Notes
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[1]
La loi du 11 novembre 1976 permet à la safer (Société d’aménagement foncier d’établissement rural) d’exercer à la demande des associations de jardins leur droit de préemption en vue de l’acquisition de terrains dans l’objectif de créer des nouveaux jardins. La charte des jardins ouvriers, familiaux et sociaux de 1993, signée entre le ministère de l’Environnement, des associations et des collectivités locales, montre que ce sont des équipements sociaux indispensables à « l’harmonie de la ville », et qu’ils sont un « outil de solidarité ». Les intérêts des collectivités flottent entre esthétisme et utilité sociale.
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[2]
Le Guide des jardins familiaux de Strasbourg cite différentes activités et qualités que reconnaît la municipalité à ces espaces : « Oxygène, détente, loisir, culture, récolte, plaisir, satisfaction, échange, nature, rencontre, tradition ». Édition 2003, ville de Strasbourg.
- [3]
-
[4]
« Les jardins familiaux de la ville de Strasbourg », Bulletin du service des espaces verts, des jardins familiaux et des forêts, décembre 1998.
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[5]
Op. cit. en note 4, 1998.
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[6]
On remarque parallèlement que la population la plus représentée est celle issue des hlm, avec près de 60 %, suivie par celle issue des autres logements collectifs (38 %).
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[7]
En 2004, la ville de Strasbourg compte 4 666 jardins dont 3 019 de type traditionnel et 1 647 de type aménagé.
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[8]
Les individus que l’on regroupe dans cette catégorie représentent 20 % de notre échantillon.
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[9]
N = 30.
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[10]
Certaines associations interdisent la présence de surface en herbe, le jardin devant rester un lieu de production. (Exemple des jardins familiaux de Guebwiller, Alsace.)
1Ces jardins anciennement qualifiés d’ouvriers sont des parcelles de terre cultivables, séparées des habitations. Cet ensemble est formé de petits lopins accolés mais séparés par des clôtures ou des allées. On y trouve également des maisonnettes usuellement nommées abris de jardin ou gloriettes. Tous ces espaces sont mis en location par des municipalités ou des associations gestionnaires et sont soustraits à la logique des fluctuations des prix fonciers [1]. Cette concentration donne l’image d’îlots particuliers intégrés dans l’univers urbain. Pour le Code civil, le jardin familial apparaît comme « une parcelle de terrain que son exploitant cultive personnellement en vue de subvenir aux besoins du foyer ». Une observation appuyée révèle pourtant l’existence d’usages et d’aménagements nettement plus divers. En effet, les locataires modulent l’espace en y incorporant différents objets. L’absence de maison rend plus visibles les pratiques, les usages, les rôles sociaux, la présentation de soi…
2L’intérêt de cette étude est de rendre compte de l’activité de jardinage et de son influence sur l’organisation de l’espace à travers l’analyse des styles mis en avant par les acteurs. Les locataires ont des manières plurielles d’apprécier les pratiques possibles, ils retraduisent matériellement et spatialement leurs préférences et leurs goûts. Mettre l’accent sur les rapports qui se développent entre les personnes et les éléments de l’espace ouvre une nouvelle perspective à l’analyse de la culture matérielle et de l’économie domestique.
3Nous formulons ici l’idée que le jardin fonctionne comme un révélateur des rapports de l’individu à l’espace, au temps, aux loisirs, à l’alimentation, au corps. Ces différents domaines sont investis différemment selon les caractéristiques socioculturelles des locataires. Ainsi, les ressources économiques, culturelles mais également le « vécu jardinier » modulent l’usage du jardin, ce dernier allant de l’espace potager à l’espace vert d’agrément, des vocations productives aux fonctions ornementales, utilitas versus venustas. Les catégories que l’on observe dans ces parcelles se rapprochent en effet de celles que l’on constate dans l’ensemble des jardins. On retiendra la distinction entre trois potagers : l’atelier de production ; le potager de villégiature, élément d’un jardin ostentatoire… ; le potager propre, « atelier ostentatoire où le souci de la production et de l’économie se donne à voir » (Weber, 1998, p. 214).
