Tim Butler, Garry Robson (2003), London Calling. The Middle Classes and the Re-making of Inner London, Oxford, NY, Berg, 215 p. Espaces et sociétés, « La gentrification urbaine », n° 132-133 (1-2/2008), 272 p. Sociétés contemporaines, « Gentrification : discours et politiques », n° 63, 2006, 140 p.
1La thématique de la gentrification a pris une nouvelle ampleur dans le champ des recherches urbaines françaises. Le numéro récent de Sociétés contemporaines (2006), consacré aux interactions entre processus de gentrification et politiques publiques, et celui d’Espaces et sociétés (2008), proposant une perspective plus large, en témoignent. Dans le prolongement de l’ouvrage dirigé par Catherine Bidou-Zachariasen, Retours en ville (2003), ces deux numéros permettent d’établir un bilan critique des usages du concept (Fijalkow et Préteceille, 2006 ; Authier et Bidou-Zachariasen, 2008 ; Bourdin, 2008), tout en proposant son application à des terrains diversifiés et parfois nouveaux (Berlin, Londres, Montréal, Paris, San Francisco, Roubaix, Sheffield, villes suisses).
2La généralisation de l’usage de la notion créée par Ruth Glass au début des années 1960, et son application à des terrains de plus en plus divers, favorisent aujourd’hui l’émergence d’un débat de fond visant à évaluer la portée de la notion de gentrification. Quel rapport cette notion de plus en plus polysémique entretient-elle encore avec le phénomène qu’elle décrivait à l’origine ? S’agit-il d’une thématique générale ou d’une théorie explicative ? Y a-t-il une matrice commune à l’ensemble des processus de gentrification à laquelle la littérature fait référence ? Ces questions seront abordées à un niveau général à partir des récents numéros de Sociétés contemporaines et d’Espaces et sociétés, avant d’être approfondies et illustrées à partir de London Calling, l’ouvrage de Tim Butler et Garry Robson (2003) consacré à la gentrification de l’Inner London.
Du modèle canonique des « pionniers » aux nouvelles formes de gentrification
3Comme le rappelle Catherine Bidou-Zachariasen (2003), à propos des travaux pionniers de Ruth Glass menés à Londres dans les années 1960, la gentrification décrit « le processus à travers lequel des ménages de classes moyennes avaient peuplé d’anciens quartiers dévalorisés du centre de Londres, plutôt que d’aller résider en banlieues résidentielles selon le modèle dominant jusqu’alors pour ces couches sociales » (p. 10). Cette définition initiale du processus ne fait pas problème. Mais depuis, les réalités décrites à partir de la notion de gentrification débordent très largement de ce « modèle canonique ». Selon Neil Smith (2003), la gentrification « sporadique » du New York des années 1950-1960 s’est ensuite « ancrée », durant les années 1980, avant de se « généraliser » dans les années 1990 à l’ensemble des grandes métropoles. Dans les sciences sociales, la notion de gentrification s’est également généralisée, son usage ne se limitant pas à la reconquête des centres historiques dégradés par les classes moyennes (Authier et Bidou-Zachariasen, op. cit.). L’« enrichissement » de la notion à partir de nouvelles significations permet-il de mieux appréhender une réalité elle-même changeante, ou conduit-il au contraire à vider de sa substance le modèle canonique ? La gentrification est-elle la bonne « entrée » pour saisir les mutations actuelles des zones urbaines centrales et péri-centrales ? Pour Fijalkow et Préteceille (op. cit.), ou encore Bourdin (2008), le danger d’un usage immodéré de la notion est d’unifier à l’excès des processus sociaux qui peuvent être de nature différente. Bref, la notion de gentrification serait en quelque sorte victime de son succès.
