de la commission médicale pour l’hôpital. Les utilisateurs et clients, souvent considérés comme non experts ou « profanes », ont acquis par l’expérience une compétence qui leur permet d’intervenir à bon escient. Le « triangle » expérience-compétence-expertise est d’une grande complexité (Trépos, 1992).
21Les deux coordinateurs de l’ouvrage offrent en conclusion une remarquable mise en perspective sur la coopération entre professions dans ce qu’ils appellent la fabrication de la ville, mais aussi « la production architecturale, urbaine et constructive » (p. 201). Ils relèvent d’abord qu’en France cette production voit l’affrontement de deux figures professionnelles complémentaires et opposées : l’architecte au pôle esthétique et l’ingénieur au pôle technique. Mais ces deux professions s’unissent pour maintenir les intrus à la périphérie : le paysagiste et le concepteur sonore pour le pôle esthétique, le programmiste et le concepteur lumière pour le pôle technique, même si la frontière est poreuse et arbitraire. Curieusement, en dehors du chapitre de V. Biau, il est peu question des urbanistes, dans la conclusion comme dans l’ouvrage. V. Biau et G. Tapie soulignent que la coopération interprofessionnelle a besoin d’animateurs et de « passeurs », ce qui suppose des compétences relationnelles. Mais la question de la professionnalisation de ces compétences reste ouverte : même s’il y a place pour quelques sociologues-consultants « pointus », les auteurs suggèrent que les meilleurs médiateurs sont des professionnels reconnus pour leurs compétences techniques, avec en prime une longue expérience de la coordination et de la négociation. Il ressort de cette synthèse, comme du livre dans son ensemble, que la fabrication de la ville est sur le pôle de l’aménagement et que le ménagement est absent. La fabrication de la ville prend pour modèle les processus de fabrication dans l’industrie. Elle introduit la standardisation et, en même temps, de la transversalité pour « arrondir les angles » : on nomme des chefs de projet et on s’inspire de l’ingénierie concourante pour coordonner et prendre en compte les imprévus, comme dans l’industrie. Mais les services techniques des villes résistent à cette évolution car ils conservent leur logique traditionnelle, ajoutant ainsi de la complication à la complexité. Si l’industrie essaie maladroitement de répondre, avec le marketing, aux attentes du client, le destinataire final de la fabrication de la ville, le citadin, est réduit à la portion congrue. La concertation avec les habitants est vue exclusivement à partir des compétences que les professionnels doivent acquérir pour la « structurer » efficacement, la contribution de M.-H. Bacqué le montre en creux. Il est fait une seule allusion aux métiers de la politique de la ville et du développement social urbain (p. 201, en 8 lignes). En reprenant la distinction de G. Verpraet, le modèle expert l’emporte sur le modèle médiateur. Le ménagement des territoires et de leurs habitants est hors du champ de la fabrication de la ville.
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23Être architecte est un titre qui annonce clairement le propos d’Olivier Chadoin (2007) : analyser la situation actuelle de la profession d’architecte. La question de l’identité professionnelle de l’architecte est régulièrement posée et le milieu s’accorde à dire que la spécificité du métier d’architecte ne va plus de soi aujourd’hui, ce qui est peut-être une idéalisation du passé. Dans les débats sur cette identité, O. Chadoin distingue deux tendances opposées. Dans une logique élitiste, une minorité plaide pour un retour à la conception traditionnelle de l’architecte libéral, combinant la figure de l’artiste et celle du chef d’orchestre. L’architecte est un « artiste » dans la mesure où, maîtrisant parfaitement sa technique, il est capable de la transcender et de créer une œuvre d’art ; il est « chef d’orchestre » lorsque, passant de la conception à la réalisation, il coordonne les interventions des différents corps de métier (p. 25). Dans une logique corporatiste, devant la croissance des effectifs de la profession et la chute des marchés de la construction, une minorité défend la figure traditionnelle de l’architecte libéral ; les autres soutiennent que les architectes doivent chercher à élargir leur champ d’action et à se diversifier, devenant des spécialistes « hybrides » : architecte et urbaniste, architecte et paysagiste, architecte et programmateur, etc. La zone d’incertitude qui entoure le champ d’action de l’architecte devient une opportunité à saisir pour l’élargir, d’où le sous-titre : « les vertus de l’indétermination ». La lecture qui est faite ici de cet ouvrage est sélective : elle se centre sur les relations compliquées entre les architectes, les urbanistes et les autres intervenants dans le champ de la fabrication de la ville ; elle évoque plus rapidement ce qui a trait au repositionnement des architectes dans le champ de la production architecturale proprement dite.
