Couverture de ESP_138

Article de revue

Recensions d'ouvrages

Pages 185 à 209

Notes

  • [1]
    Contrairement à ce qui est affirmé dans la présentation, d’autres textes de D. Harvey ont déjà été traduits en français. Le premier, « L’accumulation flexible par l’urbanisation », fondamental aux plans théorique et politique, et traduit par la sociologue Anne Querrien, (Futur antérieur, n° 29, 1995/3) ; trois autres dans la revue Actuel Marx (n° 35, mars 2004) : « Réinventer la géographie », « L’urbanisation du capital », « Le “Nouvel Impérialisme” : accumulation par expropriation ».
  • [2]
    D. Harvey, Spaces of Capital: Towards a Critical Geography, Routledge, 2001.
  • [3]
    Laurent Ghekière, « Le logement social face aux règles du marché unique européen », Colloque : L’avenir du logement social en Europe, Paris, 22-23 novembre 2007 (http:// www. sh. colloque. free. fr).
  • [4]
    Par exemple O. Söderström, E. Cogato Lanza et al. (sous la dir. de), L’usage du projet, Lausanne, Paris, Payot, 2000.
English version

David Harvey, Géographie de la domination, Paris, Les prairies ordinaires, 2008, 118 p.

1Les écrits publiés en France de D. Harvey, l’un des représentants les plus éminents de la géographie critique radical, sont trop rares pour que ce petit ouvrage regroupant deux longs articles ne soit pas signalé [1]. L’auteur, à son habitude affiche la couleur. Avec lui, par prétendue neutralité axiologique : son propos s’inscrit, comme le rappelle le préfacier et traducteur, dans une perspective ouvertement progressiste. Pour D. Harvey, la critique de l’urbanisation capitaliste n’a de sens que guidée par la recherche d’une politique urbaine authentiquement de gauche. Ce qui implique aussi le rejet du marxisme dogmatique traditionnel qui, trop centré sur l’économie, selon Harvey, a négligé, quand il ne les a pas ignorés, nombre d’autres facteurs et composantes de la vie sociale : genre, ethnicité, nationalité, identité, culture... ni bien saisi la dimension spatiale propre au développement capitaliste.

2« Comprendre comment les dynamiques contemporaines inhérentes à la mondialisation économique se rapportent au local ainsi qu’à la production culturelle », tel est l’objet de « L’art de la rente », le premier des deux textes sélectionnés dans le livre. L’importance accordée ici, comme dans le reste de son œuvre, par D. Harvey aux « significations culturelles » et aux « valeurs esthétiques » n’obéit pas au souci de tordre le bâton idéologique dans l’autre sens. En vogue dans la géographie et la sociologie d’outre-Atlantique, les approches culturalistes n’ont pas, non plus, les faveurs d’un professeur qui aime à répéter que, citant A. Gramsci : « quand les questions politiques sont abordées comme des affaires culturelles, elles ne trouvent pas de réponse ».

3C’est au contraire à réarticuler dans l’analyse – comme il l’est déjà dans la réalité –, au lieu de l’autonomiser, le culturel à la « mondialisation capitaliste » et aux « transformations politico-économiques locales » que s’attache D. Harvey. Ce qui donne lieu à une série de développements particulièrement éclairants pour qui s’intéresse aux processus en cours de « métropolisation » et de « disneyfication » (ou de disneylandisation) de villes rivalisant entre elles à l’échelle interrégionale, continentale ou mondiale pour s’imposer comme capitales attractives aux yeux des investisseurs. Dans cette compétition, le « capital symbolique collectif accumulé » sous différentes formes (patrimoine historique, traditions artistiques, style de vie, etc.) joue un rôle clef : il est désormais intégré « dans les calculs de l’économie politique afin de générer des rentes de monopoles ». Car, ainsi que le souligne malicieusement l’auteur, celles-ci, quel que soit le domaine concerné, sont « toujours l’objet du désir capitaliste ». Grâce à la « mise en valeur » des différences et des spécificités locales, leur appropriation et leur exploitation par une série d’acteurs privés, promoteurs immobiliers en tête, sont l’occasion de confortables plus-values. Aussi est-il logique que des capitalistes en viennent aujourd’hui à « fourrer leur nez dans les guerres culturelles, se frayer un chemin dans les maquis du multiculturalisme, de la mode et de l’esthétique ». D’où cette surenchère, depuis les années 1980, d’équipements de prestige, de projets urbanistiques, de réalisations architecturales, d’expositions et autres « événements festifs » renommés, à l’aide desquels les municipalités des grandes villes, en partenariat avec les États et les multinationales, vont s’efforcer d’affirmer, de conforter et de peaufiner l’image de marque distinctive de leurs cités.

4Ce partenariat entre pouvoirs publics et intérêts privés au niveau local est l’occasion pour D. Harvey de pointer la raison d’être de l’essor de l’« entrepreneurialisme urbain » au cours des trois dernières décennies. On a coutume de l’imputer, selon un modèle de causalité univoque, à la mondialisation perçue comme un processus unifié et indifférencié. Or, celle-ci peut se matérialiser dans des configurations locales diverses selon les échelles et surtout la composition sociale, les objectifs et les stratégies des coalitions constituées à l’initiative des acteurs locaux. Au passage, D. Harvey résume ce qui est en jeu sous l’appellation plus ou moins contrôlée de « gouvernance urbaine » : « orchestrer la dynamique des investissements privés et la provision d’investissements publics essentiels au bon endroit et au bon moment » afin de favoriser la création de rentes de monopoles au profit d’une ville, c’est-à-dire, en fait, de ceux qui sont en mesure, qu’ils y résident ou non, d’y investir et d’y prospérer.

5Bien entendu, et c’est là l’une des contradictions que D. Harvey ne manque pas de relever, « l’irrésistible attrait » des rentes de monopoles engendre une « marchandisation multinationale de plus en plus homogénéisante » qui ne peut que faire perdre à un lieu l’unicité, la singularité, l’originalité et l’authenticité propices à la formation et la captation de cette rente. Autrement dit, la banalisation guette à terme des politiques promotionnelles faisant appel aux mêmes types de références patrimoniales, aux mêmes genres d’équipements, aux mêmes architectes de renom. Pour maintenir et renouveler la personnalité et l’originalité d’un lieu, il ne reste plus alors au capital qu’à permettre voire à soutenir, par le biais de municipalités « éclairées » et « innovantes », « des développements culturels divergents et, dans une certaine mesure, incontrôlables, potentiellement opposés à son bon fonctionnement ». Une nouvelle contradiction qui, selon D. Harvey, peut être mise à profit par des mouvements contestataires rétifs à la marchandisation du monde pour peu qu’ils sachent « utiliser la valorisation du particulier, de l’unique, de l’authentique » dans le champ culturel et esthétique, « plutôt que de laisser ceux qui en ont le pouvoir et l’inclination compulsive les utiliser comme un terrain fertile à l’extraction de rentes de monopoles ». Mais, ne s’agirait-il pas là d’un vœu pieux ?

6Au vu de l’expérience des trente dernières décennies, on sait, en effet, ce dont a accouché cette dialectique du détournement et de la récupération. Loin de subvertir l’ordre marchand, les créateurs les plus « iconoclastes », qu’ils soient architectes, paysagistes, peintres, cinéastes, chorégraphes ou écrivains, ont fini par intégrer la cohorte des rebelles mondains, sans laquelle la culture dominante, qui se doit aujourd’hui de paraître parfois « dérangeante », finirait par s’étioler. Quoi qu’en dise D. Harvey, sans doute abusé par ses visites touristiques rapides… et quelque peu guidées à Barcelone ou Porto Alegre, les « luttes généralisées […] opposant la créativité artistique à l’appropriation capitaliste » semblent bien, pour le moment, appartenir au passé. Loin de « conduire une partie de cette communauté préoccupée par les questions culturelles à s’allier à une politique de résistance au capitalisme multinational », ces lieux « alternatifs » où l’on se fait fort de réhabiliter « ces valeurs que sont l’authenticité, le local, l’histoire, le culturel, la mémoire collective et la tradition », n’ont pas ouvert un « espace propice à la pensée politique et à l’action ». Ceux qui, effectivement, ont fonctionné ainsi n’ont pas tardé à être éradiqués sous des prétextes divers (insalubrité, toxicomanie, terrorisme…). Les autres, la majorité, se sont institutionnalisés et normalisés, profitant de la manne des subventions publiques ou du mécénat privé. À l’encontre du vœu (pieux ?) formulé par D. Harvey en guise de conclusion, la construction d’une autre mondialisation dans ces « espaces d’espérance » se fait toujours attendre. Moins que jamais, les « forces progressistes de la culture » ne sont en mesure d’empêcher le capital de faire main basse sur celle-ci pour en tirer profit.