Bref historique de l’utilisation des jardins
4Les fonctions municipales, philanthropiques et associatives des jardins ouvriers et familiaux évoluent depuis le xixe siècle selon les contextes économiques, politiques et sociaux. Ces aménagements sont la traduction spatiale d’idéologies de la ville et de conceptions urbanistiques. Depuis leur émergence, les fonctions attribuées aux jardins n’ont cessé d’évoluer. Le modèle du jardin populaire n’est pas une création « ex nihilo : il s’inscrit dans une longue histoire qui est aussi celle du regard, des formes de l’architecture, des lectures du paysage, des modalités du pouvoir politique et social » (Corbin, 1994, p. 343). Les jardins ouvriers trouvent leur origine dans les mutations provoquées par l’évolution industrielle. L’effet le plus notoire de la révolution est la formation d’une masse ouvrière : les premières cités ouvrières et les premiers jardins ouvriers leur sont destinés. Ainsi, on les trouvera dans les zones non ædificandi.
5Le développement de ce type d’activité et d’encadrement revenait donc exclusivement au patronat et aux villes qui y voyaient une manière d’améliorer les conditions sanitaires des populations. Pendant les périodes de guerre, le jardin est devenu un espace agricole, producteur de denrées alimentaires essentielles. Dans le gouvernement de Vichy, les dirigeants politiques ont vu dans ces espaces un moyen de favoriser le retour aux valeurs familiales et terriennes. À partir de 1970, l’attribution des jardins est basée sur des critères sociaux et familiaux. C’est également à cette époque que les jardins changent de nom en devenant familiaux. Au cours de la décennie suivante, la fonction passe d’une vocation sociale à une vocation urbanistique : l’aménagement des jardins est accordé et soumis à l’espace urbain construit. Après avoir été un accompagnement des grands ensembles, ils sont aujourd’hui une composante des espaces verts, « des refuges de détente et de loisir [2] ». Initialement liés à des préoccupations sanitaires et sociales, ils semblent en effet être devenus l’une des composantes indispensables de l’urbanisme actuel (Guyon, 2004). Aujourd’hui, la création de nouveaux lotissements s’insère dans une logique de « valorisation du patrimoine paysager et urbain de l’agglomération [3] ». Ces créations sont faites par des architectes de la ville ou privés, ce qui apporte « un certain cachet [4] ». Les règlements intérieurs, les arrêtés municipaux et le droit lui-même éloignent l’agriculture de la ville ou, au mieux, la tolèrent de façon marginale, ne permettant le maintien que de quelques enclaves de ruralité en milieu urbain. Les jardins familiaux constituent des enclos de culture intra muros (Monédiaire, 1999).
6Ces idéologies et les aménagements géographiques qu’elles impliquent ont des conséquences sur les populations locataires.
À Strasbourg
7Depuis les années 1990, le secteur associatif gère un tiers des jardins de la Communauté urbaine de Strasbourg (cus). Il doit néanmoins respecter les conditions générales de location émises par la ville. Pour les jardins administrés par le service des espaces verts, des jardins familiaux, et des forêts, un service conseil est assuré à la mairie et plus particulièrement par « les surveillants qui sillonnent quotidiennement les lotissements [5] ». Les personnes intéressées par un jardin doivent déposer un dossier de candidature soit à la ville, soit auprès des associations, l’attribution se faisant en fonction d’une liste d’attente. Chaque année 800 candidatures ne sont pas satisfaites et le nombre de remplacements est estimé à 500 lopins. L’attente est donc de plusieurs années.
Évolution des populations locataires et de leurs attentes
8Depuis les années 1920, la proportion d’ouvriers parmi les locataires décroît, passant de 65 % en 1920 à 15 % en 1995. Depuis cette date, elle est stable. Les employés, qui représentaient 25 % de la population en 1920, accroissent leur effectif jusque vers 1997 pour dépasser les 60 %. Ils sont donc aujourd’hui la catégorie dominante [6]. Les inactifs (retraités et chômeurs) étaient peu représentés dans les années 1920 avec seulement 5 %, contre 35 % actuellement.
9À partir de 1980, une nouvelle catégorie apparaît au sein des demandeurs, celle des commerçants et des professions libérales. En progression constante, elle est à un peu plus de 2 % aujourd’hui. Autre élément marquant, depuis 1996 les catégories dites « supérieures » font également leur entrée dans les jardins familiaux. En l’an 2000, elles représentent 3 % de la population totale des demandeurs. Ces deux éléments sont liés à la raréfaction de l’espace non construit et à l’accroissement d’une demande propre.