24La première partie expose le parti pris de l’auteur : il est mal à l’aise devant le découpage entre la sociologie du travail, centrée sur la place de l’architecte dans la division du travail et la sociologie des professions qui regarde la structuration du milieu professionnel et les trajectoires des architectes. Il propose de les réunir dans une « sociologie du travail professionnel » (le deuxième sous-titre de l’ouvrage). Cette démarche est très proche de celle de V. Claude (2006) qui fait une « sociologie des pratiques professionnelles ». O. Chadoin met en évidence un premier paradoxe : les jeunes femmes architectes, souvent salariées dans la fonction publique territoriale ou dans des organismes para-publics (les Conseils architecture, urbanisme et environnement par exemple), rejettent le modèle de l’architecte libéral et la pratique du travail « en charrette », incompatible avec la garde des enfants. Elles tiennent au titre hybride d’architecte-urbaniste pour marquer leur différence. À l’inverse, la dernière partie montre que les « stars » jouent sur le brouillage des frontières entre architecture et urbanisme. Il permet de passer de l’une à l’autre selon les opportunités et le titre d’architecte leur suffit pour se porter candidat à un concours d’urbanisme.
25La deuxième partie analyse en détail la place des architectes dans une opération « mixte » d’architecture et d’urbanisme : la zone d’aménagement concerté (zac) de Paris-Bercy. Il s’agit d’un ancien quartier populaire, historiquement dédié au négoce du vin. La zac est bornée par deux grands équipements publics : le Palais omnisports de Bercy et le nouveau ministère des Finances. Le projet est structuré autour de la constitution d’un parc central et il comprend deux sous-ensembles : le « Front de Parc » résidentiel (logement social et promotion privée) et le « Fond de Parc », une zone d’activités consacrée au vin et à la gastronomie, pour faire un clin d’œil au passé. La maîtrise d’ouvrage est publique : la Ville de Paris, avec plusieurs grandes directions générales impliquées et l’Atelier parisien d’urbanisme (apur), mais sous le contrôle étroit du maire. Une société d’économie mixte, la semaest, est le maître d’ouvrage délégué, mais elle sous-traite la programmation et la commercialisation de la zone d’activités à une société privée, zeus (filiale de la banque de Suez). La division du travail est clairement affichée à l’apur : les projets aux architectes, les transports et la voirie aux ingénieurs, mais les frontières sont plus floues qu’il n’y paraît. La Direction générale des parcs et jardins de la ville a surtout des paysagistes et des ingénieurs. La particularité de cette opération est la désignation d’un « architecte-coordonnateur » qui coordonne les dix architectes d’opération, pour que la diversité architecturale ne nuise pas à l’unité de la forme urbaine. On comprend qu’un architecte soit habituellement mieux placé pour coordonner des architectes qu’un non-architecte, mais il peut y avoir des exceptions ! Il en va de même dans d’autres professions (voir ci-dessus). Aussi, même avec le point d’interrogation, le titre du chapitre iii : « la coordination : une fonction d’architecte ? », reste ambigu : qui a vocation à la coordination d’un groupe interprofessionnel ? C’est la revendication des architectes et c’est souvent eux dans la pratique, mais ce n’est pas inhérent à leur fonction.
