Notes
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[1]
Entre autres illustrations : « Controverses » (n° 136-137, Espaces et sociétés) ; « Regards croisés. Métropoles européennes », Paris, Projet, n° 38, novembre 2008 (Atelier parisien d’urbanisme).
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[2]
P. Panerai est le coauteur de : Formations urbaines. De l’îlot à la barre ; Lecture d’une ville. Versailles ; Éléments d’analyse urbaine ; Projets urbains, etc.
Julien Damon (sous la dir. de), Vivre en Ville, Observatoire mondial des modes de vie urbains 2008/9, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, 251 p.
1Ce livre inclut des contributions de différentes disciplines, s’appuyant sur une enquête internationale réalisée pour l’Observatoire Veolia des modes de vie urbains. Une des fonctions de cet Observatoire est de comprendre comment les gens vivent en ville, quelles sont leurs attitudes, leurs attentes, leurs satisfactions et déceptions dans les grandes villes du monde. Comme l’annonce le coordinateur, Julien Damon, certaines contributions prennent totalement appui sur le traitement des résultats de l’enquête, d’autres se servent des résultats pour proposer une analyse critique et pour les rapprocher d’autres travaux. Les critères de choix des villes étudiées restent inexpliqués, ce qui pose une question fondamentale sur les méthodes de travail de cet Observatoire. Quand la méthode n’est pas explicitée, la portée des résultats obtenus est floue. C’est le cas dans cet ouvrage. Certains résultats ont un intérêt intrinsèque, mais ils paraissent détachés de la politique économique internationale, ainsi que des contextes locaux et nationaux.
2L’enquête de 2008 coïncide avec ce qui est présenté comme une rupture dans l’histoire mondiale : la population urbaine devient majoritaire. L’ouvrage regroupe onze contributions et il n’est pas possible, ici, de présenter complètement chacune d’elles. Le livre commence par une description générale des attitudes – plutôt positives – des populations de douze villes envers leur qualité de vie, suivie d’une présentation du processus d’urbanisation à partir de 1840. Ces deux premiers chapitres présentent une urbanisation géographiquement différenciée, mais généralement positive. Selon leurs auteurs (Méchet et Soëtard ; Dumond), la croissance des villes a été possible en raison des progrès techniques et médicaux, de l’industrialisation, d’une émigration urbaine provenant de villes moins importantes (dans la deuxième partie du xxe siècle) et des flux migratoires internationaux. À l’opposé d’analyses comme celle de Mike Davis (Planet of Slums), ici ce changement ne semble pas se rattacher à des causes globales comme le colonialisme, la montée du capitalisme, les rapports nord-sud, etc. Les données ne sont pas très originales sauf, peut être, les appréciations positives des habitants des villes où Veolia a fait ses sondages.
3Dans un chapitre philosophique, Thierry Paquot pose quatre questions qui sont au cœur de toute réflexion sur l’urbanisation : la question sociale, interrogeant le système productif, sa progression et ses effets sur les populations ; la question urbaine qui traite de la qualité de vie en ville ; la question communicationnelle qui « charrie son lot de “progrès” et modifie les rapports géolinguistiques » ; la question environnementale, enfin. Thierry Paquot interroge la trajectoire déterministe d’un monde de plus en plus urbain et suggère que le citadin type appréhende plusieurs espaces vécus, conçus et représentés.
4Le chapitre sur les jeunes et la ville (Galland et Stellinger) compare les attitudes de jeunes en milieux urbain et rural en ce qui concerne leur satisfaction par rapport à leur vie – les jeunes urbains sont plus satisfaits – et les jeunes ruraux ont plus de craintes. Plusieurs autres facteurs ont été sondés comme le coût de la vie, les transports, le dynamisme économique pour comprendre l’attitude des jeunes dans les différentes villes du monde, mais ces données n’ont pas été croisées avec les niveaux d’éducation, ni de classe sociale et de revenu.
5Dans « Mobilité et qualité de vie en ville », Vincent Kaufmann, développe une analyse fine des contradictions et difficultés dues à la congestion des villes, à la lumière des données réunies par Veolia. Faisant une distinction primordiale entre mobilité et déplacement, Kaufmann explique qu’une population qui se déplace beaucoup n’a pas nécessairement un « champ des possibles » très favorable aux déplacements. En termes de champs du possible, centres et périphéries, ou villes du Nord et villes du Sud, se distinguent fortement (p. 125). La capacité à se déplacer de façon autonome est une capacité qui devient une ressource, une forme de capital (p. 127). Kaufmann souligne aussi le fait que le nombre de kilomètres parcourus dans la vie quotidienne ne cesse de croître, mais que cette croissance est associée à une augmentation des budgets-temps consacrés aux déplacements par la population. Cependant, la qualité du temps est différente suivant les moyens de transport utilisés. Le transport à pied, à vélo, et en voiture offre plus facilement des opportunités de véritable mobilité, ce qui rend sa durée plus supportable. Les sondages montrent le désir de la population d’un meilleur développement des transports publics ; mais, sans la maîtrise du foncier, l’articulation entre logements et circulation sera impossible à améliorer.
6Un chapitre traite de la durabilité urbaine (Ferone) dans une perspective eurocentrique et largement environnementale, qui ne prendrait pas en compte l’économie et le social. Le chapitre : « La globalcity et ses critiques » (Chauvel) s’inspire de la sociologie des classes moyennes de Gustav von Schmoller (1897) et explicite, à partir des sondages Veolia, la concurrence économique dans les globalcities où l’obtention d’un diplôme élevé sans position correspondante dans la hiérarchie économique est génératrice de tensions et de déstabilisations. Ces données signalent que, dans les globalcities, l’éducation et le revenu ne sont pas toujours fortement connectés, d’autres facteurs influant sur le succès.
