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Article de revue

Vivre le quartier à Tananarive. De la remise en cause d'un mythe urbain universel

Pages 69 à 86

Notes

  • [*]
    Catherine Fournet-Guérin, maître de conférences en Géographie, université de Reims.
    catherine-guerin@ wanadoo. fr
  • [1]
    Par quartier, on entendra l’espace perçu et désigné comme tel par les habitants (Di Méo, 1994). Très banalement, cela correspond à un espace de quelques hectares, parfois dépassant la dizaine d’hectares. Un « quartier » rassemble en moyenne plusieurs milliers d’habitants, mais les densités sont très variables dans la ville et le décompte de la population demeure très approximatif. Tananarive abriterait quelque 1,5 million d’habitants.
  • [2]
    On ne discutera pas dans cet article de la validité de cette analogie du point de vue des rapports sociaux dans le monde rural : il y aurait là aussi beaucoup à dire sur l’idéalisation du monde rural par les citadins, alors que la violence, la jalousie, la méfiance… y sont tout aussi courantes !
  • [3]
    Cela n’est vrai bien sûr que pour les quartiers anciens, datant du xixe siècle. Ailleurs, la situation est plus complexe.
  • [4]
    Jeu de société malgache, qui s’apparente au jeu de dames.
  • [5]
    Depuis quelques années, d’innombrables « taxiphones » sont de plus apparus dans les rues principales des quartiers : il s’agit d’une personne qui propose de passer un appel via un appareil mobile, pour un prix déterminé. L’installation est sommaire : un tabouret, un parasol et un téléphone !
  • [6]
    Seulement 4 % des ménages disposent d’une ligne téléphonique personnelle ; il faut toutefois ajouter les téléphones portables, qui connaissent un essor considérable et dépassent désormais, en nombre, les lignes fixes.
  • [7]
    Littéralement « l’espace entre deux maisons » ; désigne les chemins constituant des raccourcis à l’intérieur d’un quartier et qui permettent d’éviter les rues carrossables.
  • [8]
    Tananarive compte 192 fokontany, dont le territoire de chacun s’étend en moyenne sur quelques dizaines d’hectares. Son président est nommé et non élu.
  • [9]
    L’empoisonnement est par exemple toujours une pratique redoutée et répandue, comme dans le monde rural où il représente un moyen radical de régler les différends.
  • [10]
    Les enquêtes ont révélé que nombre de personnes répugnaient à sortir de leur logement et limitaient leur mobilité au strict nécessaire. Les pratiques de mobilité quotidienne s’avèrent fortement limitées à Tananarive, tandis que la vie domestique est valorisée, et ce par une partie importante des habitants.
  • [11]
    La trop grande ville est totalement étrangère à la notion merina de l’espace. Elle est perçue comme une dérive menaçant un équilibre fixé au début du xixe siècle par les fondateurs de la capitale, équilibre entre la colline et la plaine, entre un nombre d’habitants restreint et un espace urbain organisé. De plus, la croissance urbaine est perçue comme une menace de dénaturation du paysage urbain : les Tananariviens redoutent une banalisation paysagère de leur ville et donc une homogénéisation internationale qui balaierait les aspects historiques et sacrés de leur ville.

1« Ici, c’est comme un village » est sans doute la phrase la plus souvent entendue à Tananarive quand on s’entretient de leur quartier [1] de résidence avec ses habitants. Cette comparaison, par ailleurs éculée et caractéristique des grandes métropoles, notamment des pays du Sud (Gervais-Lambony, 1994 ; Berry-Chikhaoui, 1994 ; Salem, 1998) est toujours présentée de façon positive par les habitants, qui s’empressent de souligner cette parenté entre le quartier et le village [2]. Il existe ainsi un véritable mythe du quartier-village, mythe dont il faudra comprendre l’origine et la signification à Tananarive. Il est en tout cas toujours présenté comme la correspondance spatiale de valeurs morales, et cette analogie permet d’afficher une unité de la société malgache, unité qui constitue le fondement des valeurs de cette société : le quartier urbain, à l’image du village idéalisé, incarnerait les valeurs de solidarité, de convivialité, d’unanimisme et de cohésion sociale. Or, cette approche ne résiste pas à l’analyse : on découvre en réalité une société où chacun se méfie de son voisin, cherche à l’éviter autant que possible, au pire à lui nuire ! Pourquoi valorise-t-on le quartier comme un lieu où s’exprimeraient des liens sociaux très forts, alors que l’observation des pratiques renvoie à une réalité autrement plus complexe ? On se propose donc d’examiner tout d’abord les éléments constitutifs de ce mythe du quartier-village, en montrant qu’à des lieux du quartier sont associés des liens sociaux intenses et très valorisés dans les discours, et ensuite de déconstruire ce mythe en montrant qu’en réalité les lieux du contact social sont bien plus ambigus qu’il n’y paraît : le quartier est en fait le lieu d’expression de tensions sociales très vives, mais subtilement cachées.

Les représentations du quartier : le lieu de liens symboliques très forts

Présentation succincte de Tananarive et de ses quartiers : quelques repères généraux