4L’étude des processus de gentrification dans des contextes urbains, économiques et culturels très différents pose le problème de la comparabilité des dynamiques socio-spatiales ainsi saisies. Jusqu’à quel point peut-on transposer le concept de gentrification forgé dans le contexte des villes anglo-saxonnes des années 1960-1970 ? Comparativement aux villes américaines, les villes d’Europe continentale n’ont en effet pas connu le même déclin économique de leur centre, ni le même primat du marché par rapport aux politiques urbaines ou aux politiques du logement. La gentrification n’est apparue que plus récemment comme l’objectif délibéré de politiques de « régénération » urbaine (Authier et Bidou-Zachariasen, op. cit.), à la différence de la Grande-Bretagne (Colomb, 2006).
5Par ailleurs, comment comparer la dynamique de villes globalisées telles que Londres, Tokyo ou New York et celle de villes qui peinent à maintenir leur position à un niveau régional ? Dans un contexte de métropolisation, c’est-à-dire de concentration croissante des populations, des emplois et des ressources économiques et culturelles dans les grandes agglomérations, les écarts augmentent au sein de la hiérarchie mondiale des villes. Il en résulte des différences de pouvoir d’attraction des classes moyennes et supérieures qui peuvent être considérables, et variables au plan qualitatif selon le type d’activité économique qui prédomine (industries financières, nouvelles technologies, tourisme, etc.). Devant la diversité des profils de gentrifieurs, on doit alors se demander ce que peuvent avoir en commun des cadres « globalisés » de la haute finance ou de la nouvelle économie, des professions libérales plus traditionnelles, des fonctionnaires travaillant dans l’enseignement ou le social, ou encore des couches moyennes fragilisées ou marginalisées qui revendiquent un mode de vie « alternatif ». Ne risque-t-on pas de confondre des modes d’insertion socio-urbains profondément différents (Fijalkow et Préteceille, op. cit.) ?
6Le choix de l’échelle d’observation pertinente est également une question essentielle. Doit-on étudier la gentrification à l’échelle d’une impasse, d’une rue, d’un îlot ou d’un quartier (Bidou-Zachariasen ; Clerval ; Collet ; Lehman-Frisch, 2008) ou les appréhender à l’échelle des systèmes urbains (Rérat et al. ; Lebreton et Mougel ; Rousseau, 2008) ? Or, l’étude des articulations entre le niveau micro des stratégies résidentielles se déployant dans des contextes singuliers et le niveau macro des dynamiques urbaines est nécessaire afin de pouvoir rendre compte de la complexité des processus à l’œuvre et de la diversité de leurs conséquences.
7Une autre question fait débat : celle de savoir s’il existe un ou des modèle(s) théorique(s) de la gentrification. Pour certains, ce modèle est linéaire, comportant trois ou quatre étapes qui correspondent à l’arrivée de nouvelles fractions des classes moyennes, depuis les pionniers jusqu’aux yuppies. Smith (op. cit.) va plus loin en montrant comment on passe de la gentrification « spontanée » et « sporadique » à un phénomène de gentrification « généralisée » des métropoles mondiales sous l’influence de causes communes. Pourtant, comme le montrent les travaux publiés dans Sociétés contemporaines et Espaces et sociétés, l’enchaînement de ces étapes n’est ni toujours automatique ni entièrement prévisible. La gentrification de certains quartiers reste parfois en suspens, ne dépassant guère le cap de la gentrification « marginale ». C’est le cas de la Goutte d’Or (Bacqué et Fijalkow, 2006), de Sainte-Marthe (Bidou-Zachariasen, 2008) à Paris, ou du quartier du Panier à Marseille, qui n’est pas encore devenu le « Montmartre marseillais » voulu par la municipalité. D’autres quartiers voient au contraire l’arrivée massive de populations des classes moyennes ou supérieures sans être passés par une phase de gentrification « spontanée », notamment lorsque des « morceaux de ville » y sont créés de toutes pièces. Mais, dans ce cas, peut-on encore parler de processus de gentrification (Bourdin, 2008) ? Certains utilisent le terme de « new-build gentrification » pour qualifier ces dynamiques hybrides (Rérat et al. ; Lebreton et Mougel, Rousseau, 2008). Un « marketing des lieux » en direction d’une clientèle aisée tend peu à peu à se substituer à l’action collective des innovateurs culturels se lançant dans l’achat-rénovation (Rose, 2006). Ce marketing fait appel à des imaginaires culturels et historiques et joue sur la production d’ambiances qui s’adressent aux perceptions visuelles et sonores (Bourdin, 2007).
