Les territoires de l’informel
1Initialement formulée pour le Tiers-monde, la notion d’informel s’est ensuite étendue vers le Nord par l’intermédiaire de chercheurs issus d’origines disciplinaires variées. Ainsi, l’informel est-il très vite devenu un thème d’étude central dont l’ampleur de la bibliographie consacrée à la notion, à ses histoires et à ses significations rend tout à fait compte. La notion a dès le début été au centre de débats idéologiques qui, ayant le Sud pour terrain d’affrontement, étaient en fait aussi le miroir des débats qui secouaient les sociétés du Nord, et ce jusqu’à nos jours : la réflexion théorique, les diverses interprétations des modèles de développement ainsi que les innombrables questions de méthode dont l’informel fut l’objet méritent à cet égard qu’on leur accorde une certaine attention.
2Toutefois, s’intéresser à l’informel dans ce numéro d’Espaces et sociétés, ce n’est pas tant chercher à revenir ni sur une histoire bien connue ni sur ses tenants et aboutissants strictement théoriques, que de tenter, muni de ce background, de réfléchir à sa pertinence contemporaine en interrogeant un aspect qui semble fondamental mais qui a finalement été assez peu exploré : ses dimensions spatiales et urbaines.
3Nous proposons de structurer ce numéro en trois axes principaux autour desquels doivent pouvoir se positionner les articles soumis.
4Axe épistémologique : quels liens entre une monographie précisément contextualisée et la construction d’une notion ? Comment dans ce contexte comprendre la circulation de la notion, en associant à la fois réflexions sur les changements de lieu et réflexions sur les changements d’échelle ? Assiste-t-on à une confluence des regards ? Quelle est la place de la comparaison ?
5Si l’informel fut bien conçu, en tant que notion opératoire, pour comprendre le Sud en distinguant ces initiatives entrepreneuriales « par le bas » de celles que l’on rencontre au Nord, depuis les années 1980 il a été mis à contribution pour lire certaines des évolutions du Nord. Les travaux traitaient des évolutions marginales [importance de réseaux Sud-Nord animés par des populations immigrées ; des crypto-économies des marges urbaines ; de la « seconde économie » des pays (ex-)socialistes], voire illégales [travail « au noir », contrebande…], puis se rapportaient à une dynamique nouvelle du capitalisme post-fordiste autour de la flexibilité et de la précarité qui pour certains serait dans son fonctionnement en effet assez proche de l’informel. On doit alors s’interroger sur le passage de la notion du Sud vers le Nord.
6Dans ce contexte, il serait utile de s’intéresser particulièrement aux lieux à partir desquels la notion a été construite et à la façon dont elle s’est diffusée plus largement au sein des Suds et au-delà en devenant une notion de plus en plus plurielle et complexe. Des articles pourraient s’interroger sur la signification de l’informel au Nord, et sur sa relation, dans les monographies, discours, représentations…, avec d’autres catégories descriptives et analytiques qui, bien que renvoyant à d’autres phénomènes et à d’autres approches, peuvent lui être souvent associées, comme le travail au noir, l’économie illégale, voire l’économie criminelle et même l’économie solidaire.
7Axe urbain : pourquoi l’informel est-il presque toujours considéré comme urbain ? En quoi la taille et la localisation de la ville peuvent-elles être un élément important d’analyse ? Qu’en est-il de l’informel dans les métropoles ?
8Quelle est la nature de ce caractère urbain associé à la notion ? Quelles sont les dynamiques des villes qui suscitent le développement de ce type d’activités ? Y a-t-il une différence de nature entre l’informel des villes et celui des métropoles ? Selon qu’il s’agit d’une ville du Sud ou du Nord ? Pourquoi la question d’un informel rural peine tant à être clarifiée ? Cette diversité, d’échelles, de types et de lieux, se traduit-elle par des réactions différentes vis-à-vis de ces activités ?
9Enfin ce caractère urbain interroge la diversité des causes qui peuvent expliquer la présence de ces activités en ville.
10Axe intra-urbain : quels sont la place et le rôle de l’informel dans la configuration des espaces intra-urbains ? Comment articuler informel et pauvreté, marginalité, précarité, précarisation ? Comment les acteurs de l’informel qui sont aussi des citadins articulent-ils stratégies spatialisées et pratiques de leur ville ?
11Les activités informelles jouent dans les villes des rôles importants. Il serait intéressant de pouvoir disposer d’articles qui précisent ce que sont ces rôles : ces activités prennent-elles place dans des espaces urbains pré-configurés ? Sinon, quelle est leur part dans la configuration des espaces urbains, dans la fabrication de la ville ? Si oui, comment s’insèrent-elles dans ces espaces urbains, comment se les approprient-elles et contribuent-elles à les modifier, les amender ? Quel rôle joue l’informel sur les espaces urbains marqués par leur présence ? Comment parviennent-elles (ou non) à modeler l’espace urbain ? De plus, l’informel est souvent associé à la pauvreté, la marginalité, l’exclusion : qu’en est-il ? Comment appréhender marginalité et exclusion quand, comme en Afrique de l’Ouest, plus des deux tiers des actifs urbains exercent dans l’informel ou comme au Brésil, où structurellement 40 % sont comptabilisés comme relevant de l’informel ? En complément, et dans les autres villes où l’informel est minoritaire, comment l’appréhender quand il est associé à l’illégalité et la criminalité ?
12À quelles perceptions localisées, territorialisées, intra-urbaines renvoie-t-il ? Finalement cette échelle intra-urbaine est sans doute celle qui permettrait le mieux d’appréhender les usages de l’informel et du formel, à la fois de façon très concrète, par les citadins dans leur vie quotidienne, et dans l’analyse et la construction notionnelle. C’est aussi à cette échelle qu’apparaissent le plus nettement enjeux gestionnaires et politiques.
Sociologie et architecture : matériau pour une comparaison européenne
13En 1968 se mettait en place en France sous l’égide de Max Querrien la « commission de réforme de l’enseignement des écoles d’architecture », où siégeaient entre autres Henri Lefebvre et Henri Raymond. Il s’agissait alors de rénover l’enseignement de l’architecture et, pour ce faire, d’y adjoindre un contenu de type sciences humaines et sociales. Depuis, les sciences sociales, dont la sociologie, se sont développées dans les écoles d’architecture et plus largement dans les formations aux métiers de la ville. Elles forment un champ de recherches et de travaux désormais symbolisé tant par des acronymes renvoyant à des laboratoires et équipes de recherches que par des noms propres qui ont balisé cette histoire récente. Histoire durant laquelle les sciences sociales ont participé au développement de l’enseignement et de la recherche architecturale et urbaine en construisant des apports critiques, théoriques et méthodologiques. On peut d’ailleurs rappeler ici l’histoire de la création de la revue Espaces et sociétés fondée en 1970 par Henri Lefebvre et une équipe dans laquelle on trouve les architectes Pierre Riboulet et Anatole Kopp.
14Jusqu’à aujourd’hui, il s’est principalement agi de construire une posture, des méthodes et des outils capables de soutenir la coopération de la sociologie à ces enseignements, voire une « interdisciplinarité ». Une réflexion qui a parfois conduit à des malentendus : les sociologues reprochant aux architectes l’instrumentalisation de leur discipline et les architectes professionnels reprochant aux sociologues un apport insuffisant, voire « trop distancié », à leurs pratiques. Il n’en reste pas moins que des outils, des méthodes, des « opérateurs de passage du savoir à l’action », notions et approches « hybrides », se sont forgés. Pourtant, à la différence d’autres branches de la sociologie, comme la sociologie de l’art, de l’urbain, ou des techniques, ces travaux ne semblent pas avoir essaimé au-delà des lieux de reproduction professionnelle et scientifique liés aux écoles d’architecture et à la recherche architecturale et urbaine, comme le montre en creux le travail de Pierre Lassave sur les sociologues et la recherche urbaine en France.
15Pour autant le cas français n’est pas un cas isolé. La question des rapports entre enseignement de l’architecture, voire plus largement des métiers de la ville, et des sciences sociales se pose en effet également dans d’autres contextes nationaux. Pour exemple, en Allemagne, s’est mis en place un réseau de recherche et d’échange sur la question de la sociologie de l’architecture. À l’inverse, la formation des architectes espagnols n’a pas institutionnalisé et réglementé les enseignements de sciences sociales. Dès lors que cette question des rapports entre sociologie et architecture est saisie au regard de ses variations européennes, on est donc conduit à réexaminer les singularités de la situation hexagonale.
16Cet appel à contributions d’Espaces et sociétés voudrait donc interroger cette histoire sous l’angle du développement des disciplines, et plus particulièrement poser la question d’une « sociologie de l’architecture » et de ses variations à l’échelle européenne, voire mondiale. Par le croisement d’analyses contextualisées il s’agit de construire un numéro capable d’instruire, voire de préfigurer une démarche comparatiste.
17À partir de cette orientation, trois axes sont proposés. D’abord, quelles différences de développement dans la collaboration sociologie et architecture selon les contextes nationaux ? Peut-on parler aujourd’hui d’une sociologie de l’architecture au même titre qu’une sociologie de l’art, du travail… ? Ensuite, un corpus de références communes, des publications, des outils, des réseaux, permettant de parler véritablement d’une « sociologie de l’architecture » se sont-ils affirmés dans le temps ? À quel type de sociologie, et de sociologues, a-t-on affaire ? Comment caractériser aujourd’hui cet univers ? Enfin, qu’en est-il aujourd’hui de la place de la sociologie dans l’enseignement de l’architecture compte tenu des volontés et tentatives d’affirmation disciplinaire de ces deux champs ? De ce point de vue, il sera essentiel d’aborder la question même de l’usage du terme de « discipline ». Ce qui engage plus largement à investir une sociohistoire du développement de ces « disciplines » et des rapports qu’elles ont pu entretenir et entretiennent encore dans les différents pays européens.
18Les propositions souhaitées, si elles prennent ici pour point de départ la sociologie, pourront être élargies à d’autres disciplines des sciences sociales. Elles peuvent prendre plusieurs formes :
- soit des analyses diachroniques centrées sur des pratiques et des faits (témoignages, trajectoires, monographies de laboratoires, analyses de publications…), qui permettent de rendre compte des conditions sociales et historiques de la rencontre des sciences sociales et de l’architecture, comme des modes d’exercice qui se sont développés dans les établissements d’enseignement sur cette base ;
- soit des approches critiques et théoriques, voire des questionnements épistémologiques dans la mesure où la notion de discipline, en tant qu’ensemble organisé de savoirs et vecteur de leur transmission, reste ici à examiner, notamment dans sa dimension socio-historique.