Une présentation de Tananarive débute classiquement au sommet de la colline de direction méridienne où se trouve le palais du Rova, ancienne résidence royale, qui domine à l’ouest la plaine du Betsimitatatra d’un escarpement abrupt de plus de deux cents mètres.
– Cette colline, affleurement granitique, à la forme générale d’un Y, est désignée comme la « ville haute ». Elle comporte un certain nombre de sites et monuments historiques de la ville : Rova, très nombreux temples et églises du xixe siècle... Dans son ensemble, la ville haute est un espace prestigieux, considéré comme le dépositaire de l’histoire de Tananarive en tant que lieu fondateur. Les grandes familles tananariviennes y résident. La ville haute est presque exclusivement résidentielle : c’est une zone très peu animée.
– Une descente topographique accompagne le développement du « Y » vers le nord, si bien qu’on parle ensuite de « ville moyenne » pour désigner les quartiers collinaires qui dominent encore la plaine, mais de bien moins haut. Ces quartiers ont été développés entre la seconde moitié du xixe siècle et la première du xxe. Ils ont en particulier fait l’objet d’aménagements considérables sous la colonisation française. Ce sont aujourd’hui des quartiers centraux, très vivants et souvent densément peuplés, très mélangés socialement.
– Le centre de la ville proprement dit a été installé sous la colonisation dans le vallon, jadis marécageux, enserré entre les deux branches du Y. D’autres quartiers se sont développés aux alentours, tous à vocation administrative ou commerçante. Cet ensemble est très actif et constitue toujours le cœur de la vie de la ville. L’avenue de l’Indépendance, monumentale, constitue l’axe majeur de cette zone.
– À ces quartiers collinaires ou centraux, s’opposent ceux de la plaine, situés à l’ouest. La plaine accueille la grande cité planifiée des 67 hectares, des quartiers très défavorisés développés anarchiquement, des bâtiments administratifs, des ministères, un hôpital, le marché de gros de la ville et sa principale gare routière. Enfin, jusqu’à la rivière Ikopa qui marque la limite occidentale de la ville, le paysage se compose d’espaces marécageux dans lesquels sont installés des quartiers d’habitation extrêmement modestes. Tous ces quartiers populaires sont inondables et construits sur des terrains argileux.
– Au nord de la gare, l’espace se divise entre zones industrielles récentes, construites sur la plaine, marécages, et espaces collinaires périphériques, très hétérogènes socialement, certains étant très aisés, d’autres plus populaires. De ce très rapide aperçu de la ville, il faut retenir l’opposition majeure entre les collines, qu’elles soient centrales ou périphériques, qui portent les quartiers anciens, et la plaine, urbanisée plus tardivement. Aux contrastes topographiques, répondent les contrastes dans la morphologie sociale de la ville.

2Pour entrer davantage dans le détail, Tananarive est une ville dont, historiquement, les quartiers urbains principaux actuels, en tout cas ceux situés sur les collines, se sont constitués à partir de noyaux villageois très structurés socialement, lesquels se sont rejoints par coalescence au cours du xxe siècle (Esoavelomandroso, 1985). En effet, ces noyaux villageois ont eux-mêmes pour origine des fiefs attribués à des familles dominantes au xixe siècle, qui ont donné naissance à des quartiers. Le quartier est ainsi devenu le lieu où le passé est vécu au quotidien, car il est inscrit dans le paysage, dont il participe à l’organisation encore aujourd’hui. On y retrouve en effet des vestiges des grandes propriétés, selon une organisation spatiale rigoureuse ; cohabitent encore, dans les quartiers anciens, descendants d’esclaves et descendants de maîtres. En ce sens, le quartier urbain représente pour les Tananariviens le lieu où s’exprime le mieux le sentiment d’appartenance à une communauté territorialisée fondée sur des liens historiques [3]. Ce sentiment se fonde également sur les liens familiaux, qui s’inscrivent aussi à l’échelle du quartier : il n’est pas rare que des portions entières de l’espace urbain soient occupées par des ménages appartenant à une même famille élargie, car c’est sur ce critère que se sont élaborés les quartiers urbains, depuis souvent plusieurs générations.

3Ces deux précisions permettent de comprendre l’une des origines de l’analogie entre le quartier et le village, tant le quartier urbain actuel est chargé de significations identitaires fortes. De plus, des aspects morphologiques peuvent alimenter l’analogie : quartier ancien massé sur une colline, en vertu de la conception merina de l’urbanisation, architecture des maisons similaires à celle des villages merina, réseau viaire étroit… Mais, ce qui nous intéresse vraiment ici, ce sont bien les rapports concrets entre formes spatiales et relations sociales.

Des lieux apparents de contact à travers quelques pratiques socio-spatiales du quartier

Des « lieux communs » de sociabilité identifiés dans les grandes villes des pays du Sud…

4Comme dans nombre de grandes villes, le quartier à Tananarive fonctionne comme une entité spatiale au sein de laquelle s’exercent d’intenses relations de sociabilité (Gervais-Lambony, op. cit. ; Baby-Collin, 2000 ; Le Bris et al., 1987). Plus précisément, il existe un certain nombre de lieux identifiés dans les villes des pays du Sud, qui polarisent des liens sociaux intenses, à l’instar de la borne-fontaine, du lavoir, des cabines téléphoniques, ou encore des lieux de culte. Du point de vue d’un observateur extérieur, il semble bien que ces lieux soient le support physique de liens internes au quartier.

5C’est tout d’abord le cas des lieux liés à l’eau, borne-fontaine et lavoir, qui constituent les lieux de sociabilité les plus visibles. De façon très banale, on voit à Tananarive de longues files d’attente à la borne-fontaine, tôt le matin et jusqu’à tard le soir, où se mêlent femmes, enfants, rémunérés pour le port de seaux d’eau, mais aussi des hommes. De plus, l’eau délivrée par les bornes-fontaines de Tananarive est restée jusqu’à très récemment gratuite, ce qui constitue une exception dans les pays en développement : de ce fait, elles attirent des usagers qui peuvent par ailleurs disposer d’une autre source d’approvisionnement, mais payante. Cela contribue donc à accroître leur fréquentation. La borne-fontaine semble bien incarner une sociabilité vivante du quartier. Il en va de même pour le lavoir public, occupé exclusivement par des femmes, les lavandières, mais qui dégage la même impression première d’intenses interactions sociales.

