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Article de revue

Hip-Hopéra, trois paradoxes et un lieu

Pages 113 à 128

Notes

  • [*]
    Laurette Wittner, chargée de recherche, Laboratoire Rives, UMR 5600, ENTPE, Lyon
    Laurette.wittner@free.fr
  • [1]
    L’observatoire territorial du contrat de ville (Agence d’urbanisme de Lyon, 2003) mentionne une proportion de 16 % de personnes nées à l’étranger, contre 14 % pour Lyon, et la Maison de l’Éducation a recensé trente-cinq nationalités sur le quartier.
  • [2]
    Le 1er arrondissement a la plus grande proportion de cadres, avec 20 % des ménages (Agence d’urbanisme de Lyon, 2003), contre 16 % sur l’ensemble de la commune de Lyon.
  • [3]
    Service Presse, communiqué du 6 juin 2002.
  • [4]
    À titre de comparaison, une installation sur une façade pour la fête des lumières de Lyon serait payée 45 000 euros.
  • [5]
    Selon le Robert.

1« Hip-Hopéra » est le nom d’un événement culturel. Né d’un concours de logiques et de circonstances, il est foyer de convergence d’une dynamique associative, d’une architecture multiplement habitée et investie, et du fonctionnement d’une institution : l’Opéra National de Lyon. De ces facteurs hétérogènes surgissent de multiples contradictions qui trament les utilisations, appropriations et significations d’un lieu : le parvis de l’opéra de Lyon. Or, et c’est là mon propos, le prestige du lieu a une force et une prégnance majeures : pour les différents types d’utilisateurs du péristyle et de l’opéra, ce lieu est « incontournable » dans tous les sens du terme. Il en résulte une proximité spatiale qui constitue l’une des conditions nécessaires (quoique non suffisante) du lien, pour autant que les interactions suscitées par cette proximité permettent la prorogation d’équilibres instables. Sept mois d’observation et d’enquête de terrain m’ont confrontée à cette dimension intrinsèquement paradoxale, et m’ont permis d’en repérer certaines nervures. Elles font l’objet de cet article.

Méthodologie

J’ai eu une position d’observateur privilégiée pendant tout le déroulement (couverture photographique en vue d’une exposition à la demande du plasticien et de l’association organisatrice), et c’est à ce titre que j’ai pu m’approcher, et réaliser des entretiens approfondis, dans un climat de confiance, d’une population souvent méfiante. La recherche a été complétée par des entretiens et par le travail de terrain de deux étudiants en fin d’études, P. Nouaille et J. Scalbert.

Le contexte

2L’opéra de Lyon est un palimpseste architectural. Le premier théâtre fut construit au xviiie siècle par Soufflot. L’œuvre fut considérée comme vétuste dès le siècle suivant. Chenavard et Pollet se virent alors confier le chantier et construisirent un théâtre de style néoclassique en 1830. Un siècle plus tard, c’est à Jean Nouvel qu’on confie le chantier et cette deuxième réfection change le bâtiment en profondeur. Ne sont conservés, du théâtre original, que les murs extérieurs et le foyer ; l’intérieur du théâtre est complètement modernisé. Prenant le large par rapport à la façade classique, l’architecte s’inspire d’un bateau, dont la grande salle en coque suspendue, censée lui offrir une meilleure acoustique, est une des multiples métaphores. Il triple le volume initial en dotant le bâtiment de nouveaux niveaux souterrains et en le coiffant d’un dôme qui contient notamment les salles d’entraînement des danseurs. La couleur prédominante est le noir, souligné par des lumières rouges. Noirs la coque, l’entrée, le sol de granit poli qui prend naissance dans les marches qui amènent au péristyle. L’intervention résolument moderne de Nouvel rend le bâtiment hybride, métis de deux époques qui se croisent dans une même façade.

3L’opéra est situé dans le 1er arrondissement de Lyon et fait face à l’Hôtel de Ville. Entre les deux, une station de métro, et sur l’un des flancs, une place en pente douce, elle aussi dotée d’un sol en pierre lisse. Lyon est une ville que l’histoire de son développement a dotée d’une particularité pas toujours aisée à gérer : son 1er arrondissement, coiffé des monuments prestigieux propres au cœur du centre (l’Hôtel de Ville, l’opéra, le Musée des Beaux-Arts…) reste un quartier pauvre, grimpant la « colline qui travaille ». Le rapport de présentation de la Zone de protection du patrimoine architectural et paysager (zppaup) fait encore référence à S. de Beauvoir, qui écrivait en 1971 : « … L’impression qui dominait c’était celle d’un délabrement et d’une saleté tels que je n’en avais jamais rencontrés en France, sur une si vaste échelle, à l’intérieur d’une ville. » Le parc immobilier est en partie vétuste mais de grande qualité patrimoniale (classement Unesco). Malgré une gentrification galopante, on y relève les chiffres les plus élevés de personnes percevant des allocations sociales et le rmi, et nombre de pauvres et marginaux de toutes sortes : squatters, personnes n’ayant pas de ressources suffisantes ou ne possédant pas de preuves de ressources, ou encore portant des noms à consonance étrangère [1] ; ils louent des logements auprès de propriétaires bailleurs qui souvent monnayent fort cher le risque encouru. Ils habitent dans la même rue que les cadres et libéraux qui se font de plus en plus nombreux [2]. Le commerce dit « ethnique » fleurit, soutenu en premier lieu par une population dont les habitudes d’achat « à l’ardoise » et la non-possession d’une voiture font une clientèle fidèle sinon captive, et en second lieu par de nouveaux arrivants avides des charmes de la proximité. Le quartier se dote ainsi d’une coloration spécifique, d’un mélange extraordinaire dont nous font état le coordinateur du Réseau d’éducation prioritaire et l’agent de développement politique de la Ville « Vivantes les Pentes ».