7Le second chapitre du livre, consacré à « la géopolitique du capitalisme », expose une thèse qui est au cœur de la réflexion théorique de D. Harvey. À savoir que le capitalisme, en cherchant sans cesse, comme l’avait vu Marx, à « annihiler le temps par l’espace », c’est-à-dire à gagner du temps en conquérant l’espace pour le remodeler à cet effet, s’efforce, en même temps, de s’affranchir de la dépendance à l’égard de l’espace qui entrave sa mobilité et, par conséquent, d’« annihiler l’espace par le temps », ce à quoi il est parvenu en ce qui concerne les mouvements d’argent avec l’essor des ntic – le temps qualifié de « réel » est précisément celui-là –, mais ce qui, pour les autres formes de capital et pour la force de travail à exploiter, exige la « création d’infrastructures sociales et physiques fixes, sûres et, dans une large mesure, immobiles ». Autrement dit, « la capacité de s’affranchir de l’espace dépend de la production de l’espace ».

8La contradiction qui en résulte au sein de la géographie de l’accumulation, ainsi prise dans cette tension entre fixité et mouvement, explique, selon D. Harvey, « l’instabilité chronique des configurations spatiales », la formation et la modification incessantes des paysages. Car, souligne-t-il, « c’est seulement grâce à la transformation des rapports spatiaux et à l’apparition de structures géographiques particulières (centre périphérie ; Premier/Tiers-monde, etc.) que le capitalisme a pu assurer sa survie », aussi bien pour contenir les crises ou soutenir l’accumulation que pour peser sur l’état de la lutte des classes. Pour étayer sa démonstration, D. Harvey doit revenir au préalable sur les « caractéristiques essentielles du mode de production capitaliste », en particulier sur le procès de circulation et la tendance à la suraccumulation/dévalution. Retour didactique, mais aussi polémique, non pas tant à l’encontre des anti-marxistes patentés que de Marx lui-même qui, à l’instar d’un M. Weber ou d’un É. Durkheim, par la suite, fait « passer le temps et l’histoire avant l’espace et la géographie », avec pour effet d’échouer à inscrire la dimension spatiale dans sa pensée, sous une forme systématique et non simplement allusive, alors que « son intégration impliquerait de nuancer n’importe quel corpus de théorie sociale ».

9Cette désinvolture à l’égard de l’espace du capital est d’autant plus dommageable que « la lutte pour exporter la dévaluation dans un ordre mondial en cours de désintégration devient de plus en plus visible », comme en témoigne la propension actuelle à « délocaliser » l’exploitation, la guerre, la dévastation écologique ou encore la crise urbaine. À propos de cette dernière, D. Harvey, dans l’un de ses ouvrages majeurs, était sans illusions : « Les qualités de la vie urbaine au xxie siècle définiront les qualités de la civilisation elle-même. Mais si l’on juge superficiellement l’état des villes mondiales, les générations futures ne trouveront pas que cette civilisation soit particulièrement conviviale [2]. » Il est vrai qu’il se trouvera toujours des chercheurs pour juger « scientifiquement », et non plus « superficiellement », que la situation est grave mais pas désespérée. Entre « développement durable », « bonne gouvernance » et « démocratie participative » – ce trépied idéologique qui sert actuellement d’assise théorique à la pensée autorisée sur l’urbain contemporain – tous les espoirs ne sont-ils pas permis ? Pour l’universitaire engagé qu’est D. Harvey, en tout cas, il ne fait pas de doute, si l’on s’en tient au « requiem » qui clôt l’ouvrage, qu’il faudra choisir au plus vite entre « la survie de l’humanité » et celle du capitalisme.

10Jean-Pierre Garnier

Pierre-Arnaud Barthel, Tunis en projet(s). La fabrique d’une métropole au bord de l’eau, Coll. « Espace et territoires », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, 208 p.

11Métropole urbaine en plein développement, Tunis connaît depuis près de trois décennies un étalement extrêmement rapide qui correspond autant à sa fonction de capitale de la Tunisie qu’à l’immersion croissante du pays au sein de l’économie mondiale. Les nouveaux quartiers, réglementés ou informels, naissent et se développent dans un laps de temps de plus en plus court. Cette croissance ne fait pas disparaître un certain nombre de déséquilibres spatiaux (les classes aisées résident de préférence au nord de l’agglomération, les classes moyennes salariées et les ménages ouvriers se maintiennent au centre et dans le sud plus industriel, l’habitat informel s’étend sur les terres agricoles de l’ouest) en raison d’un accès au foncier et à l’immobilier particulièrement cloisonné (disparité des statuts des terrains et absence d’un cadastre actualisé et systématique). L’État tunisien ne garantit pas l’accès au foncier et à l’immobilier pour les classes les plus populaires qui se rabattent sur des filières illégales ou clandestines d’acquisition de terrains, souvent en zones non constructibles. Par contre, diverses opérations publiques de promotion immobilière ciblent les classes aisées avec succès et amènent leurs membres à développer de nouvelles aspirations en matière de consumérisme et de loisirs. Suite à la reconnaissance patrimoniale de la ville arabe de la Médina puis de la ville européenne avec l’axe emblématique de l’avenue Bourguiba, la régénération des espaces centraux est également entreprise au cours des trente dernières années et ouvre de nouvelles scènes d’urbanité au profit d’un large public. C’est dans ce cadre qu’apparaissent de grands projets d’aménagement du lac de Tunis.

12Longtemps, les rives du lac séparant Tunis de La Goulette et de la mer sont réservées aux activités les moins nobles de la localité. Les tentatives de conquête d’un nouvel espace sur cette lagune n’apparaissent qu’au milieu du xixe siècle, à la veille de l’instauration du Protectorat français, puis s’intensifient avec l’extension de la ville coloniale. Tant pour des raisons de pollution des eaux que pour des motifs géotechniques et écologiques, le lac reste un véritable obstacle pour le développement de Tunis jusqu’à l’indépendance du pays. Entre-temps, un port est construit au sud de la lagune et toute la zone nord du lac (qui comprend Carthage, La Marsa et le pittoresque village de Sidi Bou Saïd) est gagnée par une urbanisation résidentielle, le tourisme et la balnéarité. Le port qui s’envase est fermé dans les années 1980 et le lac est assaini. Tunis regarde alors vers la mer. Dans les années 1990, en effet, un mouvement général de valorisation de l’eau comme décor à divers projets immobiliers ou comme support de nouvelles pratiques ludiques voit le jour et donne lieu à une véritable mythologie collective partagée par les habitants de la capitale. Cet engouement est relayé par les pouvoirs publics à l’occasion d’un colloque qui, en 1997, présente Tunis comme une Cité de la Mer. Le lac est vu alors comme un nouvel espace de projet aménageur, permettant de recentrer une part de la vie urbaine sur ses rives. Les travaux d’assainissement permettent de dégager 2 400 ha de réserves foncières. Un plan d’aménagement conçu dans un souci de dialogue avec l’élément aquatique et qui inclut des équipements de prestige à rayonnement national et international est mis en œuvre. Les premières réalisations sur la rive nord attirent aujourd’hui une clientèle issue de la bourgeoisie fortunée. Une zone de plus grande mixité urbaine est prévue sur la rive sud.

13Cette grande entreprise d’aménagement des berges du lac de Tunis témoigne de la modification apparue dans les modalités de l’action publique en matière d’aménagement et de gestion de la capitale tunisienne. Ici, l’État a ouvert le jeu de la production des espaces urbains aux promoteurs privés et aux grands bailleurs de fonds internationaux en appuyant et en accompagnant – de sa conception à sa communication – un projet financièrement attractif, décliné sous l’étiquette de l’Environnement. Comme auparavant, la suprématie de l’intérêt public est toujours affirmée, mais, avec l’apparition d’une rhétorique du projet et la montée en puissance d’un système d’action polycentrique sur la base du partenariat, les modes d’action publique ne sont plus fondés sur le seul mécanisme de la contrainte réglementaire. Malgré les imperfections et les résistances, un nouveau modèle de gouvernance urbaine se dessinerait donc à Tunis. Néanmoins, pour l’auteur de l’ouvrage, ce « warterfront development » à la tunisienne reste soumis à deux incertitudes de poids : l’inconnue quant à la réelle prise de conscience de la société locale face aux problèmes de l’écologie et du développement durable, le poids toujours énorme du centralisme de l’État. Avec cette analyse très fouillée, Pierre-Arnaud Barthel apporte une contribution importante qui intéressera les spécialistes de l’urbain dans le monde arabe et, plus largement, dans les pays en voie de développement.

14Alain Reyniers

15Université Catholique de Louvain

Benjamin Moignard, L’école et la rue : fabriques de délinquance, Paris, puf, 2008, 232 p.

16« L’école et la rue : fabriques de délinquance » intéressera les spécialistes de la délinquance et de la déviance juvéniles en milieu populaire, les gens concernés ou simplement attentifs à ces questions ainsi que les professionnels de la jeunesse travaillant en milieu populaire, notamment les enseignants. À partir d’une passionnante enquête de terrain menée dans un quartier hlm et un collège de la périphérie parisienne, et dans une favela de Rio de Janeiro, Benjamin Moignard réalise deux renversements majeurs de perspective.