6Les commerces de quartier constituent également des lieux très fréquentés tout au long de la journée. Les marchés, tout d’abord, sont animés dès l’aube. Fournissant exclusivement des produits frais (légumes, fruits, volailles…), ils sont fréquentés par tous les riverains. En effet, quel que soit le niveau social du quartier, tous les ménages sans exception s’y approvisionnent. Mêmes ceux, rares, qui disposent d’une voiture particulière, leur permettant de se rendre au supermarché, continuent à fréquenter en parallèle le marché de quartier, et ce, de surcroît, tous les jours : les ménages possédant également un réfrigérateur ont tous déclaré continuer à se rendre quotidiennement au marché le plus proche pour s’approvisionner en produits frais. De manière générale, les Tananariviens sont très attachés au marché de quartier, ils aiment s’y rendre une à plusieurs fois par jour ; des liens se tissent avec les marchands, des discussions se nouent, à propos de la vie à la campagne, du climat, des problèmes d’acheminement des produits…

7Les épiceries constituent un autre haut lieu de la sociabilité de quartier. Leur densité, extrêmement importante, s’explique bien sûr par leur rôle d’approvisionnement en produits, introuvables ailleurs si ce n’est en grande surface, mais aussi et surtout, par le fait qu’elles exercent également la fonction de débit de boissons. Les enseignes du type « épicerie-bar » ou « épi-gargote » sont présentes dans tous les quartiers. Ces épiceries sont fréquentées par des hommes tout au long de la journée, soit des inactifs, soit des ouvriers ou des employés, à l’occasion d’une pause ou au retour du travail. On s’y retrouve entre connaissances, pour consommer des bières ou des verres de rhum, debout, accoudé au comptoir, ou dans la rue quand l’épicerie est trop petite. Nombreux sont les habitués qui viennent trois ou quatre fois par jour pour prendre une consommation. Les épiceries constituent donc un point névralgique de la vie de quartier.

8Les ateliers d’artisans et les gargotes constituent également des lieux très fréquentés. Les premiers sont indispensables dans un pays très pauvre où tout se répare et se récupère et où l’on achète de préférence des produits d’occasion : cordonniers, tailleurs, menuisiers, petits mécaniciens, soudeurs… sont ainsi des métiers très présents dans tous les quartiers. Les habitants font en permanence appel à eux, si bien que ces personnes connaissent bien les riverains. Quant aux gargotes, les Tananariviens y ont recours à tout moment de la journée, depuis le petit déjeuner, en passant par le repas de midi, fréquemment pris à l’extérieur de la maison (Bricas, 1996). Les gargotiers sont, eux aussi, de bons observateurs de la vie des quartiers.

9Le quartier est également le lieu de pratiques de loisirs : dans les ruelles, sur une pierre ou sur un banc, on se rassemble pour jouer au fanorona[4], aux cartes, aux dominos. Des groupes de jeunes se réunissent de manière impromptue autour d’une guitare ou d’un harmonica pour chanter. Toutes ces activités se déroulent à l’extérieur car bien souvent les logements sont trop étroits et trop inconfortables pour accueillir de manière satisfaisante un petit groupe de personnes. Remplissant le même rôle de substitut à un intérieur trop exigu, les postes téléphoniques installés dans la rue sont devenus, en quelques années seulement, un lieu de rencontre et de discussion pour les jeunes : on y vient entre amis, on y discute en attendant son tour. Ces postes téléphoniques s’imposent désormais comme lieu de sociabilité ou comme point de rendez-vous de première importance dans les quartiers, quoique désormais rapidement concurrencés par le développement spectaculaire des « taxiphones [5] ».

10Des lieux où la sociabilité se pratique à l’intérieur, en raison de la mauvaise réputation des loisirs concernés, se sont également développés dans la plupart des quartiers : salles vidéo, diffusant pour l’essentiel des films asiatiques de karaté, salles de jeux vidéo, mais aussi salles clandestines consacrées aux jeux de hasard (cartes, machines à sous).

11Il existe enfin des lieux de rencontre des habitants d’un même quartier, structurés par la sphère privée, autour du téléphone et de la télévision. En effet, il est fréquent d’aller utiliser la ligne téléphonique privée d’un voisin [6]. Un homme, disposant d’une ligne, explique que c’est grâce à ce service, qu’il fait naturellement payer, qu’il connaît beaucoup de gens dans le quartier. De même, il arrive qu’on se rende chez des voisins ou des amis pour regarder la télévision, notamment lors d’événements importants (match, fête nationale…). Il est également fréquent de solliciter ses voisins pour de menus services qui fonctionnent sur le mode de l’échange gratuit : fourniture d’allumettes, de bougies, dépannage en sucre… Dans ces échanges de proximité, ce sont les enfants qui jouent un rôle d’intermédiaire : on les envoie à l’épicerie, au marché, chez les voisins, à la borne-fontaine. Les enfants connaissent beaucoup de monde et sont connus de tous. Significativement, ce sont eux que l’on charge traditionnellement d’aller porter les faire-part de décès ou d’aller annoncer des nouvelles importantes dans une famille.

12Les lieux de culte constituent un dernier exemple de lieu de sociabilité fort dans les quartiers. Les Tananariviens sont en effet très majoritairement chrétiens, protestants ou catholiques, et les pratiques religieuses sont très importantes, si bien qu’elles représentent souvent l’essentiel des activités de loisirs des familles. On se rend au lieu de culte, non seulement pour prier, mais pour participer à la chorale, à des opérations de charité, très nombreuses ; les enfants sont inscrits à des groupes de scouts ; on y organise fréquemment des soirées, des fêtes, etc. Les lieux de culte apparaissent donc bien, eux aussi, comme une incarnation parfaite du rôle du quartier dans la pratique active de liens sociaux…

Un paysage urbain semblant favoriser les liens sociaux par la rencontre

13Tananarive présente un paysage urbain original. La plupart des quartiers nés au xixe siècle, sur des sites collinaires, on l’a vu, présentent en effet une double trame, l’une viaire carrossable, créée sous la colonisation, et l’autre constituée d’un vaste réseau de sentiers, ruelles et escaliers uniquement praticables à pied. C’est en observant cette morphologie que nombre d’observateurs étrangers ont qualifié ces quartiers de « labyrinthes », à l’instar des médinas arabes, pour la simple raison que la trame d’ensemble n’était pas clairement lisible.

