Esprit 2017/12 Décembre

Couverture de ESPRI_1712

Article de revue

Éditorial. Abus de droit et complicité politique

Pages 5 à 8

Notes

  • [1]
    Voir le dossier « La corruption, maladie de la démocratie », Esprit, février 2014.
  • [2]
    Comme l’explique Michel Feher dans le Temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, Paris, La Découverte, 2017, p. 81.
  • [3]
    Ce qu’avaient déjà remarqué Katia Weidenfeld et Alexis Spire dans l’Impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte, 2015.
  • [4]
    Comme le soutient Gabriel Zucman dans Le Monde du 8 novembre 2017.
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1Un nouveau scandale secoue les médias mondiaux : les Paradise Papers. Saluons tout d’abord le travail effectué par les journalistes, sérieux, patient, analytique, coordonné. Les journalistes du consortium international qui ont œuvré à cette documentation minutieuse démontrent ainsi que la coopération transnationale et l’élaboration de principes éthiques internes à une profession sont non seulement possibles, mais salutaires. À la différence des Panama Papers, les agissements révélés sont, pour la plupart, parfaitement légaux. Rien n’interdit de créer des centaines d’entreprises-écrans, d’immatriculer un yacht dans une île où il n’ira jamais ou de faire transiter fictivement de la marchandise par des paradis fiscaux. Ces révélations sont d’autant plus intéressantes qu’elles ne se bornent pas à dénoncer des opérations de blanchiment d’argent ou de dissimulation criminelle – qui sera surpris que le crime puisse exister aussi sur le plan mondial ? C’est parce qu’elles sont légales que les opérations d’évasion fiscale révèlent un trou noir de la mondialisation, ce qu’il y a d’intenable dans son fonctionnement actuel [1].

2La mondialisation met en relation deux rapports hétérogènes au temps, à l’espace et au politique, deux ordres de grandeur inconciliables : d’une part, un espace physique découpé entre souverainetés, reposant sur des pouvoirs politiques qui s’exercent sur de « vraies » personnes, ancrées dans un territoire, et, d’autre part, un non-espace dématérialisé, discontinu et hétérogène, recelant des trappes à souveraineté comme les paradis fiscaux. Les dilemmes de la mondialisation, dont les Paradise Papers sont le symptôme, naissent de la tension entre ces deux ordres. Ils génèrent deux figures insolites dont cette saga journalistique dit la rencontre improbable et cynique. La première est caractéristique de la mondialisation comme fait social global ; une nouvelle subjectivation, oserait-on dire, celle de l’investisseur mondialisé. La seconde est une vieille figure, la souveraineté, qui adopte une attitude nouvelle et paradoxale en renonçant à son propre pouvoir.

3Si, pour Tönnies : « La société est l’état où chaque homme est un commerçant », la mondialisation est l’état où chaque homme est un investisseur. Est investisseur quiconque a la possibilité de déplacer son argent d’un pays à un autre, d’accorder souverainement son capital (quel qu’il soit) à un autre, l’« investi ». Le premier cherche un retour sur investissement quand le second doit se montrer attractif. Si le but du commerce est l’échange, la finalité de l’investissement est l’augmentation du capital et de l’emprise sur autrui, en se soustrayant le plus possible aux contraintes politiques. Si la communauté était caractérisée par des contraintes intériorisées et des statuts garantis par l’État, la nouvelle réalité commerçante est régie par des contrats. L’investisseur est au-delà de tout statut : on trouve dans les Papers des grandes entreprises, des chefs d’État, des coureurs automobiles ou des capitaines d’industrie qui agissent en se dédoublant par rapport à leurs fonctions, comme si la qualité d’investisseur côtoyait leur raison sociale sans interférer avec elle. Tous – ou presque – démentent par leurs investissements le discours qu’ils tiennent publiquement : comme entreprise responsable, comme champion national, comme chef d’État garant du bien public, etc. L’arbitrage entre qualités et intérêts divergents ne pose pas de problème : la maximisation des placements emporte tout le reste.