8Doit-on désormais appréhender la gentrification comme un processus politico-économique ou comme un processus socio-culturel ? Le pilotage croissant de la gentrification par des institutions publiques et privées a contribué à renforcer les approches politico-économiques du phénomène. Les « politiques de gentrification » engagées par les pouvoirs publics locaux peuvent aussi bien s’inscrire dans des logiques de développement économique local et d’accroissement des ressources fiscales, de rééquilibrage de la structure sociale d’un quartier défavorisé, voire de modification de sa composition électorale. « Provoquée » plutôt que « spontanée », la réussite de la gentrification dépend alors fortement de la revalorisation de l’image du quartier concerné. À cette fin, il peut être aussi déterminant pour une municipalité de mettre en avant le passé historique du quartier (son patrimoine architectural, son ancrage culturel, sa sociabilité populaire ou cosmopolite) que de proposer des aménités. À Paris, la réhabilitation d’anciens faubourgs s’est ainsi accompagnée de la « réinvention » des « quartiers-villages » présentés comme plus authentiques et plus humains que la ville issue de l’urbanisme moderne (Fijalkow, 2007). Dans le même temps, la gentrification est devenue un enjeu très concret pour les acteurs du marché (fonds d’investissement, promoteurs, agents immobiliers, enseignes commerciales, industries culturelles, etc.). Le « retour à la rue » est parfois savamment orchestré, afin notamment de transformer les rues principales des quartiers concernés en « scènes marchandes » (Lehman-Frisch et Capron, 2007). On s’éloigne ainsi du modèle « artisanal » ou « artiste » des pionniers. En même temps, il n’est pas sûr que l’influence de celui-ci ait totalement disparu. On peut sans doute en trouver une bonne illustration à travers le courant du New Urbanism qui, outre-Atlantique, entend rompre avec l’urbanisme moderne en renouant avec la ville européenne « classique » (Ghorra-Gobin, 2006). De fait, les principes qui sont revendiqués par ce courant sont proches des valeurs qui orientent ou ont orienté les pionniers de la gentrification. On peut ainsi se demander dans quelle mesure le New Urbanism a été directement et indirectement influencé par les processus de gentrification et les « modèles culturels » sur lesquels ceux-ci reposent.
9La gentrification est-elle un phénomène de classes sociales, comme le conçoit Neil Smith, ou le fruit de l’agrégation de comportements individuels ? Une approche qui serait uniquement « classiste » buterait sur deux difficultés au moins. D’abord, comme le montrent les diverses contributions de Sociétés contemporaines et d’Espaces et sociétés, l’individualisation croissante des sociétés développées entraîne une différenciation des goûts, des valeurs et des styles de vie, différenciation qui traverse l’ensemble des classes sociales. L’ancrage dans le local s’avère être d’autant plus un vecteur de construction identitaire et de socialisation que les appartenances de classe se sont relâchées. En outre, les classes moyennes auxquelles appartiennent les gentrifieurs sont par nature hétérogènes, et leurs frontières sont floues. Et c’est d’autant plus vrai que les classes moyennes constituent l’espace privilégié des mobilités sociales, ascendantes ou descendantes. C’est d’ailleurs pourquoi la gentrification ne se fait pas seulement par des « retours en ville », mais aussi en raison de la mobilité ascendante de populations de classes populaires ou moyennes qui résident déjà en centre-ville (Fijalkow et Préteceille, op. cit.). Au final, quatre conceptions des liens entre classes sociales et gentrification sont repérables : 1) la gentrification résulte de l’agrégation de comportements individuels, non de phénomènes de classes (Bourdin, 2008) ; 2) le langage des classes est convoqué sur un mode essentiellement descriptif ou métaphorique ; 3) une théorie des classes est directement mobilisée afin de rendre compte des rapports que les classes entretiennent les unes par rapport aux autres ou les unes contre les autres (Smith, op. cit.) ; 4) la gentrification participe à la reformation des classes sociales plus qu’elle ne repose sur celles-ci (Butler et Robson, op. cit.).
