Notes
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« On peut se demander, écrivait Henri Lefebvre (1972, p. 154), si la destruction de la nature ne fait pas partie “intégrante” d’une autodestruction de la société, retournant contre elle-même, avec le maintien du mode de production capitaliste, ses forces et sa puissance. »
1Dans le numéro inaugural d’Espaces et sociétés, il y a quelque trente-cinq ans, Henri Lefebvre écrivait : « Je répète donc qu’il y a politique de l’espace, parce que l’espace est politique. » Le succès de cette thèse fut tel qu’aujourd’hui les sciences sociales et les études urbaines tendent à considérer comme acquise la dimension politique de l’espace. Mais, outre que la nature de cette dimension est rarement explicitée, il semble que les appréciations diffèrent, parmi les auteurs ou les acteurs, sur la façon de la concevoir.
2Ce numéro spécial vise donc à rouvrir le débat initié par Henri Lefebvre dans un contexte qui a beaucoup changé, depuis lors, aux plans politique et idéologique, mais aussi sociologique, économique et technique. Certes, on continue à parler amplement de « politique urbaine » ou de « politique d’aménagement ». De même, les « politiques publiques » appliquées à l’espace, telles, en France, la « politique de la ville », et l’intervention des habitants dans leur définition retiennent-elles aujourd’hui l’attention de maints chercheurs, suscitant d’innombrables débats et de multiples publications. Néanmoins, le caractère « politique » de l’espace ne paraît plus revêtir le sens qu’on lui donnait à l’époque où il avait été reconnu. Il est vrai qu’alors que se sont effondrées les utopies messianiques fondées sur l’action collective et l’idée d’un progrès en marche, le vocable « politique » a lui-même perdu une partie des significations qu’il avait autrefois.
3On constate aujourd’hui, au moins en France, une certaine réticence à penser l’espace en termes politiques, y compris à propos d’un problème majeur que l’on aurait pu croire, a priori, propice à une politisation accrue de la « question spatiale ». À savoir celui de l’« environnement » ou, plus exactement, de sa dévastation [1]. Certes, l’espace n’est pas le seul objet à avoir subi cette dépolitisation. Bien d’autres réalités du monde social, voire le monde social dans sa totalité, ont cessé, elles aussi, d’être appréhendées à partir d’un point de vue politique, sous l’effet de la « fin des idéologies ».
4Plus nécessaire que jamais, pourtant, l’étude de la dimension spatiale du politique et de la dimension politique de l’espace transcende les barrières disciplinaires, de la géographie à la philosophie politique, de l’histoire urbaine ou de l’architecture à la sociologie. Elle paraît essentielle pour comprendre le déploiement de figures nouvelles du pouvoir sur, dans ou par le biais de l’espace, qu’il s’agisse de l’appropriation des choses ou de contrôle des humains, et pour concevoir aussi des stratégies spatiales de résistance des groupes sociaux et leur conversion éventuelle en forces politiques.
5Ce travail est d’autant plus important, à l’heure actuelle, que se multiplient les cas où des stratégies spatiales sont mises en œuvre pour créer ce qu’on a pu appeler un « état d’exception permanent » (Agamben, 2003) au travers d’espaces délibérément placés « hors la loi », où le droit commun ne s’applique plus, de la base de Guantánamo aux camps de réfugiés, des zones de rétention pour les immigrés refoulés à certains quartiers populaires de banlieue, voire aux gated communities en sécession ouverte ou larvée avec la communauté des citadins.
6Il est donc temps de rouvrir le débat sur la relation entre espace et politique, afin de mieux comprendre les pratiques disciplinaires, mais aussi celles potentiellement émancipatrices, qui mobilisent l’espace de diverses façons.
