Esprit 2023/10 Octobre

Couverture de ESPRI_2310

Article de revue

Nommer l’extrême droite

Introduction

Pages 31 à 34

Notes

  • [1]
    Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Paris, Seuil, coll. « Écohistoires », 2023.
  • [2]
    Voir Nicolas Duvoux, L’Avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, Presses universitaires de France, 2023.
  • [3]
    Jacques Madaule, « Le préfascisme français », Esprit, décembre 1938, p. 338.

1 Il y a quelque chose de vrai dans l’antienne aujourd’hui à la mode selon laquelle « on ne peut plus rien dire ». Généralement brandie par les contempteurs de la « police de la pensée » progressiste et du « terrorisme intellectuel » issu de la gauche, elle se vérifie pourtant d’abord à propos de l’extrême droite. Longtemps assimilé à l’innommable en raison de ses responsabilités dans les désastres historiques du xxe siècle, ce courant politique est aujourd’hui en passe de ne plus être nommé du tout. Alors ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye en a fait l’expérience : après avoir déclaré que CNews était une chaîne se rattachant à cette idéologie, il a dû affronter les réactions scandalisées des Républicains, du Rassemblement national et de Reconquête, sans recevoir le moindre soutien du gouvernement auquel il appartenait. La ruse suprême du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. En ce sens, l’interdit qui pèse désormais sur la qualification de l’extrême droite marque sans doute le dernier stade dans sa dédiabolisation.

2 Certes, cette dernière n’est pas nouvelle : il y a longtemps que l’extrême droite revendique d’autres titres que celui que lui attribue la science politique. Électoralement dissuasive, la qualification « extrémiste » n’est plus assumée aujourd’hui que par des groupuscules qui refusent de se soumettre au suffrage universel. Pour ce qui concerne les partis qui participent aux élections ou les discours médiatiques qui visent une large audience, il est naturel qu’ils souhaitent se présenter sous les aspects de la modération « républicaine ». Mais il est beaucoup plus singulier que l’extrême droite obtienne satisfaction sur ce point, au moment même où elle entérine des mots d’ordre (par exemple, le « grand remplacement ») qui la placent clairement dans l’héritage des idéologies inégalitaires et racialistes du siècle dernier.

3 À première vue, cette victoire symbolique n’est que la rançon des succès électoraux des partis d’extrême droite non seulement en France, mais dans la plupart des pays d’Europe. En Suède, c’est comme « Démocrates » que se sont présentés les candidats issus de cette mouvance et qu’ils ont pu signer un contrat de coalition (sans participation gouvernementale) avec les partis conservateurs. De l’autre côté des Alpes, la fusion des droites s’est faite au profit de la tendance la plus identitaire, mais dans l’effacement des références des « Frères d’Italie » de Giorgia Meloni à leur passé néofasciste. Ce paradoxe d’une extrême droite qui tend à se faire oublier comme telle au moment même où elle se radicalise se vérifie aussi dans certains Länder allemands, où l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne accepte le soutien d’une Alternative pour l’Allemagne de plus en plus ouvertement nationaliste et xénophobe. En France, la situation est compliquée par le fait que le Rassemblement national n’assume pas davantage son identité de parti de droite que sa place à l’extrême de l’échiquier politique. Si, à cette heure, le positionnement économiquement antilibéral de Marine Le Pen rend impossible toute alliance avec les conservateurs, les prochaines élections européennes pourraient sonner l’heure de vérité. Ce ne serait pas le moindre des paradoxes que le Parlement européen devienne un lieu d’expérimentation de l’alliance des « patriotismes » au profit de leurs tendances les plus eurosceptiques.

4 La requalification des idéologies d’extrême droite en « populismes » ou en mouvements « patriotes » a pu également traduire une volonté de ne pas culpabiliser des électeurs de plus en plus nombreux. L’analyse sociologique des motifs du vote, comme l’étude de la géographie électorale, a du reste montré que l’explosion des inégalités, l’effondrement des services publics (particulièrement dans les zones rurales et périurbaines), la relégation sociale et le fait d’être les perdants de la mondialisation du capitalisme jouent un rôle beaucoup plus important que l’adhésion positive au nationalisme dans le vote en faveur du Rassemblement national. Récemment, Julia Cagé et Thomas Piketty ont insisté avec force sur le poids des insécurités sociales dans les déterminants d’un vote qui, aux antipodes de la symbolique de gauche, est tout de même motivé par certaines exigences égalitaires [1]. Derrière la tripartition des blocs partisans qui autonomise l’extrême droite dans son opposition à la gauche comme aux partisans du néolibéralisme, c’est bien une polarisation de l’électorat qui se joue entre ceux qui adhèrent à la mondialisation et ceux qui la refusent.