26C’est ce qui apparaît dans la troisième partie, analyse fine du repositionnement de l’architecte dans la maîtrise d’œuvre. Quatre métiers sont en coopération concurrentielle : l’architecte, chargé de la conception du projet et de sa traduction spatiale ; l’ingénieur, chargé de sa mise au point technique ; l’économiste de la construction (nouveau nom du métreur-vérificateur), chargé de la maîtrise des coûts et le pilote de chantier (project manager), chargé de l’organisation du chantier. La prétention de l’architecte à la coordination de la maîtrise d’œuvre est moins contestée par l’ingénieur que par l’économiste et le pilote de chantier qui mettent en avant leurs compétences, respectivement en gestion et en organisation du travail. L’urbaniste est absent de la maîtrise d’œuvre. Si l’architecte chasse sur les terres de l’urbaniste, la réciproque n’est pas vraie : les architectes non urbanistes ne cherchent pas à concurrencer les architectes dans leur cœur de métier mais à se protéger en affirmant qu’une frontière sépare urbanisme et architecture.
27La construction neuve est aujourd’hui en déclin et la réhabilitation de l’existant est devenue un marché plus important. Elle inclut des choses aussi différentes que la petite réhabilitation à l’initiative des propriétaires privés, les travaux délicats dans les monuments historiques et secteurs sauvegardés (sous le contrôle tatillon de l’architecte des bâtiments de France), la reconversion des bâtiments industriels, la réhabilitation des grands ensembles de logements sociaux à la périphérie, etc. L’urbaniste est pratiquement absent. Il est mentionné une seule fois (p. 325) comme participant au diagnostic, en amont de la réhabilitation du logement social. Cette activité semble relever davantage de la maîtrise d’ouvrage que de la maîtrise d’œuvre. Paradoxalement les architectes, qui semblent bien placés pour prendre en charge cette réhabilitation, s’en sont désintéressés pendant longtemps. Elle était au bas de l’échelle, car elle n’était pas à leurs yeux une création véritable. C’est depuis vingt ans seulement que la profession entreprend de justifier et de légitimer l’intervention de l’architecte dans l’existant.
28La quatrième et dernière partie analyse les raisons de ce discrédit et les formes du renversement en cours. Selon l’expression de l’auteur, inspirée par Pierre Bourdieu, il s’agit d’une « réhabilitation symbolique de la réhabilitation » (p. 329). La conception traditionnelle opposait « architecture vive et architecture de conservation », la première était valorisée en tant que création, la seconde n’était qu’une simple remise en état. Mais il y avait aussi une hiérarchie dans la construction neuve, les palais et les grands édifices étant évidemment plus prestigieux que les habitations populaires. Il y a une hiérarchie similaire dans la réhabilitation de l’existant : en haut, les monuments historiques, puis les bâtiments industriels qui permettent un jeu entre la tradition et la modernité (comme les chais dans la zac de Bercy), puis les grandes opérations de renouvellement urbain dans les grands ensembles de logements sociaux. La petite réhabilitation vient en dernier, même si les architectes cherchent à faire passer le message que, sans eux, elle sera vulgaire et sans qualités. On ne peut qu’admirer la créativité prodigieuse des architectes dans le maniement du discours : la réhabilitation est insuffisante, il faut faire de la « réanimation » (pourtant, dans Le petit Robert, réhabiliter veut dire : « rendre à un condamné ses droits perdus et l’estime publique, en reconnaissant son innocence », ce qui est déjà beaucoup !). Il faut aussi « créer dans le créé », « faire la ville sur la ville », ou encore du « passé recomposé » (p. 338 & 341) ! La logique du ménagement transparaît dans ce nouveau discours et c’est un facteur essentiel pour le succès de la tentative d’appropriation de la réhabilitation de l’existant par les architectes. O. Chadoin souligne qu’il serait réducteur de ne voir dans cette inflation discursive qu’un alibi camouflant (mal) une stratégie de reconquête d’un marché : la transaction marchande est insuffisante pour l’architecte car, si elle lui permet de s’enrichir, elle ne lui permet pas d’augmenter son capital symbolique et d’atteindre la renommée (p. 348), ce qui passe par la reconnaissance par les pairs. Une transaction symbolique s’ajoute à la transaction marchande.