10L’évolution du public induit une modification des usages et des besoins. En 1989, 60 % des personnes souhaitent encore un jardin de type « traditionnel » c’est-à-dire où tout l’aménagement de la parcelle sera réalisé par le locataire. À l’inverse, dans les jardins « aménagés » par la ville (40 % des demandes), les équipements sont mis en place par la ville (clôture périphérique, gloriette, bac à eau avec forage ou point d’eau commun, assurance des gloriettes). Au-delà de 1990, la tendance s’inverse : la demande en jardins aménagés a dépassé celle des jardins traditionnels. La fonction recherchée a changé. Actuellement, les jardins aménagés représentent 55 % des espaces [7]. Ce processus s’explique par, d’une part l’investissement de nouvelles populations à plus fort capital économique pour qui l’usage utilitaire est réduit et d’autre part la politique de la Communauté urbaine qui privilégie les espaces verts. La préférence va au jardin d’agrément plutôt qu’au potager. Actuellement, l’offre se limite à trois types : le jardin traditionnel avec un loyer-fermage annuel de 30 €/an, le jardin aménagé à 123 €/an et le jardin semi-aménagé à 63 €/an. Les gloriettes ainsi installées par la ville diffusent un certain standard labellisé par la collectivité.
Approche ethnographique et analyse sociologique
11L’échantillon a été construit à partir d’un relevé des aménagements de jardins rencontrés dans les différents secteurs de la cus. Pour aboutir à cette classification, un inventaire des formes caractéristiques a été fait au préalable, en passant de longs moments au cœur de ces espaces. Des indicateurs, des marqueurs de l’espace, permettent de distinguer les jardins et les organisations réalisées (grillage, haie, dallage, herbes aromatiques et mauvaises…), taille du potager par rapport à la surface totale, légumes et fleurs cultivés, arbres et arbustes, aspect de la gloriette, couleurs exposées). Cet inventaire a donc permis de catégoriser des jardins pour leurs caractéristiques expressives. Les locataires ont ensuite été interrogés suivant un guide d’entretien respectant un tableau d’indicateur de variables. Les proportions de jardins aménagés et de jardins traditionnels ont été respectées. Ensuite, toute la richesse de l’analyse consiste à croiser les entretiens avec les résultats de l’inventaire afin d’établir une galerie de portraits dont l’objectif premier est de révéler la définition et l’usage légitime plébiscités. Nous présentons ici deux types d’aménagement rencontrés (cf. photos 1 et 2).
L’espace de villégiature
L’espace de villégiature
(source : Frédérick Guyon, 2005)Le tout-potager
Le tout-potager
(source : Frédérick Guyon, 2005)12Afin d’expliquer la pluralité des aménagements, notre étude se propose de mettre en parallèle la fonction et l’aménagement du jardin avec les caractéristiques socioculturelles des acteurs. Le monde social ne se présente pas extérieurement aux individus et « ne vit pas intérieurement en eux de façon dépliée et abstraite », mais existe à « l’état plié ou froissé, sous forme de combinaisons nuancées et concrètes de propriétés contextuelles et dispositionnelles » (Lahire, 2002, p. 3). Chaque individu est en quelque sorte le « dépositaire » de dispositions à penser, à sentir et à agir (habitudes, tendances, manières…) qui sont les produits de ses expériences socialisatrices multiples passées et présentes. « Principe organisateur de pratiques et des représentations » (Bourdieu, 1980, p. 88), le goût permet de rendre compte des pratiques et des jugements. Cette prise de position est traduite métaphoriquement par l’aménagement mais aussi par les discours qui accompagnent ses pratiques.
13Le jardin peut être vécu comme un lieu de ressources alimentaires, comme un espace domestique complément de l’habitation ou encore comme un endroit où prennent place des activités associées au temps libre. Ces espaces verts peuvent se vivre sur divers registres, tels que le désir d’expérimenter les rythmes du monde naturel, « le rappel des valeurs de l’exploration enfantine, l’expérience d’une sociabilité intergénérationnelle » (Lambert, 1999, p. 113). S’y concentrent donc essentiellement trois types d’activités : la production de biens consommables, échangeables ou à donner, l’aménagement d’un espace, plus ou moins ouvert sur le regard public, et enfin l’activité de jardinage elle-même, en tant que passion, comme pratique agréable. Le jardin est donc à la fois un lieu de consommation et de production ; on distingue trois types d’autoconsommations : l’annuelle (avec stockage), la saisonnière et l’occasionnelle (quand cela pousse).