14Il existe donc un réseau très dense de chemins étroits qui sillonnent les quartiers collinaires de la ville, réseau qui ne comporte aucun nom d’identification. De ce fait, sauf exception, ce réseau n’est réellement connu et maîtrisé que par les seuls habitants du quartier, ce qui entraîne deux conséquences. Tout d’abord, cette situation contribue à la fermeture du quartier sur l’extérieur. En effet, tout Tananarivien non originaire d’un quartier n’en connaît pas les elakelatrano[7] et trouve donc là un obstacle dans sa pratique d’un quartier étranger au sien. L’existence du réseau d’elakelatrano limite donc singulièrement les incursions d’étrangers au quartier et entrave de facto la mobilité intra-urbaine au quotidien. Qui ne connaît pas les elakelatrano est pénalisé dans sa pratique pédestre de la ville ; par ce système, c’est bien la ville tout entière qui devient étrangère, car atomisée en quartiers « opaques ». Grâce à cette configuration particulière, le quartier apparaît comme une entité compacte, qui contrôle les allées et venues des personnes qui lui sont étrangères, et corrélativement au sein de laquelle « Tout le monde se connaît », selon l’expression consacrée. C’est en partie vrai, car un individu non-résident dans le quartier peut être aisément identifié, soit physiquement, soit par des critères vestimentaires, soit par son allure hésitante… Il existe un contrôle discret mais réel des allées et venues dans le quartier. L’absence prononcée d’anonymat constitue une des caractéristiques de la société tananarivienne, on y reviendra.

15L’autre conséquence découlant de cette configuration spatiale est qu’elle favorise de facto les rencontres inter-personnelles : à l’intérieur d’un quartier, on se croise forcément plusieurs fois par jour dans ces ruelles étroites, dans les escaliers qui permettent d’entrer ou de sortir du quartier. La morphologie et la topographie semblent favoriser les occasions de créer des liens sociaux, ce que confirment par exemple les regroupements de jeunes musiciens, ou les discussions sur le pas de la porte. De même, les habitants sont par exemple contraints de se saluer, voire de s’arrêter par courtoisie pour demander des nouvelles.

16Or, cette représentation du quartier comme lieu de contacts soutenus est complaisamment entretenue par les Tananariviens dans leurs discours. Ces derniers valorisent spontanément la vie de quartier, sa sociabilité intense, le fait que les habitants se connaissent, participent à des projets communs, etc. La vie au quartier est souvent décrite comme proche de celle vécue au village, en raison de l’intensité des liens sociaux qui s’y développent. La métaphore du quartier-village se construit donc largement en fonction de l’adéquation qui est opérée entre une forme spatiale (celle du quartier collinaire, compact, dense, et sillonné de chemins pédestres le constituant comme un tout fermé sur l’extérieur) et l’existence de liens sociaux : pour les Tananariviens, il est très net que la forme détermine le fond, du moins dans les discours, autrement dit qu’à une forme spatiale correspondent des relations sociales particulières qui rappellent celles en vigueur dans le monde rural, ces dernières étant toutefois traitées de manière très idéalisée.

Une pratique sociale créatrice de contact spatial au sein du quartier : les visites de courtoisie

17Au-delà des lieux classiques de rencontre dans le quartier, les rapports sociaux créent des liens particulièrement importants. Les visites familiales occupent ainsi une place considérable dans la sociabilité des Tananariviens et dans leurs déplacements intra-urbains. Comme dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le réseau familial est très développé et son entretien exige des relations régulières et assez soutenues. On s’intéressera ici à la pratique des famangiana, ou visites de courtoisie, très caractéristiques de la sociabilité tananarivienne. Les famangiana se déroulent à l’occasion d’un décès, d’une maladie, ou de tout événement heureux ou malheureux qui touche une personne, et se pratiquent essentiellement à l’intérieur de la famille, mais aussi chez les personnes proches : collègues de bureau, voisins immédiats, ainsi qu’à l’intérieur du fokontany, qui constitue l’institution administrative de base en ville, d’ailleurs significativement calquée sur le modèle villageois [8]. En raison du réseau étendu de connaissances, en particulier familiales, un ménage peut avoir à se rendre à un famangiana entre une à plusieurs fois par mois.

18Ainsi, lors d’un décès dans le quartier, chaque ménage se doit d’apporter une contribution à la famille du défunt, voire de se déplacer pour présenter les condoléances. Le président du fokontany se charge de diffuser la nouvelle dans le quartier, parfois à l’aide d’une cloche, et il organise, selon les quartiers, une séance de condoléances à laquelle chaque ménage se doit d’envoyer un représentant. De manière générale, même si le président du fokontany n’assume pas ce rôle, il est d’usage de faire ce famangiana dès qu’on est au courant d’un décès, quel que soit par ailleurs le lien avec la famille concernée. Nombreuses sont notamment les femmes qui rendent visite à des malades, même si elles n’ont aucun rapport avec la personne ou avec sa famille, simplement en vertu d’une proximité de résidence. Ce comportement se retrouve jusque dans les quartiers modernes de la ville : dans les immeubles d’une cité construite dans les années soixante-dix, les résidents ont déclaré se rendre à des famangiana pour toute personne qui habite dans l’immeuble. Habiter au même endroit crée donc des obligations envers le reste de la communauté résidentielle, faute de quoi on risque une mise à l’index, ainsi qu’une exclusion de ces réseaux de solidarité. Le fait même d’habiter un quartier commun est donc créateur d’obligations sociales, on pourrait même dire de « tradition » (tant les pratiques ainsi générées sont interprétées à l’aune de celle-ci, idéalisée), alors même que ses habitants ne partagent ni l’origine géographique, ni le statut hiérarchique, ni encore l’origine ethnique par exemple : on est ici loin du maintien supposé de solidarités traditionnelles, et bien plus dans le recours incantatoire à des valeurs dites traditionnelles.