10Enfin, force est de constater que le discours véhiculé par les gentrifieurs ne fonctionne pas toujours comme une « prophétie auto-créatrice ». Cela entraîne parfois un fort décalage entre ces discours et les réalités observées dans les quartiers gentrifiés. En effet, l’harmonie sociale du « quartier-village » n’est pas toujours au rendez-vous, laissant place à des tensions et parfois des conflits avec les couches populaires et/ou les groupes multi-ethniques locaux (Lehman-Frisch, 2008). Dans les quartiers les plus paupérisés, s’y ajoutent souvent des nuisances occasionnées par les économies parallèles (Bidou-Zachariasen, 2008) ; une lutte pour l’appropriation de l’espace urbain peut alors s’engager, conduisant les gentrifieurs à se mobiliser collectivement pour peser sur la politique locale (Bacqué et Fijalkow, op. cit.). Dans d’autres cas, le décalage entre discours et réalité provient du succès même de la gentrification, qui a transformé un quartier de mixité sociale – valorisé en tant que tel par les « pionniers » – en quartier socialement homogène. D’où sans doute l’ambivalence du discours des gentrifieurs. Le rejet de l’entre-soi – celui des classes moyennes suburbaines comme celui de la bourgeoisie traditionnelle – n’exclut pas la participation plus ou moins consciente à la recréation d’une nouvelle forme d’entre-soi, pas toujours bien assumée ensuite.
11Des études présentées dans Sociétés contemporaines et Espaces et sociétés, il ressort donc qu’il n’y a pas un mais des processus de gentrification, auxquels correspondent différentes figures idéaltypiques de gentrifieurs et des rapports différenciés au quartier. Comme le souligne notamment Damaris Rose (op. cit.), à propos de Montréal, la figure du gentrifieur qui manifeste une relative indifférence à la vie de quartier et un rapport essentiellement instrumental à la centralité tranche avec celle du gentrifieur qui puise dans son nouveau quartier d’élection et à travers l’adoption d’un style de vie et de consommation les ressources d’une construction identitaire.
Londres, « ville expérimentale » de la nouvelle gentrification ?
12Dans leur ouvrage London Calling, The Middle Classes and the Re-making of Inner London (2003), Tim Butler et Garry apportent une contribution importante aux débats sur les nouvelles formes de gentrification. Quarante ans après l’ouvrage de Ruth Glass, Londres semble donc être à nouveau un « terrain d’expérimentation » majeur sur la scène urbaine internationale, selon l’expression des auteurs.