7Damon, le directeur du livre, soulève la question des inégalités et pauvretés urbaines transnationales et soutient que la proportion des personnes vivant dans les bidonvilles baisse, en contradiction avec la thèse de Mike Davis et Planet of Slums et, comme beaucoup d’analystes, soutient que les migrations vers les centres urbains ont un impact positif sur l’économie en général et sur les migrants eux-mêmes, une constatation conventionnelle mais qui ne prend pas en compte les effets complexes qui en résultent (la dégradation des sociétés traditionnelles, la disparition de langues et, souvent, une dégradation de l’environnement rural…).
8Le chapitre de Kamal-Chaoui porte sur la gouvernance métropolitaine. Malgré l’ampleur du sujet et le nombre de villes évoquées, une discussion sur le rôle grandissant des associations et des citoyens aurait été nécessaire – après tout, la gouvernance est une innovation qui répond aux défaillances du système gouvernemental traditionnel. On ne peut traiter de gouvernance sans reconnaître les innovations en termes de politiques publiques/privées, publiques/associatives qui sont de plus en plus répandues en raison des déficits gouvernementaux.
9Vivre en ville devrait être lu en même temps que The Endless City (Burdett et Sudjic, 2007). Ce livre, issu du projet The Urban Age (London School of Economics) et Alfred Herrhausen Society, Deutsche Bank), a certainement bénéficié de financements très généreux ; aussi, les images en couleur et les graphiques sont éblouissants ! Mais, au delà de sa beauté, ce livre engage une réflexion sur l’urbanisation mondiale en explorant en détail six globalcities et en abordant une douzaine de thèmes importants : la démocratie en ville, la différenciation spatiale de ces villes globales, les rapports entre centre et périphérie, la problématique de la planification des villes et le moyen de créer des « villes ouvertes » à la manière de Jane Jacobs. Il est vrai que les deux livres ont des intentions différentes. Néanmoins, pour comprendre le phénomène des globalcities, The Endless City est plus satisfaisant.
Burdett, Ricky et Sudjic, Deyan (sous la dir. de). 2007. The Endless City, Phaidon Press Inc.
Stéphanie Pincetl
Institut de l’environnement, ucal, Los Angeles
Jean-Yves Boulin, Villes et politiques temporelles, Paris, La documentation française, 2008, 244 p.
10Non, les politiques temporelles ne sont pas mortes, contrairement à ce que l’on entend souvent. Très médiatisées lors de leur création en France à la fin des années 1990 et au début des années 2000, elles ont fait l’objet de plusieurs publications (pour la plupart aux éditions de l’Aube), faisant suite à des séminaires organisés par la datar. Depuis, elles ont quitté le devant de la scène et les états des lieux récents sur ces politiques sont rares ; une dizaine de collectivités locales en France mènent de telles politiques.
11Dirigé par le sociologue Jean-Yves Boulin, chargé de recherche au cnrs et vice-président de l’association Tempo Territorial, cet ouvrage de synthèse répond à une commande de l’Institut des Villes et il vient pallier un manque. D’autant plus que les politiques temporelles restent peu connues, alors qu’elles continuent à se diffuser.
12L’auteur les présente et les analyse, en se basant sur des entretiens menés avec différents acteurs impliqués : élus, directeurs et chargés de mission. Il rappelle les changements temporels à l’œuvre dans les sociétés européennes, notamment les recompositions des temps de travail et hors-travail, la diversification des rythmes sociaux. Puis il évoque les enjeux attenants : les difficultés pour de plus en plus d’individus à concilier les différents temps de leur vie quotidienne, le manque généralisé de temps disponible, les problèmes d’accessibilité aux divers services urbains pour certaines populations.
13Il retrace ensuite comment sont nées et se sont diffusées les politiques temporelles. D’abord créées en Italie dans les années 1980, sous l’impulsion de femmes, de syndicats et d’universitaires, elles se sont ensuite diffusées avec plus ou moins de dynamisme dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas et en France. Toutes poursuivent un double objectif : l’amélioration de la vie quotidienne et la recherche d’une meilleure égalité entre les individus, notamment entre les hommes et les femmes.
14Jean-Yves Boulin présente alors leur fonctionnement : les acteurs, les moyens, les méthodes, les outils et les institutions qui leur sont rattachés, les « Bureaux des temps ». Ces derniers, généralement rattachés à des collectivités territoriales, cherchent à mieux comprendre la structuration temporelle des territoires, les rythmes des individus, ainsi qu’à résoudre les dysfonctionnements. L’auteur expose leurs principales initiatives et fait une analyse détaillée de certaines d’entre elles, ce qui permet de mieux prendre conscience de leurs actions. On comprend alors que les thématiques se centrent principalement sur la question de l’accessibilité (transports, accueil des enfants, horaires des services publics, temps de travail, projet urbain, usages du temps selon les différents moments).
15L’auteur analyse enfin leur portée et leurs limites. Bien que les moyens humains et financiers restent faibles et qu’elles rencontrent des difficultés pour défendre leur position transversale (notamment dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement), les politiques temporelles offrent bel et bien un nouvel angle d’approche de l’action publique territoriale. On peut espérer, avec l’auteur, qu’elles dépasseront prochainement le stade expérimental et qu’elles se généraliseront.
16Toutefois, on peut regretter que celui-ci fasse l’impasse sur les questions liées à l’aménagement du temps qui avaient émergé dans les années 1970 : que reste-t-il des actions menées alors ? En outre, certains passages laissent le lecteur sur sa faim du point de vue théorique, tel celui intitulé « Temporalisation de l’espace et spatialisation du temps ». Malgré cela, Jean-Yves Boulin fournit un ouvrage de synthèse qui fera référence sur des politiques novatrices.
17Sandra Mallet
Laboratoire Vie Urbaine, louest ; Institut d’Urbanisme de Paris
Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet et Laurence Roulleau-Berger (sous la dir. de), Villes internationales. Entre tensions et réactions des habitants, Paris, La Découverte, 2007, 315 p.