19Ainsi, pour nombre de Tananariviens, une tradition réinterprétée exige d’entretenir de tels rapports de voisinage. Cette tradition est souvent rapprochée de modes de rapports sociaux en vigueur à la campagne, où, de fait, tout le monde se connaît et où il est impossible de se soustraire à ces obligations. Une femme, originaire de la campagne et installée à Tananarive depuis quelques années, évoque en ces termes les rapports sociaux dans son quartier :

20

« Ici, ça n’a guère changé, c’est comme dans les campagnes ».

21On voit que les obligations sociales internes au quartier permettent d’accréditer l’analogie avec le village : le quartier est un lieu d’interactions denses, auxquelles il est très difficile d’échapper.

22Ainsi, à travers les pratiques et les discours étudiés, il semblerait que le quartier incarne idéalement une forme spatiale qui serait le support, et parfois même créatrice par sa seule existence, de liens sociaux intenses et très variés. Mais il est temps de considérer ces pratiques sous un autre angle, afin de déconstruire ce mythe du quartier-village, et de comprendre pourquoi les Tananariviens y sont si attachés… Il nous faut à présent quitter le monde enchanté du quartier tananarivien.

Les limites de l’analogie villageoise : la remise en cause d’un mythe urbain universel

Des lieux de contact trompeurs

23Plusieurs lieux ont été identifiés précédemment, dans lesquels s’incarnait une sociabilité dense, tels la borne-fontaine, le lavoir, l’épicerie, l’église, ou encore la salle vidéo. Or, en allant au-delà de la simple observation d’interactions sociales, et en interrogeant avec précision les citadins sur la connotation de ces lieux, une tout autre lecture apparaît, qui insiste au contraire, non pas sur les liens sociaux qui s’y nouent, mais sur les stratégies d’évitement qui s’y mettent en place.

24Sans reprendre de manière exhaustive le cas de chaque lieu évoqué, on s’intéressera au statut de certains d’entre eux dans les discours, à commencer par la fameuse borne-fontaine. À décoder les discours des Tananariviens, il apparaît en fait que la borne-fontaine est un lieu connoté négativement : un lieu où il ne faut pas être vu quand on appartient aux catégories dominantes de la société (c’est-à-dire, pour simplifier, aux « hautes castes ») et même si l’on est pauvre ; un lieu qui est plus ou moins considéré réservé aux domestiques et/ou aux descendants d’esclaves, qui constituent un groupe majoritaire numériquement et ostracisé socialement (Dumont, 1998 ; Evers, 1996 ; Rajaoson, 1996). La fréquentation de la borne-fontaine matérialise ainsi les hiérarchies statutaires de la société merina, alors même que ce clivage est indécelable à la simple observation. Il en va de même pour le lavoir, car le métier de lavandière est très déconsidéré pour les mêmes raisons. Dès qu’une famille en a les moyens, elle possède un lavoir domestique. Ainsi, borne-fontaine et lavoir constituent des lieux connotés négativement, car ils renvoient à une réalité sociale dévalorisante. Ces lieux sont stigmatisés socialement, et de ce fait, méprisés. Outre le rôle des hiérarchies statutaires, on identifie là la recherche propre aux Tananariviens du moindre contact avec l’extérieur et avec certains lieux publics.

25Il en va de même pour d’autres lieux de sociabilité du quartier, comme les épiceries où l’on consomme de l’alcool, très décriées par une société puritaine, ainsi que les salles vidéo et les salles de jeu de hasard, qui font l’objet de critiques répétées de la part de ceux qui ne les fréquentent pas : on les accuse de banaliser la violence, de diffuser une sous-culture d’origine étrangère et uniquement fondée sur l’exaltation de la force physique, d’être responsables de l’agitation dans les quartiers après les projections, lorsque surviennent des bagarres par exemple. Elles ont très mauvaise réputation et sont assimilées sans distinction aux pratiques des classes populaires paupérisées.

26Le statut des marchés s’avère tout aussi ambigu. Les membres des catégories statutairement dominantes reprochent aux marchands leur parler jugé vulgaire et criard. Nombreux sont ceux qui ont déclaré se sentir agressés verbalement par ces marchands, tous venus de la campagne. Le clivage passe cette fois entre citadins, qui se considèrent dépositaires d’une certaine urbanité, et ruraux, considérés comme grossiers et non civilisés, au sens propre du terme (Fournet-Guérin, 2004). La géographie linguistique des quartiers de Tananarive révèle ainsi de tels clivages subtils (Razanadrakoto, 2000). Il en va de même pour les groupes de jeunes des catégories populaires, assimilés aux descendants d’esclaves, dont le parler, souvent constitué en argot, est stigmatisé (Sambo, 2001). La stigmatisation est particulièrement forte lorsque cohabitent différentes castes dans un même quartier. Il y a alors une ségrégation rigoureuse entre groupes statutaires.

27Dernier exemple, qui aurait pu apparaître comme consensuel, mais qui s’avère tout aussi ambigu : celui des lieux de culte. En effet, les lieux de culte dans les quartiers sont en général ségrégés par origine statutaire : il existe des lieux de culte fréquentés uniquement par des descendants d’esclaves, par exemple, et d’autres réservés aux membres des grandes familles nobles de la capitale. Cette situation est particulièrement marquée dans les quartiers anciens de la ville, ceux fondés par ces dynasties familiales. Là encore, cet exemple nous montre qu’un lieu peut tout à fait ne pas abriter les liens sociaux auxquels on pourrait s’attendre, mais fonctionner selon une logique autre. En particulier, les temples protestants recrutent par affiliation familiale et de caste, et non par proximité géographique : dans les quartiers historiques les plus prestigieux, les fidèles viennent de toute la ville, alors que nombre de riverains en sont exclus.

28Ainsi, toutes ces observations conduisent à relativiser singulièrement l’analogie si souvent avancée entre le quartier urbain et le village. Nombre de lieux de contact dans le quartier sont en fait des lieux très ségrégés de facto, fréquentés par des catégories bien spécifiques de population. On est loin de l’évocation d’un monde uni et solidaire tant mis en avant dans les discours. Cette ambivalence des pratiques socio-spatiales apparaît de manière plus éclatante encore lorsqu’on s’intéresse aux rapports de voisinage.