13Leur étude porte sur six quartiers gentrifiés de l’Inner London (zone centrale du Grand Londres d’environ 2,8 millions d’habitants) : Barnsbury, Battersea, London Fields, Telegraph Hill, Brixton et les Docklands. À partir d’une enquête menée auprès de plus de quatre cents personnes, ils montrent qu’à chaque quartier correspondent des profils différenciés de gentrifieurs qui se distinguent par leurs ressources économiques, culturelles, sociales et symboliques, par leur manière de s’approprier leur quartier et d’interagir avec les couches populaires et les communautés ethniques présentes. Ancien quartier populaire, devenu multi-ethnique dans les années 1960, Barnsbury (nord-ouest de Londres, près d’Islington) est un quartier gentrifié « classique » et stable pour couches moyennes supérieures aisées, très qualifiées et fortement consommatrices d’infrastructures de commerces et de loisirs (cafés, restaurants, galeries, salles de sport, théâtres). Battersea (sud-ouest) offre également un cadre de vie calme pour des couches moyennes ou supérieures très aisées, mais moins urbaines dans la mesure où elles aspirent largement à s’installer à terme en dehors de Londres. Comme à Barnsbury, une certaine mixité sociale persiste et les populations défavorisées restent « invisibles ». À l’opposé, London Fields (nord) ressemble aux quartiers des débuts de la gentrification (comme Islington). Proche de Hackney, l’un des quartiers les plus pauvres du pays, London Fields cultive une ambiance à la fois populaire, multi-ethnique et « alternative », avec la présence de nombreux artistes. Telegraph Hill (au sud de la Tamise), avec ses maisons victoriennes rénovées, est dans une situation socio-économique intermédiaire entre Barnsbury et London Fields. La mixité sociale y est forte. Son centre est calme, et il offre peu d’infrastructures de consommation, de loisirs et scolaires. Le profil de Brixton (sud) est bien différent. Dans les années 1980, ce quartier afro-caraïbe avait une image sulfureuse, notamment en raison des émeutes. La faiblesse de ses prix immobiliers a ensuite attiré des « pionniers » de la gentrification. Depuis, Brixton est devenu le symbole du quartier cosmopolite et un « temple mondial » pour les loisirs nocturnes branchés et/ou alternatifs. Enfin, le quartier des Docklands, réaménagé dans les années 1990, se distingue des autres quartiers par son architecture moderne construite sur l’ancien site des Docks. Y résident des managers et des professionals travaillant à la City et vivant dans des résidences fermées. La présence de populations défavorisées et de minorités ethniques fait de ce quartier un lieu de fortes inégalités sociales, engendrant des tensions parfois vives entre les groupes d’habitants. Au total, seuls London Fields et Telegraph Hill se rapprochent du modèle canonique de la gentrification. Les quatre autres quartiers illustrent quant à eux la diversification des processus de gentrification à Londres, les Docklands étant celui qui se distingue le plus du modèle traditionnel de la gentrification.
14Le caractère « expérimental » de Londres tient d’abord à son statut de « ville globale » en tête du peloton, aux côtés de New York et Tokyo. L’Inner London est l’une des zones les plus riches d’Europe. Ses marchés immobiliers sont très influencés par la City, par le développement de l’industrie des services et par celui de la nouvelle économie. Dans le même temps, on trouve à l’est de la ville des quartiers qui figurent parmi les plus pauvres de Grande-Bretagne. Pour Butler et Robson, la gentrification doit être interprétée à l’aune des mutations du capitalisme et de la globalisation. Compte tenu de sa place dans la hiérarchie mondiale, Londres attire une main-d’œuvre très qualifiée constituant la service class. Cet attrait est renforcé par ce qu’offre la capitale britannique en termes de consommation et de loisirs culturels. Dans le même temps, le développement de l’industrie des services fait appel à une main-d’œuvre peu ou pas qualifiée en provenance du monde entier. Les deux évolutions sont directement liées dans la mesure où la transformation progressive de l’Inner London en ville de classes moyennes favorise l’essor des services qui leur sont destinés, dans une ville qui vit 24 heures sur 24. Le développement de la service class s’accompagne par conséquent de celui de la servicing class, composée d’employés souvent précaires. La gentrification ne signifie donc pas le remplacement systématique des classes populaires par les classes moyennes et supérieures : le déclin de la classe ouvrière traditionnelle est en partie contrebalancé par l’arrivée de migrants alimentant la formation d’un « nouveau prolétariat » travaillant dans l’industrie des services. Le cœur de Londres reste donc une mosaïque sociale et ethnique. Les classes moyennes ne représentent d’ailleurs que 20 % de la population de l’Inner London. On observe néanmoins d’importants phénomènes de polarisation des inégalités sociales. Les prix immobiliers fonctionnent ici plus qu’ailleurs comme des frontières socio-économiques infranchissables par le plus grand nombre. À Battersea ou dans les Docklands, les premiers prix étaient d’environ 500 000 £ pour un logement au début des années 2000 !