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« Les pentes de la Croix-Rousse, ce qui les rend très atypiques sur le plan scolaire, c’est que y’a une très grande diversité. Ça va d’un extrême à l’autre. C’est-à-dire c’est vraiment… on a des familles issues de milieux socio-économiques très élevés, avec des enfants, je ne vais pas dire qui n’ont pas de problème, mais qui ont chez eux tout à disposition, niveau culturel, niveau aide, bain de langue.. etc. et puis alors carrément l’opposé. J’dirais même, un opposé encore plus extrême que ce qu’on peut rencontrer dans les banlieues. On a vraiment des familles qui sont en très grande difficulté parce que logées dans des conditions très précaires… […] il y a beaucoup de squats. On a beaucoup de familles de passage, des demandeurs d’asile, donc y’a des familles qui vivent dans des hôtels […] alors pour le coup la diversité, elle est… elle est immense ».
« Cette diversité peut coexister dans un même immeuble : après, à l’intérieur d’un même immeuble, et c’est là que la mixité, elle arrive à être assez concrète dans le quartier, c’est que sur le haut, ou sur le bas des pentes, quand on est dans un immeuble canut, qu’on est au premier étage et que l’appartement donne sur la cour, on n’est pas dans les mêmes conditions de vie que quand on est au cinquième étage et que les fenêtres donnent au sud. […] Donc dans un même immeuble, il peut y avoir des personnes dont la réalité sociale ou économique est très différente. […] Au sein du périmètre Zone urbaine sensible (zus), cohabitent donc avec promiscuité des populations issues de milieux sociaux extrêmement différents ».

5Au pied de cette colline, le sol en pierre lisse et la pente de la place Louis Pradel qui flanque l’opéra, se prêtent à un usage inattendu : ils attirent de nombreux squatters, et la place fourmille de mouvement, rendant parfois périlleuse la traversée des piétons. L’opération de restructuration de l’opéra qui la jouxte a aussi été une aubaine pour les jeunes. Le sol en granit poli et la façade en vitre noire faisant office de miroir ont été immédiatement utilisés pour des répétitions de danse hip-hop sous les arcades hospitalières, vestiges de la construction néoclassique qui, de surcroît, les protégent des intempéries. Sur les marches amenant au péristyle, une population moins mouvante trouve une assise. Les marches de l’opéra deviennent un lieu d’attente, de rencontre, et parfois de « rouille » selon les termes de nos enquêtés, offrant de surplus un spectacle hip-hop à des jeunes désœuvrés ou disponibles à ce moment. Cette utilisation du péristyle n’est pas sans entrer en conflit d’usage avec la fréquentation classique de l’opéra en journée : public, information, location de place, utilisation du café « les Muses » qui, installé entre le corps de la façade ancienne et le dôme, offre la ville en spectacle. Cette tension d’usages ramène parfois les forces de l’ordre ; les danseurs diront de cet espace effectivement intermédiaire que « nous étions entre l’Opéra, la police et la racaille », mais le conflit ne se solde pas par une interdiction formelle dont l’exécution s’avérerait, d’ailleurs, malaisée. Le mouvement hip-hop se caractérise entre autres par un relatif manque de hiérarchie et par l’autocontrôle. Ces caractéristiques jointes à la multitude des groupes venus de l’ensemble de l’agglomération rendent l’interdiction difficile sans la présence constante d’employés ou de personnels de police qui en assureraient l’effectivité, alors qu’elle ne gêne en rien le déroulement des entraînements, chacun des danseurs prenant et cédant naturellement la place. Étant donné le niveau d’effort nécessaire à la performance et l’espace disponible, les rotations sont suffisamment rapides pour que chacun y trouve son compte.

6Ces pratiques apportent un équilibre effectif mais instable ; les personnes qui cherchent à rentrer dans l’opéra slaloment d’abord entre les occupants statiques des marches, puis entre les danseurs ; la police intervient de temps à autre, et les différents usagers se regardent au mieux en chien de faïence. Mais un certain nombre d’évolutions vont modifier cet équilibre.

7D’une part, le mouvement hip-hop accède peu à peu au statut de culture reconnue, le rap entre dans le marché du disque, les danseurs trouvent des salles et des contrats et certaines galeries présentent des tableaux inspirés des graphs urbains. D’autre part, sous les arcades de l’opéra, le groupe « Pokemons » – de première heure – se distingue progressivement des autres. Enfin, le paysage politique et institutionnel de Lyon change lui aussi : la commune élit un maire socialiste et l’Opéra se dote, en Janvier 1993, d’un nouveau directeur choisi pour son expérience d’ouverture. Selon la direction de la Communication et de l’Information de Lyon [3], le choix de S. Dorny était dû à ce qu’il « …a exercé successivement des responsabilités dans de grandes institutions musicales européennes » et que « (sa) personnalité et son parcours professionnel garantissent l’articulation indispensable entre l’ancrage local et régional de l’Opéra, son ouverture à un public plus large et son rayonnement international». Le nouveau directeur, fort de son expérience au London Philarmonic Orchestra, où il a beaucoup œuvré pour l’ouverture à un large public, est favorable à l’entrée dans l’établissement de nouvelles formes d’art, mais dans des conditions d’excellence.

8Durant l’été 2003, l’Opéra semble résoudre la question de l’occupation sauvage du péristyle, en utilisant une technique éprouvée : un café s’installe, privatisant cet espace, du moins pendant la belle saison. Il sera alors utilisé le jour par « Le Péristyle » puis gardé la nuit, pour protéger le matériel. Le changement s’effectue pendant un mois calme et, en échange officieux et concomitant, l’Opéra accepte le groupe Pokemons en résidence et lui propose une salle de répétition. Cette ouverture permet au directeur de l’Opéra de montrer son intérêt pour le travail des jeunes danseurs, et de récupérer le péristyle en douceur sans avoir à recourir aux forces de l’ordre, tout en allant dans le sens de la volonté municipale d’ouvrir plus largement cet équipement, gros consommateur de subventions, à une population plus différenciée. Le groupe deviendra champion du monde en octobre. C’est ainsi qu’ils décrivent leur intégration :

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« Avant de rentrer à l’Opéra, en fait, je vais te dire la vérité hein, ils ont mis un bar là, d’ailleurs ils vont le remettre tous les étés ; ils font comme ça, et comme ils ne voulaient pas avoir d’histoires, l’Opéra, ils ont prêté des locaux. Et depuis, après, on a été champion du monde, donc automatiquement, bah ils se sont emparés de nous, entre parenthèses, et ils nous ont aidés aussi à monter cette association et à monter tout ça quoi ».