29En cherchant à se diversifier et à élargir leur domaine d’intervention, entre autres vers l’urbanisme et la réhabilitation de l’existant, les architectes reproduisent, peut-être sans le savoir, la stratégie des ingénieurs des Ponts et Chaussées dans les années 1960. Experts incontestés des routes, des ponts, des canaux, et en partie des voies ferrées, ils ont été les aménageurs et les modernisateurs du monde rural. Ils ont voulu élargir leur champ d’action à l’aménagement urbain, mais en conservant leur base arrière. Pour cela, ils se sont spécialisés dans la conception, en déléguant le suivi et la réalisation des chantiers aux ingénieurs des Travaux publics de l’État (Thoenig et Friedberg, 1969). L’urbanisme suscite de telles convoitises qu’il est peu probable qu’il tombe sous la coupe d’une seule profession. Architectes, urbanistes et ingénieurs devront apprendre à cohabiter, entre eux et avec les nouveaux venus qui frappent déjà à la porte.
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31À l’inverse des ouvrages précédents, dans lesquels le ménagement est absent ou marginal, il est au cœur de l’ouvrage de Gilles Jeannot, Les métiers flous. Travail et action publique (2005). L’auteur est chercheur dans le Laboratoire techniques, territoires et sociétés (latts) de l’École nationale des ponts et chaussées et il étudie l’évolution des métiers liés à l’aménagement. Il présente ici une synthèse de plusieurs études sur les transformations de métiers exercés principalement, mais pas exclusivement, au sein des Directions départementales de l’Équipement (dde). Il ne cherche pas à définir ces métiers flous, ce serait une mission impossible car le flou n’est pas une impureté que l’on pourrait éliminer ou atténuer, il est constitutif de l’exercice du métier. Il est lié à ce que G. Verpraet appelle « l’adjonction de nouvelles fonctions », lorsque l’aménageur devient développeur, tout en restant aménageur. Le flou peut même être revendiqué, Jean-Marc Stébé (2005) en a donné un exemple éloquent avec les gardiens-concierges hlm : ils veulent bien faire de la médiation, mais ils refusent que le mot soit prononcé car ils ne veulent pas être dérangés nuit et jour pour intervenir dans le moindre conflit de voisinage.
32Si le flou ne peut être défini, il peut être décrit. C’est ce que fait G. Jeannot dans la première partie en prenant quatre exemples qui ont en commun de se situer à l’intersection (ou l’interface) de l’aménagement avec d’autres domaines. Le premier exemple vient de la protection de l’environnement : comment préserver la qualité de l’eau ? La démarche traditionnelle en dde consiste à édicter des normes et à produire l’équipement correspondant, mais elle est insuffisante. Le traitement des eaux usées est à la croisée de la technique et du droit. Il doit faire face à de nombreuses incertitudes techniques, économiques et sociales, l’acceptation de la règle par les usagers n’étant pas la moindre. Le deuxième exemple est celui du conseil aux collectivités territoriales, réalisé par les chefs de service des dde, surtout auprès des plus petites, dépourvues de personnels compétents. Traditionnellement, il s’agissait de trouver avec les notables locaux des arrangements, ou des transgressions acceptables aux règles nationales inadaptées. Il s’agit de plus en plus d’un travail « pédagogique » : faire prendre conscience aux élus que le problème qui les préoccupe s’inscrit dans un contexte plus global, qu’il n’est pas possible d’apporter une réponse ponctuelle et qu’il faut une vision plus large. C’est ce que G. Jeannot appelle : « faire du général avec le singulier ». Après la fusion récente des directions départementales de l’Agriculture et de l’Équipement en 2009, il est difficile de savoir si cette fonction continuera à être exercée. Troisième exemple, déjà relevé par G. Verpraet, l’inflation de nouveaux métiers : « agent de médiation » dans les transports, « ambassadeur du tri » dans la collecte des déchets ménagers, « chef de projet » dans le développement social des quartiers, « chargé de mission à la démocratie participative » dans les villes, etc. Le profil de poste de ces métiers est impossible à écrire de façon précise, tant le flou