15La gentrification londonienne obéit-elle à une logique politico-économique ou socio-culturelle ? La « gentrification par le capital » est à l’origine d’une part importante de l’arrivée des dernières vagues de gentrifieurs dans des quartiers déjà investis par les couches moyennes, comme à Barnsbury et Battersea. Les Docklands (en particulier The Isle of Dogs) correspondent à une logique plus « pure » de gentrification politico-économique. En effet, l’ancienne friche, dont la reconversion a été programmée par les pouvoirs publics à la fin des années 1980, a ensuite été « marketée » par les promoteurs afin d’attirer les élites de la City. Les quelques grues conservées ou les entrepôts transformés en lofts restent les seuls témoins du passé portuaire de ce quartier. Ils remplissent une fonction d’évocation participant à la création d’une ambiance nouvelle (Bourdin, 2008). L’accessibilité, le calme et la proximité de l’eau constituent les principaux arguments de vente d’ensembles résidentiels modernes et sécurisés. Les moyens financiers des nouveaux habitants leur permettent d’avoir le sentiment de vivre dans un « quartier-village » tout en s’extrayant des obligations sociales qu’impliquent les relations de proximité au sein du quartier. Pour nombre d’entre eux, les Docklands ne constituent d’ailleurs qu’un pied-à-terre pour la semaine. On retrouve, mais dans une moindre mesure, ces stratégies de « neutralisation de la ville » à Barnsbury et à Battersea. En dépit des différences de style de vie, et si l’on met à part les Docklands, on peut, selon Butler et Robson, repérer dans ces différents quartiers l’existence d’un « habitus métropolitain » reposant sur un ensemble de valeurs, de croyances et de sentiments partagés, au moins en partie. Ainsi, l’architecture est un élément fort du sentiment d’identité des gentrifieurs. Mais tandis que certains recherchent une appartenance à une communauté de valeurs, d’autres sont simplement à la recherche d’une ambiance particulière dans leur quartier de résidence et/ou de loisir.
16À ce titre, la « gentrification culturelle » des pionniers sert encore de modèle ou de source d’inspiration – à la fois sur le plan pratique et rhétorique – aux acteurs du marché comme à ceux qui mettent en place les politiques urbaines de régénération du cœur de Londres (cf. aussi Colomb, op. cit.). Les dimensions économiques, politiques, sociales et culturelles interagissent plus qu’elles ne s’opposent. Le centre de Londres offre d’autant plus d’opportunités foncières pour les professionnels du marché que son pouvoir d’attraction se joue à un niveau symbolique et pas seulement économique ou fonctionnel. L’artiste n’est plus l’acteur majeur de la gentrification, mais sa figure a durablement marqué la construction des imaginaires sociaux.
17Quid des classes sociales ? Butler et Robson tentent de concilier la prise en compte des classes sociales et une analyse fine des stratégies des acteurs. Celles-ci sont appréhendées dans quatre champs (auxquels correspondent autant de marchés) : l’habitat, l’emploi, la consommation, l’éducation. S’appuyant sur la sociologie de Bourdieu, les auteurs montrent ainsi comment les acteurs mobilisent, dans des combinaisons variables, des ressources économiques, culturelles, sociales et symboliques. Cette analyse est ensuite affinée pour prendre en compte la différenciation des styles de vie à l’aide de la typologie de Savage (Savage et al.,1992) distinguant : les « ascétiques » (par exemple les professionals du secteur public de Telegraph Hill et de London Fields), les « post-modernes » (professionals du secteur privé habitant Barnsbury et Battersea) et les « undistinctive » (professionals et managers des Docklands). À ces trois types, il faudrait ajouter les « hédonistes alternatifs » de Brixton. Par leur « habitus métropolitain », les gentrifieurs se distinguent autant des classes moyennes suburbaines que de la bourgeoisie traditionnelle des quartiers huppés. Pour Butler et Robson, la démocratisation de l’université et la généralisation de l’activité professionnelle des femmes ont joué un rôle décisif dans la constitution de ce nouvel habitus. Nombre de nouveaux diplômés issus des classes moyennes suburbaines ont en effet rejeté le style de vie de leurs parents, jugé trop tourné vers une consommation de masse aux effets homogénéisants. Comme le montrent les auteurs, ils se démarquent des autres couches sociales par la proportion de végétariens, leurs destinations plus lointaines de vacances, le temps qu’ils passent devant la télévision, leur pratique de sport, etc. Seuls les professionals des Docklands divergent significativement de l’habitus métropolitain commun.