18Cet ouvrage collectif comprend 14 chapitres, regroupés selon trois grandes thématiques : 1) Figures de villes internationales : tensions et réactions ; 2) Résistances, ajustements, vulnérabilités ; 3) Circulations, ancrages et disjonctions. Les divers exemples choisis nous font voyager d’Istanbul à Mumbaï, Tokyo, Barcelone, Lisbonne en passant par Marseille, Caracas, Tunis, Beyrouth, Shanghai, Beijing, Naples et Jérusalem-Est. Ce tour d’horizon de villes marquées par l’internationalisation vise à « comprendre le jeu des transformations et des ajustements sociaux et spatiaux en cours dans les villes ». Les organisatrices de cet ensemble de textes ont fait se croiser des spécialistes des questions liées au travail et à l’espace, dans une démarche assez originale qui prend en compte et discute la globalisation. Restructurations urbaines et recompositions des marchés de l’emploi, mais aussi les liens entre marchés du travail et marchés du logement sont au programme de cet ouvrage.
19Les auteures ont préféré le concept d’internationalisation à celui de globalisation ou de mondialisation pour « investir une description et une compréhension socio-anthropologique de certaines de ses manifestations », même si, dans leur quasi-totalité, les articles n’excluent pas le terme de globalisation. Par ailleurs, le concept de « mise en tension », présenté comme « succession d’épreuves d’urbanité » selon Cefaï, constitue la colonne vertébrale de tout l’ouvrage. Il alimente dans nombre de textes la perception de la globalisation. L’idée générale de ce recueil de textes est de porter l’attention sur des modifications substantielles du cadre de travail et des environnements urbains, en faisant l’hypothèse que le caractère international de la plupart des villes étudiées renforcerait les tensions et les dominations sur les marchés du travail. La tension est permanente, voire structurelle (p. 18) pour certaines populations, mais en même temps manifeste un problème qui n’a pas automatiquement d’inscription publique. L’idée des auteures est aussi de mettre en valeur les différentes variétés d’un capitalisme globalisé et d’insister sur l’impact des contextes sociétaux sur les modes de configuration de ces économies plurielles dans les villes internationales (p. 21). La mise en tension traduit à la fois la pluralisation et la multipolarisation des économies en présence dans les villes internationales. Ces phénomènes se manifestent par des ancrages, des disjonctions et des conjonctions des mondes urbains (p. 25), thèmes qu’abordent tous les textes.
20Plusieurs villes, Istanbul, Mumbaï, Tokyo, Barcelone et Lisbonne illustrent la première partie « Figures de villes internationales : tensions et réactions ». À Istanbul, la richesse de la ville – mosaïque d’activités colorées – tend à être gommée par la municipalité à la recherche d’un consensus « lisse », manifeste dans la prolifération de malls commerciaux, de parcs d’attractions ou de lotissements fermés. En fait, la richesse multiculturelle de la ville cède la place à une indifférenciation plate, l’internationalité de la ville est cachée.
21À Mumbaï – ville cernée à partir des trois principaux segments sociaux et urbains que sont la grande bourgeoisie, les nouvelles couches aisées, le monde salarié – c’est le rapport intense entre domination sociale et urbanité qui est mis en scène. Il aide à saisir les différentes inflexions du couple localisme-mondialisme (p. 64) et permet à l’auteur d’avancer que « la caste ne se perd pas en ville. Elle s’infléchit » (p. 72). L’une des caractéristiques des villes « mondialisées » est d’avoir été mieux « nettoyées » que les autres, l’internationalisation « justifiant » la chasse aux situations illégales de tout type et expliquant les expulsions (p. 76). L’auteur dénonce la volonté de faire table rase du passé et des multiples contradictions qui ont participé à la constitution de la ville. C’est là que réside sa richesse et non dans un mimétisme de ce qui se fait ailleurs. Mumbaï n’est pas Singapour ni Shanghai, loin s’en faut. Comme l’exprime fort bien l’auteur, la ville « continue à produire des hybrides, à inventer à vivre ».
22C’est par l’analyse de la banlieue que Kazuhiko Yatabe nous conduit à Tokyo, à travers l’exemple des convenience stores en ce qu’ils offrent un autre espace d’urbanité moderne. En l’occurrence, la banlieue qui, malgré ses cités, tient probablement davantage du suburb anglo-saxon que de la banlieue telle qu’on l’entend en France s’affirme comme le lieu où se concrétise, dans les années 1970, le rêve japonais ; elle annonce l’avènement d’une société de consommation, sorte de déclinaison, dans l’archipel, du style de vie américain, qui faisait encore office de modèle. En tout état de cause, elle va de pair avec le développement intense des services. D’espace socialement vide d’attaches, la banlieue est devenue espace urbain autonome. En tant qu’espace « hybride » entre le monde rural et l’urbain sous ses diverses facettes, elle permettait à ses habitants de ne pas s’engouffrer dans un monde de rationalité et d’efficacité. La politique d’urbanisation mise en place a contribué à gommer les poches de diversité. Il n’empêche que la douleur sourd parfois ; elle est consubstantielle à Tokyo, ce que la production culturelle nippone montre bien, comme le rappelle l’auteur. Cette douleur n’est pas étrangère au monde globalisé.
23Dans un registre plus « classique », dans sa projection internationale et dans la recherche d’affirmation de ses repérages identitaires, Barcelone met en scène « l’altérité productive des mixités » (p. 104), non sans quelques relents de paternalisme dans la façon dont « leur » culture est mentionnée. Réseaux des migrants et événements créés par les pouvoirs publics relient la ville à des territoires éloignés, car ils sont continus et occupent de plus en plus de place. C’est aussi ce qui fait la richesse d’une ville comme Barcelone. La notion d’hybridation est mobilisée pour signifier la pluralité des identités à l’œuvre.
24À Lisbonne, la mise en tension est analysée à travers les opérations de requalification urbaine et les grands projets emblématiques (p. 123). L’exemple choisi est celui du parc des Nations, opération de grande envergure réalisée aux bords du Tage, qui vise à redorer le blason international de la ville. Mais il a été construit sans véritable concertation avec les habitants des deux quartiers pauvres avoisinants. Selon l’auteur, l’internationalisation a accentué des tensions anciennes de nature économique entre les habitants nouvellement arrivés sur le site, aisés pour la plupart, et leurs voisins modestes et pauvres ; l’appropriation de l’espace urbain par des voisins non destinataires a priori de ces espaces a eu des effets indésirables. Le projet initial de créer un nouveau centre-ville s’est avéré un échec alors que tout avait été pensé (notamment la construction d’un nœud modal de transport). Cependant, pour l’heure, les actions des voisins sont sans effet sur l’architecture hiérarchique des rapports de pouvoir, qui reflètent les conséquences d’un déficit de légitimité dans sa conception et son élaboration.