10Quant aux autres danseurs chassés par le café, ils doivent se contenter désormais des parties latérales du péristyle, moins attrayantes car plus confidentielles, séparées du public spontané des marches et encombrées de surcroît par les escaliers de secours et la porte réservée au personnel.

11Du fait de leur accès à une salle de répétition, les Pokemons sont présumés créer un premier pont entre l’intérieur et l’extérieur. Une consultante et médiatrice de l’Opéra devient présidente de leur association, et le directeur de l’amphithéâtre, leur trésorier. Ils sont huit danseurs, la fréquentation de la salle de répétition tourne autour d’une trentaine de jeunes nominalement inscrits, ce qui n’est pas facile à gérer par l’établissement. Cela pourrait être la consécration de la danse hip-hop, mais le groupe privilégié se désolidarise en partie de ceux qui s’entraînent sur le péristyle ; « l’art crée la distinction », explique un des employés de l’Opéra, et les performances, concours et exploits ne sont pas étrangers à cette évolution.

12Parallèlement, une association, « Laluma », se développe sur les pentes de la Croix-Rousse. Deux spécialistes de l’image – dont une enseignante – commencent par chercher, chez les jeunes rappeurs et danseurs, de quoi nourrir leur propre créativité artistique. Naît ainsi un projet qui se veut culturel et non social, qui permet au public des Pentes, d’exprimer sa créativité à l’aide d’outils audiovisuels et d’accéder à des projets de haut niveau. Ainsi, l’association mène des ateliers avec une pédagogie spécifique qui prend en compte les temporalités et les relations souvent tendues de cette population avec l’apprentissage. L’association trouve l’appui d’un certain nombre de personnes du quartier et exécute des travaux qui lui vaudront reconnaissance et aboutiront à des expositions et des films. La présidente dira qu’elle profite de l’attraction et de la familiarité des jeunes avec les arts cinétiques pour les amener à un travail valorisant et les ouvrir de surcroît au travers de l’analyse de l’image à une analyse du monde. Au départ, l’association fonctionne sans aucune subvention, mais elle est rapidement soutenue ; on l’oriente quant aux démarches administratives à suivre, ce qui lui permet d’accéder aux crédits du contrat de ville, et ce, sur deux volets : les projets et le temps libre. L’association engage alors des actions de plus en plus prestigieuses, sous le titre générique « Le quartier dans la ville » et utilise les différents bâtiments administratifs du 1er arrondissement comme lieux d’exposition. Au cours de l’année 2004, elle entreprend de faire une installation hip-hop à l’Opéra, en s’appuyant, pour légitimer le projet, sur le fait que ce lieu est sans conteste une place reconnue de la danse hip-hop à Lyon. Elle s’appuie également sur la localisation de cet équipement public, clairement perçu, du fait de son implantation géographique, comme un équipement du 1er arrondissement. Comme elle a déjà investi d’autres bâtiments publics du quartier pour ses projets, rien ne semble plus naturel que de proposer une action à l’opéra. Cette appréciation, qui relève d’une naïveté institutionnelle, devient opérante, car elle permet de rendre une telle idée imaginable. Ici pas plus qu’ailleurs la doxa ne peut faire face à l’originalité (Cauquelin, 1979, 1982) et l’administration de l’Opéra trouve dans l’association un interlocuteur, voire un médiateur, pour concevoir, puis investir, les référentiels symbolico-institutionnels d’un dialogue.

L’événement

13L’événement moteur (ateliers et « installation ») se produit courant novembre 2004. La « résidence » et les représentations ont lieu du 17 au 21. Pour réaliser le projet, les responsables de « Laluma » font appel à un plasticien (L. Boisdron). Leur rencontre est un effet de voisinage : la présidente l’a connu lors des interventions que l’un et l’autre font dans les écoles primaires de quartier, et a pu ainsi apprécier à la fois son travail et sa disponibilité. Il a d’ailleurs déjà collaboré avec l’association à deux reprises. Pour l’opéra, il fait une proposition d’installation sur le thème du tatouage ethnique, partant d’une multitude de dessins réalisés par la population locale. Ainsi sont lancés des ateliers avec les « mamans » du quartier, dans les locaux de la Maison de l’Éducation. Les dessins qui doivent former un vitrail sont exécutés à la seringue sans aiguille, remplie de peinture épaisse (à la fois pour la symbolique des piqûres de tatouage et pour des raisons techniques (donner aux dessins l’épaisseur nécessaire à une esthétique de vitraux). Les seringues utilisées sont fournies par une association du quartier, dont les usagers sont toxicomanes. La densité sociale du quartier permet des rebondissements en série qui rendent presque indéfini l’accroissement du projet : il se développera ainsi, jusqu’au jour de son inauguration officielle.