Des usages distincts
Le « jardin potager » ou la recherche de la fonctionnalité
L’aménagement
14Le jardin se divise en coins : le potager ; les fleurs ; l’espace de jeu pour les enfants et enfin l’espace collectif de la pelouse et/ou de la gloriette (cuisine, repas, repos). La proportion du potager par rapport à l’ensemble de l’espace du jardin est révélatrice de la fonction attribuée à celui-ci. Les lopins se caractérisent par une surface de potager comprise entre 60 % et 90 %. La logique des locataires est celle de la maximisation pratique de la surface disponible.
« Ah, ça c’est réservé pour les tomates, alors j’ai d’autres serres là-bas au milieu j’ai réservé pour les courgettes, poivrons, blettes, céleris, et l’autre là-bas pour la salade, et là-bas c’est les fleurs et un peu d’herbe ».
16Les jardins ne sont entourés que par des grillages, le regard passe donc de l’un à l’autre. La mise en place de haies est refusée car elles diminueraient l’espace cultivable, et obligeraient à amender plus. Le locataire, qui met en spectacle un espace et cela de manière explicite et implicite par l’intermédiaire de l’organisation et des produits cultivés, accueille les regards extérieurs. Le jardin est une mise en scène de soi en tant que travailleur-producteur, homme de la terre. Il entre ainsi dans le jeu de l’évaluation, et c’est de la relation entre la chose et la personne que naît l’estime de soi. Les jeux d’images font partie de ces espaces. La bonne réputation du jardinier est en jeu : tenir son jardin c’est savoir tenir sa maison, et bien se comporter en société. L’image de chaque interactant est exposée à l’autre dans des « figurations » (Goffman, 1973), soit pour défendre son propre territoire, soit pour proposer une image de soi valorisante. La productivité et le modelage humain sont signes de vitalité.
« C’est une honte de laisser un jardin dans cet état, on dirait qu’il est mort ».
18Un barbecue est très souvent associé aux plantations et installé de manière permanente. Cet aménagement montre que la logique de la villégiature est présente. Néanmoins, certains jardiniers rejettent cet élément, car il est signe d’oisiveté, tout comme la pelouse ou les chaises de jardin. Les gloriettes construites par les locataires ont une double fonction : lieu de stockage des outils, des produits de culture ainsi que des chaises et tables mais aussi abris. Il s’agit d’un espace habitable où la famille peut cuisiner, manger, c’est-à-dire créer du lien. La tonnelle du jardin ouvrier est donc un bon exemple de « rencontre entre la villégiature populaire et une idée philanthropique de la villégiature » (Weber, 1998, p. 213).
Les rôles sociaux
19La division des rôles est forte, on note une spécialisation sexuelle des espaces domestiques : le potager et l’activité vivrière apparaissent comme des domaines réservés à l’homme. À la culture est associée l’image virile. La présence féminine est liée à celle des fleurs. Son rôle se limite néanmoins à l’entretien des bordures et des allées. Par son action, elle participe à l’amélioration de l’image du jardin comme signe de bonne santé sociale des occupants. Les fleurs véhiculent des valeurs de féminité, de finesse mais aussi d’inutilité quand elles deviennent une gêne vis-à-vis de l’image masculine. Historiquement, la culture des fleurs dans un potager fut longtemps synonyme de luxe, gaspillage et ostentation : emblème de l’opposition entre richesse et pauvreté, luxe et austérité (Goody, 1994). De plus, si pour la culture des légumes, on peut parler « d’amitié respectueuse » entre l’homme et ses cultures (Haudricourt, 1962, p. 40-50), pour les fleurs, il s’agira plutôt d’un « maternage » réalisé par les « maîtresses des jardins » (Descola, 1986). Il arrive que le couple fasse le jardinage ensemble, mais uniquement quand les deux maîtrisent les techniques potagères, héritage de parents agriculteurs. Il faut noter qu’en milieu agricole, le potager fait partie des espaces féminins, comme la basse-cour et l’étable ; ils sont perçus comme des espaces clos, à proximité géographique de la maison, mais en continuité symbolique avec l’intérieur.