25Résistances, ajustements, vulnérabilités constituent le deuxième volet de cet ouvrage. Intimidations, peurs, menaces et informations tronquées font partie du lot commun de ce que vivent les habitants de quartiers de Marseille voués à des procédures de « requalification urbaine ». Il n’en reste pas moins que des résistances collectives se font jour, mais en raison de l’atomisation des opérations de réhabilitation et de destruction, elles ne peuvent s’exprimer de façon collective, ce qui provoque une « individualisation » des cas qui « concourt à la non-mobilisation », alors que l’un des adversaires, un fonds d’investissement, est clairement identifié comme acteur de la mondialisation. Au même titre que le projet Euroméditerranée, il révèle la tension quotidienne portée par l’inscription de la ville dans l’international.
26Caracas constitue le deuxième cas de ce chapitre. L’auteur fait référence à la pragmatique citadine des habitants des barrios dans la gestion de leurs rapports à la ville et à ses administrateurs. Il soulève aussi le fait que toute la ville serait en passe de devenir un « grand barrio ». Discrétion et débrouille seraient les deux compétences fondamentales au cœur de la ségrégation spatiale propre à Caracas.
27Un deuxième chapitre sur Marseille met l’accent sur l’acquisition de compétences précaires par les occupants de squat dans le centre-ville. En raison de la spéculation foncière, ils doivent quitter les lieux investis, à la recherche d’une certaine forme de socialité sans cesse en reconstruction et aléatoire. Les compétences précaires renvoient à « l’envers du décor », aux « prises » que les « acteurs disqualifiés » ont sur la ville matérielle et symbolique. L’internationalisation de Marseille intervient dans la mise à l’écart des populations précaires, obligées d’aller chercher ailleurs de « nouvelles potentialités d’occupation ». La question posée reste alors celle de la valorisation des compétences précaires obtenues dans d’autres contextes ; elle est aussi celle de l’orientation que prendra la ville de demain, s’appuyant ou non sur ces compétences précaires.
28L’internationalisation de Tunis, son inscription dans les circuits économiques exportateurs, l’accent mis sur la précarité des jeunes – entendus non pas comme un tout homogène mais bien au contraire comme un ensemble de personnes ayant des caractéristiques propres – constituent la trame de cette contribution. La question du travail y est centrale. La distinction de genre est celle choisie par l’auteur pour mettre en évidence la façon dont la précarité est vécue différemment par les jeunes femmes et les jeunes hommes, en tenant compte des « univers culturels » auxquels ils appartiennent.
29L’article sur Beyrouth s’intéresse à l’impact de la globalisation sur la « capacité des habitants à faibles revenus à participer à la production des espaces urbains ». L’internationalisation des villes contraint les populations à bas revenus à « se situer en dehors du processus de production urbaine officielle, et notamment de la production de logement » (p. 224). Elles en sont, en fait, écartées par manque de capital financier et institutionnel pour mener à bien l’opération de contrôle de la production de logements.
30La troisième partie Circulations, ancrages et disjonctions nous conduit successivement à Shanghai et Beijing, dans des villes espagnoles et Naples. L’épopée se termine à Jérusalem-Est.
31L’article sur Shanghai et Beijing pose la question des cultures de l’aléatoire en raison de la précarité ambiante pour de très nombreux travailleurs migrants, qui se doivent de « “faire face” aux situations d’incertitude et d’urgence ». L’imbrication de micro-économies et de macro-économies caractérise les effets de la globalisation sur ces deux mégalopoles, ce qui convie le chercheur à penser leur « pluralisation ». L’auteure insiste sur la « coprésence de nouvelles grammaires de l’honneur et du déshonneur qui peuvent entrer en conflit les unes avec les autres », à propos des situations que doivent affronter les migrants dans ces deux mégapoles chinoises. La globalisation produit bien de la différenciation.
32Le phénomène migratoire de travailleurs provenant d’Asie est abordé à propos des villes espagnoles. Il serait intéressant d’analyser l’impact de l’approfondissement de la crise internationale en Espagne, d’autant que nombre de migrants asiatiques sont à l’origine d’un renouveau du commerce international qui a un impact non seulement sur les liens internationaux mais aussi sur les interactions entre villes espagnoles, i.e. localement et internationalement.
La migration contribue-t-elle à une redéfinition de l’identité urbaine napolitaine ? Globalisation des cultures due au phénomène migratoire et globalisation économique n’obéissent pas à la même logique à Naples, tout cela car les individus migrants vivent plusieurs « ici et ailleurs ». Il n’y a donc pas d’unicité, ni de lieu, ni de culture, ni d’identité.
Pour finir, à Jérusalem-Est, les « sociétés informelles », où transitent des populations soumises à l’invisibilité sociale et juridique et à la vulnérabilité humaine, mettent en évidence la présence de frontières formelles et informelles. « Exclus de la globalisation, mais également victimes de la souveraineté », ces « citadins informes et résiduels » ne sont pas reconnus. L’étude de ces populations interroge les pratiques urbaines et exprime le caractère malléable des territoires.