4La grande nouveauté n’est pas dans l’avidité, mais dans la légalité de tels comportements, et dans le professionnalisme avec lequel ils sont mis en œuvre par des avocats, des grandes banques et des cabinets d’experts ayant pignon sur rue. L’amitié des investisseurs est tellement précieuse qu’elle en vient à faire plier la loi et la volonté politique. Comment expliquer une telle mansuétude ou, pis, une telle abdication ? L’investisseur ne cherche plus à séduire mais à être séduit, y compris par le tiers-terme garant, c’est-à-dire l’État. C’est ainsi qu’il exerce son pouvoir. Si l’ordre de la loi visait à réformer ou à imposer un comportement, le contrat d’investissement, qui procède la rencontre de deux consentements libres, pousse les souverainetés à renoncer spontanément, d’elles-mêmes, à s’exercer. Explicitement, en signant par exemple des traités d’investissements, ou par abstention, notamment en matière fiscale.

5La superposition de ces deux rapports à l’espace place les États dans une situation impossible, « car l’aptitude de la puissance publique à imposer ses arbitrages dans les conflits entre salariés et détenteurs de capitaux est largement entamée par sa propre dépendance à l’endroit des détenteurs de sa dette[2] ». Autrefois, les entreprises étaient en concurrence et les États souverains communiquaient entre eux par la guerre ou la coopération. Dans la mondialisation, ce sont les investisseurs qui sont souverains et les États se font concurrence pour s’attirer leurs bonnes grâces. La loi s’excuserait presque d’avoir à exercer des contraintes, prête à s’effacer pourvu que les apparences soient sauves. Dans la tension entre le territoire comme lieu du politique et le non-territoire comme possibilité d’échapper au politique, l’investisseur tire son épingle du jeu : il est dépolitisé parce qu’il est déterritorialisé.

6Ces Papers nous invitent à réaffirmer avec force que l’une des premières responsabilités des États est de lever l’impôt. C’est la condition même de leur action. Le scandale de ces révélations n’est pas que les entreprises cherchent à maximiser leurs profits, mais que les États ne combattent pas avec plus de détermination ces pratiques et acceptent l’existence de tels pièges pour leur souveraineté [3]. Si « 40 % des profits des multinationales sont délocalisés dans des paradis fiscaux[4] », l’énormité des sommes rend obscène toute prétention des entreprises à une quelconque responsabilité sociale. C’est d’une grande irresponsabilité à long terme. Il n’est pas possible de faire porter le coût de l’État providence sur les seules épaules des classes moyennes, alors que les trois principales sources d’enrichissement de nos économies modernes – les multinationales de l’industrie, de la finance et du numérique – ne paient pas d’impôt. Comment s’étonner alors du trouble profond dans lequel la mondialisation plonge les démocraties ?

7Les politiques doivent choisir leur camp, c’est-à-dire leur territoire. Un gouvernement qui supprime l’impôt sur la fortune pour ne pas faire déserter les grandes fortunes – une attitude typique des relations asymétriques entre l’investisseur et le politique – ne sera crédible qu’à la condition de lutter contre les paradis fiscaux. Il faut refaire du monde un espace politique continu, en supprimant ces trous noirs. En particulier, l’Europe doit poursuivre son travail de territorialisation. Le territoire européen est déjà uni géographiquement et culturellement, il l’est de plus en plus économiquement par le marché unique. Mais cette unification a eu pour effet de reporter la concurrence sur le plan social et fiscal. Ce décalage dans l’intégration crée un courant d’air qui profite aux plus malins (comme l’Irlande lorsqu’elle exonère quasiment Apple de toute charge fiscale). D’où l’urgence de poursuivre l’unification des règles pour jouer à jeu égal. Cela ne sera pas facile car pour réformer la fiscalité en Europe la règle de l’unanimité s’applique, mais il faut travailler dans ce sens : c’est une question de survie politique.

8Esprit


Date de mise en ligne : 07/12/2017.

https://doi.org/10.3917/espri.1712.0005

Notes

  • [1]
    Voir le dossier « La corruption, maladie de la démocratie », Esprit, février 2014.
  • [2]
    Comme l’explique Michel Feher dans le Temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, Paris, La Découverte, 2017, p. 81.
  • [3]
    Ce qu’avaient déjà remarqué Katia Weidenfeld et Alexis Spire dans l’Impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte, 2015.
  • [4]
    Comme le soutient Gabriel Zucman dans Le Monde du 8 novembre 2017.
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