domine sur ce qui est attendu : être un informateur, un facilitateur, un médiateur, un organisateur, ou « le mouton à cinq pattes » qui est tout à la fois ! De nombreuses interprétations sont possibles et les individus ont d’assez grandes marges de manœuvre pour définir leur métier au quotidien. Cette indéfinition peut générer des tensions et des conflits au sein des services, elle peut aussi permettre des innovations. Le dernier exemple est celui d’un militant de l’éducation populaire devenu directeur d’un centre d’hébergement et de réhabilitation sociale. Personnalité charismatique, bien connu dans sa ville (probablement petite), il a bien compris que l’essentiel de la « réhabilitation sociale » des sans-logis qu’il héberge ne se fait pas dans son centre, mais à la sortie. Il multiplie donc les contacts avec l’organisme hlm, le Programme local d’insertion par l’économique, la direction départementale de l’Action sociale, pour rechercher des solutions adaptées à chacun. Son métier ne se limite pas à la gestion du centre, il est devenu ce que G. Jeannot appelle « un entrepreneur d’action publique », glissant « d’une obligation de moyens à une obligation de résultat » (p. 39). C’est le point commun aux quatre exemples ici réunis.
33Après le constat, la deuxième partie, « le travail et la chose publique », passe à l’analyse en reprenant les mêmes exemples, plus quelques autres. Si l’on ne peut plus appliquer bureaucratiquement des normes générales et s’il faut prendre en charge les problèmes, c’est parce que « quelque chose » résiste. Les problèmes ne rentrent ni dans les découpages administratifs du territoire, ni dans les normes et règlements. Il y a des configurations spécifiques et il faut à chaque fois trouver la solution adaptée à la personne ou au territoire concerné. Il faut faire travailler ensemble des administrations ou des services qui s’ignoraient jusque-là et faire du « raccommodage » (p. 46). Cette recherche de formes de coordination singulières est caractéristique de « l’action publique post-bureaucratique » (p. 58). En même temps, la coupure est sans doute moins grande qu’il n’y paraît avec l’action publique classique des années 1960 et 1970 (Crozier et Friedberg, 1977). Rétrospectivement, ce que la sociologie française des organisations a appelé « la maîtrise des zones d’incertitude » ressemble beaucoup à ce raccommodage, mais dans un registre plus concurrentiel que coopératif. Le travail des acteurs publics n’est pas « d’ajuster une offre institutionnelle au réel […] c’est dans leur travail que se construit aujourd’hui l’action elle-même » (p. 64). La division du travail entre acteurs publics et privés est elle-même remise en cause. Par exemple, les acteurs publics ne peuvent plus aménager une zone industrielle en supposant qu’elle sera nécessairement utilisée. Acteurs publics et privés sont amenés à travailler ensemble, en amont et en aval ; c’est « le travail collectif de la frontière » (p. 73). Pour résoudre un problème, on ne peut ignorer les cadres réglementaires mais il faut à chaque fois inventer collectivement une solution adaptée. Or ceux qui partagent la même préoccupation ou le même souci (d’insertion, de sécurité, etc., p. 77) réagissent très différemment en fonction de leur histoire personnelle, de leur culture professionnelle. Il faut arbitrer entre plusieurs stratégies ou scénarios, aucun ne s’imposant d’emblée. Les partenaires peuvent avoir des doutes, de l’inquiétude et même de l’angoisse. Le chapitre 8 approfondit l’analyse conjointe du travail et de l’action publique à la lumière de la philosophie pragmatique de John Dewey qui souligne l’importance des interdépendances. Cela permet de remettre en cause un des critères canoniques de la définition sociologique des professions : l’autonomie de décision. Ainsi, la « professionnalisation » des nouveaux métiers associés à la politique de la ville (portant sur la recomposition entre l’urbain et le social) et, plus récemment, la professionnalisation dans le développement durable urbain (portant sur la recomposition de l’urbain et de l’environnement) porte sur la stabilisation des compétences et des emplois, pas sur une impossible autonomie de décision (p. 89).