Le projet initial de l’ouvrage portait sur le croisement entre les deux problématiques du logement et du travail, il en soulignait le caractère novateur. En fait, nombre d’articles choisis répondent bien à la dimension logement mais tendent à oublier le volet travail, ce qui est un peu dommage, exception notable de la deuxième partie. Il est vrai que le pari était dur à tenir. Un deuxième regret : l’analyse de la globalisation n’est pas toujours très heureuse et le choix du concept d’internationalisation est peut-être davantage chargé d’un point de vue sémantique que ce que les auteures en disent au début de l’ouvrage. Il renvoie presque uniquement à la dimension économique, or c’est de cette dimension-là qu’elles veulent s’éloigner. Réduire la globalisation au seul volet économique – ce qu’heureusement ne font pas la plupart des articles – s’avère être un parti pris difficilement soutenable. Nombre de politologues français, anglo-saxons, d’anthropologues aussi, se sont penchés sur les deux concepts de globalisation et de mondialisation et en fournissent une lecture tout à fait intéressante (Held, McGrew, Bayart, Assayag notamment). Dans la même veine, on peut douter du choix de l’internationalisation ou de la « globalisation économique » comme des concepts idéaux pour « investir la socio-anthropologie ». La globalisation n’est pas « surdéterminée par l’économique », comme les organisatrices de l’ouvrage le soutiennent. Réunir dans un seul et même ouvrage des points de vue aussi différents et riches sur des villes, et sur les pratiques sociales qu’elles font émerger, pour rendre compte de la pluralité du monde urbain relève de l’exploit. Il mérite d’être souligné.
Christian Azaïs
Philippe Panerai, Paris Métropole. Formes et échelles du Grand-Paris, Paris, Éditions de la Villette, 2008, 246 p.
33Aux débats sur le dit « Grand-Paris » [1], Philippe Panerai a choisi de prendre part à sa manière. Ce Paris Métropole arrive en temps et en heure (signature conclusive « à Paris, le 21 mai 2008 ») dans la discussion sur les tenants, revenants, persistants, aboutissants voire fantômes, chimères, mais aussi enjeux et conflits touchant aux futurs de la région parisienne. Panerai propose ici une lecture à la fois informée par un regard expert et distanciée à l’égard des débats en cours, sans être jamais indifférent à ces débats.
34L’attention qu’il convient de porter à cet ouvrage tient d’abord au fait que son auteur est l’un des spécialistes français faisant autorité dans l’analyse spatiale et les pratiques du projet urbain. Car, depuis la fin des années 1970, Panerai est installé parmi les références obligées en matière de recherche architecturale et urbaine [2]. À cela s’ajoute son activité professionnelle d’urbaniste et les leçons qu’il en a tirées. Si ce dernier ouvrage rend compte d’une fine connaissance de l’immense territoire de l’Île-de-France, de ses paysages, de ses ambiances et de ses problématiques, c’est aussi par une double distance à l’égard des débats parisiens du moment que son propos retient l’attention.
35Une première prise de distance vient du choix de partir de ce qui a trait à la « forme de la ville » (p. 13). Pari initial risqué – car installant un soupçon : y aurait-il un « en-soi » de la forme ? –, et parfois difficile à tenir par l’auteur qui se voit obligé de recourir à des explications qui sont de nature socio-économique et évidemment politique. Mais retenons ce point de départ qui se prolonge par une leçon de choses quasi « naturaliste » (au sens du xviiie siècle). Les quatre chapitres intitulés « Densité », « Échelles et limites », « Géographies » et « Pavillonnaires et grands ensembles » relèvent en effet d’une lecture savante voire érudite du territoire de la région parisienne, lecture qui va de la promenade en banlieue à l’analyse morphologique en passant par des observations de scènes de la vie quotidienne. La culture du regard et l’art de la description sont ici mobilisés et avec eux les compétences de l’enseignant-chercheur tout autant que de l’architecte-urbaniste.
36Cette prise de distance s’appuie par ailleurs sur des carnets de voyage. Car quelques grandes métropoles mondiales ont inspiré l’auteur ; ce sont pour lui des sources de curiosités et de réflexions. Londres, dont l’auteur est à l’évidence un amoureux, New York, Shanghai voire Dubaï font partie de sa carte mentale et ont provoqué de multiples questions, lui permettant de mieux comprendre la singularité (les qualités versus les défauts) de la situation du dit « Grand-Paris ». Ces voyages lui permettent de citer tel ou tel exemple d’aménagement susceptible d’inspirer les aménageurs parisiens voire « franciliens ». Cela dit, dans les trois derniers chapitres consacrés aux « mobilités et centralités », aux grandes villes citées plus haut et aux formes de la « gouvernance », l’auteur travaille moins à révéler tel ou tel territoire qu’à profiter d’un cadrage extérieur pour porter un œil critique sur ce qui semble s’imposer aujourd’hui pour le « Grand-Paris ».
37À la lumière de ces deux prises de recul et de la masse impressionnante d’informations que Panerai a réunies, ce travail attire l’attention. En quoi, l’œil averti de l’enseignant-chercheur, du professionnel du projet urbain et du voyageur lui permet-il d’apporter sa pierre à des débats qui relèvent (à lire les trois derniers chapitres) d’autres approches et logiques, telles celles du planificateur ou du décideur ? Dans le dernier chapitre « Formes de la gouvernance », l’auteur s’emploie à donner « des contenus précis aux termes du débat actuel » (intention annoncée p. 13). Les schémas directeurs successifs de la région Île-de-France sont alors soumis à évaluation et à critique. Il en ressort une conclusion, forte sans être tout à fait surprenante : « La carte d’un Grand-Paris, plus juste et plus solidaire, sera le plan de ses transports en commun » (dernière ligne de l’ouvrage p. 228). Quels que soient nos positions/critiques et espoirs/dépits sur ce qui fait le « juste » et le « solidaire », la composition de l’ouvrage – tout comme le regard de l’architecte-urbaniste– ne conduisait pas à une telle conclusion. C’est le chapitre 5, consacré aux « Mobilités et centralités », qui vient soutenir cette position, à travers la lecture (plans et visites à l’appui) des divers réseaux urbains parisiens et franciliens que connaissent bien les spécialistes de la chose (lisibilité, accessibilité, connectivité, inter-modalité, effets urbains des gares, etc. (cf. les travaux du latts-enpc et sa revue, Flux).