Des relations de voisinage fondées sur la peur et la méfiance : la hantise du moindre contact

29Tananarive est une ville où circulent en permanence de multiples rumeurs, si bien que la rumeur joue un rôle important dans la sociabilité tananarivienne. Tout se sait, tout se dit, se commente et se déforme indéfiniment. Dans une ville où les loisirs sont limités, où les occasions de sorties sont restreintes, la conversation sur les gens ou sur les événements constitue autant de distractions appréciées. La rumeur peut porter sur n’importe quel sujet : une maison réputée hantée, une femme dont la réputation est jugée douteuse… Toutefois, elle privilégie le plus souvent les thèmes ayant trait au surnaturel. Tout événement, aussi mineur fût-il, sera interprété en termes de destins, d’astrologie, de champs de forces et de sorcellerie : accidents de la circulation, incendies, problèmes de santé [9]… L’échelle du quartier s’avère particulièrement propice au développement de telles rumeurs, tant les relations sociales s’y inscrivent dans une proximité spatiale : il est aisé de désigner telle famille ou telle maison, telle personne que l’on côtoie quotidiennement, mais qu’on ne connaît pas et dont le comportement semble dévier de la norme. La vie dans le quartier peut de la sorte s’avérer très difficile pour ses habitants ainsi victimes de on-dit dévalorisants, voire franchement hostiles.

30Plus généralement, il existe des pratiques fortement empreintes de méfiance au sein du quartier. Les rapports de voisinage sont ainsi empreints de tensions, souvent tues, liées à l’observation des uns par les autres. Toutes les personnes interrogées, qui se démarquaient un tant soit peu de leurs voisins, ont déclaré souffrir d’une forme de dénigrement : quiconque se montre innovant, réussit mieux que les autres, n’adopte pas exactement le mode de vie du quartier, est immédiatement stigmatisé. Cela prend en général la forme de remarques ou d’allusions malveillantes à une réussite matérielle immédiatement perçue comme suspecte. Cette méfiance peut avoir des impacts en termes de mobilité au sein du quartier. En effet, pour éviter le regard des autres, par crainte qu’on ne jette un sort, nombre d’habitants ont déclaré sortir le moins possible de leur logement, limiter leurs déplacements au maximum, ou encore éviter certains lieux particulièrement redoutés. Pour une partie importante des Tananariviens, le voisinage, et plus largement le quartier, sont donc perçus comme des mondes extérieurs, étrangers et hostiles. Une femme, de milieu modeste, explique :

31

« Chacun reste chez soi, on se méfie même des voisins pour les vols ».

32Craintive, elle ne sort pas de chez elle, par peur, alors que son quartier est, par ailleurs, connu comme particulièrement sûr.

Des liens sociaux s’inscrivant à échelle très locale

33Outre l’impact sur la mobilité à l’intérieur du quartier, cette méfiance envers autrui, même envers ses voisins, se traduit par une grande réduction spatiale des contacts réels dans les quartiers. En fait, il apparaît que les liens sociaux dans un quartier se réduisent soit à l’échelle de la famille élargie, soit à celle d’une entité spatiale très modeste, la ruelle, l’impasse, voire la cour, si bien qu’on peut parler de sociabilité micro-locale, chaque cellule socio-spatiale n’entretenant que des liens très ténus avec les autres.

34La sociabilité s’organise tout d’abord, à l’échelle de l’îlot, lorsqu’il s’agit d’un îlot familial, c’est-à-dire habité par des ménages appartenant tous à la même famille : les gens se fréquentent alors activement, tout au long de la journée, pour des occasions très diverses. Dans ce cas, ce réseau de sociabilité familiale est ce qui fonde la vie de « quartier » pour ceux qui en font partie : pour eux, le quartier, c’est en fait l’ensemble des membres de la famille élargie qui résident dans un rayon d’une centaine de mètres autour du domicile. Les autres habitants sont alors à l’extérieur du cercle de sociabilité : on ne les connaît pas, en fait, et on n’éprouve pas la nécessité de les connaître, puisque le réseau familial résidentiel assure à lui seul sociabilité de voisinage et entraide, aussi bien au quotidien qu’en cas d’événement grave. De tels îlots familiaux existent dans tous les quartiers de Tananarive : de nombreuses personnes interrogées ont dénombré jusqu’à plus d’une centaine de membres de leur famille dans leur voisinage immédiat.

35Plus précisément encore, à l’échelle d’une ruelle, tous les habitants se connaissent de vue, en vertu de quoi ils se saluent quand ils se croisent ; c’est auprès de l’un d’entre eux qu’on va solliciter un service ponctuel. La ruelle – ou le sentier, l’escalier – crée ainsi un très fort sentiment d’identité territoriale, qui bien souvent prime sur le quartier dans son ensemble, mal connu et déjà plus lointain. Plusieurs personnes ont déclaré ne sortir que très rarement de cet environnement immédiat.

36Enfin, la rétractation géographique de la sociabilité dans le quartier peut même atteindre l’échelle de la cour : certaines personnes ne fréquentent que les habitants de la cour dans laquelle ils résident, qui sont soit des membres de la grande famille, soit leurs propriétaires ou leurs locataires (lesquels appartiennent d’ailleurs le plus souvent à la grande famille : on cohabite le moins possible avec des étrangers). Certaines habitations organisées autour d’une cour peuvent abriter plusieurs dizaines de personnes : là encore, le besoin de fréquenter d’autres personnes en dehors de ce réseau n’est guère ressenti.

37L’espace de sociabilité quotidienne s’inscrit ainsi pour l’essentiel dans des dimensions étroites, qui expliquent pourquoi l’analogie avec les relations villageoises est aussi souvent évoquée. On assiste bien à une atomisation des pratiques socio-spatiales du quartier en cellules très petites : il faut donc descendre à un niveau géographique très réduit pour trouver des éléments qui rappellent les villages merina, ce qui invite à douter de la validité de l’analogie quartier/village.