5 De ce point de vue, la force de l’extrême droite est d’être parvenue à traduire dans la grammaire de l’insécurité culturelle des souffrances dont l’origine est économique et sociale. Mais puisqu’il s’agit bien d’une traduction réussie, le statut du langage et des catégories dont il use est central. Ce dossier vise à repolitiser la question de l’extrême droite au moment où cette dernière tire un bénéfice maximal de l’illusion de dépolitisation, caractéristique d’une époque supposément post-idéologique. Le sentiment de ne plus avoir d’avenir et d’exister à contretemps des mutations du présent est l’effet des inégalités objectives sur le temps vécu par les personnes [2]. Quand ce sentiment vire au ressentiment contre les étrangers et à une revendication d’appartenance hostile à toute altérité (« On est chez nous ! »), c’est qu’il fait l’objet d’une récupération idéologique dont il est urgent de reconstituer les traits principaux.

6 Même dédiabolisée, l’extrême droite dispose d’un corpus cohérent de références. Si ces dernières sont, à l’image du présent, de moins en moins livresques, elles reposent toujours sur un imaginaire inégalitaire dont il faut interroger la teneur et les origines. La pénétration des discours d’extrême droite dans l’espace public, intellectuel et médiatique doit beaucoup à un certain état de nos économies, mais aussi à une infrastructure matérielle qui mise sur les nouvelles technologies et sur l’oubli de l’histoire pour faire passer sa marchandise en contrebande. La diffusion sur les réseaux sociaux de mèmes de l’alt-right américaine ou de la propagande du Kremlin en témoigne. C’est toujours en procédant à une réécriture des clivages politiques en guerres anthropologiques (que l’on songe aux diatribes de Poutine contre l’Occident, dont la norme serait « la pédophilie ») que l’extrême droite a remporté ses principales victoires culturelles. Ce n’est pas un hasard si, passé sous le pavillon de Vincent Bolloré, le Journal du dimanche recrute certains de ses collaborateurs chez d’anciens salariés de RT France. Tout a un sens politique pour l’extrême droite : les prescriptions alimentaires, l’intelligence artificielle, l’amour du rugby… Il faut se confronter à cette politisation de l’infra-politique si l’on veut à nouveau parvenir à analyser l’extrême droite sans être dupe de sa grammaire et de ses postures morales rassurantes.

7 C’est toujours le désamour dont la démocratie fait périodiquement l’objet qui nourrit les victoires idéologiques de l’extrême droite. Dans un dossier d’Esprit de décembre 1938, intitulé « Préfascisme français », Jacques Madaule écrivait que le succès des solutions autoritaires, nationalistes et xénophobes se nourrissait d’une démocratie (à cette époque, parlementaire) fragilisée, réduite à l’état de « façade vermoulue[3] ». Déjà à cette époque dominait l’illusion selon laquelle ces solutions étaient nouvelles et qu’elles pouvaient être tentées, dès lors que celles qui insistent sur l’égalité des droits ont échoué. Nous ne bénéficions plus, aujourd’hui, de la même « innocence » vis-à-vis des jugements qui incriminent l’égalité démocratique dans les catastrophes du présent. Raison de plus pour nommer l’extrême droite et reconnaître une idéologie qui, renforcée par la lassitude à l’égard de la démocratie, prend trop souvent l’apparence du bon sens.

Notes

  • [1]
    Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Paris, Seuil, coll. « Écohistoires », 2023.
  • [2]
    Voir Nicolas Duvoux, L’Avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, Presses universitaires de France, 2023.
  • [3]
    Jacques Madaule, « Le préfascisme français », Esprit, décembre 1938, p. 338.
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