38Ce livre rend évidemment compte des querelles, des vieux ou récents débats dont la région parisienne a fait l’objet. En nostalgique du département de la Seine, Panerai cite abondamment le Plan Prost – 1934 ! –, comme s’il était impossible de s’en détacher ; de même la question des limites « pertinentes » de la région parisienne revient comme une antienne. L’auteur décontenance lorsqu’il balaye certaines questions ; il en est ainsi des imputations de la délinquance aux dits « grands ensembles » (p. 126-127), ou lorsqu’il se fait l’écho de l’idéologie sécuritaire. Pour le moins étrange est ainsi l’« envoi » fait aux responsables des villes nouvelles pour programmer un centre urbain où figure à deux reprises la nécessité d’assurer la présence des « forces de l’ordre », (p. 167-168). De même, il serait nécessaire de l’interroger sur la défense répétée qu’il fait du Paris des Parisiens au nom de l’impératif supposé de l’économie « touristique » !
En dépit de ces options qui font partie, il est vrai, de l’air du temps et que l’auteur défendra sans doute au nom du « réalisme », Panerai nous propose un livre dont l’intérêt semble être finalement d’ordre didactique. Il est toujours difficile de mêler plusieurs genres : instruire, analyser les « causes », évaluer des situations et proposer des « solutions ». Si l’on s’en tient à la leçon – lire et transmettre ce que des dispositifs spatiaux concrets nous mettent sous les yeux, sans donc passer par l’analyse des conflits qui font de la « forme » ce qu’elle est ou pourrait être – les suggestions de l’auteur paraissent destinées aux divers cercles d’acteurs de l’aménagement de l’espace. En respectant cette épure, c’est-à-dire saisir ce en quoi les grandes métropoles livrent des « formes » lisibles, ce livre mérite d’être visité, en suivant l’auteur, par les yeux et la culture qui les informent dans les espaces bigarrés des métropoles aujourd’hui.
Viviane Claude
Guy Di Méo et Pascal Buléon, L’espace social – lecture géographique des sociétés, Paris, Armand Colin, Collection « U », 2005, 203 p.
39Dans cet ouvrage, les auteurs se livrent à l’analyse de ce qu’ils nomment le projet de « géographie sociale complexe ». Prolongeant leurs écrits précédents, ils soulignent la nécessité de « ne jamais isoler de ses racines sociales la manifestation spatiale d’un phénomène culturel » (p. 7). « Saisir la relation, le mouvement, les contradictions productives entre les différentes sphères de l’activité humaine, cerner le caractère sécable et néanmoins décodable des spatialités et des temporalités » (p. 10), tel est l’objet de cette branche de la géographie sociale, qui suit quatre démarches. Les deux premières ouvrent sur l’espace social. Il s’agit de l’imbrication entre rapports sociaux et rapports spatiaux et ensuite des « positions sociales différentielles qui se dessinent dans l’espace géographique ». Les deux autres relèvent de l’imaginaire spatial et des représentations mentales : les « pratiques de l’espace géographique qui lui confèrent sa dimension humaine et sociale » et, finalement, « notre espace vécu à partir des représentations sociales de l’espace que nous produisons » (p. 12). Des exemples illustrent chacune des parties, conférant à la dimension conceptuelle présentée en première partie une riche base matérielle ou idéelle, selon les contributions.
40Le livre est structuré en deux parties et sept chapitres. Les cinq premiers chapitres, regroupés dans la partie Éléments pour une géographie de l’espace social (concepts et méthodes), abordent successivement les thèmes suivants : 1) Espaces, temporalités, acteurs ; 2) Marqueurs identitaires et qualification sociale de l’espace ; 3) Des modèles théoriques pour une analyse de l’espace social ; 4) Des modèles théoriques aux usages conceptuels pratiques ; 5) La double réalité matérielle et idéelle de l’espace social. Ils constituent en quelque sorte la colonne vertébrale de l’ouvrage, celle sur laquelle repose la seconde partie. Cette dernière, Des concepts aux terrains, se compose des chapitres 6) Analyses d’espaces sociaux à l’aide d’outils conceptuels pratiques et 7) Analyses d’espaces sociaux à l’aide de modèles théoriques : matrice, combinaison, formation socio-spatiales.
41Le projet de construction d’une science géographique sociale fait dialoguer de façon dialectique le social et le spatial sous la férule « qualifiante du sujet humain » (p. 13). Les termes de lieu, de réseau, de paysage, de terroir et de territoire illustrent la conception défendue de l’espace social. Ce sont ces concepts passés dans le langage commun que les auteurs qualifient d’« usages conceptuels pratiques ». Les exemples de la Palestine, de la Casamance, des territoires des Graves en Bordelais retracent l’agencement de l’idéel et du matériel, du réel et du représenté ; autant d’éléments qui participent de la construction territoriale. Cette construction s’inscrit dans une « formation socio-spatiale », qualifiée de « fonctionnement territorial, concret et effectif d’une infrastructure et d’une superstructure qui interagissent, se bâtissent et se transforment mutuellement » (p. 189).
42La démarche suivie par les auteurs porte sur l’application des trois modèles théoriques : la matrice historique et spatiale, la combinaison et la formation socio-spatiales. Le premier modèle aide à saisir l’évolution des sociétés dans une relation espace-temps « totalement imbriquée » ; les deux autres permettent d’appréhender les différents niveaux (« échelles ») sociétaux « reposant sur une herméneutique du matériel et de l’idéel, de l’infrastructure et de la superstructure » (p. 57). Cette analyse fait la part belle à la dimension conflictuelle, à la dynamique ainsi qu’à la notion de continuum, dimensions indispensables pour capter la richesse de toute construction territoriale.