14Au départ, l’installation est prévue au sous-sol, dans les locaux de l’amphithéâtre de l’opéra. Mais peu à peu l’idée évolue, le projet se développe, occupe l’entrée. Avec l’accord de l’administration dont la confiance grandit de jour en jour face à la qualité du projet et de son exécution, il investit alors le péristyle, transforme les miroirs de Nouvel en vitraux, et finalement un énorme tissage gagne la façade. Le projet déjà en cours d’exécution grandit encore, mais pas la subvention qui l’alimente. L’installation se verra attribuer 1 600 euros incluant conception, matériaux et main-d’œuvre, pour 460 m2 de vitraux et 2 000 m2 de tissage [4]. Le plasticien cherche des sponsors, des bénévoles. Une entreprise de travaux acrobatiques et une classe d’un lycée agricole de l’Isère escaladeront la façade du bâtiment pendant deux jours sous les yeux amusés de la foule. Tous sont galvanisés par le prestige du lieu, qui compense en partie les sacrifices dus au manque de moyens financiers. L’artiste, épuisé, s’avoue content d’avoir travaillé « dans l’architecture magique de Nouvel » et d’avoir désormais sur son curriculum une référence aussi prestigieuse que celle d’une intervention à l’opéra.

15Finalement, l’installation achevée, l’amphithéâtre est consacré, du mercredi au samedi, à des performances hip-hop coordonnées par Laluma. Les jeunes, aussi bien les artistes que le public, sont émus de se trouver à l’intérieur de l’opéra. Le prestige du lieu et sa beauté valorisent leur passion et leur travail. Ils ont été reconnus, admis, incorporés. Ils n’ont eu aucun contact avec ce public qui, pratiquement en même temps, regardait Roméo et Juliette dans la grande salle. Là n’est pas l’essentiel. Les deux groupes s’ignorent et se méconnaissent à un tel point que le seul incident violent durant ces jours de résidence se produit quand des jeunes spectateurs du hip-hop, se voyant refuser l’accès à l’amphithéâtre déjà comble, voient d’autres spectateurs être admis. Ils réagissent immédiatement, amorçant une casse, sans réaliser qu’il ne s’agit pas de l’accès à la même salle.

16Mais pour la préparation de la « résidence », certains des jeunes artistes ont l’opportunité d’entrer en contact avec les musiciens et chanteurs de l’Opéra. Ils manifestent le désir de dialoguer, de croiser les cultures dans un bâtiment qui lui-même croise les styles et les époques. Sont évoqués des projets de rap sur du classique et un opéra hip-hop. L’Opéra, lui, a le projet d’un « kaléidoscope » lyrique, monté sur des textes de jeunes, et souhaite s’ouvrir davantage aux associations du quartier. Il s’agit là de projets ambitieux, de longue haleine, peu compatibles avec la temporalité de l’immédiat et la circulation rapide du hip-hop, laquelle veut qu’un groupe de trois ans d’existence puisse être déjà vieux et dépassé. Verront-ils le jour ? Nul ne le sait, comme on ne peut savoir si ces contacts éphémères, subsistant le temps d’une installation, vont pouvoir tisser des liens durables.

17En ce sens, il se noue dans cet espace-lieu un triple paradoxe : celui, tout d’abord, de l’incohérence entre une architecture et la pratique qu’elle génère ; ensuite, celui de la récupération normalisante de pratiques : celle qui s’opère par l’acte déclaratif qui les dit « culturelles » ; puis enfin, le tiraillement propre à tous les acteurs, qui fait cohabiter des préoccupations normalisantes avec l’envie de s’ouvrir à la vie, à l’essai comme tel. Cette impossibilité logique d’une culture à la fois vive et figée rencontre pourtant, et nécessairement, certaines conditions de son application. Ce lieu singulier montre à ciel ouvert en quoi pourrait consister, au sens sociétal, « du lien ». Reste à savoir si les conditions créées par un tel complexe, dans ses spécificités, sont strictement singulières, ou si des lieux comparables pourraient favoriser, entre groupes, des transactions de même ordre.

L’architecture et la pratique

18L’architecture que Nouvel conçoit pour l’opéra de Lyon, noire et froide sous la lune, semble l’exact contrepoint de celle, « blanche et chaude sous le soleil », signée par Le Corbusier. Lors des nuits de spectacle, le dôme s’illumine en rouge et les rouges lanternes du péristyle éclairent l’opéra. À ceux qui trouvent le noir trop austère pour un lieu de luxe et de fête, Nouvel répond que les couleurs viendront des parures du public. Dans ce bâtiment, le spectateur participe activement au décor, il en fait partie comme composante changeante et imprévisible, partie intégrante et constitutive. Aucun écrit ni interview de Nouvel ne laisse pourtant penser qu’il ait aussi prévu la coloration du péristyle par un public acteur qui l’utiliserait comme espace de répétition. Certes, le péristyle était déjà fréquenté par une population jeune avant les travaux de rénovation. Mais la présence du granit comme les vitres noires et réfléchissantes, avec leur « efficacité » technique inattendue, font de ce lieu une des références du hip-hop français. Ainsi un jeune danseur explique :

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« Pour tous les danseurs de Lyon, c’était un point de rencontre, c’était un point de rendez-vous. On appelait les autres gars – bah, rendez-vous à l’opéra – […]… Ouais, quand on va à Lyon maintenant les gens ils savent que… comme quand on va à Paris on sait qu’il y a Châtelet et les danseurs, même au niveau des passants de Lyon, s’ils ne sont pas danseurs ou quoi, mais ils savent que à Lyon il y a des danseurs qui squattent l’opéra. Ça fait partie de Lyon on va dire ».
(danseur Pokemons)

20La réputation du péristyle dépasse l’agglomération : S. Faure trouve d’ailleurs des références à l’opéra de Lyon chez des jeunes d’autres villes (Faure, 2003). Notons au passage que des lieux dotés d’un capital de prestige seront revendiqués comme hauts points de rencontre hip-hop : le Châtelet et le Trocadéro à Paris, l’opéra à Lyon. Ainsi, l’intérêt du lieu semble aussi bien fonction des conditions techniques qu’il offre à la danse (sol, reflet, public) que de sa notoriété ; il ne serait donc pas étonnant que nous trouvions aussi, dissimulée dans les plis de la facilité d’accès, du repérage et de tous les attributs propres aux bâtiments prestigieux, l’attraction du lieu culte, chargé de la symbolique de cette société d’autant plus combattue qu’elle est proportionnellement désirée. Les jeunes, même s’ils se défendent d’une quelconque attirance pour cette culture reconnue, « squattent l’opéra » en utilisant son péristyle, et l’on voit surgir l’interférence symbolique, dialectiquement structurée, entre cultures officielles et légitimes, et cultures contestataires.