Genèse de l’activité
20L’activité jardinage est un héritage culturel passant de père en fils. Derrière le caractère de révélation ou de virus se trouvent toute une succession d’expériences. En effet, toutes les personnes concernées ici ont participé lors de leur enfance à ces tâches familiales quotidiennes ; le jardin permettait alors un apport alimentaire important pour diminuer les effets d’un capital économique assez faible. Aujourd’hui, elles réinvestissent ce qu’elles ont appris, sous forme de capital incorporé. Elles se revendiquent comme étant débrouillardes. Dans le cas du jardinage, l’apprentissage se fait « sur le tas », par le voir, le faire, le toucher. Ce mode pratique d’apprentissage passe par la désignation des tâches sous la forme « du conseil pratique ou de l’ordre hiérarchique » (Lahire, 1993, p. 40).
La production
21Le jardin ne doit pas être une source de dépenses inutiles. Dans cette optique, les gloriettes sont construites essentiellement à base de matériaux de récupération : planches issues de palettes, tuiles et clous usagés et rectifiés, tuyaux transformés en gouttières… L’importance du faire apparaît ici « puisque ne rien faire c’est ne rien avoir et… n’être plus rien » (Weber, 1989, p. 63). Ainsi, les « bricoles » sont valorisées car gratifiantes. La logique du matérialisme pratique fonctionne. De plus, le corps est une source de profits très importante. Un souci quasi quotidien est porté au potager car il est un lieu de ressources alimentaires, mais les plantations réalisées permettent aussi de maintenir des liens avec les origines géographiques et les pratiques culturelles associées.
« J’ai mis des fèves, comme ça, ça me rappelle mon Portugal ».
23L’espace du jardin permet la réalisation de l’individu, et c’est de là qu’émerge un sentiment de bonheur, de paradis. Le côté « naturel » du comportement apparaît dans le contexte créé par l’individu. Cela s’exprime dans les choix les plus ordinaires de la vie quotidienne. Ainsi, la cuisine et les choix alimentaires sont particulièrement révélateurs (Bourdieu, 1979). La construction de la gloriette et le modelage du lopin font également office de « reterritorialisation », ce qui permet de réduire l’étrangeté des lieux car l’individu y met des repères. L’intervention physique permet ainsi une « privatisation » symbolique de l’espace. Cette dernière s’exprime sous deux formes : l’une concrète, l’autre imaginaire. La fréquence lente de la croissance et les gestes nécessaires à l’entretien du sol donnent « des racines au temps. La végétation porte l’histoire » (Sansot et al., 1978, p. 33). Dans son jardin, l’acteur n’est ni propriétaire ni simple locataire, mais un « informateur actif de l’ambiance » lié aux objets « par la même intimité viscérale qu’à son propre corps » (Baudrillard, 1968).
« Je vois encore le vieux monsieur pleurer, on lui avait cramé sa maisonnette, il comprenait pas… Le premier que j’attrape dans mon jardin, que ce soit un gosse, un vieux, ou une femme, je lui nique sa race ».
25Un beau jardin est un jardin rempli et productif. Les légumes plantés sont ceux qui vont assurer le plus de réussite, le plus de production, mais aussi ceux qui coûtent le plus cher sur le marché. L’association entre le goût et la taille est réelle, la grosseur étant le signe d’une utilité, celle de tenir au corps. Le produit doit pouvoir être exposé, pesé, touché. Ainsi, les légumes les plus nourrissants tiennent la plus grande place, « c’est la recherche de l’effet bourratif qui domine… synonyme de nourrissant » (Chombart de Lauwe, 1977, p. 154). Toutefois, on note également un souci pour des produits naturels. Les ménages stockent le résultat de leur production, on parle alors d’autoconsommation annuelle. Fruits et légumes sont transformés et stockés sous forme congelée et/ou stérilisée. L’excès de culture donné à la famille, aux amis et aux voisins, permet de maintenir des sociabilités et ainsi d’assurer un retour (Mauss, 1999). Des activités non marchandes dans un espace public permettent en effet « d’assurer le maintien de l’identité et de la reconnaissance sociale » : à l’époque du tout-au-marché, l’autoproduction d’aliments permet une certaine autonomie… les jardiniers « entrent alors dans des réseaux où la réciprocité devient une forme de sociabilité réactivée » (Boulianne, 1998, p. 149).
26Cependant, au sein des jardins potagers, des nuances proviennent des origines sociales. Différents sous-groupes sont en effet identifiables. Si on repère entre les deux générations un maintien social, chez les fils d’agriculteurs, la transmission des savoirs liés au travail de la terre s’effectue dans l’objectif d’inculquer des connaissances afin d’assurer la succession. L’activité est la seule source de revenus. L’apprentissage est vécu comme une forme d’autodidactie, au cœur d’une manière de vivre. Pour les fils d’ouvriers, le jardin est certes une source de denrées consommables, nécessaire pour la satisfaction des besoins alimentaires de la famille, mais la culture potagère est parallèle à l’activité professionnelle.
Le « jardin loisir » ou la logique de la villégiature
L’aménagement
27La deuxième catégorie de jardins regroupe des espaces essentiellement « aménagés » avec des gloriettes standardisées construites par la ville. En comparaison avec la catégorie précédente, on note que la surface de potager chute considérablement (de 25 % à 50 % du lopin) et qu’à l’inverse, les proportions de pelouse et de fleurs augmentent remarquablement. Cela conduit obligatoirement à une diminution de la production de légumes, en quantité et en variété. Quelques arbres, arbustes et fleurs viennent structurer l’espace engazonné. Une aire de détente est ainsi définie.
« Y a un tiers de potager et pis deux tiers de gazon pour faire quelque chose d’esthétiquement joli, quoi ».
29L’augmentation du nombre des fleurs s’accompagne d’une augmentation du nombre de couleurs. Les allées sont aménagées avec des dalles régulières qui serpentent au milieu du jardin, elles forment un objet de décoration. Le potager est entouré par des bordures. La gloriette ne sert que de débarras, de lieu de stockage des outils, des ustensiles de loisir… mais en aucun cas, elle n’est un lieu habité, même momentanément. Le temps au jardin se passe à l’extérieur. Le grillage qui protège le jardin se double d’un rideau de verdure. Ce dernier affirme la fonction privative : il est un espace fermé aux regards.
« Là-bas en Yougoslavie, mes parents ont maison avec un jardin, ma femme elle jamais maison, elle vivait toujours appartement, mais son rêve c’est d’avoir maison avec jardin ».
31L’aménagement ne satisfait pas un souci de productivité, mais plutôt d’esthétique et d’oisiveté. Cet usage est à mettre en relation avec l’évolution des populations sollicitant un jardin, qui possèdent un capital économique et culturel caractérisant les nouvelles classes moyennes urbaines. Compte tenu de l’inflation de l’immobilier urbain, leurs capitaux restent insuffisants pour associer un jardin à leur logement.
Les rôles sociaux
32Dans cette conception du jardin, la présence féminine est beaucoup plus marquée à la fois dans l’occupation passive et dans les activités de jardinage elles-mêmes. Les travaux physiques restent attribués aux hommes mais le potager et les fleurs sont entretenus par les deux sexes. La pelouse et les allées sont investies par des jeux (balançoires, but), signes de la place accordée aux enfants. L’endroit, plus sécurisé que la rue, apparaît comme un « espace de transition » entre le domicile et l’espace public. On trouve également des salons de jardin et des transats. Cette présence permet de recevoir de la visite : le jardin remplit alors une fonction de sociabilité.
Genèse de l’activité
33Chez les locataires regroupés ici, la filiation de l’activité est réelle, traduite sous forme de besoin de contact avec les choses matérielles. Néanmoins, le nombre de personnes qui s’initient au jardinage, en tant que loisir, est important. Ce retour symbolique à la terre permet de regarder, d’écouter, de goûter, de toucher, c’est-à-dire de faire soi-même. Si le jardin possède un potager, c’est pour l’aspect visuel mais aussi pour les qualités gustatives et gastronomiques des produits récoltés.