171) Alors que l’école française se voyait « assiégée » voire « envahie » par la violence du dehors, celle de « la rue », Benjamin Moignard montre une école qui fabrique elle-même de manière insidieuse une partie de cette violence, en particulier à travers son repli sur elle-même et ses « classes de niveau », ses « classes périphériques » comme les appelle l’auteur. L’ensemble favorise le ressentiment institutionnel, la création des bandes par l’intermédiaire d’un « ennemi commun » et l’apprentissage des activités déviantes et délinquantes. Le regroupement des élèves les plus en difficulté, issus pour la plupart des fractions les plus insécurisées du monde populaire français et donc souvent de l’immigration pauvre africaine (maghrébine ou subsaharienne), entraîne une forme d’ethnicisation de la question scolaire, au point que l’un des élèves interrogés associe l’expression « classe européenne » à une « classe pour Européens », c’est-à-dire interdite aux élèves d’autres origines. Les collégiens de l’enquête décrivent un espace scolaire qui semble plus chaotique et anxiogène que l’espace de « la rue ». En ce sens Benjamin Moignard incite à une auto-critique du système scolaire, au moins en ce qui concerne le collège qui, comme nous le savons, représente un espace particulièrement conflictuel, notamment du fait de la sélection et de l’orientation massive qui s’y déroulent.

182) Le deuxième renversement majeur de perspective renvoie à une comparaison entre ce collège de région parisienne et celui d’une favela brésilienne. On s’attendait à une description catastrophiste de la situation brésilienne. Or, B. Moignard dépeint au contraire un univers scolaire brésilien plus régulé que son homologue français, plus ouvert sur la comunidade de la favela. Un collège largement ouvert sur son environnement, et où les professeurs n’hésitent pas à nouer des liens affectifs avec leurs élèves : tel serait le cocktail pacificateur de ce collège de favela.

19L’auteur indique néanmoins deux nuances importantes. D’abord, les enseignants sont souvent contraints de se limiter à une posture maternante pour éviter les conflits avec les collégiens. L’omniprésence de cette posture affective parasite dans de nombreux cas la transmission des connaissances les plus élémentaires. Ensuite, lors des conflits les plus graves, la paix sociale est ramenée, comme dans le reste de la favela, par les narcotrafiquants locaux. En suivant sans le savoir les conseils de Machiavel, ces derniers préfèrent être craints plutôt qu’aimés, mais cela ne les empêche pas d’essayer d’être à la fois craints et aimés, avec une main sur le cœur et une sur le fusil. Tels les parrains mafieux italiens ou les chefs de gang états-uniens, le « Dono » et ses lieutenants assurent un ordre qui, bien qu’arbitraire et mortifère, est souvent jugé par la population locale comme préférable au désordre laissé par des pouvoirs publics sans conscience sociale. Les narcotrafiquants participent en l’occurrence à la sécurisation du collège en punissant sévèrement les perturbateurs et savent parallèlement apparaître comme de généreux bienfaiteurs, des donateurs qui financent certaines activités scolaires et parascolaires. Ces deux restrictions, en particulier la seconde, nous éloignent donc d’une description irénique de la situation brésilienne.

20Très bien documenté, l’ouvrage témoigne de l’acuité du regard de son auteur, qui nous invite à repenser les articulations entre la rue et l’école. Il représente assurément l’une des enquêtes de terrain les plus abouties des vingt dernières années sur la question de la déviance et de la délinquance juvéniles en milieu populaire.

21Néanmoins, cet ouvrage de qualité peut donner l’impression d’avoir embrassé trop large. En étudiant pas moins de quatre terrains très différents, « la rue », en l’occurrence, apparaît comme le « parent pauvre » d’une recherche sociologique parfois scolaro-centrée. La grande majorité des données empiriques (essentiellement des entretiens avec des collégiens) provient en effet du monde scolaire. Il n’en reste pas moins que cette diversité de terrains, associée à une solide pensée sociologique, constitue la plus grande richesse de cette belle recherche.

22Thomas Sauvadet

Judith Hayem, La figure ouvrière en Afrique du Sud, Paris/Johannesburg, Karthala/Institut français d’Afrique du Sud, 2008, 444 p.

23Depuis la fin de l’Apartheid en 1994, l’Afrique du Sud a connu de grands changements, mais le capitalisme est resté et il est devenu plus « libéral » et débridé. L’euphorie des débuts a cédé la place au désenchantement. Thabo Mbeki a succédé à Nelson Mandela et, entre autres, la politique de santé publique est en panne, avec des conséquences dramatiques pour la lutte contre le sida. En mai 2008, l’impensable s’est produit : dans l’Afrique du Sud multiraciale, des Noirs sud-africains ont commis des meurtres racistes contre d’autres Noirs, originaires du Mozambique, du Zimbabwe ou de Somalie, car ils ne parlaient pas le zoulou et qu’ils volaient le travail des autochtones. La figure ouvrière en Afrique du Sud livre les résultats des enquêtes réalisées par Judith Hayem, en 1997 et 1999, dans deux usines sud-africaines. Si son livre n’aborde pas toutes ces questions, il les éclaire et les resitue dans leur contexte.

24L’auteure se réclame de l’anthropologie ouvrière et politique, et de la spécificité de son regard : elle mène « un travail d’identification et d’analyse en intériorité des formes de pensée singulières des ouvriers » (p. 158), délaissant « leurs représentations sociales et culturelles » (p. 160). Cette affirmation est peu convaincante : en analysant les formes de pensée des ouvriers, Hayem montre la structure de leurs représentations sociales. En particulier, les ouvriers sud-africains ont le sentiment d’être responsables de l’avenir de leur pays. Cette identité ouvrière référée au territoire national fait écho aux débats marxistes sur la place de la question nationale.

25Pour l’auteure, l’Apartheid a donné naissance à un « capitalisme de ségrégation », organisant l’espace en fonction des intérêts de l’industrie minière, dominante à l’époque. Le développement séparé s’arrête aux portes de l’usine ou de la mine. Blancs, Noirs et Métis occupent les mêmes lieux de travail. Mais cette proximité spatiale va de pair avec une grande distance sociale et hiérarchique : les Blancs commandent, les autres exécutent. L’abandon de l’Apartheid correspondrait au déclin des mines et à la montée en puissance d’activités économiques exigeant une main-d’œuvre hautement qualifiée et mobile.

26Hayem commence par un bilan critique et approfondi des recherches sud-africaines sur les ouvriers, en distinguant trois périodes. Depuis 1948, début de l’Apartheid, et jusqu’aux années 1960, l’analyse économique dominait largement : les marxistes liaient l’Apartheid et le capitalisme, la disparition du premier devant entraîner celle du second ; classe ouvrière signifiait « classe ouvrière noire et migrante » puisque les Noirs étaient censés résider dans les Bantoustans, leur présence dans les townships et hostels pour célibataires étant seulement tolérée. Les économistes libéraux, à l’inverse, voyaient dans l’Apartheid une intervention étatique déplacée et nuisible à la fluidité de l’économie. Les uns comme les autres ont été pris au dépourvu par la décision politique de renoncer pacifiquement à l’Apartheid.

271973 marque un premier tournant dans la recherche, moins en raison du choc pétrolier et de la crise économique mondiale que des grèves, qui ont paralysé la ville de Durban pendant plusieurs mois. La sociologie prend le relais de l’économie avec des recherches militantes sur la mobilisation, les syndicats et les conditions de vie et de logement. La fin de l’Apartheid marque évidemment le début de la période actuelle, au cours de laquelle la recherche se recentre sur la coopération, la négociation, les alliances de classe, etc.

28L’usine étudiée en 1997, Star, est un équipementier spécialisé dans les climatiseurs d’automobiles, avec un effectif de 800 personnes. Sous l’Apartheid, Star prenait quelques libertés en menant une politique paternaliste de formation et de fidélisation de la main-d’œuvre qualifiée noire. Un syndicat multiracial a été reconnu dès 1982. Maintenant, l’entreprise applique la politique d’Affirmative Action (« action positive » et non-discrimination) en privilégiant la formation continue des ouvriers, pour valider officiellement leurs compétences.

29Les ouvriers enquêtés raisonnent en termes d’égalité des chances. Ils admettent des différences de statut et de salaire entre ouvriers, si elles sont fondées sur l’expérience et la compétence. Ils reprochent à l’Apartheid de leur avoir assigné arbitrairement une place en fonction de la couleur de la peau. Pour certains, l’Apartheid n’a pas disparu, surtout parmi les ouvriers indiens pour qui l’Affirmative Action profite aux Noirs et non à eux. Tous les enquêtés identifient leur travail à la vie et ils partagent un « unanimisme productiviste » (p. 255). La majorité a confiance dans l’avenir de l’Afrique du Sud et ils croient y contribuer, faisant de l’usine « le lieu du sentiment national » (p. 256).