34La troisième partie, « le souci et le dispositif », esquisse une sociologie de la tension entre les dispositifs institutionnels en croissance exponentielle et les initiatives des agents, à la fois encouragées et bloquées par ces mêmes dispositifs qui peuvent être interprofessionnels, interinstitutionnels, interservices ou les trois à la fois. Ils sont particulièrement développés dans la politique de la ville, mais ils fleurissent aujourd’hui dans l’action sociale, la santé, le développement durable, etc. Ils sont vécus comme un étouffement par un grand nombre d’agents qui ne savent plus ce que l’on attend d’eux ; ils expriment leur frustration et leur découragement quand on leur donne la parole. Pourtant ces dispositifs peuvent être en même temps une ouverture et une ressource : ils amènent à travailler avec de nouveaux partenaires, même si l’impression première est un bavardage stérile ; ils donnent des moyens d’action à ceux qui ont appris à « jongler avec les dispositifs existants » (p. 105). Si les dispositifs sont censés décloisonner et coordonner, ils sécrètent leur propre bureaucratie qui se superpose aux structures administratives existantes. D’où le succès de la métaphore du « mille-feuille » pour décrire ces « monstres ». « La concurrence des coordinations » (titre, bien trouvé, du chap. 11) est un obstacle majeur et un enjeu de pouvoir : tout le monde veut être le coordinateur, mais personne ne veut être coordonné ! La gouvernance urbaine reste une rhétorique difficile à traduire en actes (Blanc, 2009a). Malgré le sentiment, souvent justifié, de perte de temps, il faut admettre que « (se) coordonner, c’est encore travailler » (p. 125). Cette coordination est facilitée par la présence de « marginaux-sécants » (Jamous, 1969), c’est-à-dire d’individus à la frontière de plusieurs univers professionnels, qui sont reconnus et légitimes de part et d’autre de la frontière ; comprenant les différentes logiques en présence, ils facilitent le dialogue et le rapprochement. Mais le succès ne tient pas à une personne au charisme exceptionnel, il dépend de la qualité de l’apprentissage collectif de la coopération. Le problème est particulièrement aigu dans la « politique de la ville », expression qui désigne l’action en faveur des quartiers dits « sensibles » et qui est ambiguë : la création de sous-préfets à la ville, chargés de coordonner la mise en œuvre de cette politique, montre bien qu’elle relève autant de l’État central que du pouvoir municipal (Blanc, 2007). C’est pourquoi elle peut être analysée de deux façons : pour Jacques Donzelot et Philippe Estèbe (1994), ils sont des animateurs de la coopération, capables d’inventer des dispositifs souples et adaptés ; pour une sociologie des organisations plus classique, ils sont prisonniers de la tutelle hiérarchique et de la méfiance des sous-préfets territoriaux qui les considèrent comme des intrus (Grémion et Mouhanna, 1995). Pour G. Jeannot, chacune de ces lectures a une part de vérité. Le sous-préfet à la ville peut rester prisonnier des cercles vicieux bureaucratiques mais, s’il sait s’en saisir, il dispose de marges de manœuvre importantes.