Un décalage frappant entre les discours et les pratiques socio-spatiales

38Cette fermeture des pratiques de voisinage sur la cellule familiale ou sur la famille élargie apparaît de façon claire en réponse à des questions telles « Fréquentez-vous les gens du quartier ? à quelles occasions ? ». En effet, contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre en fonction des discours, les Tananariviens ne fréquentent pas leurs voisins, voire évitent au maximum les contacts. Dans plus de 90 % des cas, les personnes interrogées ont déclaré ne pas avoir de contacts avec leurs voisins, en dehors bien sûr des salutations d’usage dans la rue et des famangiana. Les Tananariviens ne rendent pas visite à leurs voisins, sauf nécessité particulière, et n’aiment pas qu’on vienne leur rendre visite. Beaucoup de personnes interrogées n’ont pas développé cette question, se contentant de décrire la nature des relations de voisinage en des termes laconiques :

39

« On se dit bonjour, c’est tout », « On se croise, au marché/à l’épicerie/dans la rue », « Tout le monde se connaît mais on ne s’invite pas ».

40Mais certains ont détaillé les motifs de cette réserve : si l’on va voir ses voisins, on risque de faire l’objet de rumeurs dans le quartier, surtout si on est une femme ; on risque aussi de s’attirer des ennuis, que ce soit à cause de la sorcellerie, ou bien plus couramment en suscitant des phénomènes de parasitisme, les voisins abusant de votre générosité ou de votre hospitalité. Quelle que soit la raison, il est toujours plus prudent de rester chez soi, ou entre soi, que de fréquenter des « étrangers », toujours perçus a priori comme potentiellement néfastes. À l’adage facile « Tout le monde se connaît », il semble donc bien qu’il faille lui substituer la formule « Tout le monde se méfie de tout le monde ». Le point de vue d’une femme originaire d’une ville côtière est révélateur du caractère très fermé de la vie de quartier et de la manière dont la vie quotidienne est centrée sur l’intérieur :

41

« À Tana, ce n’est pas comme sur la côte, où tout le monde sort discuter dès qu’on a un moment ».

42Ainsi, la plupart des valeurs accordées au quartier dans les discours des Tananariviens ne résistent en fait pas à l’analyse : des aphorismes entendus de façon récurrente sont démentis, tels « Tout le monde se connaît » comme on l’a vu, « Tout le monde s’entraide », ou encore « La mixité sociale, c’est formidable, c’est une richesse pour Tananarive ». Force est là encore de constater que cela relève du mythe.

43Le rôle central de l’entraide dans les rapports sociaux constitue ainsi un argument en faveur de l’analogie villageoise : comme au village où les paysans s’entraident pour les travaux des champs et manifestent leur solidarité à l’occasion de drames dans les familles, les habitants des quartiers reconstitueraient une communauté solidaire et fraternelle, au sein de laquelle on s’épaulerait, en ne laissant personne dans le besoin. Or, s’il est vrai qu’il existe des formes de solidarité locale, qui ont fait leur preuve au plus fort de la crise économique, elles ne doivent pas dissimuler la grande détresse matérielle et morale dans laquelle se trouvent de très nombreux Tananariviens. Il suffit de plus que des personnes pauvres fassent l’objet de rumeurs négatives à leur encontre pour qu’elles soient tenues à l’écart de toute forme d’aide : c’est le cas de ménages habitant un logement réputé hanté, où nul ne voudra entrer, de femmes seules ayant la réputation d’être des sorcières, de familles sur lesquelles plane un mauvais sort, parfois depuis des générations. Il est ainsi dans Tananarive des familles et des maisons victimes d’ostracisme pour ces motifs. Le mythe de la merveilleuse sociabilité, assise sur une forte solidarité née de la proximité résidentielle, est ainsi singulièrement ébranlé.

44Par ailleurs, un certain nombre de personnes interrogées ont livré leur sentiment réel par rapport aux pratiques de solidarité traditionnelles, en exprimant le caractère subi de celles-ci. Chez quelques personnes, peu nombreuses, la question portant sur la pratique des famangiana dans le voisinage, dans la famille ou bien dans le fokontany, a donné lieu à l’aveu de la contrainte qu’elle représentait :

45

« Ça, obligé ! »

46Pour un autre, la participation financière au fokontany pour les famangiana est « inévitable ». Ces personnes ont évoqué l’aspect obligatoire du respect de ces pratiques : s’y soustraire, c’est risquer une mise à l’écart, pénalisante, de la communauté. Ont également été cités les inconvénients liés à ces pratiques : les importantes dépenses d’argent, la perte de temps, la nécessité de se soumettre au contrôle des autres, l’entretien de liens factices auxquels personne ne croit… Ces personnes expriment ainsi un désir d’individualisation, souligné par certains auteurs comme tendance plus générale à Tananarive et dans les villes africaines (Marié, 1997). Tout porte à croire que ces pratiques sont révélatrices d’un état d’esprit largement partagé, où le poids des relations sociales est assumé, mais néanmoins subi. Les pratiques de solidarité, qui semblaient fonder la vie du quartier, sont donc largement remises en cause.

47Dans les quartiers tananariviens, on assiste au paradoxe suivant : alors que les discours convenus, dominants, valorisent l’échelle du quartier en tant que support d’intenses liens sociaux, les mêmes habitants déploient en réalité des stratégies extraordinairement complexes d’évitement, de recherche du moindre contact, de protection de leur espace privé, et considèrent le quartier comme un espace largement hostile, qu’il convient de fréquenter au minimum, et dans lequel il est inconvenant, voire dangereux, de se montrer. Le quartier apparaît en fait comme un espace de tensions très vives : on est loin de l’évocation conviviale au charme bucolique et passéiste du quartier-village.