30La deuxième usine, Autofirst, étudiée en 1999, est une pme de 250 salariés, spécialisée dans les pots d’échappement. À la différence de Star, elle a appliqué strictement les règles de l’Apartheid et elle affirme avoir procédé depuis à une « révolution managériale », ce qui doit être relativisé : les heures supplémentaires sont officiellement « volontaires », mais obligatoires en pratique ; les prêts sans intérêts consentis aux ouvriers donnent à la direction un moyen de pression efficace sur le personnel.

31Les ouvriers sont conscients d’une grande rupture : autrefois, ils recevaient des ordres qu’ils ne pouvaient pas discuter. Aujourd’hui, ils peuvent communiquer, entre eux et avec leurs chefs. L’autoritarisme n’a pas disparu, mais il peut être dénoncé. Ils considèrent que la communication permet d’améliorer la bonne marche de l’entreprise et l’on retrouve l’unanimisme productiviste déjà repéré chez les ouvriers de Star. À Autofirst, ils aspirent à être « heureux au travail » et ils considèrent que leurs intérêts sont conciliables avec l’intérêt bien compris de l’entreprise. L’annonce, fin 1998, d’une réduction de la prime de fin d’année a été reçue comme une rupture du contrat de confiance, entraînant une grève largement suivie.

32Il est pertinent d’étudier les transformations sociales et spatiales de la nouvelle Afrique du Sud au prisme du regard des ouvriers d’usine. Les enquêtés analysent lucidement les progrès accomplis et leurs limites. Ils aspirent aussi à une entreprise idéale dans laquelle patrons et ouvriers travailleraient en bonne intelligence et en harmonie. La solidarité avec les ouvriers des usines voisines est affirmée et l’identité ouvrière apparaît territorialisée.

33Un point de méthode appelle la discussion. Hayem a l’ambition de restituer les formes de pensée des ouvriers dans leur singularité, « sans constituer cette parole en illustration de la pensée de l’auteur » (p. 160). Son analyse regroupe les extraits d’entretiens utilisant la même expression, en les sortant de leur contexte, ce qui ne la met pas à l’abri du biais dénoncé.

34Elle prétend aussi analyser la situation de l’Afrique du Sud en identifiant des séquences politiques et en rejetant l’idée de transition. Mais l’histoire est faite de continuités et de ruptures et, dans les extraits présentés, il y a moins d’innovation qu’elle ne le prétend (p. 344). « Donner à chacun sa chance » est apparu aux États-Unis à la fin des années 1960, avec la « guerre contre la pauvreté » du président Johnson. C’est le fondement de l’Affirmative Action, qui s’est diffusée d’abord en Grande-Bretagne et dans le White Commonwealth (Australie, Canada), plus tardivement en Afrique du Sud et en Europe. Surtout, l’idée d’une entreprise capable de concilier les intérêts bien compris des ouvriers et des patrons est, depuis des lustres, au cœur de la « troisième voie », entre le capitalisme et le socialisme. À leur insu, les enquêtés reprennent à leur compte la théorie de la justice de Rawls et celle de la communication de Habermas.

35Hayem montre bien que le discours des ouvriers sud-africains a changé : ils parlaient de lutte de classe et d’antiracisme, ils n’utilisent plus l’expression de classe sociale. En faire un discours « post-classiste » (p. 344) est discutable. Considérer le concept de classe sociale comme « périmé » (p. 158) et « obsolète » (p. 349) est une extrapolation excessive. Dans les extraits reproduits dans l’ouvrage, il apparaît que les ouvriers enquêtés ont une conscience claire du collectif ouvrier et de ses solidarités, ainsi que de leur opposition avec la direction. La relation entre la pensée des ouvriers et le réel n’est ni directe ni immédiate.

36Maurice Blanc

Catherine Bernié-Boissard, Des mots qui font la ville, Paris, La Dispute, 2008, 254 p.

37Il ne manque pas d’encyclopédies ou de dictionnaires pour explorer les diverses facettes du phénomène urbain contemporain. Ni de lexiques pour rendre compte de l’évolution en cours des villes et des modes de vie de leurs habitants, ou exposer et expliquer les politiques menées pour peser sur elle. En quoi, dès lors, le livre de Catherine Bernié-Boissard mérite-t-il d’être signalé à l’attention ? Évidemment pas en raison de sa visée pédagogique, commune, par définition, à tous ces ouvrages. Ni par la vision « citoyenne » qui l’inspire, pour user d’une épithète à la mode destinée à nimber d’une aura militante un « civisme » synonyme de soumission conformiste aux normes et aux injonctions étatiques. Et encore moins par l’« enjeu éthique » de confirmer la ville comme lieu par excellence du « vivre ensemble », manière bien pensante, et bien pesante aussi, de ne pas penser les clivages et les antagonismes propres à l’urbanisation et, par-delà, aux rapports de production capitalistes. Paradoxalement, néanmoins, c’est une volonté ténue mais tenace de maintenir malgré tout un minimum de distance avec les thématiques et les problématiques imposées qui fait que ce livre se détache du lot.

38Enseignante et chercheuse en aménagement et en développement urbains, conseillère municipale de la ville de Nîmes, C. Bernié-Boissard aurait pu se contenter, comme le font maints universitaires exerçant parallèlement des responsabilités politiques, de donner à ces « mots qui font la ville », cent fois lus ou entendus, le sens qu’ils revêtent d’ordinaire dans les discours officiels, qu’ils soient académiques ou médiatiques. Et c’est effectivement à ce genre d’exercice que l’auteur doit se plier pour être comprise des lecteurs auxquels elle s’adresse : étudiants, élus locaux, fonctionnaires territoriaux, urbanistes, architectes, travailleurs sociaux et autres « professionnels » impliqués dans les « projets qui agitent le monde urbain ». Mais elle ne s’y plie qu’en partie. À la différence de la majorité de ses collègues appartenant peu ou prou à la même génération, en effet, elle n’a pas totalement largué ses idéaux progressistes de jeunesse sous couvert de retour à la « neutralité axiologique ». Pour elle, la démarche scientifique n’exclut pas le « regard critique ». « Soyons de parti pris », proclame-t-elle dans l’introduction.

39Comme C. Bernié-Boissard le reconnaît elle-même pour s’en féliciter, Mai 68 l’a fortement marquée. Ce moment « contestataire » imprègne effectivement certaines des définitions ou des interprétations qu’elle propose au fil des rubriques, telles celles consacrées à la soi-disant « politique de la ville » ou aux « 3R : rénovation, requalification, renouvellement urbain ». Parmi la trentaine de mots ou expressions sélectionnés, trois ne figurent pas souvent ou plus du tout, de nos jours, dans le vocabulaire habituel – véritable novlangue technocratique et gestionnaire – des experts ès « problèmes urbains » : « droit à la ville », « mouvement social », « utopie ».

40De même, le fait pour l’auteure d’avoir été longtemps proche du pcf transparaît ici et là dans l’usage de termes connotés « langue de bois » par les chantres de l’ordre établi, le recours à des grilles d’analyse « anti-libérales » en économie urbaine, ou encore au travers d’appréciations caustiques portant sur tel ou tel aspect : « la ville du capitalisme, dont la croissance est nécessairement inégale, destructrice autant que créatrice », l’« élitisation » des centres-villes, la « privatisation de l’espace public », « la fête, immense accumulation de marchandises », promue et instrumentalisée dans le cadre de « la mise en concurrence des villes », paupérisation et marginalisation des quartiers populaires dues à « un système économique qui a toujours besoin d’une main-d’œuvre sous-payée et surexploitée », etc.

41Au plan des références intellectuelles et bibliographiques, Michel Ragon, Alain Médam et surtout Henri Lefebvre sont mis à contribution, noyés, il est vrai, au milieu d’une foule de chercheurs en vue qui font actuellement autorité en France, pour qui « l’un des sociologues de l’urbain les plus productifs des années 1960-1970 », selon C. Bernié-Boissard à propos d’H. Lefebvre, ne semble, à l’instar d’autres théoriciens marxistes français ou étrangers, n’avoir jamais existé. Or, ce contexte idéologique n’est pas sans atténuer quelque peu l’acuité du « regard critique » revendiqué par l’auteure.

42Loin de verser dans la radicalité, les considérations accompagnant les définitions terminologiques renvoient très souvent à des approches consensuelles et des raisonnements convenus, du genre « c’est la ville qui fait la société et non l’inverse », qui viennent quelque peu tempérer sinon neutraliser le caractère corrosif des points de vue développés par ailleurs. Car C. Bernié-Boissard a beau rappeler que « les mots pour dire la ville ne sont jamais neutres », qu’« ils recouvrent un enjeu idéologique et concret majeur », son intention de « déconstruire quelques aspects de la “fabrique des villes” » pour « dévoiler cet enjeu » se heurte à la difficulté apparente pour elle de se passer de nombre des termes, expressions, tics de langage, truismes, idées reçues et des postulats non fondés dont est truffée la doxa sur l’urbain en vigueur aujourd’hui dans le monde savant français. Laquelle, pourtant, sur bien des points, devrait précisément être discutée, sinon contestée. Souci de respecter, in fine, la règle du « scientifiquement correct », c’est-à-dire ne pas transgresser un seuil de tolérance à la critique sociale devenu particulièrement bas dans la recherche urbaine hexagonale ? Contradictions non perçues ou esquivées entre théorisations universitaires et pratique d’élue locale, par peur inconsciente de devoir les affronter ? Désir de garder espoir en un avenir meilleur pour les citadins en dépit des raisons objectives d’en douter ? Encore que cet optimisme ne semble pas tout à fait de commande, à en juger par l’entrain avec lequel C. Bernié-Boissard puise dans sa connaissance intime des réalités urbaines nîmoises celles qui lui paraissent susceptibles d’être « positivées ».