7Mais que signifie l’affirmation « l’espace est politique » ? Des éléments de réponse pourraient venir du contexte dans lequel Lefebvre lui-même a parlé de la nature « politique » de l’espace, et de sa façon de conceptualiser l’espace, notamment l’espace urbain. Le contexte des années 1960 et 1970 a fait que la « question urbaine » était devenue politiquement centrale : en réaction à une approche fonctionnaliste et économiciste de la ville, s’affirmait un mouvement critique mettant l’accent sur la valeur d’usage du contexte urbain. On cherchait des mouvements sociaux susceptibles de relayer un mouvement ouvrier en voie d’épuisement, en particulier une force de mobilisation politique dont les acteurs se seraient définis en tant que citadins plutôt que comme travailleurs (Bertho, 1999). C’est dans ce contexte et dans le cadre de ces préoccupations que Lefebvre affirmait le caractère politique de l’espace, en centrant principalement l’attention sur l’espace urbain, et qu’il a conçu la notion de « droit à la ville ».
8Pour lui, l’espace était à la fois cause, fondement et porteur d’une dynamique de transformations : il s’agissait de bousculer la conception de l’espace comme un donné, absolu, apolitique. Un point important de cette perspective est que, tout en reconnaissant le caractère disciplinaire et normalisateur de l’organisation de l’espace, Lefebvre voyait également ce dernier comme potentiellement émancipateur. Cette perspective dialectique, laissant place au conflit, ouvrait la possibilité d’une réappropriation et d’une recréation par les habitants d’espaces jusque-là dominés. Comme l’écrivait Lefebvre (2000, p. 89), « [l’espace] permet des actions, en suggère ou en interdit ». C’est là un des sens de l’affirmation « l’espace est politique », et c’est aussi cette lecture qui demeure au cœur de ce dossier.
9Un aspect important de la question tient à la distinction entre le politique et la politique. Si la langue anglaise permet de distinguer politics, policy et the political, en France, les analyses les plus courantes ont tendance à mêler indistinctement la politique et le politique. La distinction est cependant cruciale lorsqu’on examine la relation entre espace et politique. La politique (politics ou policy) renvoie généralement à un ensemble de discours, de pratiques et d’institutions qui tendent à l’instauration d’un certain ordre organisant ou gouvernant la vie sociale. Le politique (the political), quant à lui, ne peut se résumer à des formes de pratiques institutionnalisées, même si ce sont elles qui formellement le constituent : en d’autres termes, on ne peut réduire le politique à la politique. Le politique suppose un degré d’ouverture et d’indécision, et prend des formes variées dans diverses situations ; il présuppose la mise en cause des principes structurants de l’ordre établi. En tant que tel, il n’est pas déterminé institutionnellement, ou, en d’autres termes, il n’a pas de « place » en soi.
10Autant dire que le politique, au sens où l’on l’entend ici, n’a rien à voir, sinon sur le mode antithétique et contradictoire, avec ce qu’on appelle d’ordinaire la politique, qu’il s’agisse des « politiques publiques », pour ne pas dire étatiques, municipales comprises, ou de la « scène politique » de la démocratie dite « représentative » du fait même de l’existence de ladite scène. Et, au-delà, avec ce dont les unes et l’autre participent, à savoir ce que le philosophe Jacques Rancière, dans l’une des contributions récentes à ce débat les plus novatrices, appelle la police : « L’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions, et les systèmes de légitimation de cette distribution » (Rancière, 1995, p. 91). Dès lors, il n’y a, selon lui, de la politique que là où deux ordres ou deux logiques se confrontent et s’affrontent, la policière et une autre, l’égalitaire, au travers de laquelle les dominés manifestent leur capacité propre à critiquer et à combattre le système qui les domine, là où la seconde rend visibles, par l’action collective, le litige, le conflit et la division que la première ne peut que viser à nier et à neutraliser. Là où, en somme, l’« anarchie démocratique », pour reprendre une autre formulation de Rancière, vient interrompre et dérégler toute représentation fixée et figée des places, des fonctions et des parts.