La production
34L’analyse des discours montre que la présence du jardinier est occasionnelle dans la semaine et plus assidue le week-end. Cela s’explique tout d’abord par le fait que la surface potagère soit assez petite, mais aussi parce que la fonction de production est secondaire. Une présence quotidienne n’est donc pas nécessaire. Le potager en tant que lieu de production de produits dits « de luxe », par leur mode de production « naturelle », nécessite un surtravail domestique (Grignon, 1980). Il s’agit en fait d’une autoconsommation occasionnelle, immédiate, sans aucune volonté de réaliser du stock. Ainsi, les légumes préférés sont ceux qui demandent le moins de soins, ceux qui sont les moins fragiles. Chez ces locataires, ce travail est volontairement évité. Les dépenses occasionnées concernent l’achat de plants, graines, produits de traitement et d’engrais.
« Le jardinage, c’est plutôt un loisir, on le fait quand on en a envie, c’est pour cela qu’il y a trois quarts de pelouse, c’est pour ne pas trop se fatiguer non plus, le loisir ne doit pas être une contrainte ».
36Le jardin est principalement un espace de jeu, un lieu qui dans la ville permet d’être hors des conditions de vie inhérentes à l’urbanité : le calme et la verdure sont recherchés, symboles de tranquillité et de repos. Le « désir de campagne », de nature, c’est-à-dire le sentiment de liberté lié à ces espaces de nature s’exprime alors fortement (Hervieu et Viard, 1997). Les lotissements formés par l’assemblage des lopins renvoient en quelque sorte l’image d’une « oasis dans la ville », un espace propice à la flânerie, au loisir et au plaisir (Donadieu, 1998).
37La majorité des locataires de ce type de jardin sont encore dans la vie active et cet espace loué ne doit être ni une contrainte physique ni une obligation temporelle du fait de son entretien. Il est un loisir parmi d’autres. Il y a un désintérêt pour le résultat car l’orientation principale n’est pas le travail de la terre, mais le « loisir de campagne ». Ce désintérêt affiché participe à la diffusion de signes de réussite économique. Nous sommes dans la logique de la villégiature, antithèse de l’atelier potager.
38Les professions les plus représentées sont celles des cadres moyens (nouvelle population locatrice), des services sociaux-médicaux et des employés. De plus, on note une stabilité sociale intergénérationnelle. La part du potager dans la surface du jardin semble « inversement proportionnelle au revenu du ménage » (Gojard et Weber, 1996, p. 145). Dans les aménagements, on observe aussi un souci de conformité avec certains modèles labellisés, certifiés. La recherche d’un certain esthétisme passe par la diffusion de signes qui participe au jeu de la distinction. En France, dans la moyenne et petite bourgeoisie, le jardin d’agrément ne se sépare pas du jardin potager avant le premier quart du xixe siècle. Dans les années soixante cette séparation devient « la norme dans les pavillons de banlieue et une dizaine d’années encore » (Dubost, 1997, p. 23), elle s’impose dans les jardins ruraux.
Le « jardin mixte » : le potager ornementé
L’aménagement
39La surface potagère représente ici à peu près la moitié de l’espace total disponible. Schématiquement, ce groupe [8] se situe symboliquement entre les deux catégories « potagère » et « de villégiature » ; on observe un partage entre les plantes d’agrément et le potager.
Mais même si la surface de culture diminue au profit d’un espace engazonné, les discours et la pratique montrent une maximisation de la fonction de production.« Côté-là, on pique-nique de temps en temps, bon on aime bien quand même avoir un peu d’intimité alors y a les thuyas, oui c’est moi qui l’ai aménagé tel qu’il est, côté fleurs côté gauche, et côté légumes à droite ».
Genèse de l’activité
40Se rapprochant des usages des individus classés dans la catégorie des jardins potagers, les locataires ont ici des usages qui prennent la suite de ceux de leurs parents : la transmission domestique du capital culturel est forte. Si le jardinage reste une activité masculine, une place plus importante est néanmoins accordée à la femme et cela par l’intermédiaire des fleurs et des plantes ornementales.
« Si bon, de temps en temps mon épouse vient, elle me donne un petit coup de main pour les fleurs, ouais, autrement le potager c’est moi qui m’en occupe, ouais, chacun son truc ».