35La dernière partie montre comment « le flou du travail s’étend au flou des métiers » (p. 137). Même s’il y a des exceptions notables (le sous-préfet à la ville par exemple), on observe souvent un « lien entre le flou de la prescription et le flou des positions » (p. 147). G. Jeannot prend l’exemple des agents de développement rural : au début des années 1970, ils pouvaient être des fonctionnaires mis à disposition par la direction départementale de l’Agriculture, mais ils étaient le plus souvent des salariés d’associations para-municipales. Ils travaillaient au service d’élus pauvres et ils recherchaient eux-mêmes, auprès de l’État ou de l’Europe, les financements permettant d’assurer leur salaire. Avec la décentralisation et le développement de l’intercommunalité, ils tendent à intégrer la fonction publique territoriale, souvent comme agents contractuels car ils ne rentrent pas dans « les cadres d’emploi » permettant de devenir fonctionnaire territorial. On observe les mêmes évolutions dans le métier plus récent (fin des années 1970) de chef de projet de la politique de la ville (Blanc, 1996 ; Brévan et Picard, 2000). Le flou se décline de plusieurs manières : flou de l’objet à traiter, flou de la position (protégée ou exposée), flou de l’emploi (précaire ou stable) et flou du métier (absence d’associations professionnelles). Les métiers flous s’étendent dans l’action publique (aide humanitaire par exemple) mais aussi dans le privé (communication, spectacle, etc.).
36Ceux qui disent que la décentralisation a été mal faite et qu’il est urgent de mettre de l’ordre, donc de supprimer le flou, en simplifiant les découpages administratifs et en clarifiant les compétences de chacun, devraient lire ce livre : il montre en conclusion que c’est une mission impossible pour trois raisons. D’abord, il ne suffit pas de choisir la bonne procédure pour mettre de l’ordre : « ce sont des femmes et des hommes qui, par leur capacité à prendre au sérieux des finalités exprimées de manière très générale, […] peuvent ici s’opposer à des blocages bureaucratiques, là mettre en avant un dispositif plutôt qu’un autre, pour générer de l’ordre parmi le fatras des procédures » (p. 154). En reprenant la distinction déjà citée de N. Arab et A. Bourdin, le flou ne tient pas à la seule complication administrative, il tient à l’irréductible complexité du problème à traiter. Ensuite, il faut prendre ses distances avec l’idéal bureaucratique de M. Weber, assez proche de l’organisation scientifique du travail de Taylor : l’activité du fonctionnaire ne consiste pas à appliquer une règle, c’est-à-dire à mettre en œuvre une décision prise au seul niveau politique. On sait depuis longtemps que c’est une fiction et que le fonctionnaire de base (street-level bureaucrat) dispose de marges de manœuvres importantes (Lipsky, 1980), ce qui est une bonne chose : un fonctionnaire qui applique la règle avec intelligence, en tenant compte des situations locales, est préférable au fonctionnaire qui applique le règlement à la lettre, sans se poser de questions. L’activité du fonctionnaire « prend plutôt une forme interprétation-accomplissement qui part de la résistance et de la spécificité des objets publics, pour aller vers leur clarification et leur production » (p. 154). Enfin, le flou donne naissance à une nouvelle conception de l’action publique qui émerge dans la douleur : « cette relation (entre le travail et la chose publique) n’est pas close sur l’individu au travail mais ouverte sur le collectif de travail et, plus largement, sur des mouvements sociaux engagés directement dans la résolution des problèmes d’une époque. […] Un mouvement public d’interprétation en acte de la chose publique est rendu possible ». Ce qui se joue dans le flou, c’est d’abord, en reprenant le titre de l’ouvrage de Niklas Luhmann récemment traduit en français (2006) : La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale ; la confiance routinière (ou systémique) ne suffit pas, il faut développer une certaine familiarité entre collègues de travail. C’est l’élargissement effectif (et pas seulement rhétorique) de la démocratie qui est en jeu.