43Il n’en reste pas moins qu’il lui arrive à plusieurs reprises d’affirmer tour à tour une chose et son contraire. À commencer par ce « vivre ensemble », évoqué plus haut, que les villes auraient pour vocation de favoriser et dont on découvre, quelques chapitres plus loin, qu’« elles sont aujourd’hui des lieux d’exclusion, de ségrégation, d’apartheid ». À la rubrique « étalement urbain », l’excellente synthèse critique des débats en cours sur le sujet se termine par une observation suivie d’une interrogation pour le moins candides. Dans un rapport de l’Agence européenne pour l’environnement mettant en garde contre la menace écologique, sociale et économique que représente la poursuite d’une urbanisation diffuse à la lisière des agglomérations, C. Bernié-Boissard note « une absence de taille. À aucun moment n’est envisagée la participation des citoyens, des urbains, des péri-urbains à la recherche d’un espace de vie conforme à leurs aspirations. Sans recherche de solutions collectives ancrées dans une démarche démocratique, peut-on relever durablement le défi de l’étalement urbain ? » Certainement pas, et l’auteure laisse d’ailleurs entendre que la question est purement rhétorique. De par son positionnement politique, elle est tout de même bien placée pour savoir que la « construction européenne », en ce domaine comme dans tous les autres, n’a jamais eu la souveraineté populaire pour fondement. Et il en va de même pour les logiques et les mécanismes socio-économiques, pour ne rien dire des politiques publiques, qui, beaucoup plus que « les mots », « font la ville » et, donc, entre autres, l’étalement urbain, ainsi que C. Bernié-Boissard le reconnaît implicitement.

44On pourrait relever d’autres cas où celle-ci est amenée à se contredire. Entre autres à propos de la ségrégation ou de la « métropolisation ». Mais, plutôt que poursuivre un tel repérage, mieux vaut en revenir, pour essayer d’expliquer ce manque de cohérence, à une interrogation, toujours pertinente aux yeux de l’auteure, qu’elle avait fait sienne dans la foulée de Mai 68 : « Peut-il y avoir des rapports sociaux urbains qui ne soient pas, ou plus, des rapports de domination ? » Au cours des brèves années où elle demeura posée, cette question avait tout d’abord reçu une réponse « extrémiste ». « Changer la ville, changer la vie », selon un slogan que C. Bernié-Boissard n’hésite pas non plus à réactiver pour clore l’introduction de son livre, supposait que l’on change simultanément de société. Mais, contrairement à ce qu’elle avance, ce slogan n’a pas tardé à perdre toute « sa charge subversive ». Rapidement, il ne s’est plus agi que de changer la société, autrement dit la réformer au lieu de la « révolutionner ». Ce qui a fini par se produire au cours des deux décennies suivantes, mais dans un sens opposé, comme chacun sait, à celui initialement escompté. Et « la ville » ou, du moins, une partie d’entre elle avec ses habitants en ont fait les frais.

45Tandis que la majorité des penseurs (ou des acteurs) de l’urbain se sont accommodés de la situation au point de juger périmée ou incongrue la question ci-dessus rappelée, quelques-uns persistent à la poser, mais en sachant fort bien qu’elle devrait être complétée pour tenir compte de la nouvelle conjoncture socio-historique : « Peut-il y avoir des rapports sociaux urbains qui ne soient pas, ou plus, des rapports de domination, alors que ceux-ci n’ont cessé de se renforcer et de s’étendre à l’échelle nationale et mondiale ? » Cependant, chacun sent bien l’absurdité d’une telle interrogation. Et l’on comprend que ceux qui la formulent en leur for intérieur préfèrent la maintenir dans le non-dit et continuer à faire « comme si… ». C. Bernié-Boissard est de ceux-là. D’où cette alternance – peut-être le terme « tension » serait-il plus approprié – entre conformisme et rébellion dans le cours de sa réflexion. Ce qui pourra rendre la lecture de son livre irritante pour les esprits soucieux de cohérence à tout prix. Ou assez excitante pour peu que l’on ait encore envie de vrais débats politiques sur l’urbain contemporain, fussent-ils un peu vifs.

46Jean-Pierre Garnier

Hélène Frouard, Du coron au hlm : patronat et logement social (1894-1953), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 187 p.

47Ce petit livre est abondamment illustré et soigneusement édité. Comme son titre l’indique, il analyse « le rôle joué par le patronat dans la construction du logement social », dans la période comprise entre deux textes législatifs : la loi Siegfried du 30 novembre 1894, relative aux habitations à bon marché (hbm, accordant des moyens publics à la production de logements destinés aux ouvriers) et la loi du 11 juillet 1953 portant sur le « redressement économique et financier » et, plus spécifiquement, sur la contribution patronale obligatoire au logement, plus connue comme « le 1 % logement ». L’ouvrage aborde le sujet complexe de l’histoire du logement patronal, en analysant le patronat comme acteur de la construction du système du logement social en France, ses relations avec les pouvoirs publics autour de l’enjeu majeur de la réforme sociale, prémices de l’État-Providence.

48Cet ouvrage constitue une contribution remarquable à l’histoire du logement social français, dans une période encore mal connue. En outre, il prend pour fil conducteur les relations du patronat et des pouvoirs publics qui ont abouti au premier modèle de financement stable et solvable du logement social en France. L’ouvrage recherche les origines d’un tournant clé de cette politique, un tournant qui est toujours d’actualité en France, car le modèle de financement du logement social mis en œuvre en 1953 a été récemment reconnu conforme aux principes anti-interventionnistes des « services d’intérêt général » (dont le logement social), dans le protocole correspondant du traité de Lisbonne de l’Union européenne (13 décembre 2007) [3].

49En analysant le rôle du patronat dans le domaine du logement ouvrier pendant la première moitié du xxe siècle, le livre d’Hélène Frouard, issu de sa thèse de doctorat, cible la genèse des dispositifs de financement esquissés entre les deux guerres, qui sont la clé du développement des hlm à partir des années 1950.

50L’introduction énonce la problématique et affiche les objectifs de l’ouvrage (qui dépassent largement la genèse du 1 % logement). Le premier chapitre démarre par une synthèse de l’état de la connaissance en matière de formes architecturales et urbaines, et de pratiques patronales en matière d’habitation en France jusqu’à la fin du xixe siècle. Le récit montre ensuite comment les entreprises, considérées comme « des actrices majeures » du mouvement de réforme du logement avant l’entrée de l’État sur cette « scène », s’associent avec les pouvoirs publics ; d’abord sur le terrain programmatique (la Société mulhousienne des cités ouvrières sera un exemple majeur), mais aussi dans la mise en place de la loi de 1894 (création de sociétés de hbm, appui aux comités de patronage, crédits de la Caisse des dépôts et consignations, etc.). Pourtant, les objectifs des patrons (assurer une main-d’œuvre suffisante) et ceux des réformistes (« améliorer la condition physique et morale des travailleurs ») ne coïncident pas totalement. Des divergences se font sentir rapidement dans divers domaines (accession à la propriété abandonnée par le patronat, réglementation de la location du logement patronal, etc.) et la « fissure », les « premières tensions » en matière de logement entre l’État et le patronat prennent forme à l’occasion du débat préalable à l’adoption de la loi du 23 décembre 1912, où seront contestés la légitimité de l’action patronale en matière de réforme du logement et, en conséquence, son droit aux bénéfices des hbm.

51Le deuxième chapitre se centre sur le logement patronal après « le choc de la guerre » de 1914, en décrivant le logement ouvrier dans les régions dévastées et les effets du blocage des loyers et de la crise de la construction, faisant obstacle aux besoins massifs de recrutement et à la reprise économique. Il montre aussi les divers moyens utilisés par les entreprises pour loger leurs travailleurs (immeubles existants, baraquements, maisons provisoires, maisons moulées et autres solutions techniques basées sur des matériaux économiques et systèmes de construction rapide). La plupart des patrons sont favorables au logement individuel et méfiants devant l’architecture du « mouvement moderne » (Le Corbusier, Lurçat). Enfin, le patronat essaie de se doter de ses propres instruments pour financer le logement : Caisse foncière de crédit pour l’amélioration du logement dans l’industrie, Caisses de secours, Caisse de compensation des allocations familiales du Consortium de l’industrie textile. L’ouvrage s’oriente ensuite vers l’analyse des relations entre patronat et pouvoirs publics dans le financement du logement ouvrier.