21Il serait donc inutile, car inopérant, de vouloir séparer ce qui est du seul fait de l’architecture de Nouvel de ce qui est dû au seul fait que le péristyle entoure le plus prestigieux lieu de spectacles de la ville dans l’attractivité qu’il exerce : la qualité de ce péristyle réside dans l’ensemble indissociable de ses prédicats, qui permettent un attachement groupal (Halbwachs, 1938) à cet espace et lui confèrent une telle densité symbolique qu’il résiste aux tentatives pourtant fermes de dépossession. L’architecte n’est pas l’unique responsable de l’utilisation spontanée qu’il a pourtant rendue possible. Mais les facteurs mêmes de l’attractivité du lieu génèrent aussi potentiellement les difficultés rencontrées par ses occupants-usagers, et les jeunes gardent de mauvais souvenirs de ces mises à distance parfois musclées :

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« Parce qu’avant, à l’époque, on venait ici, c’était la police qui venait nous jeter d’ici, parce qu’on n’avait pas le droit de danser. Pour eux, c’était pas normal, qu’on vienne là tous pour danser parce que comme y avait beaucoup de monde, tout le monde venait voir ce qui se passait, ça faisait du bruit, ça dérangeait, alors qu’on volait rien du tout, on cassait rien du tout, on était là, en train de s’éclater quoi ».
(danseur Pokemons)

23Le même type de dialectique s’instaure sur la base d’autres déterminants. Ainsi, par mauvais temps, la danse devient impossible car les traces des passants et des squatters rendent le sol impraticable. De surcroît « des fois avec les jeunes de la Croix-Rousse, ça se battait » parce qu’ils étaient dans leur quartier et défendaient leur territoire d’intimité. Peu de danseurs viennent des pentes et aucun groupe local ne s’y est constitué : cette danse étant considérée comme une culture de périphérie, elle n’a été ni valorisée ni subventionnée par les pouvoirs publics dans le 1er arrondissement de la ville centre (Faure et Garcia, 2005). L’opéra est riche de cette ambiguïté dont, pourtant, il souffre : il est à la fois au cœur de la ville et dans un quartier dont une partie du peuplement est en quelque sorte assez semblable à celui des banlieues défavorisées. L’espace de centralité pour les uns est celui du chez-soi pour les autres, ce qui est considéré par tous comme une revendication respectable. Ainsi le même jeune qui fait état des bagarres dira quelques minutes plus tard « Ouais les jeunes – tu vas bien – on discute, eux ils habitent là, donc tu vois, nous on est quand même venus chez eux, on va dire » L’action de Laluma a été opérante sur l’affaiblissement de ce type de conflits. Pour un de leurs projets cinématographiques, les jeunes de Croix-Rousse sont partis vers les salles des quartiers interviewer et filmer des groupes de danseurs, et cette mise en contact et la connaissance réciproque ont apaisé des tensions exacerbées.

24Il est certain que le prestige de l’Opéra a rendu possible l’événement Hip-Hopéra. Le surinvestissement des uns et des autres était récompensé par la symbolique du lieu. Le plasticien s’est vite aperçu que l’Opéra était une clef magique. Ainsi téléphonait-il aux sponsors de dernière minute en annonçant une demi-vérité : « L. Boisdron, Opéra de Lyon ». Il reste convaincu de l’influence de cette présentation prestigieuse : jamais les négociations ne lui ont été plus faciles, et il est arrivé à obtenir sans délai la plupart des matériaux nécessaires.

25Pour ce qui concerne les jours de représentation à l’amphithéâtre, le prestige du lieu a aussi joué, quoique peut-être dans une moindre mesure. L’association affirme qu’une partie des danseurs contactés ont offert leur prestation par solidarité avec Laluma elle-même ou pour contribuer à l’entrée du hip-hop à l’Opéra ; d’autres ont consenti une réduction substantielle de leur cachet. Quant aux Pokemons, déjà liés « organiquement » à l’Opéra, ils n’ont pas jugé utile d’honorer l’événement orchestré par Laluma de leur présence. Cet apparent paradoxe met parfaitement en abyme la question de la récupération normalisante.

La récupération normalisante

26Il ne s’agit naturellement pas ici d’étudier les contradictions internes du hip-hop en tant que telles, ni pour l’instant sa sexuation dont nous soulignerons plus bas les valeurs sous-jacentes : ce qui nous intéresse ici est de repérer comment ces contradictions, dans le cadre spécifique du péristyle et de la « résidence » à l’opéra, agissent dans l’étroite liminarité (Van Genep, 1981) entre la récupération – passage d’une frontière après laquelle celui qui était tel subit un changement essentiel et devient autre – et le lien, avec ce qu’il comporte notamment de solidarité, de partage et de charge. En ce qui concerne la sexuation, le péristyle est un espace masculin. Quelques mois d’observation ont permis de repérer une seule danseuse, proche des Pokemons. Les filles sont souvent accompagnées, et plutôt spectatrices ou occupantes de marches, en couple ou en groupe.