43Le projet de l’ouvrage tient en partie à ces expressions : « force créatrice des sociétés », « leur capacité à transformer l’espace ». L’idée est bien d’observer l’espace « du point de vue de la société, de ses individus, de leur action collective ou personnelle, plus qu’à travers le prisme de la nature ». Les auteurs ne renient pas pour autant l’apport des sciences de la nature à la compréhension du monde social, la géographie sociale se donne pour objet de combiner ces deux approches, souvent dissociées en géographie. Cette démarche se retrouve à plusieurs reprises dans le corps du texte. Toutefois, l’objet de la géographie sociale ne s’arrête pas là. En faisant du conflit et des rapports de pouvoir le socle de toute société, la géographie sociale élargit l’horizon de la géographie et l’inscrit dans le concert des sciences sociales qui s’interrogent sur la traduction de la dynamique. Sa richesse méthodologique tient aussi à ce que, se situant à la confluence des dimensions macro et micro, elle apparaît comme un véritable plaidoyer pour la dimension méso. Il reste à tisser les liens entre cette science et, par exemple, la sociologie économique puisque les auteurs font état à divers moments de l’agent, sans préciser si l’approche par l’agent fait référence à la science économique.
44La géographie sociale se différencie de la sociologie par son attachement au territoire, aux lieux, individuellement vécus et socialement produits et non pas seulement par son intérêt à l’égard du sujet, de l’individu, de la personne ou de l’acteur dans son rapport au paysage. Tous servent « d’articulation, de médiation » (p. 39) et confortent l’approche géographique illustrée par la seconde partie de l’ouvrage : Des concepts aux terrains. Cette approche s’attache à l’analyse d’espaces sociaux à l’aide des « outils conceptuels pratiques » (chap. 6) ou des « modèles théoriques » (chap. 7).
45Parmi les notions centrales dans l’ouvrage, mais aussi en géographie, le projet défendu par les auteurs présente le territoire du géographe comme relevant « de plus en plus de l’indéfini, de l’improbable » – ce qui confirme « la difficulté que l’on éprouve à le circonscrire, à le saisir dans toutes ses dimensions » (p. 154) – mais aussi comme l’espace de vie, qui est, selon Di Méo, « la pratique concrète des lieux et la trace forcément déformée qu’elle laisse dans les mémoires ».
Pour résumer, en empruntant à des approches issues d’autres sciences humaines et sociales, cet ouvrage confère à la « nouvelle » géographie sociale une dimension dont l’intérêt dépasse très largement le cadre de la science géographique. Son ouverture vers d’autres dimensions en fait toute la richesse. Elle peut aussi en faire toute l’ambiguïté à partir du moment où le recours à des concepts comme ceux d’agent, d’acteur ou de sujet n’est pas anodin en science sociale et traduit des enjeux disciplinaires qu’il convient de clairement spécifier pour éviter tout malentendu.
Christian Azaïs
Martin Vanier (sous la dir. de), Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, Presses universitaires de Rennes, 2009, 228 p.
46Les organisateurs des « Entretiens de la Cité des Territoires », tenus à Grenoble en juin 2007, et le coordinateur des actes présentés ici ont heureusement fait de cet ouvrage plus qu’une juxtaposition de chapitres, en offrant à certains contributeurs la possibilité d’un retour réflexif sur les présentations orales. L’ouvrage apparaît comme hybride à plusieurs égards (ce qui n’est ni un défaut ni une qualité) : à la fois « actes » et ouvrage collectif original, bilan et programme, disciplinaire et ouvert à d’autres disciplines, ainsi que « franco-centré » et ouvert à d’autres pays. Il permet de faire le point sur la notion de territoire et ses voisines, territorialité et territorialisation ; mais la tâche du lecteur reste ardue.
47Les quinze premiers chapitres peuvent être lus comme un inventaire de différents usages de la notion de territoire, par la géographie sociale française et par d’autres courants ou acteurs observés par elle : depuis vingt-cinq ans, ces usages auraient contribué à « augmenter » ce « paradigme » (1re partie) ou à le « déborder » (2e partie). Les cinq chapitres qui forment la 3e partie (« Rebonds ») offrent une analyse critique de cet inventaire : les auteurs, membres du comité scientifique du colloque (Chalas, Giraut, Soubeyran, Lajarge, Pecqueur), sont aussi les représentants de l’unité de recherche grenobloise « Politiques publiques, Action politique, Territoires » (pacte) qui a porté ce projet, depuis les entretiens jusqu’à la publication. On mesure la force et l’intérêt de cette implication dans la troisième partie qui prend en charge à la fois le retour réflexif sur le colloque et les linéaments d’un programme scientifique.
48Les lieux d’exercice des auteurs du présent ouvrage dessinent une carte de la géographie sociale française qui recouvre un grand « Ouest/Sud-Ouest » allant de Rennes (Séchet et Keerle) et Tours (Cailly, Melé) à Albi (Lima), en passant par Bordeaux (Retaillé) et Toulouse (Jaillet), avec des « têtes de pont » dans d’autres pays : Suisse (Debarbieux), Italie (Turco), Royaume-Uni (Painter) et dans d’autres disciplines : histoire (Ozouf-Margnié), sciences de la communication (Musso), sociologie (Epstein), science politique (Négrier). Côté disciplinaire, on remarque l’absence de l’ethnologie et de l’anthropologie. Côté géographique, Pau, ce haut-lieu de la géographie sociale, n’est pas représenté parmi les contributeurs, mais il l’est par l’abondance des références aux auteurs qui lui sont associés, Di Méo et Piolle. Ce n’est pas le cas de Frémont dont la trajectoire, de « l’espace vécu » à la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, aurait pu prêter à commentaire. Assiste-t-on ici à un glissement de la polarité de ce courant disciplinaire d’ouest en est, l’ensemble Grenoble-Genève-Lausanne (J. Lévy étant le plus présent dans la bibliographie) prenant le relais de l’axe Pau-Bordeaux-Rennes ? Par ailleurs, la revue la plus citée est L’espace géographique, loin devant Géographie et cultures, Les cahiers de géographie du Québec et EspacesTemps, tandis que Hérodote et l’école de pensée qui lui est associée n’apparaissent pas une fois, alors qu’ils sont les porteurs d’une théorie « géopolitique » du territoire qui mériterait une confrontation explicite avec les acceptions plus « géo-administratives » qui prévalent dans ce volume.