18S’éloignant de l’image stéréotypée des yuppies, les auteurs montrent que les gentrifieurs ont, à des degrés divers, le sentiment croissant d’une perte de contrôle de leur vie, et des difficultés à se projeter à long terme face à la montée de la flexibilité du travail. Butler et Robson interprètent la gentrification à Londres comme le fruit de stratégies des membres des classes moyennes visant à faire face à la « corrosion de la personnalité » – selon une expression empruntée à Richard Sennett. Outre l’ancrage dans un territoire et l’appartenance à une communauté locale (d’intérêt et/ou de valeur), l’habitat en quartier gentrifié est susceptible d’offrir des ressources au plan professionnel, à travers les réseaux locaux et à travers le marché potentiel qu’il représente. Le cas de London Fields peut à ce titre être rapproché de celui du Bas-Montreuil étudié par Anaïs Collet (2008) ou du quartier Sainte-Marthe à Paris (Bidou-Zachariasen, 2008). Le quartier gentrifié constitue alors un « espace compensatoire » pour les franges fragilisées des classes moyennes.
19Butler et Robson montrent à quel point la question de l’école est centrale pour comprendre les processus de gentrification et l’évolution des quartiers de l’Inner London. Confrontés à un manque de repères individuels et collectifs, à un destin plus incertain comparé à celui de leurs parents, les gentrifieurs se révèlent en outre particulièrement inquiets quant à l’avenir de leurs enfants. Cette inquiétude renvoie d’abord aux évolutions du marché du travail et à la moindre rentabilité des diplômes. À Londres, elle est également renforcée par le fait que le niveau des écoles diminue à mesure qu’on se rapproche du centre. À la question de savoir comment garantir la réussite scolaire de leurs enfants alors que les résultats à l’école primaire et secondaire dans les districts de l’Inner London sont les plus mauvais du pays, s’ajoute celle de la « reproduction culturelle » dans un environnement largement populaire et multi-ethnique. Faute d’offre d’établissements privés ou de moyens financiers suffisants pour y accéder, les parents participent activement à la constitution de réseaux sociaux afin de disposer d’informations sur les bons « circuits d’établissements scolaires », et parfois d’influer directement sur le fonctionnement et le mode de recrutement des écoles. Certains quartiers, comme Telegraph Hill, fonctionnent sur le modèle d’une enclave de classes moyennes reliée à un « circuit d’établissements scolaires ». Brixton, en revanche, s’avère moins propice à la scolarisation des familles blanches des classes moyennes, donc à leur stabilisation dans le quartier. L’enjeu relatif à la qualité des écoles n’est pas propre à Londres. Il y est cependant d’autant plus fort que la répartition géographique de l’offre scolaire est défavorable aux couches sociales les plus diplômées qui habitent le centre. À l’opposé, par exemple, Paris se caractérise par la forte concentration des établissements les plus réputés dans ses quartiers centraux.