27Le péristyle n’est pas un havre de paix. À l’Opéra comme ailleurs « le faible n’a pas de place » dit un jeune enquêté. C’est la guerre. Le hip-hop est d’ailleurs tiraillé entre chorégraphie et concours sportif. Les concours se nomment « battles ». Ces « batailles » existent depuis le début du mouvement Hip-Hop, lorsqu’il servait à pallier la violence. Elles étaient alors un genre de combat où l’on se servait de la danse pour régler ses différends, puis ont évolué vers des concours (régionaux, nationaux, internationaux). Ce ne sont pas les seuls danseurs, d’ailleurs, à combattre. La danse et le sport sont intimement liés dans certaines disciplines et les « hip-hopeurs » ne sont pas les seuls à s’affronter, à rivaliser : au patinage (dit artistique) les jurys notent autant la chorégraphie que la performance sportive ; le rock (dit acrobatique) et le tango ont aussi leurs champions. Ce qui diffère ici est que le hip-hop n’est pas une danse ou un sport de couple, dans lequel chacun des genres a son rôle ; les figures les plus spectaculaires demandant beaucoup de force physique, ce sont surtout les hommes qui peuvent faire les prestations les plus remarquables.

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« Nous n’avons pas les mêmes muscles, dit une danseuse, alors nous avons la même rage, mais nous l’exprimons d’une autre façon ».

29Les concours sélectionnent, ce qui est leur raison d’être. Et la sélection exclut plus qu’elle ne glorifie. Il s’agit à la fois d’argent (dans les battles, seuls les finalistes sont rémunérés) et d’ouvertures (un titre fait s’accroître l’accès à des spectacles payants). Cet esprit se reproduit au péristyle. Il est un espace de représentation, devant le groupe d’intimes et le public des marches. Les filles subissent la double difficulté d’une performance moins spectaculaire, donc fréquemment perçue comme de moindre valeur, et de l’exposition de leur corps, souvent mal connotée. Elles restent donc peu visibles. Mais elles ne sont pas les seules dans ce cas. Des jeunes hommes affirment aussi avoir honte de danser eux-mêmes.

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« Ouais, mais après il y en a qui … qui osent pas danser à l’opéra devant tout le monde, quoi. Parce que quand ils voient des gens qui ont un super niveau qui se mettent à côté on voit directement la différence. Donc il y en a qui ne dansent pas. »

31Quant à la transmission, là aussi nous nous trouvons devant une contradiction du hip-hop. Elle est revendiquée comme spécificité, mais reste incompatible avec les compétitions et avec les figures signées.

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« C’est comme une empreinte quoi, un tampon. Si je vois un mec qui fait un tel mouvement, bah, je sais que ce mouvement est à moi.… Ça m’est déjà arrivé de me défier avec un mec parce qu’il a fait le même mouvement que moi. Le mec, il se défiait avec mon pote, c’était à Annecy, il a fait mon truc quoi, lors d’une battle, j’ai poussé mon pote, j’ai dit – vas-y, c’est bon, autant que tu te défies contre ton miroir, on va dire – C’est pas de la tension, mais ouais, tu sais que toi tu t’es acharné à inventer un truc et tu ça … Moi, il y a des trucs j’ai mis deux ans pour les inventer quoi… ».

33Faisant retour sur les trois interactions de l’Opéra avec le hip-hop qui ont été décrites, nous pouvons constater que l’occupation spontanée, sur laquelle l’administration n’a pas d’emprise, est indésirable et modérément réprimée et que les Pokemons ne sont pas un véritable pont entre l’intérieur et l’extérieur. Ils deviennent des intégrés – précaires – de la structure :

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« Même le Président il a dit “ pour moi, je vous considère comme la deuxième compagnie de l’Opéra ”… Bah, ouais, ça fait plaisir… ouais être danseur de l’Opéra, être au sein de l’Opéra est comme un titre ».
(danseur Pokemons)

35Un titre qui semble honorifique dans tous les sens du terme : la salle de répétitions leur est prêtée quand ils ont un projet défini ; n’ayant pas de salaire, ils sont tributaires des battles et des représentations en salle dont la rémunération par cachet est assurée; l’un et l’autre sont toutefois liés, un champion étant à la fois plus demandé et plus cher. Les Pokemons, ayant déjà fait leurs preuves et pouvant faire jouer le fait d’être résidents à l’opéra, se dirigent plus vers la création chorégraphique qui intéresse davantage l’Opéra, dont les revenus sont garantis et avec laquelle ils se familiarisent à force de côtoyer des danseurs professionnels.

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« Nous-mêmes on avait envie de faire ça, et ensuite, vu que l’Opéra ils ont vu qu’on voulait faire une création, ils nous ont dit “ouais, vous faites une création et tout” … ils nous ont poussés en fait. Comme un ultimatum, je veux dire “vous commencez votre spectacle … nous on vous prête la salle, et on veut voir à la fin ce que ça donne et tout ça” ».
(danseur Pokemons)

37Leur situation particulière crée des envieux :

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« Bah, à Lyon c’est vrai qu’il y a beaucoup de jalousie… ils nous l’ont prêtée pendant deux mois gratuit, quand on bossait les championnats du monde, le fait, maintenant, tu vois, on est dans leurs locaux … des grandes compagnies hip-hop sur Lyon, Kafigue et Acrorap, ben, ils se sentent un peu roulés quoi. Eux ils ne sont pas champions du monde, mais surtout on n’est pas dans le même créneau. Eux ils sont vraiment partis dans le création depuis le début, nous on a vraiment fait l’autre côté, du hip-hop, on va dire dans l’underground, quoi ».
(danseur Pokemons)

39Intégrés surtout comme occupants du péristyle, ils sont donc incités à la chorégraphie alors que des compagnies reconnues et déjà spécialisées ne sont ni invitées ni admises. Sur leur propre domaine d’excellence leur « résidence » pose tout autant question. Ainsi, un danseur concurrent, d’un groupe de Saint-Étienne, considère que l’accès à la salle leur donne un injuste avantage pour les championnats. Quant à leur prestation externe, quelques-uns viennent encore parfois s’entraîner dans le péristyle. Mais leur présence est immédiatement remarquable de par l’attroupement de spectateurs. Les autres danseurs s’arrêtent pour regarder, le cercle est dense. Ce n’est plus de l’entraînement, c’est du spectacle. Ils en sont conscients et prennent plaisir à la reconnaissance de leur valeur. Ils sont champions du monde et artistes reconnus : ils agissent en conséquence. Ainsi, une étudiante qui a demandé un entretien se l’est vu refuser lors d’une première demande, sous prétexte qu’elle était trop jeune, étudiante, et que ça ne les intéressait pas. C’est en passant par l’administration de l’Opéra qu’elle a réussi à en obtenir un.