11Cette théorisation du politique ouvre de nouvelles voies pour conceptualiser le lien entre l’espace, le politique et la politique. L’espace importe à « la police » parce que c’est un enjeu essentiel du gouvernement – de la « gouvernance », dirait-on aujourd’hui – qui repose sur la distribution et la partition ; mais, c’est aussi un enjeu politique parce que c’est cette distribution même, cette partition de l’espace, qui peut être contestée et combattue. De ce point de vue « la police » comme « la politique » sont intrinsèquement spatiales parce qu’elles se préoccupent toutes deux de répartitions (d’activités, d’autorités, de fonctions, d’individus, de groupes, d’appellations, de lieux). Elles traitent, en d’autres termes, chacune à leur manière et selon des finalités opposées, de l’ordre établi. La politique implique, par conséquent, une remise en cause de cet ordre au travers d’une reconfiguration du système de partition, sur la base de deux postulats : d’une part, la contingence totale de l’ordre (de tout ordre quel qu’il soit), et d’autre part, l’égalité de tous. C’est pourquoi l’idée selon laquelle « l’espace est politique » fait partie intégrante de cette façon de voir, car l’espace devient l’endroit où l’ordre de la police est soumis au test de l’égalitarisme (Garnier, 2007). L’espace, dont l’ordonnancement gouvernemental rend possible la police, peut sur la base de deux postulats – d’une part, la contingence totale de l’ordre (de tout ordre quel qu’il soit), et d’autre part, l’égalité de tous – devenir le lieu où les principes structurants de l’ordre sont mis en question, voire mis à bas. L’espace devient le lieu d’où émergent les sujets politiques (Dikeç, 2005).
12Les articles de ce dossier illustrent la tension entre les deux acceptions de « politique » : la politique institutionnalisée, et le politique qui échappe aux déterminations institutionnelles, qui émerge de façon « déplacée ».
13C. Bénit-Gbaffou et M. Morange examinent la question de la « gouvernance flexible » par le biais d’une étude de cas sur les montages sécuritaires locaux à Johannesburg et au Cap en Afrique du Sud. Pour ces chercheuses, il ne s’agit pas seulement d’initiatives locales, mais de signes d’une redéfinition du pouvoir de l’État et de sa relation à l’espace urbain, dans le contexte d’une orientation néo-libérale et sécuritaire de plus en plus marquée. Ainsi, l’espace urbain n’est pas qu’une arène où les relations de pouvoir s’exercent, il devient en lui-même une catégorie des politiques urbaines territorialisées, en d’autres termes, une composante de la gouvernance.
14C. Ambrosino et L. Andres partent de l’idée d’une nature conflictuelle de l’espace urbain dans leur étude de l’aménagement du quartier Berriat à Grenoble. Ils montrent comment l’aménagement de cet ancien faubourg ouvrier met en évidence les antagonismes et les contradictions de la production de l’espace urbain. Cet article souligne le jeu entre le politique et la politique : il y a d’un côté appropriation de l’espace par des collectifs et associations, et de l’autre contrôle de l’espace par l’action publique, autrement dit une construction spatiale de la politique.
15L’article de M.A. Castrillo Romón et L. Santos y Ganges illustre une dynamique du même ordre, mais nous emmène en Espagne, à Valladolid : des logiques sociales analogues sont à l’œuvre dans la production conflictuelle d’un espace urbain. À travers l’exemple de la planification urbaine de trois quartiers ouvriers périphériques, les auteurs retracent les différentes phases du processus local de transformation de l’espace par le jeu combiné de l’aménagement public et de l’action associative.
16Le dernier article à teneur urbaine traite des politiques récentes de reconfiguration et de requalification de certains espaces publics à des fins ludiques, essentiellement en France. Censées, comme le voudrait le discours promotionnel, offrir aux citadins le lieu et l’occasion d’une « réappropriation festive et conviviale de la ville », J.-P. Garnier y décèle plutôt une entreprise consensuelle et démagogique de « réenchantement » de l’espace urbain où l’esthétisation et la sécurisation concourent de concert au déni euphorisant des clivages qui traversent une société sans projet.