37L’intérêt majeur de cet ouvrage est d’esquisser le passage des formes traditionnelles de bureaucratie à de nouvelles formes, moins stabilisées et plus floues. G. Jeannot utilise abondamment et sans la définir l’expression de « post-bureaucratie » ; il parle de « néo-bureaucratie » dans la conclusion, sans dire s’il fait une distinction entre les deux. Post-bureaucratie n’est peut-être pas le terme le plus approprié, car il évoque une rupture complète avec la bureaucratie. Au début du xxe siècle, M. Weber associait bureaucratie et modernité. La règle bureaucratique représente un progrès, car elle met à l’abri de la décision arbitraire d’un fonctionnaire : la règle vaut pour tous et le fonctionnaire qui l’applique n’a plus de marge d’appréciation. La postmodernité affirme une rupture complète avec cette rationalité, « moderne » certes, mais réductrice. Or la post-bureaucratie décrite par G. Jeannot n’est pas la fin de la bureaucratie, il intitule une section : « la revanche de la bureaucratie » (p. 113). Son analyse semble plus en phase avec la théorie de la modernité avancée d’Anthony Giddens (1994) qu’avec celle de la postmodernité. Au stade de la modernité précoce, institutions et professions bénéficiaient d’une large autonomie pour traiter les problèmes relevant de leur domaine de compétence. Au stade de la modernité avancée, la montée des interdépendances fait voler en éclats ces découpages et elle implique le travail en commun, débouchant sur une hyper-bureaucratisation, G. Jeannot le montre bien. Il a raison de souligner deux choses à la fois : la rhétorique naïve du partenariat et de la transversalité n’est pas crédible, mais il ne faut pas noircir à outrance le tableau. Il y a à la fois des contraintes lourdes et des marges de manœuvre pour de l’innovation. La notion de néo-bureaucratie est floue et doit être précisée, mais elle reste préférable à celle de post-bureaucratie.
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39Pour conclure, il faut revenir à la question de départ sur la place du ménagement et de la médiation dans l’exercice professionnel de l’urbanisme. Les acteurs expriment une grande insatisfaction devant le flou qui entoure leur rôle et leur identité au travail, ils souhaitent des clarifications. Cette demande est impossible à satisfaire complètement, on l’a déjà dit : il y a besoin de « règles du jeu », mais aussi de « jeu avec la règle » (Reynaud, 1989). Sans les exagérer, il faut insister sur les vertus du flou et de l’indétermination : il y a des choses qu’il serait impossible de faire si elles devaient être énoncées explicitement et publiquement ; il y a place pour des transactions tacites (Blanc, 2009b). La sociologie du travail des années 1970 et 1980 était un peu naïve quand elle croyait qu’en mettant en évidence l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, ce dernier étant plus complexe et qualifié que sa description dans la fiche de poste, elle donnait nécessairement des armes aux travailleurs pour améliorer leur situation. Sans être faux, c’est incomplet et réducteur.
40Les trois premiers ouvrages sont clairement sur le pôle de l’expertise technique et de l’aménagement. Si la médiation et le ménagement apparaissent, ce n’est qu’en complément et à la marge, même chez G. Verpraet qui y est le plus attentif des trois. Les métiers flous étudiés par G. Jeannot sont sur le pôle de la médiation et du ménagement, mais c’est un autre univers professionnel : architectes, urbanistes et ingénieurs sont absents ou, s’ils sont présents, ils font autre chose. Que veut dire « fabriquer la ville » ? Est-ce uniquement « la production architecturale, urbaine et constructive » (Biau et Tapie, déjà cités), ou faut-il inclure ce qui a trait au renforcement du lien social, que l’on appelle quelquefois « ingénierie sociale » pour lui donner une légitimité technique ? On entre alors dans la dialectique du spatial et du social, de la forme urbaine et de l’urbanité qui sont en tension permanente, à la fois complémentaires et opposées (Blanc, 2007).
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