52Les chapitres trois à cinq (« Le constat des différences », « Des positions irréconciliables » et « S’adapter plutôt que subir ») constituent une trilogie sur trois configurations différentes (trois rapports de force ?) de ces relations entre patronat et État. Chaque élément de cette trilogie est présenté comme un moment dans l’expression de ces relations mais, pris tous ensemble, ils sont interprétés comme le parcours historique conduisant à l’institutionnalisation des dispositifs de l’allocation-logement et du 1 % logement.

53Le premier élément de la trilogie est centré sur les modalités exceptionnelles de financement public trouvées par le patronat (ou certains de ses secteurs) autour des années 1920 (comme le droit à dommage issu de la Charte des Sinistrés, ou le relèvement de la taxe sur le charbon). Par contre, au même moment, l’entrée des logements patronaux dans les circuits de crédit prévus par la législation des hbm restait conditionnée par des règles peu adaptées aux entreprises ou peu acceptables par elles. Garder le contrôle sur l’usage des logements qui leur appartiennent se révèle un souci majeur des industriels, malgré les conditions posées dans l’application de la loi des hbm, ainsi que les règles de droit commun en matière de location.

54Le chapitre quatre traite des « formes d’action collective » qui ont permis à certains industriels de « répondre collégialement au manque de logements ». « Ces expérimentations, qui cherchent à mutualiser les efforts tout en évitant l’ingérence de l’État, forment la trame d’un véritable contre-projet » aux propositions de « participation obligatoire » qui seront appuyées par Loucheur, Dautry et certains syndicats ouvriers dans les années 1920. La dimension urbaine dans les formes d’action individuelles (cités ouvrières, impact du logement patronal dans les villes) est aussi évoquée.

55Le troisième élément de la trilogie est ciblé sur la crise de 1930, présentée comme une « période charnière », où les difficultés de gestion du parc des logements patronaux conduisent, d’après l’auteur, à mettre en cause la validité des politiques patronales traditionnelles. La reprise économique à la veille de la deuxième guerre mondiale, puis les perspectives de la reconstruction, induisent des innovations, dont l’émergence de l’échelle du territoire (décentralisation industrielle, chute de la cité ouvrière isolée) et l’adoption des principes des ciam. À la fin de la guerre, le patronat adopte une nouvelle attitude (dont les causes ne sont pas bien étudiées), plus favorable pour « collaborer avec les pouvoirs publics dans l’œuvre de construction des logements » et pour « dénouer le lien entre l’ouvrier logé et l’employeur ». Le récit est prêt pour le dénouement.

56Sous le titre « Bâtir le compromis », le chapitre six retrace d’abord l’histoire politique des initiatives patronales des années 1930 et 1940, précurseurs directs de l’allocation-logement et de la mutualisation des efforts de construction dans un groupement patronal, dont le cil de Roubaix ; il fait ensuite une rapide analyse de la translation de ces expériences de contribution patronale à la législation de 1953 : le temps se précipite à la fin de l’ouvrage !

57Les conclusions sont pertinentes mais très brèves à leur tour (2 pages). Une annexe présente la méthode mise en œuvre pour l’analyse comparative confrontant logement patronal et hbm : les cotes des archives consultées, les sources et la bibliographie (très abondante mais non exhaustive), un index des noms et une table des matières.

58Cet ouvrage élabore un récit très intéressant, bien documenté pour toute la France métropolitaine et bien construit (même si l’abondance de notes réduit la fluidité de la lecture). Mais la timidité, ou le manque d’audace, réduit la puissance du livre qui n’approfondit pas l’interprétation. Très limité aux objectifs affichés, il ne déborde jamais le cadre de la France. Très fidèle à la démarche du récit, le texte a du mal aussi à inclure les contextes idéologique, politique et économique. Sauf quelques références à la culture architecturale du moment, à la Réforme sociale et à la chute des pratiques paternalistes et de l’État-providence, les références contextuelles sont absentes. L’interprétation est construite sur le devenir des politiques publiques et patronales de logement ouvrier et elle repose sur le constat de démarches présentées comme endogènes et conjoncturelles ; le rôle des idéologies dominantes et des changements du capitalisme est oublié. L’ouvrage ne parvient pas à interpréter des éléments forts et apparemment contradictoires comme le placement du 1 % logement, un « héritage » de l’anti-interventionnisme, au cœur de la politique des hlm et du déploiement du keynésianisme en France.

59Du coron au hlm constitue, malgré quelques manques dans l’approfondissement, un ouvrage très solide, minutieux et rigoureux à l’intérieur du cadre fixé, un élément important du lien entre l’historiographie de la réforme du logement et l’historiographie politique des hlm, un apport intéressant pour la construction de la connaissance de l’histoire de la politique du logement social en France. Ce livre donne donc matière à réfléchir aux étudiants, chercheurs et acteurs sociaux intéressés par ce sujet.

60María Castrillo Romón

61Institut universitaire d’urbanisme de l’université Valladolid, Espagne

Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, 320 p.

62Les « classes moyennes » sont de retour : en ville (Bidou-Zachariasen, sous la dir. de, 2003), dans les débats publics et, en force depuis quelque temps, dans la littérature sociologique (Informations sociales, 2003 ; Éducation et sociétés, 2005 ; Problèmes politiques et sociaux, 2007 ; Bacqué et Vermeersch, 2007 ; etc.). Trente ans après l’intérêt qu’avait suscité au lendemain de Mai 68 l’essor des « nouvelles classes moyennes » lié au développement de l’État Providence, et « après la longue éclipse des années 1980 et 1990 » (p. 8), de nombreux travaux récents s’attachent en effet à analyser ce que sont aujourd’hui les « classes moyennes », en termes de composition sociale, de valeurs, de modes de vie ou de modes d’engagement et, plus précisément, à étudier ce qu’elles sont devenues dans un contexte social profondément renouvelé, marqué notamment par la précarisation de la société. Dans cet ensemble, La France des « petits-moyens », de Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, mérite incontestablement d’être parcourue.

63Loin des analyses globalisantes sur le déclassement, le déclin ou la « dérive » (Chauvel, 2006) des « classes moyennes », qui « ne resituent pas précisément les populations qu’elles évoquent ni dans le temps […], ni dans l’espace […], ni dans l’espace interne de ce groupe dont l’hétérogénéité est particulièrement grande à tous points de vue […] » (p. 10), l’ouvrage présente une étude très fine des trajectoires, des modes de vie, des pratiques et des dispositions d’une strate particulière des classes sociales, située entre le haut des classes populaires et le bas des « classes moyennes », celle des « petits-moyens ». Employés, techniciens ou, plus rarement, cadres moyens, ces ménages ont en commun d’avoir effectué (dans des contextes de mobilité sociale différents) des « petits déplacements sociaux ». Ils « ont acquis suffisamment de ressources pour ne plus s’identifier complètement aux classes populaires et ne plus être [confondus] avec elles. Mais, d’un autre côté, leur manière de se situer socialement, comme certaines spécificités en termes de pratiques domestiques et culturelles, ainsi que les échecs et revirements de leurs parcours professionnels et résidentiels empêchent de les rattacher purement et simplement aux “classes moyennes” » (p. 11).

64En même temps, ce qui définit les « petits-moyens » étudiés par les quatre auteurs, c’est le fait qu’ils habitent (ou qu’ils ont habité) dans un contexte résidentiel particulier, celui de l’habitat pavillonnaire de la banlieue parisienne. Ce contexte a constitué tout à la fois le support de leurs petits déplacements sociaux, le théâtre d’une affirmation statutaire et une « scène d’apprentissages sociaux et culturels multiformes ». C’est pourquoi, La France des « petits-moyens » est aussi une enquête sur la banlieue pavillonnaire, une monographie d’un quartier situé dans la banlieue pavillonnaire parisienne, le quartier des Peupliers à Gonesse. Composé de différents micro-quartiers et de différents types d’habitats : des maisons individuelles anciennes, des pavillons « en bandes » érigés dans les années 1958-1966, des pavillons individuels construits dans les années 1970, des pavillons « de standing » construits plus récemment… ce quartier n’est ni un quartier populaire ni un quartier homogène de « classes moyennes ». Il abrite une grande diversité d’habitants, des ouvriers aux cadres, et, depuis les années 1990, une population importante de familles étrangères, venant pour la plupart de Turquie. Mais le cœur de sa population est constitué de plusieurs générations de « petits-moyens » qui sont au centre du livre.