17L’article suivant analyse la dimension spatiale des stratégies militantes en France. Sur la base d’un travail sur les mouvements sociaux et les « répertoires d’actions collectives », F. Ripoll montre les difficultés que rencontre l’action collective pour investir l’espace public existant. Celles-ci conduisent les acteurs à ouvrir de nouveaux espaces politiques, ce qui montre bien le rôle que joue l’espace comme lieu possible de la constitution des individus en sujets politiques et de l’action collective, au-delà des espaces institutionnalisés de « la politique ».
18Enfin, le dernier article de ce dossier aborde la relation entre « terreur » et territoire. S. Elden propose une analyse de la prétendue « guerre à la terreur », qui est devenue l’un des mots-clés de la politique extérieure états-unienne, dans une perspective géographique. Mettant en évidence un affaiblissement du contrôle territorial de certains États qui constitue un des enjeux essentiels des relations internationales de ce début de siècle, il utilise en particulier l’exemple des États dits « faibles » pour illustrer les logiques et stratégies spatiales en œuvre à la fois dans les constructions du pouvoir et des lieux de résistance.
19Au-delà de la diversité des cas étudiés et de leur argumentation spécifique, toutes les contributions de ce dossier semblent converger sur un aspect majeur de la relation entre espace et politique : en substance, que l’espace n’est pas un simple « réceptacle » du politique, une surface indifférenciée sur laquelle les processus politiques se déploieraient. L’espace est bien plus qu’un simple contenant donné, statique de la politique : il est moteur de transformations, et toujours en devenir.
20Mais politiquement, l’espace implique à la fois des ouvertures et des fermetures : il peut servir mais aussi affaiblir des causes politiques, et il est fréquent de voir des stratégies spatiales fonctionner dans le sens du contrôle et de la normalisation. Il vaut cependant la peine de s’intéresser aux différentes manifestations et implications de la constitution spatiale du politique, dans la mesure où une tactique, voire une stratégie d’opposition qui prenne en compte l’importance de l’espace ouvre des possibilités nombreuses. Selon Garber (2000), on peut dire qu’une tactique de résistance peut utiliser l’espace de différentes façons : les sujets politiques agissent depuis l’espace, se mobilisant politiquement sur la base des conditions matérielles de leur espace, pour revendiquer une spatialisation autre ; ils agissent sur l’espace, pour se l’approprier et se le réapproprier ; ils agissent dans l’espace, descendant dans la rue pour le débat, les démonstrations de force, les manifestations, voire les actes de violence ; enfin ils font l’espace, ouvrant de nouveaux espaces politiques. Bien que l’espace apparaisse le plus souvent comme moyen de domination, il est, pour cette raison même, porteur d’un potentiel en termes de résistance, et de formulation de formes nouvelles et variées du politique. C’est en tout cas dans cet esprit que ce dossier a été conçu.
Références bibliographiques
- Agamben, G. 2003. État d’exception, Paris, Le Seuil.
- Bertho, A. 1999. Contre l’État, la politique, Paris, La Dispute.
- Dikeç, M. 2005 « Space, Politics, and the Political », Environment and Planning D: Society and Space 23(2), p. 171-188.
- Garber, J. 2000. « The city as a heroic public sphere », dans E. Isin (sous la dir. de), Democracy, Citizenship and the Global City, New York, Routledge, p. 257-274.
- Garnier, J.-P. 2007. Contra los territorios del poder Por un espacio público de debates y… de combates, Barcelona, Virus editorial.
- Lefebvre, H. 1972. La pensée marxiste et la ville, Paris, Casterman/Poche.
- Lefebvre, H. 2000 [1974]. La production de l’espace, Paris, Anthropos.
- Rancière, J. 1995. La mésentente, Paris, Galilée.
Notes
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[1]
« On peut se demander, écrivait Henri Lefebvre (1972, p. 154), si la destruction de la nature ne fait pas partie “intégrante” d’une autodestruction de la société, retournant contre elle-même, avec le maintien du mode de production capitaliste, ses forces et sa puissance. »