40La récupération n’est peut-être pas volontaire, mais elle semble inévitable. Quand l’art de rue accède aux salles, il n’est plus « de rue », au moins parce que ce qualificatif de localisation ne s’applique plus. Et les Pokemons, acceptés en tant qu’occupants du péristyle, réunis en association, semblent être devenus, comme dit leur président, la deuxième compagnie de l’Opéra.

41La troisième ouverture a été l’installation et la « résidence » Hip-Hopéra. Des trois, c’est sûrement celle qui a créé le plus de perméabilité. Le fait même que le plasticien ne soit pas grapheur et que l’intégration de son œuvre n’ait été contestée par aucun des groupes est signe d’un métissage accompli. Au-delà du simple constat, cette absence de contestation interroge. Le plasticien réussit ce qui n’a pas été donné à Nouvel : une hybridation sans heurt. Elle est certes éphémère, et aucune association ne se scandalise des coûts de la transformation physique de cet espace. Pour autant, cette explication n’est pas suffisante pour comprendre comment l’administration, le public, les passants et les touristes n’éprouvent aucun étonnement face à une main de Fatma dressée en façade ou à la connotation calligraphique de certains dessins. Elle ne suffit pas non plus à comprendre comment les jeunes hip-hopeurs ne sont pas choqués d’une installation accompagnant leur résidence, mais plastiquement lointaine de l’art graphique de leur mouvement.

42Il semblerait que l’artiste ait réussi le tour de force de conforter la doxa des uns et des autres. Or, « quand les propositions doxiques se trouvent correspondre aux objets qu’elles visent, la satisfaction (le plaisir esthétique) est assuré. » (Cauquelin, 1996). C’est ici le cas : les uns sont confortés par la composition classique, aux harmonies académiques de l’œuvre, ainsi que par le fait qu’elle se développe en vitraux. Les autres se reconnaissent tout autant dans la couleur, les détails, le sens et l’action elle-même, comme le prouve la réponse de ce jeune à l’enquêtrice devant la façade en cours de finition :

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« Ça te plaît ? – Ouais, c’est nous ça. – Ça quoi ? – Tout ça, le décor de la façade, tout. – je pensais que le graph était à la bombe… – Ce qu’on veut est mettre de la couleur dans les rues, elles sont moches à crever… la bombe, le papier c’est tout pareil, ce qui compte est le résultat, regarde, tu vois pas ? »

44L’événement, éphémère, pèche par sa brièveté. Une semaine de feu et flammes, même si elle est l’aboutissement d’une longue préparation collective, ne suffit pas pour créer des liens durables. Le souvenir s’estompe déjà. Reste de la fierté fortement liée au prestige, le lieu, et une familiarisation avec ce bâtiment qui, une fois traversé, semble moins opaque sinon moins mystérieux.

Entre normalisation et ouverture

45La situation des Pokemons, on l’a vu, semble socialement singularisante ou stigmatisante, et comme telle ambiguë (Goffman, 1975) : s’ils se trouvent à l’intérieur, une des raisons exprimées en est bien la démonstration de l’ouverture de l’Opéra vers la culture populaire. Mais le fait même d’y être les distingue, en fait des élites, les sépare de ceux qui étaient leurs pairs et leur fait perdre cette légitimité.

46L’Opéra ne fait-il ici que repérer, mettre en lumière, favoriser voire labelliser une expression émergente, jusqu’à l’admission, seule forme apparemment disponible et finalement normalisatrice ? L’art conventionnel emblématisé par l’Opéra serait alors un ogre qui se nourrit du nouveau, incorporant de nouveaux éléments à son système, ce qui est certes une des définitions de l’intégration [5], mais incompatible avec un renouveau de l’art qui procèderait non pas de l’accumulation stratifiée de micro-changements, mais bien de révolutions structurales.

47Il est impossible de passer sous silence que la question ne relève pas seulement de l’Esthétique, en tant que question. Elle implique aussi la définition du payeur : subventions publiques, ou entrée dans le marché de l’art ? À présent, c’est la Politique de la ville qui porte le hip-hop, et c’est d’elle que sont venus les fonds qui ont rendu possible la manifestation orchestrée par Laluma.

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« Le hip-hop a été rencontré par le ministère sous l’angle de la Politique de la ville. Il s’agit de prendre en compte des pratiques désignées comme “culture populaire”, “culture des jeunes” ou “des quartiers” ».
(Murard, 2000)

49L’association est donc aussi en porte-à-faux quand elle fait « de l’artistique » pour un financeur qui demande du social. La satisfaction du financeur face aux résultats révèle cette ambiguïté : il focalise sur la dimension sociale d’un événement que l’association envisage comme artistique. En cela, on se confronte à la valeur (commerciale, monnayable) de l’œuvre et de l’artiste. Boisdron vit du rmi malgré l’achat de quelques-unes de ses productions par le Musée d’Art Contemporain ; des jeunes danseurs quittent les groupes pour trouver un travail rémunéré. Ainsi un des Pokemons explique :

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« On peut dire, ouais, ils ont pris la place de deux anciens, mais en fait ils n’ont pas vraiment pris la place, ils n’ont pas fait – bon, allez, tu te casses –, c’était plutôt les anciens, qui avaient des objectifs, qui sont partis pour des trucs personnels, quoi, l’autre il s’est posé avec sa femme, l’autre il voulait vraiment travailler, il en avait marre de galérer dans le hip-hop, il a dit – bon, j’arrête, je danse toujours pour le fun, mais il faut que je gagne de l’argent – donc il est parti travailler. Y en a qui sont rentrés dans les compagnies… ».

51Décidément, cet art-là ne nourrit pas son artiste.

Conclusion

52« Il se peut qu’en frottant ces deux syllabes hip et hop on obtienne une étincelle » ; l’auteur de cette citation n’est pas connu. Le serait-il, la métaphore serait-elle plus féconde ? Certes, l’étincelle ambivalente fait tantôt exploser et donne tantôt la lumière… En tout cas, les usages multiples et continus du péristyle ont produit un frottement qui s’est finalement avéré productif de création et de tolérance et a pu minorer l’impact de quelques préjugés. Le péristyle a prouvé qu’il est un de ces lieux qui se prêtent à la force de la vie, deviennent indomptables, et sont plus forts que les projets des aménageurs.

53L’événement Hip-Hopéra a créé l’une de ces composantes nécessaires à la production de liens : la proximité entre des groupes, à distance suffisante pour qu’ils puissent au moins s’observer sans malveillance. Le prestige de l’Opéra et la force de ce lieu, riche de significations, ont suscité, en tant qu’espace-cadre, des significations partagées, quoique non immédiatement co-attribuées. C’est donc bien le lieu, plus que l’événement, qui est actant : il participe intrinsèquement des liens, pour autant qu’il en est lieu d’être. Les liens ainsi engendrés sont-ils perdurables ? Dans quelles conditions, par-delà une probable mémoire proxémique, pourrait-il se reproduire ? Plus précisément : quel est l’effet des dispositifs spatiaux, quels sont les poids respectifs des dimensions urbaines, symboliques et techniques dans le fait que cet espace soit si fortement invitant ? Imaginons qu’un architecte, auquel serait confiée la construction d’une morgue, se soit avisé de la doter de colonnades, d’une façade en vitres noires et d’un sol en granit également noir et glissant. L’image est concevable car toutes ces composantes correspondent parfaitement à la mort dans l’imaginaire contemporain. Supposons, ce qui est déjà moins probable, que cette morgue soit très proche du centre-ville. Pourrait-elle devenir un haut lieu du hip-hop ? Probablement pas, et cela pour deux faisceaux de raisons convergentes : d’une part, il serait peu vraisemblable que les jeunes puissent s’affranchir de leur propre représentation de la mort et investir un tel lieu de cette façon. Par ailleurs, même s’ils pouvaient le faire, cette occupation serait immédiatement et fortement réprimée, ce qui ne pouvait être le cas pour le péristyle de l’opéra. En fait, sans vraiment le savoir, les jeunes ont pris les gestionnaires de cet espace public au jeu de leur propre discours. Inconcevable d’aménager un tel bâtiment sans lui attribuer, du moins comme souhait exprimé, tous les prédicats de la rhétorique relative à l’espace urbain : animation, fréquentation, mixité, ce qui rend difficile, tant pour soi-même que pour l’opinion publique, de produire des actions en complète contradiction avec ces discours.

54Entre la morgue imaginaire et le péristyle, prolifère l’infinité des espaces et comportements possibles. Les facteurs qui ont permis ce qui s’est produit à l’Opéra sont bien le fruit de l’ensemble des qualités de ce lieu. La question de la reproductibilité à l’identique des faits sociaux dont cet espace a été scène, mais aussi acteur, n’est donc pas pertinente. Y répondre par l’affirmative serait considérer l’espace comme non-actant. Une réponse négative impliquerait quant à elle de ne pas croire en la capacité des hommes à l’appropriation des lieux.

55Au-delà de sa reproductibilité hypothétique, le péristyle vaudra comme théorème d’existence, attestant la possibilité de ce qui s’est produit. Dans ce tissage d’espace et événement, le frottement des groupes a produit cette étincelle dont rêvait celui qui voulait qu’elle jaillisse. Mais une étincelle ne suffit pas pour éclairer durablement ; il faut encore qu’elle puisse allumer un corps réceptif, ce qui est une question sociétale de l’ordre du participatif, et qui comme telle transcende le seul espace.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Cauquelin, A. 1979. Cinévilles Paris, 10/18.
  • Cauquelin, A. 1982. Essai de philosophie urbaine, Paris, puf.
  • Cauquelin, A. 1996. Petit traité d’art contemporain, Paris, Le Seuil, p. 51.
  • Faure S. 2003. « Danse hip-hop et usages des espaces publics », Espaces et sociétés n° 113-114, p. 197-211.
  • Faure, S. ; Garcia, M. 2005. Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, Paris, La dispute.
  • Goffman, E. 1975. Stigmate, Paris, Éditions de Minuit.
  • Halbwachs, M. 1938. Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie.
  • Murard N. 2000. « Propos de Claude Rouot », Mouvements, n° 11, p. 60.
  • Van Genep, A. 1981 (1re édition 1909). Les rites de passage, Paris, Picard.

Mots-clés éditeurs : apprentissage, hip-hop, Opéra de Lyon, intégration/reconnaissance sociale

Mise en ligne 01/02/2007

https://doi.org/10.3917/esp.127.0113

Notes

  • [*]
    Laurette Wittner, chargée de recherche, Laboratoire Rives, UMR 5600, ENTPE, Lyon
    Laurette.wittner@free.fr
  • [1]
    L’observatoire territorial du contrat de ville (Agence d’urbanisme de Lyon, 2003) mentionne une proportion de 16 % de personnes nées à l’étranger, contre 14 % pour Lyon, et la Maison de l’Éducation a recensé trente-cinq nationalités sur le quartier.
  • [2]
    Le 1er arrondissement a la plus grande proportion de cadres, avec 20 % des ménages (Agence d’urbanisme de Lyon, 2003), contre 16 % sur l’ensemble de la commune de Lyon.
  • [3]
    Service Presse, communiqué du 6 juin 2002.
  • [4]
    À titre de comparaison, une installation sur une façade pour la fête des lumières de Lyon serait payée 45 000 euros.
  • [5]
    Selon le Robert.
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