49Un point commun rassemble tous les auteurs : explicitement ou implicitement, tous reprennent l’idée que le « paradigme territorial » a, depuis vingt ans, envahi les sciences sociales, puis les politiques publiques ; mais affirment que cette « inflation » est problématique parce qu’elle repose sur un malentendu : du fait de la « polysémie » du terme, tout le monde croit parler de la même chose alors qu’en fait chacun entendrait une chose différente. Du bout des lèvres, certains auteurs rappellent qu’il y a bien un socle commun de conceptualisation, qui repose sur la notion d’appropriation. Malheureusement, aucun des contributeurs de l’ouvrage n’insiste suffisamment sur cette notion et sur les évolutions ou superpositions dont elle pourrait rendre compte : si le territoire résulte d’une appropriation de l’espace, cela implique que des formes d’appropriation différenciées produisent des formes territoriales variées.
50Les auteurs ayant été invités à opérer un retour critique sur la notion de territoire, la plupart d’entre eux ont choisi de prendre un recul tel que les contributions deviennent très abstraites, sans mise à l’épreuve empirique des propositions théoriques. Dans ces conditions, le contexte est généralement implicite : il s’agit le plus souvent de l’échelle nationale française, qui sert d’unité d’analyse de l’émergence des territoires dans l’action publique ou dans les pratiques quotidiennes. Mais rares sont les descriptions explicites, comme celle du chapitre 11 (Epstein) sur la remarquable fragmentation qui a conduit en cinquante ans l’action publique française de l’aménagement du territoire (dont l’aménagement hiérarchique devait s’assurer du bon fonctionnement de chacune des parties au bénéfice du tout national) à la compétitivité des territoires (leur développement dépendant de la compétition des uns avec les autres).
51Il faut insister ici sur le pluriel des territoires, marqué dès le titre de l’ouvrage : la majorité des auteurs choisissent, dès lors qu’ils ne parlent plus d’une abstraction mais de situations concrètes, d’évoquer les territoires comme les aires d’exercice de nouvelles compétences par les collectivités dites « territoriales » (aucun auteur n’a jugé bon de revenir sur cette appellation) ou par l’État (politique de la ville, agences nationales). Ces auteurs peuvent certes prendre une distance critique à l’égard de la façon dont le territoire est instrumentalisé par les acteurs pour justifier des actions ponctuelles, sectorielles et ségrégatives, mais ils n’ont généralement pas la même distance à l’égard de la notion, qu’ils réduisent à un espace local, enraciné et fragmenté, défini implicitement par opposition à la globalisation ou à l’État (qui peut être alors décrit comme « hors-sol », Epstein).
Néanmoins, quelques perspectives permettent de sortir d’une assimilation exagérée du territoire à un seul type d’objet d’étude, l’aire de compétence d’une autorité publique, qui privilégie un faible nombre d’échelles et de configurations. Ces perspectives ouvrent sur les réseaux et leurs « effets » à toutes les échelles (Painter, chap. 5), sur la prise en compte de la mobilité, du mouvement et de la dynamique qui obligent à rompre avec une vision cartographique fixiste ou administrative des territoires (Retaillé, chap. 8) ou sur la notion d’action territorialisée et territorialisante, non limitée aux acteurs publics patentés mais étendue, au moins implicitement, à une plus grande variété d’acteurs, issus du processus d’individualisation (Lajarge, chap. 19), parmi lesquels il reste à comprendre en particulier la territorialisation et les territorialités des entreprises (Pecqueur, chap. 20). Ce colloque et sa publication font œuvre utile pour baliser le champ ouvert à la réflexion, même s’ils n’épuisent pas les « raisons » de la polysémie et de l’hégémonie du territoire.
Jérôme Monnet
Jean-Pierre Lefebvre, Faut-il brûler les hlm ? De l’urbanisation libérale à la ville solidaire, Paris, L’Harmattan, 2008, 392 p.
52Cet ouvrage expose des réflexions et analyses critiques sur l’architecture et l’urbanisme contemporains. Il se réfère aux expérimentations menées dans les banlieues rouges d’Île-de-France, aux alternatives « proxémiques et empathiques » de l’après-68, écartées par « les spécialistes du bavardage mercantile et de l’insignifiance architecturale », par les agents de « l’horreur économique ».
53L’auteur dénonce les idéologies sécuritaires sous-jacentes aux réalisations de certains architectes (Le Corbusier, Franck Lloyd Wright…) et il met en lumière les pressions du marché sur les pouvoirs démocratiques (« modèle Bouygues »), une critique du système socio-économique et de ses réseaux d’influence qui s’appuie notamment sur les travaux de Henri Lefebvre.
54Le titre du livre représente à lui seul une promesse révolutionnaire. Le texte, lui, n’hésite pas à faire référence aux émeutes de 2005, qui se déroulèrent dans les « 750 grands ensembles de la charte d’Athènes dont les formes carcérales et répétitives les transforment en ghetto ». On apprend ainsi qu’« une esthétique libérée constituerait le maillon délicat mais décisif de la résistance ».
55On peut néanmoins s’interroger sur la distance dont fait preuve l’auteur à l’égard de son objet de recherche et se demander si la « question sociale » n’est pas ici réduite aux problématiques architecturales et aux préoccupations esthétiques.
56Par ailleurs l’auteur aurait peut-être gagné en clarté s’il avait mieux circonscrit son objet au lieu de l’aborder sous des angles à la fois historique, politique, sociologique, esthétique, philosophique et technique.
57Pour autant, cet ouvrage est écrit par un spécialiste critique et militant. Il démontre que l’architecture, comme bien d’autres domaines, implique un meilleur fonctionnement de la démocratie.
Thomas Sauvadet
Notes
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[1]
Entre autres illustrations : « Controverses » (n° 136-137, Espaces et sociétés) ; « Regards croisés. Métropoles européennes », Paris, Projet, n° 38, novembre 2008 (Atelier parisien d’urbanisme).
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[2]
P. Panerai est le coauteur de : Formations urbaines. De l’îlot à la barre ; Lecture d’une ville. Versailles ; Éléments d’analyse urbaine ; Projets urbains, etc.