La production
42Le locataire a conscience de produire plus que de nécessité, mais les faits sont là : il recherche la quantité et la taille. Cette dernière symbolise le « bon goût » et l’utilité. Il s’agit d’une pratique axée autour d’une autoconsommation saisonnière. Cela signifie que les ménages stockent peu leurs productions et donnent leur surplus. En observant les trajectoires de vie, on remarque que ces personnes sont plutôt d’origine ouvrière, mais qu’elles ont réalisé une ascension sociale. Leur position actuelle les met à l’abri des besoins fondamentaux et leur permet de s’éloigner des choix de nécessité pour s’orienter vers la forme. L’éloignement de l’insécurité des conditions matérielles induit en effet une modification des relations sociales et signifie la séparation avec un passé prolétaire : le jardin n’est plus potager comme il l’était chez leurs parents. Il combine des caractéristiques des deux styles vus précédemment. De plus, avec la retraite (glissement hors du monde du travail et d’une partie du monde social), le jardin permet de montrer son statut et de défendre son honneur.
Représentations graphiques des tendances
43L’analyse factorielle des correspondances multiples (afcm) et sa fonction heuristique [9] montre trois groupements dans lesquels se distribuent les personnes en fonction de deux facteurs : la taille du potager et son usage (F1) et la combinaison des ressources culturelles et économiques (F2). Les deux extrêmes se distinguent significativement par des univers stylistiques différents.
44Nous plaçons ensuite les individus sur un axe représentant les professions et le niveau d’études. De plus, nous précisons la situation de chaque personne (âge, durée de location, professions des parents, niveau d’études) (cf. fig. 3[1], Situation des aménageurs selon leur emploi).
45Cette répartition des individus nous permet de repérer une régularité dans l’organisation spatiale des jardins. Nous remarquons une diminution du potager proportionnelle à la hausse des ressources culturelles et économiques (cf. fig. 3[2], Caractéristiques de l’aménagement réalisé).
46Les différents types que l’on repère aujourd’hui traduisent cette pluralité sociale nouvelle. En effet, le jardin urbain est un lieu où se superposent les sédiments de diverses cultures. Il est alors intéressant et vital de se demander quels sont les effets d’une politique municipale d’aménagement des jardins familiaux. Ainsi, l’implication de ces nouvelles populations n’est-elle pas également le résultat de cette uniformisation qui promeut un style d’aménagement et de jardinage urbain ? Ce lieu empreint de ses occupants peut-il encore être considéré comme un espace de liberté pour l’ensemble des adhérents [10] ? Enfin, quels sont les mécanismes de défense que développent les locataires « anciens » ?
Positionnement socioprofessionnel et aménagement
Positionnement socioprofessionnel et aménagement
Bibliographie
Références bibliographiques
- Baudrillard, J. 1968. Le système des objets, Paris, Gallimard.
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Notes
-
[1]
La loi du 11 novembre 1976 permet à la safer (Société d’aménagement foncier d’établissement rural) d’exercer à la demande des associations de jardins leur droit de préemption en vue de l’acquisition de terrains dans l’objectif de créer des nouveaux jardins. La charte des jardins ouvriers, familiaux et sociaux de 1993, signée entre le ministère de l’Environnement, des associations et des collectivités locales, montre que ce sont des équipements sociaux indispensables à « l’harmonie de la ville », et qu’ils sont un « outil de solidarité ». Les intérêts des collectivités flottent entre esthétisme et utilité sociale.
-
[2]
Le Guide des jardins familiaux de Strasbourg cite différentes activités et qualités que reconnaît la municipalité à ces espaces : « Oxygène, détente, loisir, culture, récolte, plaisir, satisfaction, échange, nature, rencontre, tradition ». Édition 2003, ville de Strasbourg.
- [3]
-
[4]
« Les jardins familiaux de la ville de Strasbourg », Bulletin du service des espaces verts, des jardins familiaux et des forêts, décembre 1998.
-
[5]
Op. cit. en note 4, 1998.
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[6]
On remarque parallèlement que la population la plus représentée est celle issue des hlm, avec près de 60 %, suivie par celle issue des autres logements collectifs (38 %).
-
[7]
En 2004, la ville de Strasbourg compte 4 666 jardins dont 3 019 de type traditionnel et 1 647 de type aménagé.
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[8]
Les individus que l’on regroupe dans cette catégorie représentent 20 % de notre échantillon.
-
[9]
N = 30.
-
[10]
Certaines associations interdisent la présence de surface en herbe, le jardin devant rester un lieu de production. (Exemple des jardins familiaux de Guebwiller, Alsace.)