65Après une présentation solidement informée du quartier des Peupliers (« Un quartier de promotion »), de son histoire, de son peuplement, de sa composition sociale et de son bâti, trois générations de « petits-moyens » sont successivement étudiées. La première est celle des « pionniers » qui sont arrivés dans le quartier, dans les pavillons en bandes, dans les années 1960 (chapitre 2). En s’installant dans ce quartier, cette génération de « petits-moyens », d’origine rurale ou issus de quartiers ouvriers traditionnels, a fabriqué une « culture domestique locale » originale, ni populaire, ni « classe moyenne », qui a longtemps structuré leurs pratiques (de consommation, éducatives, familiales ou de loisirs), leurs relations de sociabilité et la vie du quartier, avant de se décomposer progressivement au fil du temps, en raison des départs d’une partie des pionniers, du vieillissement de ceux qui sont restés et, aussi, de l’arrivée de nouvelles populations. La deuxième génération observée est celle des habitants, issus des cités, qui se sont installés dans les lotissements neufs construits à partir des années 1990 (chapitre 3). Comme les pionniers, ces « enfants des cités en quête de respectabilité » ont connu une petite ascension sociale, en particulier grâce aux institutions publiques, et en même temps, en s’installant aux Peupliers, une certaine promotion résidentielle. De ce double fait, comme la première génération de « petits-moyens », leurs pratiques familiales, éducatives et de loisirs se distinguent de celles des classes populaires, sans se confondre avec celles des « classes moyennes ». Mais, parce que le contexte social n’est plus le même, parce que le quartier a lui aussi changé, leur position sociale apparaît beaucoup plus fragile que celle des pionniers, ce qui explique en particulier leur attitude de rejet à l’égard des cités environnantes, dont ils sont issus, et à l’égard de leurs habitants. La troisième génération, enfin, est constituée des « jeunes des pavillons » (chapitre 4). Âgés de 20 à 25 ans (au moment de l’enquête), ces individus sont les enfants des ménages de « petits-moyens » qui se sont établis dans le quartier des Peupliers dans les années 1980. Banlieusards, comme les « jeunes des cités », mais n’habitant pas dans une cité, ils se situent, comme les autres générations de « petits-moyens », dans un entre-deux social. Leurs pratiques et leurs sociabilités se caractérisent par un fort entre-soi et par un rapport « flottant » au quartier, qui « traduit le fait qu’ils sont dans une période de transition dans laquelle leurs destins sociaux semblent pouvoir prendre des formes très diverses » (p. 188).

66Deux autres chapitres complètent l’ouvrage. Le premier (chapitre 5) porte sur les relations que les « petits-moyens », et plus particulièrement les pionniers, devenus « captifs » et âgés, entretiennent avec les familles turques qui, désormais, donnent localement le ton. Comme dans d’autres contextes résidentiels présentant des configurations sociales proches (cf. Villechaise-Dupont, 2000), l’étude de ces relations montre que la cohabitation entre les deux populations est difficile, en partie parce que la distance sociale qui sépare les « petits-moyens » et leurs nouveaux voisins est trop floue pour que les premiers puissent, sans risque de confusion ou d’éclaboussures, s’engager dans des relations avec les seconds. Le deuxième (chapitre 6), à caractère plus exploratoire, traite de « la droitisation des pavillonnaires ». À la lumière des pratiques électorales récentes des habitants du quartier des Peupliers, ce phénomène de « droitisation », fortement médiatisé à l’occasion des élections présidentielles de 2007, apparaît bien réel. Il est révélateur des transformations de cette strate des « petits-moyens » ayant accédé au fil des générations à la propriété pavillonnaire en banlieue parisienne. Mais l’analyse des pratiques électorales et militantes révèle aussi que si une partie des habitants des Peupliers s’est récemment « droitisée », ce n’est pas le cas de tous et qu’il existe dans le quartier des militants de gauche qui « incarnent d’autres types de trajectoires au sein des “petits-moyens” » (p. 301) et qui contredisent l’image homogénéisante de « la droitisation des pavillonnaires ».

67Issue d’une enquête ethnographique collective de longue durée, qui a permis de recueillir et de construire un important matériau très présent dans l’ouvrage, La France des « petits-moyens » apporte au total une description très convaincante de cette strate particulière des classes sociales. Sans équivoque, les « petits-moyens » observés par les quatre auteurs se caractérisent par des pratiques (des sociabilités, des valeurs…) qui leur sont propres, qui parfois se différencient radicalement des pratiques des classes populaires et de celles des « classes moyennes » (à l’exemple de ce que les auteurs évoquent à propos des rapports que les « petits-moyens » entretiennent avec « les étrangers ») et qui parfois apparaissent comme des pratiques « hybrides », mêlant des caractéristiques populaires et des caractéristiques de « classes moyennes » (à l’exemple de leurs pratiques en matière de dérogation scolaire, basées sur le sport et non pas sur les langues).

68En même temps, le livre montre que ces « petits-moyens » ne constituent pas un ensemble totalement homogène. D’abord, parce qu’à l’intérieur de cette population figurent des couples composés en quelque sorte d’un « petit » et d’un « moyen », qui tirent le ménage tantôt du côté des milieux populaires, tantôt du côté des « classes moyennes ». Ensuite, et surtout, parce que cette population agrège des générations différentes de « petits-moyens ». Ce faisant, cette enquête montre plus largement tout l’intérêt d’une approche générationnelle des groupes sociaux. Parce que d’une époque à l’autre les individus (et les ménages) qui occupent telle ou telle position dans l’espace social ne sont pas les mêmes (en termes de professions, de trajectoires), l’analyse des groupes sociaux doit prendre en compte ces différences générationnelles, comme elle doit prendre en compte, aussi, les effets du vieillissement des individus (et des ménages).

69Un autre intérêt de l’ouvrage est de montrer également, dans le prolongement des travaux de Maurice Halbwachs sur les structures morphologiques des groupes sociaux, que l’étude des groupes sociaux est indissociable de l’étude des espaces dans lesquels ils vivent (et des espaces dans lesquels les individus ont vécu). Dans ce registre, La France des « petits-moyens » contient et apporte de nombreux éléments sur la socialisation résidentielle des « petits-moyens » et sur le rôle du quartier (et de l’habitat) dans la fabrication de ce groupe social. En revanche, alors que plusieurs indications dans l’ouvrage laissent apparaître que le quartier ne constitue pas le seul univers de la vie sociale des « petits-moyens », les auteurs accordent peu de place dans leur analyse aux autres espaces de la vie quotidienne de ces ménages (et de leurs enfants) ou à leurs lieux de vacances (dans le cas des pionniers devenus âgés notamment).

70Enfin, d’un point de vue plus méthodologique, ce travail d’enquête montre tout l’intérêt qu’il y a dans une recherche à mobiliser différents types de données (des données quantitatives, des observations, des entretiens…) et, plus encore, à faire varier la focale de l’analyse. Ainsi, selon les chapitres, selon les questions traitées, les auteurs privilégient tantôt l’étude d’un large ensemble de ménages (les pionniers), tantôt l’examen approfondi des trajectoires sociales et résidentielles d’un tout petit nombre de ménages (trois ménages de « petits-moyens » issus des cités), tantôt encore, autre illustration, l’analyse d’un groupe de voisins constitué de trois fratries de « jeunes des pavillons ».

71On l’aura compris, La France des « petits-moyens » n’est pas un petit livre, ni un livre moyen, mais une grande enquête, qui invite à regarder autrement les classes et la stratification sociales, et à regarder aussi autrement la banlieue (parisienne) et ses habitants, jeunes ou moins jeunes.

72Références bibliographiques

73Bacqué, M.-H. ; Vermeersch, S. 2007. Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de Mai 68, Paris, Les éditions de l’Atelier/éditions ouvrières.

74Bidou-Zachariasen, C. (sous la dir. de) 2003. Retours en ville, Paris, Descartes & Cie.

75Chauvel, L. 2006. Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil/La République des Idées.

76Éducation et sociétés, 2005. Les classes moyennes, l’école et la ville : la reproduction renouvelée, Louvain-la-Neuve, éditions De Boeck, n° 14.

77Informations sociales, 2003. Portrait social des classes moyennes, Paris, cnaf, n° 106.

78Problèmes politiques et sociaux, 2007. Les classes moyennes, Paris, La Documentation française, n° 938-939.

79Villechaise-Dupont, A. 2000. Amère banlieue. Les gens des grands ensembles, Paris, Grasset/Le Monde.

80Jean-Yves Authier

Agnès Deboulet, Rainier Hoddé et André Sauvage (sous la dir. de), La critique architecturale. Questions – frontières – desseins, Paris, Éditions de la Villette, 2008, 311 p.

81Cet ouvrage attire l’attention à la fois en raison de son thème, peu exploré, et de l’intelligence et le soin qu’y ont apportés les directeurs de l’ouvrage. Croisant plusieurs initiatives, il propose un état des lieux en matière de « critique architecturale », sujet qu’il faut prendre d’autant plus au sérieux qu’il est soumis à tous les vents. L’argument général de ce livre pourrait se résumer à quelques interrogations (liste non exhaustive) : au-delà des guerres fratricides entre architectes, à quelle aune juge-t-on de ce qui est désigné par « architecture » dans la sphère occidentale ? Quels sont les outils d’analyse et d’évaluation des architectes ? Ceux-ci sont-ils les mieux placés pour en parler et critiquer ? Vers où les sciences humaines et sociales déplacent-elles la question de la « critique » et celle de son objet, l’architecture ?