20Parce que Londres attire à elle une main-d’œuvre peu qualifiée et des groupes ethniques provenant du monde entier, la politique de restructuration de ses zones centrales ne peut être interprétée comme la simple usurpation de l’espace des classes populaires par les classes moyennes. Les nouveaux migrants prolongent le melting-pot. Mais le multiculturalisme repose plus sur un principe de juxtaposition des communautés que sur de réelles interactions entre celles-ci. La question de la scolarisation des enfants est le meilleur témoin des sentiments de méfiance, voire de défiance, des gentrifieurs à l’égard des autres populations de leur quartier. Butler et Robson avancent un chiffre significatif : pour seulement 19 % de leur échantillon la mixité sociale est un critère positif ! Pour beaucoup, elle entraîne des coûts psychologiques et sociaux. L’enclave résidentielle, la résidence fermée, la socialisation à l’extérieur du quartier ou encore le repli sur la sphère domestique sont autant de moyens pour se préserver de l’influence du quartier. La gentrification produit donc des effets de polarisation sociale, malgré le rejet de l’entre-soi initialement affiché par les gentrifieurs. Animés de sentiments ambivalents, il n’est pas rare que ceux-ci témoignent de sentiments d’illégitimité, voire de déférence à l’égard des populations « locales », alors même qu’ils « colonisent » leur espace social. S’ils recherchent l’ambiance populaire et cosmopolite d’un quartier central ancien, ils n’ont finalement que très peu de relations sociales en dehors de leurs semblables, comme en témoigne la rareté des amitiés qui se nouent à l’école entre les enfants blancs d’origine britannique et les enfants issus de l’immigration.
21Là encore, Brixton occupe une place à part dans la mesure où la « célébration de la différence » y est plus forte qu’ailleurs. Certes, cette célébration ne conduit pas non plus à un véritable mélange entre les différents groupes sociaux. Mais elle produit quelque chose de singulier : un quartier qui ne ressemble à aucun autre tant par sa diversité, son caractère résolument « alternatif » et sa vie nocturne trépidante qui attirent des gens du monde entier. En outre, l’intensité de la vie de ce quartier et sa grande mixité permettent à certains groupes sociaux de s’y intégrer plus facilement. C’est notamment le cas pour les membres de l’importante communauté homosexuelle locale, qui y trouvent des ressources en termes de sociabilité, de commerces et de loisirs mais aussi un confort de vie plus grand que dans des quartiers socialement homogènes. Au-delà du cas de Brixton, la participation des populations homosexuelles à des processus de gentrification commerciale ou résidentielle constitue un sujet à approfondir (Deligne et al., 2006).
Conclusion
22La gentrification ne se présente pas comme un concept univoque, comme un processus homogène, et encore moins comme une théorie unifiée. La valeur heuristique de la notion malgré – ou grâce à – sa dimension polysémique tient avant tout à sa capacité à mettre en relation les multiples dynamiques qui autrement seraient pensées séparément. À ce titre, l’ouvrage de Butler et Robson apporte un éclairage complémentaire aux travaux récents publiés dans les numéros thématiques de Sociétés contemporaines et d’Espaces et sociétés. Il montre en effet comment la thématique de la gentrification offre une voie indispensable pour appréhender les articulations complexes entre les logiques de la globalisation économique et culturelle, les transformations sociales et les mutations urbaines. Un autre de ses mérites, et non des moindres, est de chercher à relier aux plans empirique et théorique le niveau micro des choix individuels et des parcours résidentiels, le niveau méso des appartenances locales et des dynamiques de quartier, et le niveau macro des grandes transformations urbaines, économiques, sociales, culturelles et politiques qui affectent la métropole londonienne. La question des « politiques de gentrification » à Londres ainsi que le rôle des acteurs du marché dans l’offre d’espaces à gentrifier mériteraient cependant d’être approfondies. Claire Colomb (op. cit.) apporte sur ce point des compléments utiles à travers une analyse critique du programme de « Renaissance urbaine » mis en place en Grande-Bretagne par le New Labour depuis 1997.
23Enfin, soulignons l’intérêt de l’ouvrage de Butler et Robson pour comprendre comment l’influence de la culture globale est médiatisée par l’appartenance à des classes sociales, des groupes générationnels et des groupes ethniques, mais aussi par des stratégies de distinction sociale fines qui se traduisent par une différenciation des styles de vie. En ce sens, et sans que cela épuise la notion de gentrification, le processus peut être considéré comme un moyen pour les classes moyennes et supérieures de s’adapter aux nouvelles opportunités et aux nouvelles contraintes nées de la globalisation et, en définitive, comme le vecteur de la création de nouvelles formes urbaines et sociales.
Bibliographie
Références bibliographiques
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