Quelques éléments d’interprétation

48Il reste à fournir des clefs d’interprétation de cette situation, de ce décalage entre discours et pratiques, afin de comprendre pourquoi les lieux du quartier qui sont valorisés comme lieux de liens sociaux, sont en fait très souvent des lieux d’évitement : on célébrera le pittoresque du marché du quartier, mais on répugnera à s’y attarder à discuter ; on déclarera être solidaire de ses voisins en vertu des valeurs malgaches, mais on n’ira leur porter secours que si le contexte social y pousse, et surtout pas s’il s’agit d’une famille victime de rumeurs malveillantes ; on affirmera être ravi de l’intensité des liens de bon voisinage qui se manifestent tous les jours dès qu’on sort de chez soi, mais on se gardera d’inviter tout voisin à franchir le seuil de sa maison, sait-on jamais, et d’ailleurs, on sort le moins possible de chez soi [10] !

49Le cadre de l’article ne permettant pas de développer les interprétations possibles, on se contentera d’évoquer certaines pistes aidant à comprendre ce décalage entre discours et pratiques autour de la notion de quartier-village, largement artificielle, comme on l’a vu. Cela peut tout d’abord tenir à une forme de rejet de la grande ville, très fort à Tananarive, et largement partagé par tous les citadins, surtout ceux qui le sont depuis plusieurs générations [11] ; par contrepoint, le quartier apparaîtrait comme une forme rassurante, considérée comme homogène, à taille humaine et dans laquelle pourraient se déployer les valeurs de la société merina. Poser l’existence du village urbain, pourrait également signifier pour les citadins poser des limites très fortes entre l’intérieur qu’incarnerait le quartier, connu, maîtrisé, sécurisant, et l’extérieur, méconnu, lointain, inquiétant. L’idéalisation du quartier-village procéderait donc d’une réaction de réticence par rapport à l’extérieur et d’un réflexe de fermeture. Toutefois, cette crainte de l’extérieur continue à jouer à l’intérieur même du quartier, à tous les niveaux spatiaux. Enfin, et c’est le dernier axe d’interprétation que l’on peut avancer, l’origine de cette très forte distance sociale au sein du quartier renverrait au caractère extrêmement cloisonné et hiérarchisé de la société tananarivienne. Ainsi, les pratiques d’évitement que l’on a vues sont fondées sur des critères sociaux, mais aussi sur des critères d’impureté attachée aux lieux fréquentés par les descendants d’esclaves. Cette ligne de fracture au sein de la société constitue une clef de lecture majeure des rapports socio-spatiaux à l’échelle de la ville tout entière, mais sans doute aussi à l’échelle du quartier (Fournet-Guérin, 2002).

50Si le quartier en lui-même et les différents espaces qui le composent apparaissent bien comme des lieux où s’incarnent des liens sociaux, ces liens relèvent le plus souvent de relations contraintes, guidées par un fort contrôle social, voire fondées sur le rejet de l’autre. Ainsi, il semble bien que l’image rassurante du quartier-village ait pour fonction principale de dissimuler, tout en trahissant, les tensions qui traversent la société merina.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : village, Tananarive, Madagascar, sociabilité, quartier

Mise en ligne 01/01/2007

https://doi.org/10.3917/esp.126.0069

Notes

  • [*]
    Catherine Fournet-Guérin, maître de conférences en Géographie, université de Reims.
    catherine-guerin@ wanadoo. fr
  • [1]
    Par quartier, on entendra l’espace perçu et désigné comme tel par les habitants (Di Méo, 1994). Très banalement, cela correspond à un espace de quelques hectares, parfois dépassant la dizaine d’hectares. Un « quartier » rassemble en moyenne plusieurs milliers d’habitants, mais les densités sont très variables dans la ville et le décompte de la population demeure très approximatif. Tananarive abriterait quelque 1,5 million d’habitants.
  • [2]
    On ne discutera pas dans cet article de la validité de cette analogie du point de vue des rapports sociaux dans le monde rural : il y aurait là aussi beaucoup à dire sur l’idéalisation du monde rural par les citadins, alors que la violence, la jalousie, la méfiance… y sont tout aussi courantes !
  • [3]
    Cela n’est vrai bien sûr que pour les quartiers anciens, datant du xixe siècle. Ailleurs, la situation est plus complexe.
  • [4]
    Jeu de société malgache, qui s’apparente au jeu de dames.
  • [5]
    Depuis quelques années, d’innombrables « taxiphones » sont de plus apparus dans les rues principales des quartiers : il s’agit d’une personne qui propose de passer un appel via un appareil mobile, pour un prix déterminé. L’installation est sommaire : un tabouret, un parasol et un téléphone !
  • [6]
    Seulement 4 % des ménages disposent d’une ligne téléphonique personnelle ; il faut toutefois ajouter les téléphones portables, qui connaissent un essor considérable et dépassent désormais, en nombre, les lignes fixes.
  • [7]
    Littéralement « l’espace entre deux maisons » ; désigne les chemins constituant des raccourcis à l’intérieur d’un quartier et qui permettent d’éviter les rues carrossables.
  • [8]
    Tananarive compte 192 fokontany, dont le territoire de chacun s’étend en moyenne sur quelques dizaines d’hectares. Son président est nommé et non élu.
  • [9]
    L’empoisonnement est par exemple toujours une pratique redoutée et répandue, comme dans le monde rural où il représente un moyen radical de régler les différends.
  • [10]
    Les enquêtes ont révélé que nombre de personnes répugnaient à sortir de leur logement et limitaient leur mobilité au strict nécessaire. Les pratiques de mobilité quotidienne s’avèrent fortement limitées à Tananarive, tandis que la vie domestique est valorisée, et ce par une partie importante des habitants.
  • [11]
    La trop grande ville est totalement étrangère à la notion merina de l’espace. Elle est perçue comme une dérive menaçant un équilibre fixé au début du xixe siècle par les fondateurs de la capitale, équilibre entre la colline et la plaine, entre un nombre d’habitants restreint et un espace urbain organisé. De plus, la croissance urbaine est perçue comme une menace de dénaturation du paysage urbain : les Tananariviens redoutent une banalisation paysagère de leur ville et donc une homogénéisation internationale qui balaierait les aspects historiques et sacrés de leur ville.
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