82Dans leur introduction, Agnès Deboulet et Rainier Hoddé rappellent les origines de ce livre qui est présenté comme une « anthologie raisonnée » (avertissement de l’éditeur). La pédagogie, soit la critique comme exercice du jugement dans la formation des étudiants à l’École d’architecture de Nantes, en fut la première source. Eut lieu par la suite, en 1998, un séminaire réunissant les enseignants-chercheurs des écoles sur le thème : « Les enjeux de la critique en architecture et dans l’enseignement », notamment dans le cadre des activités du laboratoire laua, rebaptisé récemment « Langages Actions Urbaines, Altérités », dont les recherches font référence (cf. la revue Lieux communs). Troisième origine : l’ouvrage réunit outre des articles inédits (séminaire cité ci-dessus), des articles réédités pour l’occasion, en particulier des articles parus dans Architecture, Mouvement, Continuité, ou Architecture d’Aujourd’hui ou encore Le Visiteur mais aussi Espaces et Sociétés (cf. n° 60-61 de 1991). Les contributions à cet ouvrage datent pour les plus anciennes du milieu des années 1960. Elles n’émanent pas seulement d’auteurs français, puisque l’on repère des auteurs anglo-saxons (Peter Collins, Thomas Creighton), espagnols (tels que Josep Maria Montaner) ou encore des passeurs de frontières (ainsi Julius Posener et Yorgos Simeoforodis). Et si, curieusement, aucun auteur italien ne figure dans le sommaire, Bruno Zevi ou Manfredo Tafuri par exemple, sont tour à tour cités. La critique architecturale prend sens dans des contextes culturels et professionnels de production du cadre bâti et elle a ses réseaux de circulation. J.-M. Montaner le rappelle dans sa contribution et Hélène Jeannière en propose une analyse serrée.

83Au-delà de ces premières distinctions, les directeurs de l’ouvrage ont composé l’ensemble des contributions selon un ordre qui distingue les auteurs selon leur position vis-à-vis de ce qui est entendu par « critique architecturale ». Le sommaire est donc ordonné en trois parties : 1/« Positions de critiques » ; 2/« Diffusion et appropriations de la critique » et 3/« Points de vue disciplinaires ». Cet ordre laisse à peine filtrer, tant il est sérieux, la violence qui traverse ce qui est désigné par plusieurs contributions comme un « champ » (en référence explicite à P. Bourdieu). Pour saisir l’ampleur de ce phénomène, étrange en ces temps « critiquement corrects » et sans doute énigmatique pour le lecteur d’Espaces et Sociétés, il faut commencer par la lecture de l’annexe, signée de François Chaslin, architecte, enseignant, homme de plume et producteur d’une émission radiophonique. Cette annexe est consacrée à « L’arche de Nouvel et les mythes du Cargo », autrement dit à la réception – faite dans la presse – au musée parisien du quai Branly, dit aussi Musée des arts premiers (inauguré en 2006). L’éditeur explique en prologue la place offerte à ce texte qui semble avoir eu quelque mal à trouver un support !

84L’annexe en question reprend l’enquête menée par F. Chaslin sur ce que la presse (internationale/nationale, grand public/professionnelle) a mis sous les yeux de ses lecteurs. Enquête patiente, à bien des égards étonnante et qui pour le lecteur étranger à la chose fait figure de travaux pratiques. Elle mériterait sans doute une étude systématique ; elle n’est pas exhaustive ; mais qu’importe, des chercheurs y regarderont de plus près, un jour ou l’autre. Car l’objectif de F. Chaslin n’était pas de ce côté-là. Il visait à dresser un tableau qui s’avère édifiant des batailles économiques et symboliques, autour d’un « bâtiment », de sa conception, de ses dimensions politiques, culturelles et scientifiques. À la lecture de cette chronique, il semble que tout soit permis en matière de critique architecturale : ce qui est supposé faire « champ » est là sans limites et à la hauteur des intérêts en jeu. Cette annexe éclaire d’autres contributions de l’ouvrage plus discrètes. Car nombre d’« affaires » tout aussi sanglantes ont parsemé, par le passé, les opérations de jugement des affaires architecturales.

85Les questions que partagent ou qui distinguent les auteurs de cet ouvrage peuvent s’apprécier avec un peu plus de distance. Établir les possibles visées de la critique architecturale suppose en première approche de reconnaître trois pôles entre lesquels elle circule et vis-à-vis desquels elle a cherché et cherche encore à s’installer : les disciplines traitant des arts, l’histoire de l’architecture et le journalisme. Par rapport aux arts et aux recherches qui en font leur objet, on peut se demander quelle place tient aujourd’hui l’architecture dans la sociologie, telle que la conçoit par exemple Nathalie Heinich. Ce livre ne propose pas de réponse à cette épineuse question. Second pôle : l’histoire de l’architecture vis-à-vis de laquelle la critique architecturale fut longtemps fort respectueuse. Cette allégeance fut travaillée notamment par M. Tafuri, il y a plus de deux décennies. Les travaux récents en socio-histoire de l’architecture permettraient-ils de reprendre langue avec les historiens (à la suite par exemple de l’analyse de l’affaire du Westminster Hall, proposée par P. Collins dans son article paru en 1968) ? Troisième pôle : le journalisme, pratique souvent décriée, mais que les professionnels de la chose défendent, ainsi Frédéric Edelmann (journaliste d’un « grand journal du soir ») dans une contribution quasi autobiographique évoquant les « liaisons dangereuses et vertus nécessaires de la critique ».

86Par rapport à ces pôles, les défenseurs d’une critique architecturale instruite par les recherches en sciences humaines et sociales ont multiplié les efforts : on renvoie ici à l’article de Bernard Huet, daté de 1995 et qui fut précédé de nombreuses autres prises de position tout aussi éclairantes. D’autres contributions à ce livre proposent des cadres théoriques pour comprendre les opérations de conception (Frédéric Pousin en 1991 dans Espaces et Sociétés) ou pour instruire de façon raisonnée le lourd dossier des « controverses » (Olivier Chadoin en 1999). En complément de ce qui fait figure de programmes de recherches, Christophe Camus rappelle la puissance persistante du « fétichisme de l’objet », puissance qui ne semble pas pouvoir être ramenée ni à des questions de mise en image et de figuration, ni à des négociations entre initiés.

87Retenons que ces pôles et ces programmes nourrissent les débats dans le cercle des pairs, des avertis, des chercheurs. Vis-à-vis des apprentis architectes, la critique est un haut lieu de formation du jugement (articles de B. Huet, P. Collins, Françoise Schatz). Le volet pédagogique de la critique architecturale n’est pas à sous-estimer, car sur cette scène particulière, ce ne sont pas seulement l’opinion, l’évaluation ou l’analyse qui sont sollicitées mais aussi l’action et les divers registres de références vis-à-vis desquels le « projet » s’élabore (F. Schatz). Ces contributions prolongent et éclairent l’une des raisons de ce livre.

88Au-delà du cercle d’initiés, l’architecture n’a-t-elle pas une autre « adresse », celle du profane, de l’usager, du passant ? La fonction sociale et politique de la critique architecturale est-elle encore de saison ? On pourrait le penser, en lisant le bel article de Marcel Cornu daté de 1964 et qui n’a pas vieilli. De leur côté, Jacques Allégret et Jean-Louis Violeau tout comme les directeurs de l’ouvrage nous rappellent l’existence sinon l’importance de cette critique profane. Or elle n’est guère prise en compte dans le cercle authentifié de la dite « critique architecturale », confinée qu’elle est dans des rapports de recherche alors qu’il est de plus en plus question de la « critique par l’usage[4] ». En refermant ce livre, on se prend alors à rêver d’un espace de délibération, d’un « espace public » où l’intervention architecturale ne serait plus laissée à ceux qui sont instruits de la chose, la produisent ou en sont les « riverains ». Un vaste chantier qui invite à des décloisonnements, l’un parmi d’autres auxquels invite ce livre.

89Viviane Claude

Notes

  • [1]
    Contrairement à ce qui est affirmé dans la présentation, d’autres textes de D. Harvey ont déjà été traduits en français. Le premier, « L’accumulation flexible par l’urbanisation », fondamental aux plans théorique et politique, et traduit par la sociologue Anne Querrien, (Futur antérieur, n° 29, 1995/3) ; trois autres dans la revue Actuel Marx (n° 35, mars 2004) : « Réinventer la géographie », « L’urbanisation du capital », « Le “Nouvel Impérialisme” : accumulation par expropriation ».
  • [2]
    D. Harvey, Spaces of Capital: Towards a Critical Geography, Routledge, 2001.
  • [3]
    Laurent Ghekière, « Le logement social face aux règles du marché unique européen », Colloque : L’avenir du logement social en Europe, Paris, 22-23 novembre 2007 (http:// www. sh. colloque. free. fr).
  • [4]
    Par exemple O. Söderström, E. Cogato Lanza et al. (sous la dir. de), L’usage du projet, Lausanne, Paris, Payot, 2000.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions